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Dix ans après leur rencontre sur une île de l’Atlantique, Pablo et Mathilde sont rattrapés par la crise mondiale de 2020. Leur amour, forgé par les voyages et les épreuves, se retrouve face aux bouleversements d’une humanité en plein questionnement. Alors que l’avenir de la planète semble incertain, ils devront réinventer leur équilibre, briser les illusions de leur zone de confort et tracer de nouveaux chemins vers l’espoir. Un récit poignant où l’amour se confronte aux défis d’un monde en mutation.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Pascal Marchand, enseignant, comédien, metteur en scène de théâtre, écrit depuis son adolescence. Il a créé une quarantaine de textes de théâtre, une douzaine de manuscrits, de nouvelles et de romans. L'écriture est devenue pour lui un moyen de partage qu'il explore depuis plus de quarante ans, tant à travers le théâtre que la littérature romanesque.
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Seitenzahl: 495
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Pascal Marchand
Toutes les vagues
n’ont rien de vague
Roman
© Lys Bleu Éditions – Pascal Marchand
ISBN : 979-10-422-4684-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Risquer sa vie, c’est d’abord, peut-être, ne pas mourir. Mourir de son vivant, sous toutes les formes de renoncement, de dépression blanche, de sacrifice.
Anne Dufourmantelle
L’île de roche, de sable et de vent avait été comme un œuf sauvage d’où Pablo et Mathilde avaient éclos. Une nouvelle fois. Comme une renaissance. Mais, à cette occasion, ensemble. Au même instant. Au même endroit. Un beau printemps de l’année 2011. Dans la nécessité d’une survie à laquelle ils ne croyaient plus.1
Ils ne s’étaient rien promis. N’avaient rien envisagé que le jour d’après. Aucun plan sur la comète. Aucune envie d’illusions dont on se berce quand on a vingt ans. Juste l’idée simple que l’amour pouvait les porter sans réticence au-delà de l’instant d’après. Un futur multiple qui n’est fait que de présents. Une somme d’immédiatetés qui ne se comptent pas mais qui se vivent comme le cadeau d’un nouveau jour. Ils voulaient se fier à l’instinct déraisonnable qui faisait d’eux un duo insolite s’apparentant autant à un couple de passage qu’à deux amants effarouchés dont le besoin d’indépendance est aussi essentiel que la nécessité de l’autre. Ils s’aimaient ainsi, se contrefichant de ce que d’aucuns pouvaient penser d’eux. Année après année, ils ont joué de ces repères mouvants et instables, dans un équilibre de circonstance qui les satisfaisait tous les deux.
En dehors des temps aléatoirement réguliers de leurs retrouvailles, Pablo avait fini par s’installer du côté d’Hoxon, dans un petit appartement du centre historique de la cité, à proximité des rives de la Saône. Un petit bourg animé situé à une trentaine de kilomètres de Dijon. C’était une location toute simple, un petit deux-pièces tranquille et confortable.
Avec le succès de ses premières parutions, il avait pourtant les moyens financiers pour un logement d’un tout autre standing, y compris en tant que propriétaire. Mais ça ne l’intéressait pas. C’était un choix assumé. La propriété n’était pas pour lui un but ni un besoin, d’autant plus qu’il n’avait maintenant plus personne à qui il aurait pu léguer quoi que ce soit, en dehors de Mathilde. Cet argent, il en avait donné une bonne partie à des organisations non gouvernementales, ne conservant que ce dont il avait besoin pour vivre sans excès mais convenablement. De quoi voyager aussi. Profiter avec sa compagne de ses respirations faites d’errance où ils trouvaient, pas à pas, un sens à ce qu’avait été leur rencontre. C’est pour cette raison qu’il avait cependant conservé la petite maison sur l’île. Sa seule propriété. Un point de repli où ils se réfugiaient de temps à autre, peut-être parce que cette île était pour eux une source, le lieu de leur renaissance. C’est de là qu’ils étaient maintenant originaires depuis qu’ils avaient commencé leur deuxième vie par la conscience qu’en fait ils n’en avaient qu’une, qu’ils n’avaient pas à la gâcher ou la perdre, que chaque nouveau jour où ils ouvraient les yeux le matin devenait une nouvelle chance. D’une certaine façon, l’argent n’avait pas autant d’importance.
Pablo considérait que sa véritable richesse venait d’ailleurs. Du pouvoir de ses mains à délivrer sur des pages de manuscrits les fulgurances de son esprit, toutes ces histoires qui jaillissaient comme des torrents fougueux ou des feux ardents. Que ses livres paraissent lui apportait en plus ce bonheur étrange de réveiller chez les lecteurs leurs propres histoires, les mots qu’eux n’ont jamais posés sur un papier. Peut-être même que la lecture de ses romans avait pu être comme une révélation de quelque chose qui errait quelque part dans leur tête sans qu’ils ne l’aient jamais su auparavant. Pablo vivait déjà cela à la lecture d’ouvrages d’autres auteurs. Cela nourrissait même son monde intérieur, un univers aux paysages sans fin.
Cette dernière décennie, dans sa nouvelle vie hoxonnaise, via son éditeur, il avait sorti plusieurs romans, dont « Une île », un ouvrage évoquant plus ou moins cette histoire d’amour improbable qu’il était en train de vivre avec Mathilde. Les noms de personnages en avaient été modifiés. Le lieu de la rencontre aussi, situé pour le roman dans une petite île anglo-saxonne au large de l’Écosse, là où la Mer du Nord détonne de bruit et de fureur. Le livre fut un gros succès autant en librairie qu’en téléchargement numérique. Il fut même adapté pour le grand écran. Pablo avait longuement hésité avant de répondre favorablement à cette proposition cinématographique. Il n’avait pas anticipé les questions qui avaient surgi en lui. Des images allaient fixer pour l’éternité une part de sa propre histoire, presque comme une copie conforme.
Dans un livre, chacun s’invente ses propres représentations, les personnages prennent autant de formes qu’il y a de lecteurs, les paysages aussi, tout comme les émotions ou les vibrations qui traversent les esprits. Au cinéma, comme au théâtre, c’est tout autre chose. Les personnages incarnés, fixés sur la pellicule puis sur la rétine, seront les mêmes ou presque, pour tout le monde. C’est ainsi que naissent les grandes histoires d’amour platoniques entre un spectateur amouraché et son idole à l’écran. Un acteur devient alors un héros moderne qui a pénétré incidemment la vie du simple quidam.
Mais, après tout, dans l’adaptation d’« Une île », qui saurait que tout cela a réellement existé ? Et puis, si Pablo avait eu l’impudeur de faire publier sur papier ce pan si particulier de son existence, pourquoi alors le refuser pour l’écran ? Personne ne pouvait savoir ce qui se tramait derrière un récit comme celui-là tant les contours en avaient été maquillés. Et surtout, il n’avait dit à personne qu’il s’agissait d’une histoire quasi autobiographique.
Dans les salons littéraires, les séances de dédicace en librairie, les émissions de radio ou de télévision, il avait plus ou moins esquivé les timides questions à ce sujet, s’attachant surtout à parler des difficultés de l’amour qui reste malgré tout à ses yeux le moteur de toute relation humaine quand on le prend dans son sens le plus large. Même un citoyen du monde qui se respecte est porté d’abord par ce sentiment, avant la nécessité de justice sociale, une inclinaison tendre pour des êtres qu’il ne connaît pas mais dont il sait que la garantie de leur existence est le support universel de la sienne. Le cœur parle toujours avant la raison.
