CHAPITRE PREMIER.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE X.
CHAPITRE XI.
CHAPITRE XII.
CHAPITRE XIII.
CHAPITRE XIV.
CHAPITRE XV.
CHAPITRE XVI.
CHAPITRE XVII.
CHAPITRE XVIII.
CHAPITRE XIX.
CHAPITRE XX.
CHAPITRE XXI.
CHAPITRE XXII.
CHAPITRE XXIII.
CHAPITRE XXIV.
CHAPITRE XXV.
CHAPITRE PREMIER.
Histoire
abrégée de la mort de Jean Calas.LE
meurtre de Calas,
commis dans Toulouse avec le glaive de la Justice, le 9me Mars 1762,
est un des plus singuliers événements qui méritent l'attention de
notre âge & de la postérité. On oublie bientôt cette foule de
morts qui a péri dans des batailles sans nombre, non-seulement parce
que c'est la fatalité inévitable de la guerre, mais parce que ceux
qui meurent par le sort des armes, pouvaient aussi donner la mort à
leurs ennemis, & n'ont point péri sans se défendre. Là où le
danger & l'avantage sont égaux, l'étonnement cesse, & la
pitié même s'affaiblit: mais si un Pere de famille innocent est
livré aux mains de l'erreur, ou de la passion, ou du fanatisme; si
l'accusé n'a de défense que sa vertu, si les arbitres de sa vie
n'ont à risquer en l'égorgeant que de se tromper, s'ils peuvent
tuer impunément par un arrêt; alors le cri public s'éleve, chacun
craint pour soi-même; on voit que personne n'est en sûreté de sa
vie devant un Tribunal érigé pour veiller sur la vie des Citoyens,
& toutes les voix se réunissent pour demander vengeance.Il
s'agissait, dans cette étrange affaire, de Religion, de suicide, de
parricide: il s'agissait de savoir si un pere & une mere avaient
étranglé leur fils pour plaire à Dieu, si un frere avait étranglé
son frere, si un ami avait étranglé son ami, & si les Juges
avaient à se reprocher d'avoir fait mourir sur la roue un pere
innocent, ou d'avoir épargné une mere, un frere, un ami coupables.Jean
Calas, âgé de
soixante & huit ans, exerçait la profession de Négociant à
Toulouse depuis plus de quarante années, & était reconnu de
tous ceux qui ont vécu avec lui pour un bon pere. Il était
Protestant, ainsi que sa femme & tous ses enfants, excepté un
qui avait abjuré l'hérésie, & à qui le pere faisait une
petite pension. Il paraissait si éloigné de cet absurde fanatisme
qui rompt tous les liens de la Société, qu'il approuva la
conversion de son fils
Louis Calas, &
qu'il avait depuis trente ans chez lui une servante zélée
Catholique, laquelle avait élevé tous ses enfants.Un
des fils de Jean
Calas, nommé
Marc-Antoine, était
un homme de Lettres: il passait pour un esprit inquiet, sombre &
violent. Ce jeune homme ne pouvant réussir ni à entrer dans le
négoce, auquel il n'était pas propre, ni à être reçu Avocat,
parce qu'il fallait des certificats de Catholicité, qu'il ne put
obtenir, résolut de finir sa vie, & fit pressentir ce dessein à
un de ses amis: il se confirma dans sa résolution par la lecture de
tout ce qu'on a jamais écrit sur le suicide.Enfin,
un jour, ayant perdu son argent au jeu, il choisit ce jour là même
pour exécuter son dessein. Un ami de sa famille, & le sien,
nommé Lavaisse,
jeune-homme de dix-neuf ans, connu par la candeur & la douceur de
ses mœurs, fils d'un Avocat célebre de Toulouse, était arrivé[1]
de Bordeaux la veille; il soupa par hasard chez les
Calas. Le pere, la
mere, Marc-Antoine
leur fils ainé,
Pierre leur second
fils, mangerent ensemble. Après le souper on se retira dans un petit
sallon; Marc-Antoine
disparut: enfin, lorsque le jeune
Lavaisse voulut
partir, Pierre Calas
& lui étant descendus, trouverent en-bas, auprès du magasin,
Marc-Antoine, en
chemise, pendu à une porte, & son habit plié sur le comptoir;
sa chemise n'était pas seulement dérangée; ses cheveux étaient
bien peignés: il n'avait sur son corps aucune playe, aucune
meurtrissure.[2]On
passe ici tous les détails dont les Avocats ont rendu compte: on ne
décrira point la douleur & le désespoir du pere & de la
mere: leurs cris furent entendus des voisins.
