Un capitaine de quinze ans - Jules Verne - E-Book

Un capitaine de quinze ans E-Book

Jules Verne.

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Extrait : "Le 2 février 1873, le brick-goélette Pilgrim se trouvait par 43° 57' de latitude sud, et par 165° 19' de longitude ouest du méridien de Greenwich. Ce bâtiment, de quatre cents tonneaux, armé à San-Francisco pour la grande pêche des mers australes, appartenait à James-W. Weldon, riche armateur californien, qui en avait confié, depuis plusieurs années, le commandement au capitaine Hull. Le Pilyrim était l'un des plus petits, mais l'un des meilleurs navires de..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Première partie
CHAPITRE PREMIERLe brick-goélette « Pilgrim »

Le 2 février 1873, le brick-goélette Pilgrim se trouvait par 43° 57’ de latitude sud, et par 165° 19’ de longitude ouest du méridien de Greenwich.

Ce bâtiment, de quatre cents tonneaux, armé à San-Francisco pour la grande pêche des mers australes, appartenait à James-W. Weldon, riche armateur californien, qui en avait confié, depuis plusieurs années, le commandement au capitaine Hull.

Le Pilgrim était l’un des plus petits, mais l’un des meilleurs navires de cette flottille, que James-W. Weldon envoyait, chaque saison, aussi bien au-delà du détroit de Behring, jusqu’aux mers boréales, que sur les parages de la Tasmanie ou du cap Horn, jusqu’à l’Océan antarctique. Il marchait supérieurement. Son gréement, très maniable, lui permettait de s’aventurer, avec peu d’hommes, en vue des impénétrables banquises de l’hémisphère austral. Le capitaine Hull savait se « débrouiller », comme disent les matelots, au milieu de ces glaces qui, pendant l’été, dérivent par le travers de la Nouvelle-Zélande ou du cap de Bonne-Espérance, sous une latitude beaucoup plus basse que celle qu’elles atteignent dans les mers septentrionales du globe. Il est vrai qu’il ne s’agissait là que d’icebergs de faible dimension, déjà usés par les chocs, rongés par les eaux chaudes, et dont le plus grand nombre va fondre dans le Pacifique ou l’Atlantique.

Sous les ordres du capitaine Hull, bon marin, et aussi l’un des plus habiles harponneurs de la flottille, se trouvait un équipage composé de cinq matelots et d’un novice. C’était peu pour cette pêche de la baleine, qui exige un personnel assez nombreux. Il faut du monde, aussi bien pour la manœuvre des embarcations d’attaque que pour le dépeçage des animaux capturés. Mais, à l’exemple de certains armateurs, James-W. Weldon trouvait beaucoup plus économique de n’embarquer à San-Francisco que le nombre de matelots nécessaires à la conduite du bâtiment. La Nouvelle-Zélande ne manquait point de harponneurs, marins de toutes nationalités, déserteurs ou autres, qui cherchaient à se louer pour la saison et faisaient habilement le métier de pêcheurs. La période utile une fois achevée, on les payait, on les débarquait, et ils attendaient que les baleiniers de l’année suivante vinssent réclamer leurs services. Il y avait, à cette méthode, meilleur emploi des marins disponibles, et plus grand profit à retirer de leur coopération.

Ainsi avait-on agi à bord du Pilgrim.

Le brick-goélette venait de faire sa saison sur la limite du cercle polaire antarctique. Mais il n’avait pas son plein de barils d’huile, de fanons bruts et de fanons coupés. À cette époque déjà, la pêche devenait difficile. Les cétacés, pourchassés à l’excès, se faisaient rares. La baleine franche, qui porte le nom de « Nord-caper » dans l’Océan boréal, et celui de « Sulpher-boltone » dans les mers du Sud, tendait à disparaître. Les pêcheurs avaient dû se rejeter sur le « fin-back » ou jubarte, gigantesque mammifère, dont les attaques ne sont pas sans danger.

C’est ce qu’avait fait le capitaine Hull pendant cette campagne, mais, à son prochain voyage, il comptait bien s’élever plus haut en latitude, et, s’il le fallait, aller jusqu’en vue de ces terres Clarie et Adélie, dont la découverte, contestée par l’Américain Wilkes, appartient définitivement à l’illustre commandant de l’Astrolabe et de la Zélée, au Français Dumont d’Urville.

En somme, la saison n’avait pas été heureuse pour le Pilgrim. Au commencement de janvier, c’est-à-dire vers le milieu de l’été austral, et bien que l’époque du retour ne fût pas encore venue pour les baleiniers, le capitaine Hull avait été contraint d’abandonner les lieux de pêche. Son équipage de renfort, – un ramassis d’assez tristes sujets, – lui « chercha des raisons », comme on dit, et il dut songer à s’en séparer.

Le Pilgrim mit donc le cap au nord-ouest, sur les terres de la Nouvelle-Zélande, dont il eut connaissance le 15 janvier. Il arriva à Waitemata, port d’Auckland, situé au fond du golfe de Chouraki, sur la côte est de l’île septentrionale, et il débarqua les pêcheurs qui avaient été engagés pour la saison.

L’équipage n’était pas content. Il manquait au moins deux cents barils d’huile au chargement du Pilgrim. Jamais on n’avait fait plus mauvaise pêche. Le capitaine Hull rentrait donc avec le désappointement d’un chasseur émérite, qui, pour la première fois, revient bredouille, – ou à peu près. Son amour-propre, très surexcité, était en jeu, et il ne pardonnait pas à ces gueux dont l’insubordination avait compromis les résultats de sa campagne.

Ce fut en vain qu’on essaya de recruter à Auckland un nouvel équipage de pêche. Tous les marins disponibles étaient embarqués sur les autres navires baleiniers. Il fallut donc renoncer à l’espoir de compléter le chargement du Pilgrim, et le capitaine Hull se disposait à quitter définitivement Auckland, lorsqu’une demande de passage lui fut faite, à laquelle il ne pouvait refuser d’acquiescer.

Mrs. Weldon, femme de l’armateur du Pilgrim, son jeune fils Jack, âgé de cinq ans, et l’un de ses parents, qu’on appelait le cousin Bénédict, se trouvaient alors à Auckland. James-W. Weldon, que ses opérations de commerce obligeaient quelquefois à visiter la Nouvelle-Zélande, les y avait amenés tous trois, et comptait bien les reconduire à San-Francisco.

Mais, au moment où toute la famille allait partir, le petit Jack tomba assez grièvement malade, et son père, impérieusement réclamé par ses affaires, dut quitter Auckland, en y laissant sa femme, son fils et le cousin Bénédict.

Trois mois s’étaient écoulés, – trois longs mois de séparation, qui furent extrêmement pénibles pour Mrs. Weldon. Cependant, son jeune enfant se rétablit, et elle était en mesure de pouvoir partir, lorsqu’on lui signala l’arrivée du Pilgrim.

Or, à cette époque, pour retourner à San-Francisco, Mrs. Weldon se trouvait dans la nécessité d’aller chercher en Australie l’un des bâtiments de la Compagnie transocéanique du « Golden Age », qui font le service de Melbourne à l’isthme de Panama par Papéiti. Puis, une fois rendue à Panama, il lui faudrait attendre le départ du steamer américain, qui établit une communication régulière entre l’isthme et la Californie. De là, des retards, des transbordements, toujours désagréables pour une femme et un enfant. Ce fut à ce moment que le Pilgrim vint en relâche à Auckland. Elle n’hésita pas et demanda au capitaine Hull de la prendre à son bord pour la reconduire à San-Francisco, elle, son fils, le cousin Bénédict et Nan, une vieille négresse qui la servait depuis son enfance. Trois milles lieues marines à faire sur un navire à voiles ! mais le bâtiment du capitaine Hull était si proprement tenu, et la saison si belle encore des deux côtés de l’Équateur ! Le capitaine Hull accepta, et mit aussitôt sa propre chambre à la disposition de sa passagère. Il voulait que, pendant une traversée qui pouvait durer de quarante à cinquante jours, Mrs. Weldon fût installée aussi bien que possible à bord du baleinier.