Les journalistes littéraires ne travaillent généralement pas à Gala, Voici ou Closer. Aussi, quand un auteur donne à son ouvrage une dimension qui dépasse sa propre personne, qui s’aventurerait à l’interroger sur la véracité des faits relatés ?
En tant que conseiller et coscénariste, Pablo avait été invité sur les lieux du tournage, sur l’île de South Uist, dans l’archipel des Hébrides. Elle ne ressemblait pas du tout à l’île de sa propre histoire ni à celle de son roman. Cela n’avait pas d’importance à ses yeux. C’était même mieux ainsi. Son récit prenait une tout autre tournure, plus éloignée de sa réalité personnelle. Une manière de se détacher de ses propres souvenirs, de rester dans une démarche de création. Une forme de dépossession salutaire comme un reflet différent authentifiant pourtant les mouvements de vie qu’il décrivait dans son ouvrage. Un parallèle ouvrant des perspectives à toutes les questions sur l’amour. D’une certaine façon, cette démarche libératoire lui permettait de rendre universel un récit d’abord personnel. Par cette expérience très particulière, Pablo prenait conscience que toutes les histoires nées d’un individu faisaient ressurgir, par l’acte créatif, celles de tous les autres. En apparence, tout est différent. Pourtant, au fond, à y bien regarder, c’est la même chose. Les mêmes questions. Les doutes analogues. Les espoirs identiques. Pablo sentait vibrer en lui le jeu troublant de l’apparence et de la réalité, comment les vérités d’une personne rebondissent avec fluidité dans l’univers a priori éloigné de celui qui les reçoit. C’est comme au théâtre, où la cohérence d’un personnage fictif est parfois plus avérée que le masque nécessaire d’un être véritable dans ses relations sociales ou professionnelles.
Pablo naviguait depuis des décennies dans l’univers de la scène, l’art vivant qui remet en jeu chaque soir la validité fragile acquise la veille. Il s’étonnait à présent de ce spectacle mental, rien qu’en lui, où des morceaux de puzzle s’assemblaient librement en dehors de toute volonté, sans nécessité de la conscience. Au travers de ce vécu hors du commun, il se sentait grandir en s’appropriant les bribes oubliées de son histoire.
C’est dans cette logique que Pablo avait repris son travail de création scénique avec une troupe de la région dijonnaise, enchaînant plusieurs spectacles au ton acerbe, à l’humour corrosif et grinçant, presque provocateur.
L’Envers de Shakespeare, l’histoire d’une troupe qui a monté « Hamlet » dans une démarche censée dénoncer les excès de la royauté britannique d’antan mais reproduisant les mêmes dérives dans leurs relations de comédiens.
Les Nuits Agitées d’Edouard Lapoule, les aventures tragicomiques d’un pauvre quarantenaire dont la vie est ravagée par les tourments.
Chauve qui peut, une comédie policière révélant la face sombre de l’être humain.
Hit Works, titre au double sens évoquant, avec dérision, autant les affres du monde du travail qu’une traduction proche qui signifierait « ça marche ! » au sujet des excès d’une société où les gagnants ne sont qu’une poignée et les perdants, la majorité de ceux qui restent.
L’âme amère des chaises en bois, une comédie débridée qui se joue des codes du théâtre traditionnel, quand ce qui ne devrait être que l’espace des spectateurs devient le lieu où tout se déroule, un questionnement tragicomique sur les relations humaines, sur le statut et la reconnaissance entre individus.
Théâtre, écriture, amis, telle était la vie de Pablo. Et toujours, comme une évidence, un besoin récurrent… Mathilde.
Sa compagne, pour sa part, avait retrouvé un travail de serveuse au Comptoir des Utopies, un espace associatif où Pablo venait régulièrement animer des ateliers d’écriture et présenter quelques spectacles. Cet endroit ne ressemblait en rien au café du Port où elle travaillait sur l’île. À cette époque, avec Gérard le patron, ils géraient un lieu de restauration essentiellement dédié au tourisme. Mathilde n’y était embauchée que six à huit mois par an, de mars à octobre en général, quand la clientèle printanière puis estivale venait y dépenser les économies de l’année sous le soleil de l’Atlantique.
Ici au Comptoir des Utopies, ça n’avait rien à voir. Le lieu était fréquenté par une faune interlope et multiple qui venait s’y encanailler, autant pour fuir sa solitude citadine que pour échanger sur les bienfaits du gingembre ou les hypothèses sur le futur de l’humanité. On y parlait autant d’un Dieu humaniste que de l’athéisme né de la laïcité, de l’art conceptuel innovant et de la culture des pommes de terre en milieu urbain. En fait, outre les grands débats, les prestations artistiques et scéniques, en ce lieu solidaire, tout y était permis tant que les valeurs restaient ouvertes à ce qui est différent, respectant la tolérance et la diversité, donc nécessaire à être entendu. Leur devise : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait », formule attribuée à Mark Twain, comme elle fut également attribuée à bien d’autres, Marcel Pagnol ou Churchill par exemple.
Sans en faire une théorie conceptuelle, dans leur pratique associative au quotidien, l’ignorance de l’impossibilité, de l’exigence routinière des limites, permettait d’oser faire, d’oser être. Et, en s’engageant sur la voie de l’impossible, ils s’ouvraient du même coup le champ immense des possibles. Rien n’était prévu en avance si ce n’était la mise en place d’un espace où les rencontres deviennent envisageables, là où émergent les projets les plus fous, les plus inexplicables, surtout ceux qu’on n’attend pas. Les occurrences absconses où se retrouvent ceux pour qui une main tendue a un véritable sens. Tout un chacun pouvait autant venir boire un verre, être simplement avec quelqu’un ou participer à une des innombrables animations du lieu. La force de leur engagement se trouvait dans leur pouvoir de dire oui d’abord puis de voir ensuite comment cela était réalisable. L’idée de l’échec n’avait pas de sens. Si un projet ne devait pas aller jusqu’à son terme, de toute façon, ça aurait été une expérience qui en enrichirait un autre, plus tard. Quelque chose d’indéfinissable les poussait à oser. Une sorte de grâce, une énergie infatigable et contagieuse. Les bénévoles se bousculaient autour de la petite troupe de salariés qui menaient la barque.
Ils s’étaient installés près d’une petite rivière tranquille dans un vieux bâtiment aux multiples salles d’activités qu’ils avaient complètement réhabilitées, un OCNI (Objet Culturel non identifié) entouré de verdure, d’arbres à l’ombre bienfaitrice et d’un jardin en permaculture dont les récoltes apportaient un complément non négligeable aux menus servis en restauration. Les évènements se déroulaient autant dehors que dedans, en fonction des saisons. Le Café des Utopies était devenu, année après année, un lieu de rendez-vous festif connu de tous les artistes et militants associatifs de la région. Contraste saisissant avec le passé de ce lieu, une maison close où les bourgeois de la ville voisine venaient discrètement assouvir leur pouvoir sur le genre féminin. Pablo repensait à cette transformation étonnante que l’histoire humaine fait vivre aux constructions du passé, comme ce bunker breton, base sous-marine de la Seconde Guerre mondiale devenue salle de spectacle et d’exposition.