Lavaisse &
Pierre Calas, hors
d'eux-mêmes, coururent chercher des Chirurgiens & la Justice.Pendant
qu'ils s'acquittaient de ce devoir, pendant que le pere & la mere
étaient dans les sanglots & dans les larmes, le Peuple de
Toulouse s'attroupait autour de la maison. Ce Peuple est
superstitieux & emporté; il regarde comme des monstres ses
freres qui ne sont pas de la même Religion que lui. C'est à
Toulouse qu'on remercia Dieu solemnellement de la mort de
Henri trois, &
qu'on fit serment d'égorger le premier qui parlerait de reconnaître
le grand, le bon
Henri quatre. Cette
Ville solemnise encore tous les ans, par une Procession & par des
feux de joye, le jour où elle massacra quatre mille Citoyens
hérétiques, il y a deux siecles. En vain six Arrêts du Conseil ont
défendu cette odieuse fête, les Toulousains l'ont toujours célébrée
comme les jeux floraux.Quelque
fanatique de la populace s'écria que
Jean Calas avait
pendu son propre fils
Marc-Antoine. Ce
cri répété fut unanime en un moment. D'autres ajouterent que le
mort devait le lendemain faire abjuration; que sa famille & le
jeune Lavaisse
l'avaient étranglé, par haine contre la Religion Catholique: le
moment d'après on n'en douta plus; toute la Ville fut persuadée que
c'est un point de Religion chez les Protestants, qu'un pere & une
mere doivent assassiner leur fils, dès qu'il veut se convertir.Les
esprits une fois émus ne s'arrêtent point. On imagina que les
Protestants du Languedoc s'étaient assemblés la veille; qu'ils
avaient choisi à la pluralité des voix un bourreau de la secte; que
le choix était tombé sur le jeune
Lavaisse; que ce
jeune homme, en vingt-quatre heures, avait reçu la nouvelle de son
élection, & était arrivé de Bordeaux pour aider
Jean Calas, sa
femme & leur fils
Pierre, à
étrangler un ami, un fils, un frere.Le
Sr. David,
Capitoul de Toulouse, excité par ces rumeurs, & voulant se faire
valoir par une prompte exécution, fit une procédure contre les
Regles & les Ordonnances. La famille
Calas, la servante
Catholique, Lavaisse
furent mis aux fers.On
publia un monitoire non moins vicieux que la procédure. On alla plus
loin. Marc-Antoine
Calas était mort
Calviniste; & s'il avait attenté sur lui-même, il devait être
traîné sur la claye: on l'inhuma avec la plus grande pompe dans
l'Eglise St. Etienne, malgré le Curé qui protestait contre cette
profanation.Il
y a dans le Languedoc quatre Confrairies de Pénitents, la blanche,
la bleue, la grise, & la noire. Les Confreres portent un long
capuce avec un masque de drap percé de deux trous pour laisser la
vue libre: ils ont voulu engager M. le Duc de
Fitz-James,
Commandant de la Province, à entrer dans leur Corps, & il les a
refusés. Les Confreres blancs firent à
Marc-Antoine Calas
un Service solemnel comme à un Martyr. Jamais aucune Eglise ne
célébra la fête d'un Martyr véritable avec plus de pompe; mais
cette pompe fut terrible. On avait élevé au-dessus d'un magnifique
catafalque, un squélette qu'on faisait mouvoir, & qui
représentait
Marc-Antoine Calas,
tenant d'une main une palme, & de l'autre la plume dont il devait
signer l'abjuration de l'hérésie, & qui écrivait en effet
l'arrêt de mort de son pere.Alors
il ne manqua plus au malheureux qui avait attenté sur soi-même, que
la canonisation; tout le Peuple le regardait comme un Saint:
quelques-uns l'invoquaient; d'autres allaient prier sur sa tombe,
d'autres lui demandaient des miracles, d'autres racontaient ceux
qu'il avait faits. Un Moine lui arracha quelques dents pour avoir des
reliques durables. Une dévote, un peu sourde, dit qu'elle avait
entendu le son des cloches. Un Prêtre apoplectique fut guéri après
avoir pris de l'émétique. On dressa des verbaux de ces prodiges.