Il y avait donc certains avantages pour Mrs. Weldon à faire la traversée dans ces conditions. Le seul désavantage, c’était que cette traversée serait nécessairement allongée par suite de cette circonstance que le Pilgrim devait aller opérer son déchargement à Valparaiso, au Chili. Cela fait, il n’aurait plus qu’à remonter la côte américaine, avec des vents de terre qui rendent ces parages fort agréables.

Mrs. Weldon était, d’ailleurs, une femme courageuse, que la mer n’effrayait pas. Âgée de trente ans alors, d’une santé robuste, ayant l’habitude des voyages de long-cours, pour avoir partagé avec son mari les fatigues de plusieurs traversées, elle ne redoutait pas les chances plus ou moins aléatoires d’un embarquement à bord d’un navire de médiocre tonnage. Elle connaissait le capitaine Hull pour un excellent marin, en qui James-W. Weldon avait toute confiance. Le Pilgrim était un bâtiment solide, bon marcheur, bien coté dans la flottille des baleiniers américains. L’occasion se présentait. Il fallait en profiter. Mrs. Weldon en profita.

Le cousin Bénédict, – cela va sans dire, – devait l’accompagner.

Ce cousin était un brave homme, âgé de cinquante ans environ. Mais, malgré sa cinquantaine, il n’eût pas été prudent de le laisser sortir seul. Long plutôt que grand, étroit plutôt que maigre, la figure osseuse, le crâne énorme et très chevelu, on reconnaissait dans toute son interminable personne un de ces dignes savants à lunettes d’or, êtres inoffensifs et bons, destinés à rester toute leur vie de grands enfants et à finir très vieux, comme des centenaires qui mourraient en nourrice.

« Cousin Bénédict, » – c’est ainsi qu’on l’appelait invariablement, même en dehors de la famille, et, en vérité, il était bien de ces bonnes gens qui ont l’air d’être les cousins nés de tout le monde, – cousin Bénédict, toujours gêné de ses longs bras et de ses longues jambes, eût été absolument incapable de se tirer seul d’affaire, même dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. Il n’était pas gênant, oh ! non, mais plutôt embarrassant pour les autres et embarrassé pour lui-même. Facile à vivre, d’ailleurs, s’accommodant de tout, oubliant de boire ou de manger, si on ne lui apportait pas à manger ou à boire, insensible au froid comme au chaud, il semblait moins appartenir au règne animal qu’au règne végétal. Qu’on se figure un arbre bien inutile, sans fruits et presque sans feuilles, incapable de nourrir ou d’abriter, mais qui aurait un bon cœur.

Tel était cousin Bénédict. Il eût bien volontiers rendu service aux gens, si, dirait M. Prudhomme, il eût été capable d’en rendre !

Enfin, on l’aimait pour sa faiblesse même. Mrs. Weldon le regardait comme son enfant, – un grand frère aîné de son petit Jack.

Il convient d’ajouter ici que cousin Bénédict n’était, cependant, ni désœuvré ni inoccupé. C’était, au contraire, un travailleur. Son unique passion, l’histoire naturelle, l’absorbait tout entier.

Dire « l’histoire naturelle », c’est beaucoup dire.

On sait que les diverses parties dont se compose cette science sont la zoologie, la botanique, la minéralogie et la géologie.

Or, cousin Bénédict n’était, à aucun degré, ni botaniste, ni minéralogiste, ni géologue.

Était-il donc un zoologiste dans l’entière acception du mot, quelque chose comme une sorte de Cuvier du Nouveau-Monde, décomposant l’animal par l’analyse ou le recomposant par la synthèse, un de ces profonds connaisseurs, versés dans l’étude des quatre types auxquels la science moderne rapporte toute l’animalité, vertébrés, mollusques, articulés et rayonnés ? De ces quatre divisions, le naïf mais studieux savant avait-il observé les diverses classes et fouillé les ordres, les familles, les tribus, les genres, les espèces, les variétés qui les distinguent ?

Non.

Cousin Bénédict s’était-il livré à l’étude des vertébrés, mammifères, oiseaux, reptiles et poissons ?

Point.

Étaient-ce les mollusques, depuis les céphalopodes jusqu’aux bryozoaires, qui avaient eu sa préférence, et la malacologie n’avait-elle plus de secrets pour lui ?

Pas davantage.

C’étaient donc les rayonnés, échinodermes, acalèphes, polypes, entozoaires, spongiaires et infusoires, sur lesquels il avait si longtemps brûlé l’huile de sa lampe de travail ?

Il faut bien avouer que ce n’étaient pas les rayonnés.

Or, comme il ne reste plus à citer en zoologie que la division des articulés, il va de soi que c’est sur cette division que s’était exercée l’unique passion du cousin Bénédict.

Oui, et encore convient-il de préciser.

L’embranchement des articulés compte six classes : les insectes, les myriapodes, les arachnides, les crustacés, les cirrhopodes, les annélides.

Or, cousin Bénédict, scientifiquement parlant, n’eût pas su distinguer un ver de terre d’une sangsue médicinale, un perce-pied d’un gland de mer, une araignée domestique d’un faux scorpion, une crevette d’une ranine, un iule d’un scolopendre.

Mais alors qu’était cousin Bénédict ?

Un simple entomologiste, rien de plus.

À cela, on répondra sans doute que, dans son acception étymologique, l’entomologie est la partie des sciences naturelles qui comprend tous les articulés. C’est vrai, d’une façon générale ; mais la coutume s’est établie de ne donner à ce mot qu’un sens plus restreint. On ne l’applique donc qu’à l’étude proprement dite des insectes, c’est-à-dire « tous les animaux articulés dont le corps, composé d’anneaux placés bout à bout, forme trois segments distincts, qui possèdent trois paires de pattes, ce qui leur a valu le nom d’hexapodes. »

Or, comme cousin Bénédict s’était restreint à l’étude des articulés de cette classe, il n’était qu’un simple entomologiste.

Mais, qu’on ne s’y trompe pas ! Dans cette classe des insectes, on ne compte pas moins de dix ordres : les orthoptères, les névroptères, les hyménoptères, les lépidoptères, les hémiptères, les coléoptères, les diptères, les rhipiptères, les parasites et les thysanoures. Or, dans certains de ces ordres, les coléoptères, par exemple, on a reconnu trente mille espèces et soixante mille dans les diptères, les sujets d’étude ne manquent donc pas, et on conviendra qu’il y a là de quoi occuper un homme seul.

Ainsi, la vie du cousin Bénédict était entièrement et uniquement consacrée à l’entomologie.

À cette science, il donnait toutes ses heures, – toutes sans exception, même les heures du sommeil, puisqu’il rêvait invariablement « hexapodes ». Ce qu’il portait d’épingles piquées aux manches et au collet de son habit, au fond de son chapeau et aux parements de son gilet, ne saurait se compter. Lorsque le cousin Bénédict revenait de quelque scientifique promenade, son précieux couvre-chef, particulièrement, n’était plus qu’une boîte d’histoire naturelle, étant hérissé intérieurement et extérieurement d’insectes transpercés.

Et maintenant, tout aura été dit sur cet original, lorsqu’on saura que c’était par passion entomologique qu’il avait accompagné Mr. et Mrs. Weldon à la Nouvelle-Zélande. Là, sa collection s’était enrichie de quelques sujets rares, et on comprendra qu’il eût hâte de revenir les classer dans les casiers de son cabinet de San Francisco.

Donc, puisque Mrs. Weldon et son enfant retournaient en Amérique par le Pilgrim, rien de plus naturel que cousin Bénédict les accompagnât pendant cette traversée.

Mais ce n’était pas sur lui que Mrs. Weldon devrait compter si elle se trouvait jamais dans quelque situation critique. Très heureusement, il ne s’agissait que d’un voyage facile à exécuter pendant la belle saison, et à bord d’un bâtiment dont le capitaine méritait toute sa confiance.