C’est au Café des Utopies que Mathilde avait fait la connaissance d’un petit groupe de passionnés dont l’association prônait un avenir de partage via des vies communautaires basées sur le respect de chacun, l’acceptation de soi dans tout ce qu’il est. L’idée centrale, simple et complexe à la fois, stipulait un mode de régulation basé sur l’écoute et la compréhension de ce qui constitue chacun de ses membres, autant dans sa part de lumière (le plus facile) que dans sa part d’ombre. Les fondateurs émettaient l’hypothèse qu’au bout du compte, après un long chemin, chacun changerait parce qu’il avait compris et accepté que l’autre était différent et que cela ne ferait pas ombrage à sa propre vie, à son propre ego. Dans un développement plus large, ils expliquaient que l’homme ayant changé, le monde changerait de lui-même, qu’il faudrait du temps, que les générations actuelles ne le verraient sans doute pas mais que cela arriverait forcément un jour. Il fallait seulement commencer ce nouveau cycle. Eux en seraient les précurseurs, les débroussailleurs. Peut-être même qu’avec un peu de volonté, de force de caractère, ils réussiraient là où beaucoup d’expériences communautaires avaient échoué.
Le projet avait été présenté lors d’une soirée au Comptoir des Utopies, suscitant des débats interminables et passionnés sur la capacité réelle de l’être humain à pouvoir atteindre ce stade élevé de développement personnel et ce niveau de tolérance. On y avait aussi évoqué les perspectives d’un autre monde qui oublie la croissance et prône avant tout la solidarité, le partage et la considération de l’autre, quel qu’il soit, même dans ce qu’il peut avoir de plus insupportable.
Les partisans d’Albert Jacquard développèrent les thèses d’une planète sans compétition où l’autre n’est pas un adversaire mais un partenaire. Pas un ennemi à combattre, mais un ami potentiel. D’autres avaient interpellé les gens présents sur l’idée de la frontière entre deux pays étrangers, non comme une barrière infranchissable, un mur protecteur ou une ligne de défense contre ceux qu’on nommerait des intrus, les individus troubles qui viendraient perturber la vie des citoyens dans leur petit pré carré. Ils voyaient plutôt l’image d’une invitation à découvrir un nouveau territoire « étrange » dans son sens étymologique, issu du latin « extraneus » qui signifie extérieur. Une incitation à passer de l’autre côté. Une autre contrée à découvrir. Le plaisir de ce qu’on ne connaît pas. Là où chacun aura quelque chose à apprendre pour sa propre vie, comme il permettra aux « étrangers » d’apprendre aussi de ceux qui habitent sur l’autre rive de cette ligne factice délimitant un espace dit national. Une manière de sortir de sa zone de confort pour apprendre au contact de l’autre différent.
La soirée s’était terminée vers trois heures du matin, plus tard même pour quelques petits groupes qui avaient poursuivi la discussion jusqu’au lever du jour. En ce lieu, il arrivait souvent que la loi qui régit les heures d’ouverture d’établissements publics soit estompée dans les élans, la ferveur et la verve oratoire. C’est la fatigue d’une nuit bavarde qui avait finalement fait retourner chacun chez soi, après une dernière tasse de café vers sept heures, à l’aube naissante.
Malgré la fin contractuelle de son service aux alentours de minuit, Mathilde était restée jusqu’au petit jour. Avec Pablo. Ce qu’ils s’étaient dit ce soir-là les touchait aussi personnellement, dans leur histoire si particulière. Peut-être qu’à défaut de mieux comprendre les strates cachées de leur histoire, ils pouvaient au moins y mettre davantage de sens, d’acceptation, surtout moins de questions existentielles. Leur route y trouvait plus d’éclat. Un des interlocuteurs du débat avait lancé la fameuse citation de Lao Tseu.
« Il n’y a point de chemin vers le bonheur ; le bonheur, c’est le chemin ».
Tous les deux s’étaient alors regardés en même temps, avec un grand sourire éclatant. Oui, c’était ça. Cette chance, ils l’avaient déjà entre les mains. À eux maintenant d’en faire quelque chose qui en vaille la peine. Marcher ensemble sur le jour d’après était plus important que ce qu’ils allaient trouver plus loin. L’essentiel, c’était qu’ils soient ensemble pour le faire. Tout cela mûrissait peu à peu dans leur esprit…
Quelque temps plus tard, après mûre réflexion, Mathilde avait choisi d’intégrer le groupe communautaire au château de Bellevue au creux d’un village jurassien au doux nom de Pagneault. Outre ses journées de travail à quelques kilomètres de là, elle se chargeait de l’accueil de groupes pour des stages de tous ordres. La troupe de Pablo en faisait partie. Pour elle, il y avait un côté rassurant dans cette forme de vie. Non pas que la solitude lui faisait peur. Non. Mais c’était un compromis stabilisant entre un amour profond qui se cherchait toujours et ce vide d’antan faisant remonter les peurs ancestrales. Son passé d’avant Pablo. D’avant l’île. Cette période balisée de drames qu’elle ne voulait plus revivre. Les choses avançaient petit à petit pour elle et son compagnon. Mais ils n’étaient encore pas prêts à autre chose.
Elle envisageait cette nouvelle existence collective comme une parenthèse au temps indéfini, dans l’attente d’une autre vie avec l’homme qu’elle aime, une espérance dont les contours avaient encore besoin de temps pour être plus clairement établis, afin qu’un jour leur idéal puisse ressembler à quelque chose, un tant soit peu tangible.
Ils évoquaient souvent la question lors de séjours duels en des lieux singuliers, hors du temps, hors du monde, à l’occasion d’escapades qu’ils affectionnaient particulièrement. C’était leur marque de fabrique, ce qui les avait fait se rencontrer.
Des maisons isolées qu’ils louaient quelques jours, parfois quelques semaines, pour mieux se retrouver.
Dans les collines odorantes au-dessus de Banon, au cœur des Alpes de Haute-Provence. Une ancienne bergerie en pierre ocre perdue au milieu de nulle part, dans le silence à peine voilé par la brise, les chants de la grive musicienne ou du coucou gris, le concert nocturne des grillons…
Dans un cabanon aménagé, blotti quelque part au milieu d’une forêt semblable à tant d’autres mais où l’humain reste à jamais un intrus, où il se doit évidemment à l’humilité. Seuls le bruissement des feuilles et l’oscillation lente des branchages sous le vent leur rappelaient que la sylve est un lieu vivant où se mêlent les conversations secrètes de volatiles…
Dans une ancienne ferme devenue gîte, à l’écart des habitations, entre prés et bois. Une ruralité qui a presque oublié le bruit des moteurs, égarée de la circulation au bout d’un fin ruban de goudron qui semble chercher à se perdre là où il n’y a plus personne.
Tant de lieux où l’humanité passagère se régénère à l’écart des fracas, loin des espaces sous emprise d’un ordre du monde qui voudrait tout contrôler.
Big Brother can’t watch you.