Celui qui écrit cette relation, possede une attestation qu'un jeune
homme de Toulouse est devenu fou pour avoir prié plusieurs nuits sur
le tombeau du nouveau Saint, & pour n'avoir pu obtenir un miracle
qu'il implorait.Quelques
Magistrats étaient de la Confrairie des Pénitents blancs. Dès ce
moment la mort de
Jean Calas parut
infaillible.Ce
qui sur-tout prépara son supplice, ce fut l'approche de cette fête
singuliere que les Toulousains célebrent tous les ans en mémoire
d'un massacre de quatre mille Huguenots; l'année 1762 était l'année
séculaire. On dressait dans la Ville l'appareil de cette solemnité;
cela même allumait encore l'imagination échauffée du Peuple: on
disait publiquement que l'échafaud sur lequel on rouerait les
Calas, serait le
plus grand ornement de la fête; on disait que la Providence amenait
elle-même ces victimes pour être sacrifiées à notre sainte
Religion. Vingt personnes ont entendu ces discours, & de plus
violents encore. Et c'est de nos jours! & c'est dans un temps où
la Philosophie a fait tant de progrès! & c'est lorsque cent
Académies écrivent pour inspirer la douceur des mœurs! Il semble
que le fanatisme, indigné depuis peu des succès de la raison, se
débatte sous elle avec plus de rage.Treize
Juges s'assemblerent tous les jours pour terminer le Procès. On
n'avait, on ne pouvait avoir aucune preuve contre la famille; mais la
Religion trompée tenait lieu de preuve. Six Juges persisterent
longtemps à condamner
Jean Calas, son
fils, & Lavaisse
à la roue, & la femme de
Jean Calas au
bucher. Sept autres, plus modérés, voulaient au moins qu'on
examinât. Les débats furent réitérés & longs. Un des Juges,
convaincu de l'innocence des accusés, & de l'impossibilité du
crime, parla vivement en leur faveur; il opposa le zele de l'humanité
au zele de la sévérité; il devint l'Avocat public des
Calas dans toutes
les maisons de Toulouse, où les cris continuels de la Religion
abusée demandaient le sang de ces infortunés. Un autre Juge, connu
par sa violence, parlait dans la Ville avec autant d'emportement
contre les Calas,
que le premier montrait d'empressement à les défendre. Enfin
l'éclat fut si grand, qu'ils furent obligés de se récuser l'un &
l'autre; ils se retirerent à la campagne.Mais,
par un malheur étrange, le Juge favorable aux
Calas eut la
délicatesse de persister dans sa récusation, & l'autre revint
donner sa voix contre ceux qu'il ne devait point juger: ce fut cette
voix qui forma la condamnation à la roue; car il y eut huit voix
contre cinq, un des six Juges opposés ayant à la fin, après bien
des contestations, passé au parti le plus sévere.Il
semble que quand il s'agit d'un parricide, & de livrer un Pere de
famille au plus affreux supplice, le jugement devrait être unanime,
parce que les preuves d'un crime si inoui[3]
devraient être d'une évidence sensible à tout le monde: le moindre
doute, dans un cas pareil, doit suffire pour faire trembler un Juge
qui va signer un Arrêt de mort. La faiblesse de notre raison &
l'insuffisance de nos Loix se font sentir tous les jours; mais dans
quelle occasion en découvre-t-on mieux la misere que quand la
prépondérance d'une seule voix fait rouer un Citoyen? Il fallait
dans Athenes cinquante voix au-delà de la moitié pour oser
prononcer un jugement de mort. Qu'en résulte-t-il? ce que nous
savons très-inutilement, que les Grecs étaient plus sages &
plus humains que nous.Il
paraissait impossible que
Jean Calas,
vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuis long-temps les
jambes enflées & faibles, eût seul étranglé & pendu un
fils âgé de vingt-huit ans, qui était d'une force au-dessus de
l'ordinaire; il fallait absolument qu'il eût été assisté dans
cette exécution par sa femme, par son fils
Pierre Calas, par
Lavaisse, & par