Pendant les trois jours de relâche du Pilgrim à Waitemata, Mrs. Weldon fit ses préparatifs, en grande hâte, car elle ne voulait pas retarder le départ du brick-goélette. Les domestiques indigènes qui la servaient à son habitation d’Auckland furent congédiés, et, le 22 janvier, elle s’embarqua à bord du Pilgrim, n’emmenant que son fils Jack, le cousin Benédict et Nan, sa vieille négresse.

À cette science il donnait toutes ses heures.

Le cousin Bénédict emportait dans une boîte spéciale toute sa collection d’insectes. Dans cette collection figuraient, entre autres, quelques échantillons de ces nouveaux staphylins, sortes de coléoptères carnassiers, dont les yeux sont placés au-dessus de la tête, et qui jusqu’alors semblaient être particuliers à la Nouvelle-Calédonie. On lui avait bien recommandé une certaine araignée venimeuse, le « katipo » des Maoris, dont la morsure est souvent mortelle pour les indigènes. Mais une araignée n’appartient pas à l’ordre des insectes proprement dits, elle a sa place dans celui des arachnides, et, par suite, était sans prix aux yeux du cousin Bénédict. Aussi l’avait-il dédaignée, et le plus beau joyau de sa collection était-il un remarquable staphylin néo-zélandais.

ELLE S’EMBARQUA À BORD DU « PILGRIM ».
C’était un homme taciturne.

Il va sans dire que cousin Bénédict, en payant une forte prime, avait fait assurer sa cargaison, qui lui semblait bien autrement précieuse que tout le chargement d’huile et de fanons arrimé dans la cale du Pilgrim.

Au moment de l’appareillage, lorsque Mrs. Weldon et ses compagnons de voyage se trouvèrent sur le pont du brick-goélette ; le capitaine Hull s’approcha de sa passagère.

« Il est bien entendu, mistress Weldon, lui dit-il, que si vous prenez passage à bord du Pilgrim, c’est sous votre propre responsabilité.

– Pourquoi me faites-vous cette observation, monsieur Hull ? demanda Mrs. Weldon.

– Parce que je n’ai pas reçu d’ordre de votre mari à cet égard, et qu’à tout prendre un brick-goélette ne peut vous offrir les garanties de bonne traversée d’un paquebot spécialement destiné au transport des voyageurs.

– Si mon mari était ici, répondit Mrs. Weldon, pensez-vous, monsieur Hull, qu’il hésiterait à s’embarquer sur le Pilgrim, en compagnie de sa femme et de son enfant ?

– Non, mistress Weldon, il n’hésiterait pas, dit le capitaine Hull, non, certes ! pas plus que je n’hésiterais moi-même ! Le Pilgrim est un bon navire, après tout, bien qu’il n’ait fait qu’une triste campagne de pêche, et j’en suis sûr, autant qu’un marin peut l’être du bâtiment qu’il commande depuis plusieurs années. Ce que j’en dis, mistress Weldon, c’est pour mettre ma responsabilité à couvert, et pour vous répéter que vous ne trouverez pas à bord le confort auquel vous êtes habituée.

– Puisque ce n’est qu’une question de confort, monsieur Hull, répondit Mrs. Weldon, cela ne saurait m’arrêter. Je ne suis pas de ces passagères difficiles, qui se plaignent incessamment de l’étroitesse des cabines ou de l’insuffisance de la table. »

Puis, Mrs. Weldon, après avoir regardé pendant quelques instants son petit Jack, dont elle tenait la main :

« Partons, monsieur Hull ! » dit-elle.

Les ordres furent donnés d’appareiller aussitôt, les voiles s’orientèrent, et le Pilgrim, manœuvrant de manière à dégolfer par le plus court, mit le cap sur la côte américaine.

Mais, trois jours après son départ, le brick-goélette, contrarié par de fortes brises de l’est, fut obligé de prendre bâbord amures pour s’élever dans le vent.

Aussi, à la date du 2 février, le capitaine Hull se trouvait-il encore par une latitude plus haute qu’il n’aurait voulu, et dans la situation d’un marin qui chercherait plutôt à doubler le cap Horn qu’à rallier par le plus court le nouveau continent.

CHAPITRE IIDick Sand

Cependant, la mer était belle, et, sauf les retards, la navigation s’opérait dans des conditions très supportables.

Mrs. Weldon avait été installée à bord du Pilgrim aussi confortablement que possible. Ni dunette, ni roufle n’occupaient l’arrière du pont. Aucune cabine de poupe n’avait donc pu recevoir la passagère. Elle dut se contenter de la chambre du capitaine Hull, située sur l’arrière, et qui constituait son modeste logement de marin. Et encore avait-il fallu que le capitaine insistât pour la lui faire accepter. Là, dans cet étroit logement, s’était installée Mrs. Weldon, avec son enfant et la vieille Nan. C’est là qu’elle prenait ses repas, en compagnie du capitaine et du cousin Bénédict, pour lequel on avait établi une sorte de chambre en abord.

Quant au commandant du Pilgrim, il s’était casé dans une cabine du poste de l’équipage, cabine qui eût été occupée par le second, s’il y avait eu un second à bord. Mais le brick-goélette naviguait, on le sait, dans des conditions qui avaient permis d’économiser les services d’un second officier.

Les hommes du Pilgrim, bons et solides marins, se montraient très unis par la communauté d’idées et d’habitudes. Cette saison de pêche était la quatrième qu’ils faisaient ensemble. Tous Américains de l’Ouest, ils se connaissaient de longue date, et appartenaient au même littoral de l’État de Californie.

Ces braves gens se montraient fort prévenants envers Mrs. Weldon, la femme de leur armateur, pour lequel ils professaient un dévouement sans bornes. Il faut dire que, largement intéressés dans les bénéfices du navire, ils avaient navigué jusqu’alors avec grand profit. Si, en raison de leur petit nombre, ils ne s’épargnaient pas à la peine, c’est que tout travail accroissait leurs avantages dans le règlement des comptes qui terminait chaque saison. Cette fois, il est vrai, le profit serait presque nul, et cela les faisait justement maugréer contre ces coquins de la Nouvelle-Zélande.

Un homme à bord, seul, entre tous, n’était pas d’origine américaine. Portugais de naissance, mais parlant l’anglais couramment, il se nommait Negoro, et remplissait les modestes fonctions de cuisinier du brick-goélette.

Le cuisinier du Pilgrim ayant déserté à Auckland, ce Negoro, alors sans emploi, s’était offert pour le remplacer. C’était un homme taciturne, très peu communicatif, qui se tenait à l’écart, mais faisait convenablement son métier. En l’engageant, le capitaine Hull semblait avoir eu la main assez heureuse, et, depuis son embarquement, le maître-coq n’avait mérité aucun reproche.

Cependant, le capitaine Hull regrettait de ne pas avoir eu le temps de se renseigner suffisamment sur son passé. Sa figure, ou plutôt son regard, ne lui allait qu’à moitié, et quand il s’agit de faire entrer un inconnu dans la vie du bord, si restreinte, si intime, on ne devrait rien négliger pour s’assurer de ses antécédents.

Negoro pouvait avoir quarante ans. Maigre, nerveux, de taille moyenne, très brun de poil, un peu basané de peau, il devait être robuste. Avait-il reçu quelque instruction ? Oui, cela se voyait à certaines observations qui lui échappaient quelquefois. D’ailleurs, il ne parlait jamais de son passé, il ne disait mot de sa famille. D’où il venait, où il avait vécu, on ne pouvait le deviner. Quel serait son avenir ? on ne le savait pas davantage. Il annonçait seulement l’intention de débarquer à Valparaiso. C’était certainement un homme singulier. En tout cas, il ne paraissait pas qu’il fût marin. Il semblait même être plus étranger aux choses de la marine que ne l’est un maître-coq, dont une partie de l’existence s’est passée sur mer.

Cependant, quant à être incommodé par le roulis ou le tangage du navire, comme des gens qui n’ont jamais navigué, il ne l’était aucunement, et c’est quelque chose pour un cuisinier de bord.