De tous ces endroits où ils avaient un temps posé leurs bagages, un en particulier restait pourtant une escale emblématique. La source originelle. L’île. Leur île. Là où un jour Mathilde, intriguée par Pablo observant l’océan, avait lâché ces quelques mots qui l’obsédaient avec constance.
« Que voyez-vous quand vous regardez la mer ? »
C’est par cette question que tout avait « officiellement » commencé entre eux, sans qu’ils le sachent alors avec conscience. Tous deux étaient nécessairement revenus, souvent, sur cette terre émergée ostensiblement des profondeurs marines. Ils s’installaient à la même place, sur les mêmes rochers, face au spectacle de la houle, terminant sa course en vagues déferlantes sur le sable détrempé. Quand on ne sait pas où on va, il est essentiel de savoir d’où on vient. C’est ce qu’ils faisaient là sans se l’être dit. Un appel de leur histoire. Un rappel de leur histoire. Leur couple était né de l’eau, de la roche, du sable et du vent. Et pour regarder demain, ils renouaient avec la source. Peut-être aussi pour trouver une réponse à cette question lancinante à laquelle aucun des deux n’avait à ce jour pu donner un réel élément de sens.
Retrouvant le silence de leurs premières nuits d’errance où chacun acceptait l’autre davantage par tolérance que par réelle envie d’être accompagné, ils replongeaient dans ces sensations primales comme on retrouve un mode d’emploi qu’on croit pourtant connaître par cœur, au moins le pense-t-on. Puis il se passe quelque chose d’indéfinissable qui indique qu’un détail nous a échappé, qu’on n’avait pas tout compris. Et c’est là qu’un ersatz de sens vient se coller sur la part de mystère.
Mathilde tourna alors doucement la tête vers lui, sourit de ce renversement de situation inattendu. Le temps faisait son œuvre de confrontation nécessaire. Pablo qui ne disait rien, lui qui ne posait aucune question, avait retrouvé l’usage de la parole. Il y a un certain nombre d’années déjà, lorsqu’elle l’avait interrogé de la même façon, sur cette même rive face à l’océan, il n’avait d’abord pas répondu, ou simplement une banalité en forme de fuite : « Je vois la mer ». Depuis, il n’avait toujours pas répondu clairement mais lui avait dit mille autres choses. Lui l’homme silencieux qui maintenant interroge.
En guise de réponse, Pablo la serra doucement contre lui, les yeux toujours fixés vers le large.
Robert et Nicole… Les têtes pensantes de cette petite communauté dans laquelle Mathilde pensait trouver de quoi partager un certain idéal de vie, un espoir pour l’avenir…
Pablo en avait déjà perçu quelques signes corroborant les propos de Mathilde. D’autres valeurs. D’autres conceptions des rapports entre hommes et femmes. Un relent passéiste et conservateur d’une histoire ancienne ne collant plus aux avancées humanistes du XXIe siècle. Certes, ce couple avait dû traverser des houles monumentales pour en être arrivé à envisager une vie communautaire. Ils s’étaient hissés avec force hors de cette boue fétide qu’avait été leur enfance. Dans un verre à moitié vide ou à moitié plein, le plus important est sans doute ce qui s’y trouve et non ce qui y manque. Robert et Nicole avaient dû faire un chemin considérable. Pourtant…
Régulièrement, Pablo se demandait comment sa compagne pouvait accepter cela, en l’absence de valeurs fortes qui devraient pourtant fonder la vie en communauté, le dépassement de soi pour mieux être en phase avec l’autre. Comment Mathilde pouvait-elle supporter une forme certaine d’imposture ? Elle, la femme libre qui refuse toute geôle, fût-ce même une cage dorée. Mais il ne lui posait pas de questions, considérant chaque propos de sa compagne comme ses vérités du moment. Elle voyait sans doute des choses que lui ne pouvait pas voir ni comprendre. Bien sûr, tout cela était questionnant. Mais si elle avait fait ce choix, elle avait des raisons pour l’assumer. Elle avait sans doute plus de compassion que lui pour les êtres différents qui l’entouraient. Pablo l’aimait aussi pour cela. Cette capacité à faire parler son cœur avant la raison. Et puis, ce qu’elle lui expliquait devenait un élément supplémentaire dans le canevas de scénarii possibles pour leur vie d’après.
Laisser du temps au temps. Ils voulaient appréhender les jours nécessaires pour que chacun d’eux, ensemble et séparément, panse les blessures du passé et puisse sans crainte se projeter dans le futur. Dans un monde où tout surgit de la précipitation, de l’ivresse de la vitesse, n’est-il pas devenu urgent d’user de la lenteur comme d’un trésor pour les temps à venir ? Se poser les bonnes questions ou ne pas s’en poser, simplement, pas à pas, accepter les fulgurances nées des mouvements de l’âme et qui entraînent vers un ailleurs hors de sa zone de confort, même si celle-ci est parfois très inconfortable. Beaucoup de gens souffrent depuis si longtemps qu’il leur est plus doux de supporter cette douleur intolérable plutôt que d’oser emprunter les chemins de traverse qui permettraient de s’en libérer.
Sans se le dire vraiment de façon formelle, Mathilde et Pablo avaient laissé la patience entrer dans leur existence comme un moteur alangui mais bouleversant. Rien n’était visible de l’extérieur. Ils savaient néanmoins qu’en eux, une révolution prenait corps, qu’elle les emmenait sans retenue vers un monde inconnu où tous les deux avaient une place à prendre. Ils se disaient que seule la confiance leur permettrait de rester en phase avec le choix qu’ils avaient fait sur un chemin de vie décidé ensemble. De toute façon, ils n’avaient pas d’autres possibilités, mis à part abandonner purement et simplement, sans avoir au moins essayé. Ils seraient alors retombés dans les travers et les doutes de ce qu’ils avaient vécu avant de se connaître. Une voix en eux leur disait que ce n’était pas la bonne solution. Il leur fallait croire que tout est possible malgré la peur. Celle-ci peut autant être un frein à toute chose qu’agir comme un élan extraordinaire, capable de soulever des montagnes. On ne voit pas toujours ce qui se trouve devant soi, encore moins de l’autre côté du sommet, à quoi le paysage ressemblera. On ne perçoit pas non plus la force des émotions qui seront ressenties, mais on devine que cela existe et existera, quelque part, devant nous. Il faut essayer, encore et encore, car cela en vaut la peine, pour, au final, ne pas avoir de regrets.
Été 2020
Des histoires comme celle qui va suivre, des millions traînent encore dans les têtes, parfois refoulées dans un coin secret de la mémoire. Beaucoup ne seront jamais écrites. Personne n’en saura rien. Quelques-uns ont pourtant pris un stylo et un carnet, peut-être un ordinateur ou une tablette, une caméra, un enregistreur. Ils ont « écrit » au jour le jour ce qu’a été pour eux cette période si particulière qui a commencé à la mi-mars deux mille vingt et qui, à ce jour, même si le premier confinement est terminé, pour beaucoup, ne s’est pas encore achevée. Un petit virus, plus virulent que les autres, aura bousculé des vies, en aura fait cesser d’autres. Un mot de cinq lettres s’est gravé dans le marbre de l’histoire humaine. Des millions de voix, de textes, de chansons, d’œuvres d’art sont venus dire le désarroi et la peur, l’espoir aussi. Au vide de sens, en réponse, que font les hommes à présent ? Au moins, laisser des traces pour l’histoire de chacun, pour l’avenir de tous. Qu’un jour, elles soient des témoignages nécessaires d’un autre « Plus jamais ça » !