la servante. Ils ne s'étaient pas quittés un seul moment le soir de
cette fatale aventure. Mais cette supposition était encore aussi
absurde que l'autre: car comment une servante zélée Catholique
aurait-elle pu souffrir que des Huguenots assassinassent un
jeune-homme élevé par elle, pour le punir d'aimer la Religion de
cette servante? Comment
Lavaisse serait-il
venu exprès de Bordeaux pour étrangler son ami, dont il ignorait la
conversion prétendue? Comment une mere tendre aurait-elle mis les
mains sur son fils? Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler
un jeune-homme aussi robuste qu'eux tous, sans un combat long &
violent, sans des cris affreux qui auraient appellé tout le
voisinage, sans des coups réitérés, sans des meurtrissures, sans
des habits déchirés?Il
était évident que si le parricide avait pu être commis, tous les
accusés étaient également coupables, parce qu'ils ne s'étaient
pas quittés d'un moment; il était évident qu'ils ne l'étaient
pas; il était évident que le pere seul ne pouvait l'être; &
cependant l'arrêt condamna ce pere seul à expirer sur la roue.Le
motif de l'arrêt était aussi inconcevable que tout le reste. Les
Juges qui étaient décidés pour le supplice de
Jean Calas,
persuaderent aux autres que ce vieillard faible ne pourrait résister
aux tourments, & qu'il avouerait sous les coups des bourreaux son
crime & celui de ses complices. Ils furent confondus, quand ce
vieillard, en mourant sur la roue, prit Dieu à témoin de son
innocence, & le conjura de pardonner à ses Juges.Ils
furent obligés de rendre un second arrêt contradictoire avec le
premier, d'élargir la mere, son fils
Pierre, le jeune
Lavaisse & la
servante: mais un des Conseillers leur ayant fait sentir que cet
arrêt démentait l'autre, qu'ils se condamnaient eux-mêmes, que
tous les accusés ayant toujours été ensemble dans le temps qu'on
supposait le parricide, l'élargissement de tous les survivants
prouvait invinciblement l'innocence du pere de famille exécuté; ils
prirent alors le parti de bannir
Pierre Calas son
fils. Ce bannissement semblait aussi inconséquent, aussi absurde que
tout le reste: car
Pierre Calas était
coupable ou innocent du parricide; s'il était coupable, il fallait
le rouer comme son pere; s'il était innocent, il ne fallait pas le
bannir. Mais les Juges effrayés du supplice du pere, & de la
piété attendrissante avec laquelle il était mort, imaginerent
sauver leur honneur en laissant croire qu'ils faisaient grace au
fils; comme si ce n'eût pas été une prévarication nouvelle de
faire grace: & ils crurent que le bannissement de ce jeune homme,
pauvre & sans appui, étant sans conséquence, n'était pas une
grande injustice, après celle qu'ils avaient eu le malheur de
commettre.On
commença par menacer
Pierre Calas dans
son cachot, de le traiter comme son pere s'il n'abjurait pas sa
Religion. C'est ce que ce jeune homme[4]
atteste par serment.Pierre
Calas, en sortant
de la Ville, rencontra un Abbé convertisseur, qui le fit rentrer
dans Toulouse; on l'enferma dans un Couvent de Dominicains, & là
on le contraignit à remplir toutes les fonctions de la Catholicité;
c'était en partie ce qu'on voulait, c'était le prix du sang de son
pere; & la Religion qu'on avait cru venger, semblait satisfaite.On
enleva les filles à la mere; elles furent enfermées dans un
Couvent. Cette femme presque arrosée du sang de son mari, ayant tenu
son fils ainé mort entre ses bras, voyant l'autre banni, privée de
ses filles, dépouillée de tout son bien, était seule dans le
monde, sans pain, sans espérance, & mourante de l'excès de son
malheur. Quelques personnes ayant examiné mûrement toutes les
circonstances de cette aventure horrible, en furent si frappées,
qu'elles firent presser la Dame
Calas, retirée
dans une solitude, d'oser venir demander justice aux pieds du Trône.