En somme, on le voyait peu. Pendant le jour, il demeurait le plus ordinairement confiné dans son étroite cuisine, devant le fourneau de fonte qui en occupait la plus grande place. La nuit venue, le fourneau éteint, Negoro regagnait la « cabane » qui lui était réservée au fond du poste de l’équipage. Puis, il se couchait aussitôt et s’endormait.

Il a été dit ci-dessus que l’équipage du Pilgrim se composait de cinq matelots et d’un novice.

Ce jeune novice, âgé de quinze ans, était enfant de père et mère inconnus. Ce pauvre être, abandonné dès sa naissance, avait été recueilli par la charité publique et élevé par elle.

Dick Sand, – ainsi se nommait-il, – devait être originaire de l’État de New-York, et sans doute de la capitale de cet État.

Si le nom de Dick, – abréviatif de celui de Richard, – avait été donné au petit orphelin, c’est que ce nom était celui du charitable passant qui l’avait recueilli, deux ou trois heures après sa naissance. Quant au nom de Sand, il lui fut attribué en souvenir de l’endroit où il avait été trouvé, c’est-à-dire sur cette pointe de Sandy-Hook, qui forme l’entrée du port de New-York, à l’embouchure de l’Hudson.

Dick Sand, lorsqu’il aurait atteint toute sa croissance, ne devait pas dépasser la taille moyenne, mais il était fortement constitué. On ne pouvait douter qu’il ne fût d’origine anglo-saxonne. Il était brun, cependant, avec des yeux bleus dont le cristallin brillait d’un feu ardent. Son métier de marin l’avait déjà convenablement préparé aux luttes de la vie. Sa physionomie intelligente respirait l’énergie. Ce n’était pas celle d’un audacieux, c’était celle d’un « oseur ». Souvent on cite ces trois mots d’un vers inachevé de Virgile :

Audaces fortuna juvat…

mais on les cite incorrectement. Le poète a dit :

Audentes fortuna juvat…

C’est aux oseurs, non aux audacieux, que sourit presque toujours la fortune. L’audacieux peut être irréfléchi. L’oseur pense d’abord, agit ensuite. Là est la nuance.

Dick Sand était audens. À quinze ans, il savait déjà prendre un parti, et exécuter jusqu’au bout ce qu’avait décidé son esprit résolu. Son air, à la fois vif et sérieux, attirait l’attention. Il ne se dissipait pas en paroles ou en gestes, comme le font ordinairement les garçons de son âge. De bonne heure, à une époque de la vie où on ne discute guère les problèmes de l’existence, il avait envisagé en face sa condition misérable, et il s’était promis de « se faire » lui-même.

Et il s’était fait, – étant déjà presque un homme à l’âge où d’autres ne sont encore que des enfants.

En même temps, très leste, très habile à tous les exercices physiques, Dick Sand était de ces êtres privilégiés, dont on peut dire qu’ils sont nés avec deux pieds gauches et deux mains droites. De cette façon, ils font tout de la bonne main et partent toujours du bon pied.

La charité publique, on l’a dit, avait élevé le petit orphelin. Il avait été mis d’abord dans une de ces maisons d’enfants, où il y a toujours, en Amérique, une place pour les petits abandonnés. Puis, à quatre ans, Dick apprenait à lire, à écrire, à compter dans une de ces écoles de l’État de New-York, que les souscriptions charitables entretiennent si généreusement.

À huit ans, le goût de la mer, que Dick avait de naissance, le faisait embarquer comme mousse sur un long-courrier des mers du Sud. Là, il apprenait le métier de marin, et comme on doit l’apprendre, dès le plus bas âge. Peu à peu, il s’instruisit sous la direction d’officiers qui s’intéressaient à ce petit bonhomme. Aussi, le mousse ne devait-il pas tarder à devenir novice, en attendant mieux, sans doute. L’enfant qui comprend, dès le début, que le travail est la loi de la vie, celui qui sait, de bonne heure, que son pain ne se gagnera qu’à la sueur de son front,– précepte de la Bible qui est la règle de l’humanité, – celui-là est probablement prédestiné aux grandes choses, car il aura un jour, avec la volonté, la force de les accomplir.

Ce fut lorsqu’il était mousse à bord d’un navire de commerce, que Dick Sand fut remarqué par le capitaine Hull. Ce brave marin prit aussitôt en amitié ce brave et jeune garçon, et il le fit connaître plus tard à son armateur James-W. Weldon. Celui-ci ressentit un vif intérêt pour cet orphelin, dont il compléta l’éducation à San-Francisco, et il le fit élever dans la religion catholique, à laquelle sa famille appartenait.

Pendant le cours de ses études, Dick Sand se passionna plus particulièrement pour la géographie, pour les voyages, en attendant qu’il eût l’âge d’apprendre la partie des mathématiques qui se rapporte à la navigation. Puis, à cette portion théorique de son instruction, il ne négligea point de joindre la pratique. Ce fut comme novice qu’il put s’embarquer pour la première fois sur le Pilgrim. Un bon marin doit connaître la grande pêche aussi bien que la grande navigation. C’est une bonne préparation à toutes les éventualités que comporte la carrière maritime. D’ailleurs, Dick Sand partait sur un navire de James-W. Weldon, son bienfaiteur, commandé par son protecteur, le capitaine Hull. Il se trouvait donc dans les conditions les plus favorables.

Dire jusqu’où son dévouement aurait été pour la famille Weldon, à laquelle il devait tout, cela est superflu. Mieux vaut laisser parler les faits. Mais on comprendra combien le jeune novice fut heureux, lorsqu’il apprit que Mrs. Weldon allait prendre passage à bord du Pilgrim. Mrs. Weldon, pendant quelques années, avait été une mère pour lui, et, en Jack, il voyait un petit frère, tout en tenant compte de sa situation vis-à-vis du fils du riche armateur. Mais, – ses protecteurs le savaient bien, – ce bon grain qu’ils avaient semé était tombé dans une terre généreuse. Sous la sève de son sang, le cœur de l’orphelin se gonflait de reconnaissance, et, s’il fallait donner un jour sa vie pour ceux qui lui avaient appris à s’instruire et à aimer Dieu, le jeune novice n’hésiterait pas à le faire. En somme, n’avoir que quinze ans, mais agir et penser comme à trente, c’était tout Dick Sand.

Mrs. Weldon savait ce que valait son protégé. Elle pouvait sans aucune inquiétude lui confier le petit Jack. Dick Sand chérissait cet enfant, qui, se sentant aimé de ce « grand frère », le recherchait. Pendant ces longues heures de loisir qui sont fréquentes dans une traversée, lorsque la mer est belle, quand les voiles, bien établies n’exigent aucune manœuvre, Dick et Jack étaient presque toujours ensemble. Le jeune novice montrait au petit garçon tout ce qui, dans son métier, pouvait lui paraître amusant. C’était sans crainte que Mrs. Weldon voyait Jack, en compagnie de Dick Sand, s’élancer sur les haubans, grimper à la hune du mât de misaine ou aux barres du mât de perroquet, et redescendre comme une flèche le long des galhaubans. Dick Sand le précédait ou le suivait toujours, prêt à le soutenir et à le retenir, si ses bras de cinq ans faiblissaient pendant ces exercices. Tout cela profitait au petit Jack, que la maladie avait pâli quelque peu ; mais les couleurs lui revenaient vite à bord du Pilgrim, grâce à cette gymnastique quotidienne et aux fortifiantes brises de la mer.

Les choses allaient donc ainsi. La traversée s’accomplissait dans ces conditions, et, n’eût été le temps peu favorable, ni les passagers, ni l’équipage du Pilgrim n’auraient eu à se plaindre.

Cependant, cette persistance des vents d’est ne laissait pas de préoccuper le capitaine Hull. Il ne parvenait pas à mettre le navire en bonne route. Plus tard, près du tropique du Capricorne, il craignait de trouver des calmes qui le contrarieraient encore, sans parler du courant équatorial, qui le rejetterait irrésistiblement dans l’ouest. Il s’inquiétait donc, pour Mrs. Weldon surtout, de retards dont il n’était cependant pas responsable. Aussi, s’il rencontrait sur sa route quelque transatlantique faisant route vers l’Amérique, pensait-il déjà à conseiller à sa passagère de s’y embarquer. Malheureusement, il était retenu dans des latitudes trop élevées pour croiser un steamer courant vers Panama, et, à cette époque, d’ailleurs, les communications à travers le Pacifique entre l’Australie et le Nouveau-Monde n’étaient pas aussi fréquentes qu’elles le sont devenues depuis.