Maintenant, les carnets de Pablo Mercado sont rangés sur une étagère de son bureau. Des centaines de pages manuscrites qui relatent un printemps et un été dans la tourmente d’un désordre mondial, d’une explosion des habitudes quand personne ne sait plus rien, même au plus haut niveau des États. Chaque jour apportait son lot de nouvelles qui, souvent, contredisaient les vérités de la veille et seraient, à leur tour, invalidées par celles du lendemain. Les certitudes ont volé en éclats, même la science que tout le monde interroge est dans le doute, dans un inconfort qu’elle n’avait jamais autant connu, pressée qu’elle est de donner des réponses rapides et précises aux multiples questions complexes qui l’assaillent. Ce qu’elle n’avait jamais eu à faire auparavant, du moins dans un délai aussi court.
Pendant ce premier confinement de deux mois, on a souvent entendu dire qu’à partir de ce printemps le monde ne serait plus jamais comme avant. Pourtant à y bien regarder, rien n’a vraiment changé. La machine économique a réenclenché ses rouages habituels, souvent secoués par des couacs qui rappellent que le « mal » est toujours là. La quête de l’argent, les volontés de croissance, même contestées, cherchent toujours à réguler la vie. La course au profit reprend de plus belle, même face à des enjeux vitaux de santé publique, des besoins urgents d’équilibres sociétaux. L’argent avant les gens. Comme avant. Comme toujours. Les intérêts financiers avant la santé. Le nouveau monde ressemble à s’y méprendre à l’ancien, parfois en pire. Dans ce monde, chaque crise est une opportunité pour gagner beaucoup d’argent. Il suffit de mettre ses principes de côté et de surfer sur la bonne vague, quitte à vendre aux plus offrants, même au dernier moment malgré des accords signés. Toujours l’argent avant la force d’un engagement.
En parallèle, la peur s’est insinuée jusque dans les lieux de vie les plus intimes : les familles, les amis, les voisins, les collègues. On ne s’embrasse plus, on ne se touche plus, on ne s’approche plus. On se lave les mains plusieurs fois par jour à coups de gel hydroalcoolique. L’inquiétude croît d’un cran dès qu’un début de fièvre apparaît, qu’un nez coule ou qu’une toux survient après un coup de froid.
On se teste massivement même si, testé négatif un jour, on peut attraper le virus le lendemain. Les magasins ressemblent à des circuits fléchés, à sens unique, empruntés par des clones masqués dont on ne sait jamais s’ils sourient, s’ennuient ou s’agacent. Des fantômes tous autant semblables les uns que les autres. La négation complète de l’individu dans ce qu’il a de particulier et de reconnaissable. Les commerçants, les caissières dans les magasins où chaque jour la population va se ravitailler sont réduits à une paire d’yeux articulés gommant toute expression réelle du visage. Pour certains, personne ne connaît leur véritable faciès comme à l’inverse, ils ne connaissent pas celui de leurs clients. Chaque jour, pour le journal du matin ou l’achat d’une baguette de pain, on dit bonjour à quelqu’un qu’on serait incapable de reconnaître sans masque dans la rue, comme lui-même, elle-même, passerait devant nous sans deviner que nous sommes un de leurs clients habituels. L’émotion palpable de la rencontre de deux regards a quasiment disparu, réduisant l’achat à un simple échange commercial. Un produit contre de la valeur argent. L’ultra-fonctionnel a pris le pas sur l’humanité d’un rendez-vous. La nouvelle vie ressemble à s’y méprendre à un film de science-fiction effrayant où la normalité prend les traits des pires cauchemars d’hier. Tout le monde se méfie de tout le monde. On s’écarte au passage d’un inconnu. L’autre est devenu avant tout un ennemi potentiel capable de rendre malade, voire de tuer, plutôt qu’un congénère pour le plaisir d’un partage.
La vie se réduit au temps du travail, l’application réelle du métro-boulot-dodo, dans un univers contrôlé où le fantomatique ministère de la Vérité se cache derrière un langage proche de la novlangue. Les prophéties d’Orwell et d’Huxley commencent à prendre forme.
La boucle est bouclée. La peur orchestrée, consciemment ou pas, finit par faire tolérer, avec bienveillance, en temps de démocratie, ce que les dictatures les plus brutales avaient échoué à obtenir : l’obéissance servile sans rébellion de masse. Tout individu questionnant le système défaillant, rebelle sans le savoir, devient de fait un irresponsable inconscient des risques encourus. Pourtant, certains posent crûment les questions liées aux libertés publiques ou au contrôle des populations. Bien sûr, la situation est grave, disent-ils, sans doute, la vaccination est une solution nécessaire. Mais n’y a-t-il pas des abus de pouvoir ici ou là ? N’y a-t-il pas des absurdités qui condamnent les uns et absolvent d’autres comportements pourtant plus à risque ? Les paroles de Stéphane Hessel reviennent en mémoire et la question posée par Henry David Thoreau, Gandhi, Martin Luther King ou Nelson Mandela résonne avec plus de force encore : le légal est-il légitime ? La machine économique perd les pédales, engloutit les âmes, bien pire qu’avant la déroute.
Où est le sens ? Tout est nombre. Tout est peur. Pas de noms, pas de prénoms, pas de visages. Pas d’histoires personnelles. Surtout pas d’histoires personnelles qui troubleraient la merveilleuse perfection du déséquilibre. Tout nombre dit tout et surtout rien. Rien de ce qui fait la vraie vie des gens dans ce qu’ils ressentent et vivent au plus profond, au plus intime, ce qu’il y a de plus fort, de plus important en eux. Les nombres ne diront jamais l’angoisse du lendemain ou l’envie d’exister autrement, de travailler d’une autre façon, l’amour porté aux autres, la beauté d’une nature vivante si nécessaire, la simplicité belle et sereine d’un repas partagé, les éclats de rire du bonheur d’être ensemble, les colères d’un jour et les tristesses enfouies. Les nombres serviront, comme si souvent, de justification pour des choix peut-être arbitraires qui définiront mathématiquement ceux qui dominent et ceux qui seront dominés. D’une certaine manière, le nombre ment et surtout supprime toute humanité.
Mais comme les humains ont besoin d’exister en vrai, le mensonge nécessaire devient une règle pour justifier un mouvement qui ne tombe pas sous le coup des déplacements dérogatoires autorisés par la sacro-sainte attestation. La créativité bat son plein pour qu’un peu de liberté surgisse d’une prison à ciel ouvert dont les barreaux sont invisibles. Ça ressemble parfois à l’ancienne série télévisée « Le prisonnier » où les taulards n’ont pas de costume rayé. Ils sont juste devenus des numéros. Même les personnes les plus raisonnables, les plus légalistes, se laissent prendre à ce jeu subtil du mensonge dans un soupçon de rébellion à peine dissimulée. À croire que ce monde est devenu une vaste scène de théâtre où beaucoup s’improvisent acteurs sans le savoir. L’art de la scène interdit dans ses antres habituels s’est transporté sur les routes, les rues et les chemins. Les véritables comédiens d’autrefois ont disparu. Des millions d’autres apparaissent à leur tour, développant un savoir-faire remarquable pour échapper à la contravention. La question ne se pose pas de savoir s’il faut le faire ou non. C’est une simple question de survie mentale, psychique, même au prix d’une renonciation à des principes auxquels chacun peut croire. Il s’agit de mentir pour ne pas devenir fou, pour exister encore dans un univers qui ne reconnaît plus ni la valeur d’un homme et ni celle de mots contredits illico par des actes contraires.