Elle ne pouvait pas alors se soutenir, elle s'éteignait; &
d'ailleurs étant née Anglaise, transplantée dans une Province de
France dès son jeune âge, le nom seul de la Ville de Paris
l'effrayait. Elle s'imaginait que la Capitale du Royaume devait être
encore plus barbare que celle de Toulouse. Enfin le devoir de venger
la mémoire de son mari l'emporta sur sa faiblesse. Elle arriva à
Paris prête d'expirer. Elle fut étonnée d'y trouver de l'accueil,
des secours & des larmes.La
raison l'emporte à Paris sur le fanatisme, quelque grand qu'il
puisse être; au-lieu qu'en Province ce fanatisme l'emporte presque
toujours sur la raison.Mr.
De Beaumont,
célebre Avocat du Parlement de Paris, prit d'abord sa défense, &
dressa une consultation, qui fut signée de quinze Avocats. Mr.
Loiseau, non moins
éloquent, composa un Mémoire en faveur de la famille. Mr.
Mariette, Avocat au
Conseil, dressa une Requête juridique, qui portait la conviction
dans tous les esprits.Ces
trois généreux défenseurs des Loix & de l'innocence
abandonnerent à la veuve le profit des éditions de leurs
Plaidoyers.[5]
Paris & l'Europe entiere s'émurent de pitié, & demanderent
justice avec cette femme infortunée. L'arrêt fut prononcé par tout
le Public long-temps avant qu'il pût être signé par le Conseil.La
pitié pénétra jusqu'au Ministere, malgré le torrent continuel des
affaires, qui souvent exclut la pitié, & malgré l'habitude de
voir des malheureux, qui peut endurcir le cœur encore davantage. On
rendit les filles à la mere: on les vit toutes trois couvertes d'un
crêpe & baignées de larmes, en faire répandre à leurs Juges.Cependant
cette famille eut encore quelques ennemis, car il s'agissait de
Religion. Plusieurs personnes, qu'on appelle en France
dévotes,[6]
dirent hautement qu'il valait bien mieux laisser rouer un vieux
Calviniste innocent, que d'exposer huit Conseillers de Languedoc à
convenir qu'ils s'étaient trompés; on se servit même de cette
expression: «Il y a plus de Magistrats que de
Calas;» & on
inférait de là que la famille
Calas devait être
immolée à l'honneur de la Magistrature. On ne songeait pas que
l'honneur des Juges consiste comme celui des autres hommes à réparer
leurs fautes. On ne croit pas en France que le Pape, assisté de ses
Cardinaux, soit infaillible: on pourrait croire de même que huit
Juges de Toulouse ne le sont pas. Tout le reste des gens sensés &
désintéressés disaient que l'Arrêt de Toulouse serait cassé dans
toute l'Europe, quand même des considérations particulieres
empêcheraient qu'il fût cassé dans le Conseil.Tel
était l'état de cette étonnante aventure, lorsqu'elle a fait
naître à des personnes impartiales, mais sensibles, le dessein de
présenter au Public quelques réflexions sur la tolérance, sur
l'indulgence, sur la commisération, que l'Abbé
Houteville appelle
Dogme monstrueux,
dans sa déclamation ampoulée & erronée sur des faits, &
que la raison appelle l'appanage de la nature.Ou
les Juges de Toulouse, entraînés par le fanatisme de la populace,
ont fait rouer un pere de famille innocent, ce qui est sans exemple;
ou ce pere de famille & sa femme ont étranglé leur fils ainé,
aidés dans ce parricide par un autre fils & par un ami, ce qui
n'est pas dans la nature. Dans l'un ou dans l'autre cas l'abus de la
Religion la plus sainte a produit un grand crime. Il est donc de
l'intérêt du Genre-humain d'examiner si la Religion doit être
charitable ou barbare.
CHAPITRE III.