Il fallait donc laisser aller les choses à la grâce de Dieu, et il semblait que rien ne dût troubler cette traversée monotone, lorsqu’un premier incident se produisit, précisément dans cette journée du 2 février, sur la latitude et la longitude indiquées au commencement de cette histoire.

Dick et Jack étaient presque toujours ensemble.

Dick Sand et Jack, vers neuf heures du matin, par un temps très clair, s’étaient installés sur les barres du mât de perroquet. De là, ils dominaient tout le navire et une portion de l’Océan dans un large rayon. En arrière, le périmètre de l’horizon n’était coupé à leurs yeux que par le grand mût, portant brigantine et flèche. Ce phare leur cachait une partie de la mer et du ciel. En avant, ils voyaient s’allonger sur les flots le beaupré, avec ses trois focs, qui, bordés au plus près, se tendaient comme trois grandes ailes inégales. Au-dessous s’arrondissait la misaine, et au-dessus, le petit hunier et le petit perroquet, dont la ralingue tremblotait sous l’échappée de la brise. Le brick-goélette courait donc bâbord amures et serrait le vent le plus possible.

Le chien connaissait-il et reconnaissait-il donc le maître-coq ?

Dick Sand expliquait à Jack comment le Pilgrim, bien lesté, bien équilibré dans toutes ses parties, ne pouvait pas chavirer, bien qu’il donnât une bande assez forte sur tribord, lorsque le petit garçon l’interrompit.

« Qu’ai-je donc vu là ? dit-il.

– Vous voyez quelque chose, Jack ? demanda Dick Sand, qui se dressa tout debout sur les barres.

– Oui, là ! » répondit le petit Jack, en montrant un point de la mer, dans cet intervalle que les étais de grand foc et de clin-foc laissaient libre.

Dick Sand regarda, attentivement le point indiqué, et aussitôt, d’une voix forte, il cria :

« Une épave, au vent à nous, par tribord devant ! »

CHAPITRE IIIL’épave

Au cri poussé par Dick Sand, tout l’équipage fut sur pied. Les hommes qui n’étaient pas de quart montèrent sur le pont. Le capitaine Hull, quittant sa cabine, se dirigea vers l’avant.

Mrs. Weldon, Nan, l’indifférent cousin Bénédict lui-même, vinrent s’accouder sur la lisse de tribord, de manière à bien voir l’épave signalée par le jeune novice.

Seul, Negoro n’abandonna pas la cabane qui lui servait de cuisine, et de tout l’équipage, comme toujours, il fut le seul que la rencontre d’une épave ne parut pas intéresser.

Tous regardaient alors avec attention l’objet flottant, que les lames berçaient à trois milles du Pilgrim.

« Eh ! qu’est-ce que cela pourrait bien être ? disait un matelot.

– Quelque radeau abandonné ! répondait un autre.

– Peut-être se trouve-t-il sur ce radeau de malheureux naufragés ? dit Mrs. Weldon.

– Nous le saurons, répondit le capitaine Hull. Mais cette épave n’est pas un radeau. C’est une coque renversée sur le flanc…

– Eh ! ne serait-ce pas plutôt quelque animal marin, quelque mammifère de grande taille ? fit observer cousin Bénédict.

– Je ne le pense pas, répondit le novice.

– À ton idée, qu’est-ce donc, Dick ? demanda Mrs. Weldon.

– Une coque renversée, ainsi que l’a dit le capitaine, mistress Weldon. Il semble même que je vois sa carène de cuivre briller au soleil.

– Oui… en effet… » répondit le capitaine Hull.

Puis, s’adressant au timonier :

« La barre au vent, Bolton. Laisse porter d’un quart, de manière à accoster l’épave.

– Oui, monsieur, répondit le timonier.

– Mais, reprit cousin Bénédict, j’en suis pour ce que j’ai dit. C’est positivement un animal !

– Alors ce serait un cétacé en cuivre, répondit le capitaine Hull, car, positivement aussi, je le vois reluire au soleil !

– En tout cas, cousin Bénédict, ajouta Mrs. Weldon, vous nous accorderez bien que ce cétacé serait mort, car, il est certain, qu’il en fait pas le moindre mouvement !

– Eh ! cousine Weldon, répondit cousin Bénédict, qui s’entêtait, ce ne serait pas la première fois que l’on rencontrerait une baleine dormant à la surface des flots !

– En effet, répondit le capitaine Hull, mais aujourd’hui il ne s’agit pas d’une baleine, mais d’un bâtiment.

– Nous verrons bien, répondit cousin Bénédict, qui eût d’ailleurs donné tous les mammifères des mers arctiques ou antarctiques pour un insecte d’espèce rare.

– Gouverne, Bolton, gouverne ! cria de nouveau le capitaine Hull, et n’aborde pas l’épave. Passe à une encablure. Si nous ne pouvons faire grand mal à cette coque, elle pourrait nous causer quelque avarie, et je ne me soucie pas d’y heurter les flancs du Pilgrim. – Lofe un peu, Bolton, lofe ! »

Le cap du Pilgrim, qui avait été mis sur l’épave, fut modifié par un léger coup de barre.

Le brick-goélette se trouvait encore à un mille de la coque chavirée. Les matelots la considéraient avidement. Peut-être renfermait-elle une cargaison de prix qu’il serait possible de transborder sur le Pilgrim ? On sait que, dans ces sauvetages, le tiers de la valeur appartient aux sauveteurs, et, dans ce cas, si la cargaison n’était pas avariée, les gens de l’équipage, comme on dit, auraient fait « une bonne marée » ! Ce serait une fiche de consolation pour leur pêche incomplète.

Un quart d’heure plus tard, l’épave se trouvait à moins d’un demi-mille du Pilgrim.

C’était bien un navire, qui se présentait par le flanc de tribord. Chaviré jusqu’aux bastingages, il donnait une telle bande, qu’il eût été presque impossible de se tenir sur son pont. De sa mâture, on ne voyait plus rien. Aux porte-haubans pendaient seulement quelques bouts de filin brisé, et les chaînes rompues des capes de mouton. Sur la joue de tribord s’ouvrait un large trou entre la membrure et les bordages enfoncés.

« Ce navire a été abordé, s’écria Dick Sand.

– Ce n’est pas douteux, répondit le capitaine Hull, et c’est un miracle qu’il n’ait pas immédiatement coulé.

– S’il y a eu abordage, fit observer Mrs. Weldon, il faut espérer que l’équipage de ce bâtiment aura été recueilli par ceux qui l’ont abordé.

– Il faut l’espérer, mistress Weldon, répondit le capitaine Hull, à moins que cet équipage n’ait cherché refuge sur ses propres chaloupes, après la collision, au cas où le bâtiment abordeur aurait continué sa route, – ce qui se voit, hélas ! quelquefois !

– Est-il possible ! Ce serait faire preuve d’une bien grande inhumanité, monsieur Hull !

– Oui, mistress Weldon… oui !… et les exemples ne manquent pas ! Quant à l’équipage de ce navire, ce qui me ferait croire qu’il l’a plutôt abandonné, c’est que je n’aperçois plus un seul canot, et, à moins que les gens du bord n’aient été recueillis, je penserais plus volontiers qu’ils ont tenté de gagner la terre ! Mais, à cette distance du continent américain ou des îles de l’Océanie, il est à craindre qu’ils n’aient pu réussir !

– Peut-être, dit Mrs. Weldon, ne connaîtra-t-on jamais le secret de cette catastrophe ! Cependant, il serait possible que quelque homme de l’équipage fût encore à bord !

– Ce n’est pas probable, mistress Weldon, répondit le capitaine Hull. Notre approche serait déjà reconnue, et on nous ferait quelque signal. Mais nous nous en assurerons. – Lofe un peu, Bolton, lofe ! » cria le capitaine Hull, en indiquant de la main la route à suivre.