Où est le sens ? Cette question lancinante revient sans cesse sur le tapis tandis que nos modes de vie et de consommation sont les sources mêmes des dégâts sur notre environnement et notre existence. Les individus se perdent. L’homme se noie dans un aveuglement sans fond, dans la virtualité maladive qui prétend remplacer l’authenticité nécessaire d’une étreinte chaleureuse.
Cependant, la mémoire s’écrit, se raconte, traverse les décennies et les siècles, rebondit sur les nouveaux présents. De tout temps, il restera toujours les récits d’êtres humains, des témoignages pour l’histoire, comme ceux qui disent le quotidien d’une période de vie, ici dans un temps confiné, une première fois au printemps avant une deuxième à l’automne, dans une époque pas si lointaine où beaucoup rêvaient encore d’un après autrement altruiste. Des histoires comme celle de Pablo Mercado et ses carnets maintenant rouverts…
Lundi 16 mars 2020
« Voilà ! Il faut bien faire un choix. À l’heure du confinement annoncé, je peux autant rester chez moi dans mon petit appartement au second étage d’un vieil immeuble du centre-ville d’Hoxon ou rejoindre Mathilde, au château associatif où elle réside. À la campagne. Un lieu que je connais très bien. J’y viens très régulièrement. Surtout pour elle. C’est presque ma seconde résidence. À la différence près que ce n’est pas du tout chez moi. Surtout dans ma tête. Les habitants de ce lieu en dehors de Mathilde, aussi sympathiques et généreux qu’ils soient, ont une manière très particulière de concevoir l’existence. Une simplicité courtoise qui flirte parfois avec de la rustrerie et, de temps à autre, avec une manière singulière de concevoir les relations humaines. Une forme de combat d’egos au nom d’une « spiritualité » basée sur ses besoins personnels mais qui se veut être une expérimentation de l’individu de demain. Le monde nouveau où, en étant à l’écoute intense de soi-même, on changerait les rapports humains vers plus de respect des autres. J’y étais venu pour des stages de théâtre que j’organisais. Un lieu idéal pour se poser dans une bulle à l’écart du monde, entre travail créatif et moment de paix intérieure dans la verdure d’un grand parc clos. Pendant ces stages, j’avais déjà ressenti quelques fragments de ce paradoxe quand la volonté affichée des mots se heurte à la réalité crue de quidams qui sont dans l’incapacité de dépasser leur propre réalité pour l’intérêt collectif. Je me demande souvent comment Mathilde peut supporter au quotidien l’incohérence d’une telle vie, elle, la femme libre que j’ai connue neuf ans plus tôt sur une petite île de l’Atlantique. Elle m’a plusieurs fois expliqué à quel point elle croit dans les vertus du temps qui, petit à petit, fait avancer les choses, fait évoluer les êtres. Le changement des comportements humains demande de la patience et de l’expérience, même si elle peut être parfois douloureuse. Notre histoire d’amour en porte parfois les mêmes stigmates. J’avais acquiescé sans trop vraiment y croire. Mais c’est elle qui vit au château, pas moi. Elle doit sans doute mieux saisir le mouvement des choses dans ce lieu. Malgré ce que je pense, je n’ai pas à la juger. Mon amour pour elle est aussi fait de la confiance que je lui donne.
Il me faut donc choisir. Ou l’appartement en ville et une forme d’enfermement solitaire à assumer. Ou le château à la campagne malgré les craintes d’une confrontation brutale des manières de vivre, peut-être difficile à gérer.
Ou la solitude, sans Mathilde. Ou le risque d’un télescopage de modes de vie, mais avec Mathilde.
Mathilde…
Oui, cela fait presque dix ans que nos chemins se croisent, sèment, s’aiment et s’entremêlent… Je me souviens des premiers temps. Nous avons résisté longtemps à cet attrait, même à en souffrir, à refuser l’évidence, par peur de la banalité destructrice des sentiments. Nous savions et nous ne voulions pas savoir. Mais c’était une vague plus forte que nos petitesses fragiles d’humains. Elle a déferlé comme une vérité qui s’abat sur soi sans qu’on lui ait rien demandé, comme les vagues infatigables que nous regardions des heures et des heures. La révélation de ce qui est là, juste devant nos yeux. Malgré la peur, on a fini par se laisser porter dans le mouvement irrésistible des émois qui nous a posés dans une autre réalité plus riche, plus complexe, qui demande plus d’exigence, plus de témérité. La bascule s’est produite par petites touches comme une œuvre d’art qui a été laissée de côté un temps pour mieux la retravailler ensuite. Imperceptiblement, on y a ajouté des couleurs, d’autres formes, un nouveau décor pour qu’un jour pas comme les autres, le tableau s’exhibe devant nous dans toute sa flamboyance. Et nous y sommes entrés. Les deux artistes qui s’ignoraient sont devenus personnages d’un monde qu’ils avaient bâti sans s’en rendre compte. Presque une décennie que cela dure. Ensemble et séparément.
L’île de notre rencontre est maintenant loin derrière nous. Mais le massif de roc, de sable, de vent et d’eau est profondément ancré dans nos cœurs, dans nos têtes, comme un garde-fou, une mémoire pour ne pas se perdre. Et depuis, nous traçons notre route un peu au hasard, chacun de son côté, mais toujours avec l’autre en soi. On se retrouve ainsi très souvent à l’image de nos errances îliennes d’un autre temps.
« Que voyez-vous quand vous regardez la mer ? »
Ce furent les premiers mots qu’elle m’avait adressés alors que je scrutais l’horizon marin. Je ne savais pas encore que le chemin vers le fin fond de cette immensité, nous allions le parcourir presque ensemble, des années durant. De la Patagonie au bush australien, en passant par les montagnes alpines et les chemins forestiers.
Maintenant, Mathilde est en moi comme une force qui me pousse vers le lendemain, qui me tourne vers la vie sans réticence. Le choix que m’impose le confinement à venir est porté par tout cela, le besoin de poursuivre ce que nous avons commencé. De fait, l’arrêt momentané des activités collectives recentre nos vies sur nous-mêmes. Être ensemble pour cet intervalle de temps qui s’annonce est à la fois un risque et une chance. Aussi je choisis Mathilde, Bellevue et son parc arboré. À l’écart des boîtes en béton dans lesquels des millions de gens comme moi habitent et y seront cloîtrés pour une durée sans doute encore indéterminée.
Dans son appartement du château, elle me laisse une partie de placard pour que j’y range les quelques affaires que j’ai amenées avec moi. Je sais que j’y resterai un long moment. Combien de temps ? Personne ne le sait. Pour la première fois dans l’histoire moderne, plus d’un tiers de la population de la planète entre en confinement pour se protéger d’une saleté de virus parfois mortel dont on ne connaît presque rien et qui commence déjà à faire des ravages. La France n’échappe pas à la règle.