Idée de la Réforme du seizieme
siecle.LOrsqu'à la renaissance des Lettres, les esprits commencerent
à s'éclairer, on se plaignit généralement des abus; tout le monde
avoue que cette plainte était légitime.Le PapeAlexandre VIavait
acheté publiquement la Tiare, & ses cinq bâtards en
partageaient les avantages. Son fils, le Cardinal Duc deBorgia, fit périr, de concert avec le
Pape son pere, lesVitelli,
lesUrbino, lesGravina, lesOliveretto, & cent autres
Seigneurs, pour ravir leurs domaines.Jules
II, animé du même esprit, excommuniaLouis XII, donna son Royaume au
premier occupant, & lui-même le casque en tête, & la
cuirasse sur le dos, mit à feu & à sang une partie de
l'Italie.Léon X, pour payer
ses plaisirs, trafiqua des Indulgences, comme on vend des denrées
dans un marché public. Ceux qui s'éleverent contre tant de
brigandages, n'avaient du moins aucun tort dans la morale; voyons
s'ils en avaient contre nous dans la politique.Ils disaient que Jesus-Christ n'ayant jamais exigé d'annates,
ni de réserves, ni vendu des dispenses pour ce monde, & des
indulgences pour l'autre, on pouvait se dispenser de payer à un
Prince étranger le prix de toutes ces choses. Quand les annates,
les procès en Cour de Rome, & les dispenses qui subsistent
encore aujourd'hui, ne nous coûteraient que cinq cents mille francs
par an, il est clair que nous avons payé depuisFrançois I, en deux cents cinquante
années, cent vingt millions; & en évaluant les différents prix
du marc d'argent, cette somme en compose une d'environ deux cents
cinquante millions d'aujourd'hui. On peut donc convenir sans
blasphême, que les Hérétiques, en proposant l'abolition de ces
Impôts singuliers, dont la postérité s'étonnera, ne faisaient pas
en cela un grand mal au Royaume, & qu'ils étaient plutôt bons
calculateurs que mauvais sujets. Ajoutons qu'ils étaient les seuls
qui sussent la Langue Grecque, & qui connussent l'antiquité. Ne
dissimulons point que, malgré leurs erreurs, nous leur devons le
développement de l'esprit humain, long-temps enseveli dans la plus
épaisse barbarie.Mais comme ils niaient le Purgatoire, dont on ne doit pas
douter, & qui d'ailleurs rapportait beaucoup aux Moines; comme
ils ne révéraient pas des reliques qu'on doit révérer, mais qui
rapportaient encore davantage; enfin, comme ils attaquaient des
dogmes très-respectés,[7]on ne leur répondit
d'abord qu'en les faisant brûler. Le Roi qui les protégeait, &
les soudoyait en Allemagne, marcha dans Paris à la tête d'une
Procession, après laquelle on exécuta plusieurs de ces malheureux;
& voici quelle fut cette exécution. On les suspendait au bout
d'une longue poutre qui jouait en bascule sur un arbre debout; un
grand feu était allumé sous eux, on les y plongeait, & on les
relevait alternativement; ils éprouvaient les tourments & la
mort par degrés, jusqu'à ce qu'ils expirassent par le plus long
& le plus affreux supplice que jamais ait inventé la
barbarie.Peu de temps avant la mort deFrançois
I, quelques Membres du Parlement de Provence,
animés par des Ecclésiastiques contre les Habitants de Mérindol
& de Cabriere, demanderent au Roi des Troupes pour appuyer
l'exécution de dix-neuf personnes de ce Pays, condamnées par eux;
ils en firent égorger six mille, sans pardonner ni au sexe, ni à la
vieillesse, ni à l'enfance; ils réduisirent trente Bourgs en
cendres. Ces Peuples, jusqu'alors inconnus, avaient tort sans doute
d'être nés Vaudois, c'était leur seule iniquité. Ils étaient
établis depuis trois cents ans dans des déserts, & sur des
montagnes qu'ils avaient rendu fertiles par un travail incroyable.
Leur vie pastorale & tranquille retraçait l'innocence attribuée
aux premiers âges du monde. Les Villes voisines n'étaient co
[...]