Le Pilgrim n’était plus qu’à trois encablures de l’épave, et on ne pouvait plus douter que cette coque n’eût été complètement abandonnée de tout son équipage.

Mais, en ce moment, Dick Sand fit un geste qui commandait impérieusement le silence.

« Écoutez ! écoutez ! » dit-il.

Chacun prêta l’oreille.

« J’entends comme un aboiement ! » s’écria Dick Sand.

En effet, un aboiement éloigné retentissait à l’intérieur de la coque. Il y avait certainement là un chien vivant, emprisonné peut-être, car il était possible que les panneaux fussent hermétiquement fermés. Mais on ne pouvait le voir, le pont du bâtiment chaviré n’étant pas encore visible.

« N’y eût-il là qu’un chien, monsieur Hull, dit Mrs. Weldon, nous le sauverons !

– Oui… oui !… s’écria le petit Jack… nous le sauverons !… Je lui donnerai à manger !… Il nous aimera bien… Maman, je vais aller lui chercher un morceau de sucre !…

– Reste, mon enfant, répondit Mrs. Weldon en souriant. Je crois que le pauvre animal doit mourir de faim et qu’il préférera une bonne pâtée à ton morceau de sucre !

– Eh bien, qu’on lui donne ma soupe ! s’écria le petit Jack. Je peux bien m’en passer ! »

À ce moment, les aboiements se faisaient plus distinctement entendre. Trois cents pieds au plus séparaient les deux navires. Presque aussitôt, un chien de grande taille apparut sur les bastingages de tribord et s’y cramponna, en aboyant plus désespérément que jamais.

« Howik, dit le capitaine Hull en se retournant vers le maître d’équipage du Pilgrim, mettez en panne, et qu’on amène le petit canot à la mer.

– Tiens bon, mon chien, tiens bon ! » cria le petit Jack à l’animal, qui sembla lui répondre par un aboiement à demi étouffé.

La voilure du Pilgrim fut rapidement orientée de manière que le navire demeurât à peu près immobile, à moins d’une demi-encablure de l’épave.

Le canot fut amené, et le capitaine Hull, Dick Sand, deux matelots s’y embarquèrent aussitôt.

Le chien aboyait toujours. Il essayait de se retenir au bastingage, mais, à chaque instant, il retombait sur le pont. On eût dit que ses aboiements ne s’adressaient plus alors à ceux qui venaient à lui. S’adressaient-ils donc à des matelots ou passagers emprisonnés dans ce navire ?

« Y aurait-il donc à bord quelque naufragé qui ait survécu ? » se demanda Mrs. Weldon.

Le canot du Pilgrim allait en quelques coups d’avirons atteindre la coque chavirée.

Mais, tout à coup, les allures du chien se modifièrent. À ces premiers aboiements qui invitaient les sauveteurs à venir, succédèrent des aboiements furieux. La plus violente colère excitait le singulier animal.

« Que peut-il donc avoir, ce chien ? » dit le capitaine Hull, pendant que le canot tournait l’arrière du bâtiment, afin d’accoster la partie du pont engagée sous l’eau.

Ce que ne pouvait alors observer le capitaine Hull, ce qui ne put pas même être remarqué à bord du Pilgrim, c’est que la fureur du chien se manifesta précisément au moment où Negoro, quittant sa cuisine, venait de se diriger vers le gaillard d’avant.

Le chien connaissait-il et reconnaissait-il donc le maître-coq ? C’était bien invraisemblable.

Quoi qu’il en fût, après avoir regardé le chien, sans manifester aucune surprise, Negoro, dont les sourcils s’étaient toutefois froncés un instant, rentra dans le poste de l’équipage.

Cependant, le canot avait tourné l’arrière du bâtiment. Son tableau portait ce seul nom : Waldeck.

Waldeck, et pas de désignation de port d’attache. Mais aux formes de la coque, à certains détails qu’un marin saisit du premier coup d’œil, le capitaine Hull avait bien reconnu que ce bâtiment était de construction américaine. Son nom le confirmait d’ailleurs. Et, maintenant, cette coque, c’était tout ce qui restait d’un grand brick de cinq cents tonneaux.

À l’avant du Waldeck, une large ouverture indiquait la place où le choc s’était produit. Par suite du renversement de la coque, cette ouverture se trouvait alors à cinq ou six pieds au-dessus de l’eau, – ce qui expliquait pourquoi le brick n’avait pas encore sombré.

Sur le pont, que le capitaine Hull voyait dans toute son étendue, il n’y avait personne.

Le chien, ayant quitté le bastingage, venait de se laisser glisser jusqu’au panneau central qui était ouvert, et il aboyait tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur.

« Cet animal n’est très certainement pas seul à bord ! fit observer Dick Sand.

– Non, en vérité ! » répondit le capitaine Hull.

Le canot longea alors le bastingage de bâbord, qui était à demi engagé. Avec une houle un peu forte, le Waldeck eût été certainement submergé en quelques instants.

Le pont du brick avait été balayé d’un bout à l’autre. Il ne restait plus que les tronçons du grand mât et du mât de misaine, tous deux brisés à deux pieds au-dessus de l’étambrai, et qui avaient dû tomber au choc, entraînant haubans, galhaubans et manœuvres. Cependant, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, aucune épave ne se montrait autour du Waldeck, – ce qui semblait indiquer que la catastrophe remontait déjà à plusieurs jours.

« Si quelques malheureux ont survécu à la collision, dit le capitaine Hull, il est probable que la faim ou la soif les auront achevés, car l’eau a dû gagner la cambuse. Il ne doit plus y avoir à bord que des cadavres !

– Non, s’écria Dick Sand, non ! Le chien n’aboierait pas ainsi ! Il y a là des êtres vivants ! »

En ce moment, l’animal, répondant à l’appel du novice, se laissa glisser à la mer et nagea péniblement vers le canot, car il semblait être épuisé.

On le recueillit, et il se précipita ardemment, non sur un morceau de pain que Dick Sand lui présenta d’abord, mais vers une baille qui contenait un peu d’eau douce.

« Ce pauvre animal meurt de soif ! » s’écria Dick Sand.

Le canot chercha alors une place favorable pour accoster plus aisément le Waldeck, et, dans ce but, il s’éloigna de quelques brasses. Le chien dut évidemment croire que ses sauveurs ne voulaient pas monter à bord, car il saisit Dick Sand par sa jaquette, et ses lamentables aboiements recommencèrent avec une nouvelle force.

On le comprit. Sa pantomime, son langage étaient aussi clairs qu’eût pu l’être le langage d’un homme. Le canot s’avança aussitôt jusqu’au bossoir de bâbord. Là, les deux matelots l’amarrèrent solidement, pendant que le capitaine Hull et Dick Sand, prenant pied sur le pont en même temps que le chien, se hissaient, non sans peine, jusqu’au panneau qui s’ouvrait entre les tronçons des deux mâts.

Par ce panneau, tous deux s’introduisirent dans la cale.

La cale du Waldeck, à demi pleine d’eau, ne renfermait aucune marchandise. Le brick naviguait sur lest, – un lest de sable qui avait glissé à bâbord et qui contribuait à maintenir le navire sur le côté. De ce chef, il n’y avait donc aucun sauvetage à opérer.

« Personne ici ! dit le capitaine Hull.

– Personne, » répondit le novice, après s’être avancé jusqu’à la partie antérieure de la cale.

Mais le chien, qui était sur le pont, aboyait toujours et semblait appeler plus impérieusement l’attention du capitaine.

« Remontons, » dit le capitaine Hull au novice.

Tous deux reparurent sur le pont.

Le chien, courant à eux, chercha à les entraîner vers la dunette.

L’animal nagea péniblement vers le canot.

Ils le suivirent.

Là, dans le carré, cinq corps, – cinq cadavres sans doute, – étaient couchés sur le plancher.

À la lumière du jour qui pénétrait à flots par la claire-voie, le capitaine Hull reconnut les corps de cinq nègres.