En fait, dans ce petit village jurassien au doux nom de Pagneault, j’ai été « invité » à rejoindre la femme avec laquelle je partage mon existence. Nous ne vivons pas encore ensemble. Mais le sujet prend corps. Les années passent, nous vieillissons. En resterons-nous à cette vie que d’aucuns qualifieraient « de bohème » ? Même si bohème il y a, c’est surtout la peur de se détruire ou de se perdre qui fait reculer l’échéance, qui retarde l’examen de cette question. Par crainte de l’échec, on éluderait cette opportunité ? Peu à peu, nous sentons que cette sourde appréhension nous bouscule, nous colle un boulet invisible aux pieds. Nous ne voulons pas, sur notre lit de mort, avoir ce regret de ne pas avoir voulu essayer.
Oui, vivre ensemble ?
La grande question qui bouleverse notre vision de l’amour. Peut-être, sans nous l’être dit, sommes-nous entrés dans une relative zone de confort où, par facilité, nous voguons allègrement sur notre manque de courage, bien plus que sur la peur d’un nouveau revers.
Oui, vivre ensemble.
C’est un projet que nous peaufinons depuis quelques mois. Rien de très précis pour le moment. Cela demande réflexion et patience. Nous savons juste qu’un jour ça se fera. On commençait à peine à regarder cela de plus près. Puis il y a eu ce satané virus qui a stoppé les activités humaines, entre autres tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’immobilier, les cabinets notariaux, les géomètres, les entreprises de construction et de terrassement. Bref, notre projet de maison va devoir attendre un certain temps dont la longueur n’est pas encore précisée. Personne en ce bas monde ne sait exactement ce qu’il va se passer, y compris les médecins ou les grands pontes de la santé et de la politique. On parle de catastrophe économique, financière, mais avant cela, c’est la santé de l’humanité qui est en jeu, peut-être même l’existence de l’humanité tout entière. C’est ce qu’il se dit ici et là. Le compte des malades et des morts croît à une vitesse exponentielle. Même les grandes compétitions sportives professionnelles ont été arrêtées, le football et ses stars, Les Messi, les Mbappé ou les Ronaldo, c’est dire.
Pour Mathilde et moi, se retrouver ensemble est un moindre mal, presque une opportunité d’avoir enfin le temps d’envisager notre vie commune dans un emploi du temps que nous pourrons définir comme bon nous semble, puisque le confinement a fait sauter tous les repères habituels de la vie. Le Café des Utopies est fermé comme tous les lieux de restauration. Mathilde ne travaille plus.
Elle possède un petit appartement dans ce château, propriété d’une SCI, qui est surtout un centre d’accueil pour des stages ou des formations. Ils sont plusieurs à loger ici. La période de confinement qui commence a fait annuler tous les séjours programmés pour le printemps. Seules cinq personnes sont regroupées dans ce lieu. Mathilde et moi. Marco, un homme de passage pour un séjour encore provisoire dans l’attente d’un lieu où il plantera définitivement son toit. Puis, surtout, un autre couple, résidents du château depuis sa création, membres fondateurs comme Mathilde.
Robert et Nicole,
Sans que rien n’en ait été décidé conjointement, ce sont eux qui sont devenus dans les faits les maîtres à penser et à diriger de cet endroit où chaque habitant est pourtant censé être l’égal de l’autre.
Maintenant commence cette longue parenthèse où le temps semble suspendu, comme en apnée. Un souffle qu’on retient sans savoir quand il pourra être expiré.
Je mesure ma chance. Par contre, je sais aussi la tristesse que je porte en moi, celle d’avoir laissé mon appartement, de n’avoir pris que les affaires les plus essentielles sans avoir conscience que d’autres, aussi importantes, auront été oubliées. C’est comme une crainte sourde, coincée quelque part dans ma mémoire endolorie. Un jour, de toute évidence, je saurai que j’aurais dû penser à tel ou tel objet qui me serait nécessaire. Mais l’annonce gouvernementale, agrémentée d’une menace d’amende très lourde, a pris tout le monde de court. Les préparatifs se sont faits dans la précipitation. Mon ordinateur portable pour rester en lien avec mon éditeur. Des vêtements en nombre suffisant. De quoi écrire, en particulier un carnet qui servira de support à tous les mots qui traînent sans arrêt dans ma tête, une pile de livres, une bonne dizaine dont certains que j’ai déjà lus il y a longtemps mais dont le souvenir laisse des traces encore prégnantes dans la mémoire, ces histoires qui marquent une vie, une façon de voir l’existence. Ils sont encore plus importants dans ces conditions. Des bouquins aussi que je n’ai pas encore lus, ceux qu’on achète un jour en se disant que ce sera le prochain sur la liste. Et puis les semaines passent, les mois, parfois les années. Et puis ils sont restés à végéter sur une étagère. Il a fallu que ce long moment de parenthèse dans le temps commence pour qu’ils réapparaissent dans la lumière d’une urgence ou d’une nécessité. J’emmène aussi ce qui me reste de nourriture périssable, ma paire de chaussures de randonnée, quelques petites choses peut-être inutiles d’un point de vue fonctionnel mais tellement importantes pour garder son esprit en mouvement, en état de vie et de veille, même loin de ses bases. Et puis, en fermant la porte de l’appartement, j’ai l’impression de laisser un peu de mon âme dans les meubles et les objets qui auront le temps de prendre la poussière. Peut-être aussi, sans que je ne veuille l’avouer, une autre peur se fait jour. Celle de mourir et de ne jamais revoir ce lieu où je me sens à l’abri. Mais bon, là où je serai, il y a Mathilde. Et rien que cela, ça vaut tout l’or du monde. Même si je meurs de cette cochonnerie, ces derniers jours auraient le goût sucré de celle que j’aime par-dessus tout.
Débouchant de l’escalier vers le couloir qui mène en direction de la rue, mes valises à la main, j’ai regardé une dernière fois la boîte aux lettres que je n’ouvrirai plus avant un long moment. Pablo Mercado. Ce nom n’aura plus d’importance pendant cette parenthèse de temps. Le courrier qui arrivera s’entassera sans doute jusqu’à plus soif. Peut-être même qu’au bout d’un certain temps, le facteur ne pourra plus y ajouter de courriers supplémentaires. Oui, Pablo Mercado n’est plus ici. Il a fait son choix.
Maintenant, je suis installé là, dans cet espace de vie où une bâtisse d’un autre temps fait face à un grand parc aux arbres majestueux, là où le mot confinement prend un autre sens que dans un appartement de soixante mètres carrés en ville. Et durant ces jours et ces nuits qui vont se succéder sans qu’on n’en sache encore le nombre, nous serons ensemble pour le meilleur, et pour le pire peut-être, tant on sait, depuis d’autres confinements sur d’autres continents pour d’autres raisons, combien il est difficile de rester apaisé sur une longue période même si les conditions d’enfermement sont plutôt favorables.
Dans cette bulle à l’écart du monde, des informations en mode continu parviennent via les téléphones portables, les radios, les médias numériques, les télévisions. On parle des morts par milliers chaque jour, en Chine, en Italie, en Espagne, et maintenant en France… Ces journées de confinement ressemblent à une forme de survie au milieu d’un océan tourmenté où la violence de la houle vient frapper contre les murs. Il y a comme un sentiment d’être barricadé face à une menace invisible qui vient rappeler aux hommes les absurdités de leur mode de vie destructeur. Demain ? Pour soi ? Pour les autres ? Pour tous les vivants, animaux et plantes compris ? Personne au monde n’en sait rien. Personne au monde ne peut imaginer ce qui en résultera. Le chaos qui s’annonce vient juste poser le doute et imposer un temps de pause comme un avertissement salutaire sur le constat de la catastrophe d’un développement humain qui ne respecte plus rien. Tout a été dit depuis de multiples décennies, certaines depuis plus d’un siècle. Rien n’y a fait. Le véhicule s’est emballé et roulait à vitesse grand V contre le mur qui apparaissait au bout de la ligne droite. De partout sur la Terre, des gens, des groupes hurlaient l’urgence d’arrêter cette course folle. Il aura fallu un micro-organisme invisible à l’œil nu pour que d’un coup, le monde s’arrête, pour qu’on entende à nouveau les oiseaux chanter, pour que les dauphins reviennent dans les eaux enfin tranquilles de Venise, pour que le ciel chinois redevienne bleu, pour que le gaz carbonique en surdose disparaisse de l’air qu’on respire. Juste un minuscule organisme vivant capable à lui tout seul de semer la mort et le désordre dans le monde si organisé des humains qui se croyaient encore tout puissants, presque à l’égal d’un Dieu. On se croirait dans le roman de la Guerre des Mondes où les envahisseurs invincibles par les armes de destruction massive périssent par ce qu’il y a de plus invisible dans la vie terrestre. Les virus. Tout cela traîne dans ma tête comme cela doit traîner dans beaucoup d’esprits un peu partout sur Terre.
Mardi 17 mars
Le soleil s’est installé durablement comme un défi à ceux qui voudraient sortir ou bien comme une bonne nouvelle dans ce contexte qui résonne telle une chape de plomb. Il est difficile d’imaginer les drames qui se jouent, au milieu de cet environnement de verdure presque silencieux d’où surgissent en permanence des chants d’oiseaux qu’on devine perchés quelque part dans la canopée. Peu de véhicules sur la route qui borde le château. Le monde semble s’être arrêté d’un coup. Bouton Pause. Ailleurs dans l’ombre des confinés, au cœur des hôpitaux, dans l’ensemble des services de santé et d’accompagnement des publics en difficulté, ce doit être le branle-bas de combat, entre angoisse, fatigue et épuisement. Ici, à Pagneault, tout est calme.
Des mots traînent dans ma tête, comme sortis de nulle part, tels des wagons autonomes s’accrochant les uns aux autres derrière une motrice en marche qui ne s’arrête pas mais qui est pourtant prête à voir s’arrimer chaque rame venant s’y ajouter. Je les retranscris sur mon carnet tel qu’ils se sont installés dans mon esprit, sans effort…
« Qu’est-ce que la puissance ? La question se pose autrement quand l’humilité devenue impérativement nécessaire replace l’humain dans sa condition précaire, dans ce qu’il est vraiment, fragile comme tous les êtres vivants de cette planète, des plus petits aux plus grands.Une célèbre citation amérindienne disait : “Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, le visage pâle s’apercevra que l’argent ne se mange pas”.D’un coup, beaucoup de choses se regardent différemment. Tout ce qui fait le lien social et notre fameuse fraternité vantée par notre devise apparaissent dans une lumière tout autre, comme l’urgence de nos services publics, la nécessité de considérer chacun comme important, quel qu’il soit parce que, même sans le connaître, notre vie en dépend…Et puis, dans le silence des rues désertées, un autre regard se pose sur ceux que l’on côtoie, ceux pour qui on ne prend plus le temps de s’arrêter “parce qu’on n’a pas le temps”, parce que l’illusion de cette vie TGV ne donne plus les moyens de poser ses yeux sur ce qui nous entoure. Et c’est une petite bestiole du doux nom de Covid 19 qui vient alors nous rappeler les choses essentielles du sens de notre présence sur terre, plus important que le travail et l’argent, plus fondamentale que le matérialisme exacerbé qui se traduit au quotidien dans des actions répétitives dont nous pensons qu’elles sont indispensables parce qu’on nous le répète à longueur de temps, parce qu’on nous dit qu’il n’y a pas d’autres solutions, que c’est inéluctable.Un petit virus vient nous expliquer que tout cela est faux. À lui seul, il fait s’arrêter une “machine” monstrueuse qui semblait indestructible.
Dans le silence des rues, les voix autrefois inaudibles résonnent maintenant avec plus d’écho. Et si la vie, c’était autre chose ? Et si on pouvait vivre sans la sacro sainte “croissance” ? Et si on pouvait enfin prendre le temps d’exister ? Le temps d’aimer vraiment ? De regarder le monde et les gens d’où qu’ils soient, d’où qu’ils viennent avec la même bienveillance avec laquelle on aimerait être regardé ? C’est comme une occasion unique et presque miraculeuse qui se présente à l’humanité d’oser se remettre en question, chacun dans sa vie propre comme dans son rapport au monde.
En appuyant sur le bouton “Pause”, on peut mettre enfin en route l’autre pensée, celle qui fait de nous des êtres vivants et pas des machines à consommer, des êtres sociaux et pas des soldats du quotidien dans des guerres futiles et dévastatrices, des “aimants” de ce monde et pas des orgueilleux qui chercheraient à se situer au-dessus de tout, tels des Dieux aux pieds fragiles.Ce silence apparaît comme une chance. Une chance à saisir pour mieux comprendre ce que nous avons choisi d’être, peut-être à tort, et se donner d’autres perspectives plus réjouissantes. »
Ma chance, je la saisis avec Mathilde dans ce coin de campagne, perdu quelque part, à l’écart des grandes cités. C’est dans cet univers à l’abri des villes que j’ai passé ma première nuit. La première d’un temps si particulier qui commence sans en connaître la fin.
Avec Mathilde, nous sommes restés longuement dans les bras l’un de l’autre comme si on devait mourir demain, installés dans le présent immédiat, dans l’urgence de l’amour comme seule réponse à la peur. Pourtant, notre macrocosme mental, malgré l’apaisement des corps entrelacés, est peuplé d’une foule de questions, très semblables à celles que tout le monde se pose en France et ailleurs quand on est calfeutrés à l’abri des mouvements tumultueux. Et puis, il y a celles très personnelles, sur ma place, ici, sans doute sur cette chance d’avoir été accepté dans cette petite communauté dont j’ai déjà partagé des moments en rendant fréquemment visite à Mathilde.
Yolaine, une autre femme habitant le château s’est vu refuser la présence de son nouveau compagnon pour cette période de confinement. D’obscures raisons autant liées à la jalousie, à la peur qu’à des visions simplistes de ce qu’est l’amour, celui qui devrait faire preuve de sa valeur sur la durée. Cela a d’ailleurs provoqué un énorme schisme et son départ définitif du Bellevue. Pourtant, Yolaine et son compagnon avaient autant leur place que moi à Pagneault.