Dick Sand, allant de l’un à l’autre, crut sentir que les infortunés respiraient encore.

« À bord ! à bord ! » s’écria le capitaine Hull.

Les deux matelots qui gardaient l’embarcation furent appelés et aidèrent à transporter les naufragés hors de la dunette.

Les soins les plus empressés avaient été prodigués aux naufragés.

Ce ne fut pas sans peine ; mais, deux minutes après, les cinq noirs étaient couchés dans le canot, sans qu’aucun d’eux eût seulement conscience de ce que l’on tentait pour le sauver. Quelques gouttes de cordial, puis un peu d’eau fraîche prudemment administrée, pouvaient peut-être les rappeler à la vie.

Le Pilgrim se maintenait à une demi-encablure de l’épave, et le canot l’eut bientôt accosté.

Un cartahut fut envoyé de la grande vergue, et chacun des noirs, enlevé séparément, reposa enfin sur le pont du Pilgrim.

Le chien les avait accompagnés.

« Les malheureux ! s’écria Mrs. Weldon, en apercevant ces pauvres gens, qui n’étaient plus que des corps inertes.

– Ils vivent, mistress Weldon ! Nous les sauverons ! Oui ! nous les sauverons ! s’écria Dick Sand.

– Que leur est-il donc arrivé ? demanda cousin Bénédict.

– Attendez qu’ils puissent parler, répondit le capitaine Hull, et ils nous raconteront leur histoire. Mais, avant tout, faisons-leur boire un peu d’eau, à laquelle nous mêlerons quelques gouttes de rhum. »

Puis, se retournant :

« Negoro ! » cria-t-il.

À ce nom, le chien se dressa comme s’il eût été en arrêt, le poil hérissé, la gueule ouverte.

Cependant, le cuisinier ne paraissait pas.

« Negoro ! » répéta le capitaine Hull.

Le chien donna de nouveau des signes d’une extrême fureur.

Negoro quitta la cuisine.

À peine se fût-il montré sur le pont que le chien se précipita sur lui et voulut lui sauter à la gorge.

D’un coup du poker dont il s’était armé, le cuisinier repoussa l’animal, que quelques matelots parvinrent à contenir.

« Est-ce que vous connaissez ce chien ? demanda le capitaine Hull au maître-coq.

– Moi ! répondit Negoro. Je ne l’ai jamais vu !

– Voilà qui est singulier ! » murmura Dick Sand.

CHAPITRE IVLes survivants du « Waldeck »

La traite se fait encore sur une grande échelle dans toute l’Afrique équinoxiale. Malgré les croisières anglaises et françaises, des navires, chargés d’esclaves, quittent chaque année les côtes d’Angola ou de Mozambique pour transporter des nègres en divers points du monde, et, il faut même le dire, du monde civilisé.

Le capitaine Hull ne l’ignorait pas.

Bien que ces parages ne fussent pas fréquentés d’ordinaire par les négriers, il se demanda si les noirs dont il venait d’opérer le sauvetage n’étaient pas les survivants d’une cargaison d’esclaves, que le Waldeck allait vendre, à quelque colonie du Pacifique. En tout cas, si cela était, ces noirs redevenaient libres, par le seul fait d’avoir mis le pied à son bord, et il lui tardait de le leur apprendre.

En attendant, les soins les plus empressés avaient été prodigués aux naufragés du Waldeck. Mrs. Weldon, aidée de Nan et de Dick Sand, leur avait administré un peu de cette bonne eau fraîche, dont ils devaient être privés depuis plusieurs jours, et cela, avec quelque nourriture, suffit pour les rappeler à la vie.

Le plus vieux de ces noirs, – il pouvait être âgé de soixante ans, – fut bientôt en état de parler, et il put répondre en anglais aux questions qui lui furent adressées.

« Le navire qui vous transportait a été abordé ? demanda tout d’abord le capitaine Hull.

– Oui, répondit le vieux noir. Il y a dix jours, notre navire a été abordé pendant une nuit très sombre. Nous dormions…

– Mais les gens du Waldeck, que sont-ils devenus ?

– Ils n’étaient déjà plus là, monsieur, lorsque mes compagnons et moi nous sommes montés sur le pont.

– L’équipage a-t-il donc pu sauter à bord du navire qui a rencontré le Waldeck ? demanda le capitaine Hull.

– Peut-être, et même il faut l’espérer pour lui !

– Et ce navire, après le choc, n’est pas revenu pour vous recueillir ?

– Non.

– A-t-il donc sombré lui-même ?

– Il n’a pas sombré, répondit le vieux noir en secouant la tête, car nous avons pu le voir fuir dans la nuit. »

Ce fait, qui fut attesté par tous les survivants du Waldeck, peut paraître incroyable. Il n’est que trop vrai, cependant, que des capitaines, après quelque terrible collision, due à leur imprudence, ont souvent pris la fuite sans s’inquiéter des infortunés qu’ils avaient mis en perdition, sans essayer de leur porter secours !

Que des cochers en fassent autant et laissent à d’autres, sur la voie publique, le soin de réparer le malheur qu’ils ont causé, cela est déjà condamnable.

Encore est-il que leurs victimes sont assurées de trouver des secours immédiats. Mais, que d’hommes à hommes on s’abandonne ainsi sur mer, c’est à ne pas croire, c’est une honte !

Cependant, le capitaine Hull connaissait plusieurs exemples de pareille inhumanité, et il dut répéter à Mrs. Weldon que de tels faits, si monstrueux qu’ils fussent, n’étaient malheureusement pas rares.

Puis, reprenant :

« D’où venait le Waldeck ? demanda-t-il.

– De Melbourne.

– Vous n’êtes donc pas des esclaves ?…

– Non, monsieur ! répondit vivement le vieux noir, qui se redressa de toute sa taille. Nous sommes des sujets de l’État de Pennsylvanie, et citoyens de la libre Amérique !

– Mes amis, répondit le capitaine Hull, croyez que vous n’avez pas compromis votre liberté en passant à bord du brick américain le Pilgrim. »

En effet, les cinq noirs que transportait le Waldeck appartenaient à l’État de Pennsylvanie. Le plus vieux, vendu en Afrique comme esclave à l’âge de six ans, puis transporté aux États-Unis, avait été affranchi depuis bien des années déjà par l’acte d’émancipation. Quant à ses compagnons, beaucoup plus jeunes que lui, fils d’esclaves libérés avant leur naissance, ils étaient nés libres, et aucun blanc n’avait jamais eu sur eux un droit de propriété. Ils ne parlaient même pas ce langage « nègre », qui n’emploie pas l’article et ne connaît que l’infinitif des verbes, – langage qui a disparu peu à peu, d’ailleurs, depuis la guerre anti-esclavagiste. Ces noirs avaient donc librement quitté les États-Unis, et ils y retournaient librement.

Ainsi qu’ils l’apprirent au capitaine Hull, ils s’étaient engagés en qualité de travailleurs chez un Anglais, qui possédait une vaste exploitation près de Melbourne, dans l’Australie méridionale. Là, ils avaient passé trois ans, avec grand profit pour eux, et, leur engagement terminé, ils avaient voulu retourner en Amérique.

Ils s’étaient donc embarqués sur le Waldeck, payant leur passage comme des passagers ordinaires. Le 5 décembre, ils quittaient Melbourne, et dix-sept jours après, pendant une nuit très noire, le Waldeck avait été abordé par un grand steamer.

Les noirs étaient couchés. Quelques secondes après la collision, qui fut terrible, ils se précipitèrent sur le pont.

Déjà, la mâture du navire était venue en bas, et le Waldeck s’était couché sur le flanc ; mais il ne devait pas couler, l’eau n’ayant envahi la cale que dans une proportion insuffisante.

Quant au capitaine et à l’équipage du Waldeck, tous avaient disparu, soit que les uns eussent été précipités dans la mer, soit que les autres se fussent accrochés aux agrès du navire abordeur, qui, après le choc, avait fui pour ne plus revenir.

Les cinq noirs étaient restés seuls à bord, sur une coque à demi chavirée, à douze cents milles de toutes terres.

Le plus vieux de ces nègres se nommait Tom. Son âge, aussi bien que son caractère énergique et son expérience souvent mise à l’épreuve pendant une longue vie de travail, en faisaient le chef naturel des compagnons qui s’étaient engagés avec lui.

Les autres noirs étaient des jeunes gens de vingt-cinq à trente ans, qui avaient noms Bat, fils du vieux Tom, Austin, Actéon et Hercule, tous quatre bien constitués, vigoureux, et qui auraient valu cher sur les marchés de l’Afrique centrale. Bien qu’ils eussent terriblement souffert, on pouvait aisément reconnaître en eux de magnifiques échantillons de cette forte race, auxquels une éducation libérale, puisée aux nombreuses écoles du Nord-Amérique, avait déjà imprimé son cachet.

Tom et ses compagnons s’étaient donc trouvés seuls sur le Waldeck, après la collision, n’ayant aucun moyen de relever cette coque inerte, sans même pouvoir la quitter, puisque les deux embarcations du bord avaient été fracassées dans l’abordage. Ils en étaient réduits à attendre le passage d’un navire, tandis que l’épave dérivait peu à peu sous l’action des courants. Cette action expliquait pourquoi on l’avait rencontrée si en dehors de sa route, car le Waldeck, parti de Melbourne, aurait dû se trouver beaucoup plus bas en latitude.

Pendant les dix jours qui s’écoulèrent entre la collision et le moment où le Pilgrim arriva en vue du bâtiment naufragé, les cinq noirs s’étaient nourris des quelques aliments qu’ils avaient trouvés dans l’office du carré. Mais, n’ayant pu pénétrer dans la cambuse, que l’eau noyait entièrement, ils n’avaient eu aucun spiritueux pour étancher leur soif, et ils avaient cruellement souffert, les pièces à eau, amarrées sur le pont, ayant été défoncées par le choc. Depuis la veille, Tom et ses compagnons, torturés par la soif, avaient perdu connaissance, et il était temps que le Pilgrim arrivât.

Tel fut le récit que Tom fit en peu de mots au capitaine Hull. Il n’y avait pas lieu de mettre en doute la véracité du vieux noir. Ses compagnons confirmèrent tout ce qu’il avait dit, et, d’ailleurs, les faits plaidaient pour ces pauvres gens.

Un autre être vivant, sauvé sur l’épave, aurait sans doute parlé avec la même franchise, – s’il eût été doué de la parole.

C’était ce chien, que la vue de Negoro semblait affecter d’une si désagréable façon. Il y avait là quelque antipathie véritablement inexplicable.

Dingo, – tel était le nom de ce chien, – appartenait à cette race de mâtins qui est particulière à la Nouvelle-Hollande. Ce n’était pas en Australie, cependant, que l’avait trouvé le capitaine du Waldeck. Deux ans auparavant, Dingo, errant, à demi-mort de faim, avait été rencontré sur le littoral ouest de la côte d’Afrique, aux environs de l’embouchure du Congo. Le capitaine du Waldeck avait recueilli ce bel animal, qui, resté peu sociable, semblait toujours regretter quelque ancien maître dont il aurait été violemment séparé et qu’il eût été impossible de retrouver dans cette contrée déserte. – S.V., – ces deux lettres, gradées sur son collier, c’était tout ce qui rattachait cet animal à un passé dont on eût vainement cherché le mystère.

Dingo, bête magnifique et robuste, plus grand que les chiens des Pyrénées, était donc un spécimen superbe de cette variété des mâtins de la Nouvelle-Hollande. Lorsqu’il se redressait, rejetant sa tête en arrière, il égalait la taille d’un homme. Son agilité, sa force musculaire avaient dû en faire un de ces animaux qui attaquent sans hésiter jaguars ou panthères, et ne craignent pas de faire face à un ours. De pelage épais, sa longue queue bien fournie et raide comme une queue de lion, fauve foncé dans sa couleur générale, Dingo n’était nuancé qu’au museau de quelques reflets blanchâtres. Cet animal, sous l’influence de la colère, pouvait devenir redoutable, et on comprendra que Negoro ne fût pas satisfait de l’accueil que lui avait fait ce vigoureux échantillon de la race canine.

Cependant, Dingo, s’il n’était pas sociable, n’était pas méchant. Il semblait plutôt être triste. Une observation qui avait été faite par le vieux Tom à bord du Waldeck, c’est que ce chien ne semblait pas affectionner les noirs. Il ne cherchait point à leur faire du mal, mais certainement il les fuyait. Peut-être sur cette côte africaine où il errait, avait-il subi quelques mauvais traitements de la part des indigènes. Aussi, bien que Tom et ses compagnons fussent de braves gens, Dingo ne s’était-il jamais porté vers eux. Pendant les dix jours que les naufragés avaient passés sur le Waldeck, il s’était tenu à l’écart, se nourrissant on ne sait comment, mais ayant, lui aussi, cruellement souffert de la soif.

Tels étaient donc les survivants de cette épave, que le premier coup de mer allait submerger. Elle n’eût sans doute entraîné que des cadavres dans les profondeurs de l’Océan, si l’arrivée inespérée du Pilgrim, retardé lui-même par les calmes et les vents contraires, n’eût permis au capitaine Hull de faire œuvre d’humanité.

Cette œuvre, il n’y avait plus qu’à la compléter en rapatriant les naufragés du Waldeck, qui, dans ce naufrage, avaient perdu leurs économies de trois années de travail. C’est ce qui allait être fait. Le Pilgrim, après avoir opéré son déchargement à Valparaiso, devait remonter la côte américaine jusqu’à la hauteur du littoral californien. Là, Tom et ses compagnons seraient bien accueillis par James-W. Weldon, – sa généreuse femme leur en donna l’assurance, – et ils seraient pourvus de tout ce qui leur serait nécessaire pour regagner l’État de Pennsylvanie.

Ces braves gens, rassurés sur l’avenir, n’eurent donc qu’à remercier Mrs. Weldon et le capitaine Hull. Certainement, ils leur devaient beaucoup, et, quoiqu’ils ne fussent que de pauvres nègres, peut-être ne désespéraient-ils pas de payer un jour cette dette de reconnaissance.

CHAPITRE VS.V.

Cependant, le Pilgrim avait repris sa route, en tâchant de gagner le plus possible dans l’est. Cette regrettable persistance des calmes ne laissait pas de préoccuper le capitaine Hull, – non qu’il s’inquiétât d’une ou deux semaines de retard dans une traversée de la Nouvelle-Zélande à Valparaiso, mais à cause du surcroît de fatigue que ce retard pouvait apporter à sa passagère.

Cependant, Mrs. Weldon ne se plaignait pas et prenait philosophiquement son mal en patience.

Ce jour même, 2 février, vers le soir, l’épave fut perdue de vue.

Le capitaine Hull se préoccupa, en premier lieu, d’installer aussi convenablement que possible Tom et ses compagnons. Le poste d’équipage du Pilgrim, disposé sur le pont en forme de roufle, eût été trop petit pour les contenir. On s’arrangea donc de manière à les loger sous le gaillard d’avant. D’ailleurs, ces braves gens, accoutumés aux rudes travaux, ne pouvaient être difficiles, et, par un beau temps, chaud et salubre, ce logement devait leur suffire pendant toute la traversée.

Ce vigoureux nègre valait un palan à lui tout seul.

La vie du bord, secouée un instant de sa monotonie par cet incident, reprit donc son cours.

Tom, Austin, Bat, Actéon, Hercule, auraient bien voulu se rendre utiles. Mais, avec ces vents constants, la voilure une fois installée, il n’y avait plus rien à faire. Cependant, lorsqu’il s’agissait d’un virement de bord, le vieux noir et ses compagnons s’empressaient de donner la main à l’équipage, et il faut avouer que lorsque le colossal Hercule pesait sur quelque manœuvre, on s’en apercevait. Ce vigoureux nègre, haut de six pieds, valait un palan à lui tout seul !

Jack se voyait grand, grand.