Un Conte de deux villes - Charles Dickens - E-Book

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Charles Dickens.

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Beschreibung

Le Conte de deux villes, parfois intitulé en français Le Conte de ctés ou Paris et Londres en 1793 (en anglais A Tale of Two Cities, A Story of the French Revolution2), est un roman de Charles Dickens publié en feuilleton hebdomadaire du 30 avril au 25 novembre 1859.
Douzième roman de Dickens, il appartient à sa dernière période, « plus empreinte de gravité » (a graver man), selon Sidney Dark, et « plus soigneuse de la création artistique » (a more careful literary artist)5. Il se situe au temps de la Révolution française à Paris et à Londres, les « deux cités » du titre, et culmine en 1793 à Paris sous la Terreur.
Résumé
En cette année 1775, la France et l'Angleterre traversent une période de soulèvements sociaux. Les forces conduisant à la Révolution française se heurtent à un cercle de personnes vivant de l'autre côté de la Manche, si bien que leurs destinées respectives vont s'en trouver irrévocablement emmêlées84.speaker, and the schoolmaster, and the third grown person present, all backed a little, and swept with their eyes the inclined plane of little vessels then and there arranged in order, ready to have imperial gallons of facts poured into them until they were full to the brim...|
Extrait
Livre I
| Lucie Manette, jeune orpheline ayant été élevée grâce à la banque Tellson dont elle est la pupille, apprend que son père est toujours en vie après avoir été à tort embastillé pendant dix-huit ans. Accompagnée de Mr Jarvis Lorry, homme de confiance de la banque et ancien gérant des affaires de son père avant son incarcération, elle se rend en France et le retrouve au faubourg Saint-Antoine, hébergé depuis sa libération par un de ses anciens domestiques, M. Ernest Defarge...|
|Source Wikipédia|

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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SOMMMAIRE

LIVRE PREMIER RESSUSCITÉ

CHAPITRE I

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

LIVRE DEUXIÈME LE FIL D’OR

CHAPITRE I

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

CHAPITRE VIII

CHAPITRE IX

CHAPITRE X

CHAPITRE XI

CHAPITRE XII

CHAPITRE XIII

CHAPITRE XIV

CHAPITRE XV

CHAPITRE XVI

CHAPITRE XVII

CHAPITRE XVIII

CHAPITRE XIX

CHAPITRE XX

CHAPITRE XXI

CHAPITRE XXII

CHAPITRE XXIII

CHAPITRE XXIV

LIVRE TROISIÈME LA TEMPÊTE

CHAPITRE I

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

CHAPITRE VIII

CHAPITRE IX

CHAPITRE X

CHAPITRE XI

CHAPITRE XII

CHAPITRE XIII

CHAPITRE XIV

CHAPITRE XV

CHARLES DICKENS

UN CONTE DE DEUX VILLES

|A TALE OF TWO CITIES|

ROMAN

Traduction : Emmanuel Bove

Regards, 1936

Raanan Editeur

Livre numérique 755 | édition 1

LIVRE PREMIER RESSUSCITÉ

CHAPITRE I

1775

C’était le meilleur des temps, c’était le pire des temps ; c’était l’âge de la sagesse, c’était l’âge de la folie ; c’était l’époque de la foi, c’était l’époque de l’incrédulité ; c’était la saison de la Lumière ; c’était la saison de l’Obscurité ; c’était le printemps de l’espoir, c’était l’heure du désespoir ; nous avions tout devant nous, nous n’avions rien devant nous ; nous devions tous aller directement au Ciel, nous devions tous prendre l’autre chemin ; bref, l’époque était tellement différente de celle que vous vivons aujourd’hui que quelques-unes des plus tapageuses autorités ne parlaient d’elles, que ce fut en bien ou en mal, qu’au superlatif.

Il y avait sur le trône d’Angleterre un roi avec une forte mâchoire et une reine au visage laid ; il y avait sur le trône de France un roi avec une forte mâchoire et une reine au visage agréable. Dans les deux pays, il était plus clair que le cristal aux grands de l’État réservés, eux, par le miracle de la multiplication des pains et des poissons, que les choses en général étaient ainsi arrangées pour toujours.

C’était l’année de Notre Seigneur 1775. Comme aujourd’hui, des révélations d’en haut étaient accordées à l’Angleterre en cette époque favorisée. Mme Southcott avait récemment atteint son bienheureux vingt-cinquième anniversaire dont un simple soldat prophète de la Garde du Corps avait proclamé la sublime apparition en annonçant qu’il devait marquer l’engloutissement de Londres et de Westminster. Et même le fantôme de Cock-lane qui, après avoir envoyé ses derniers messages, ne s’était reposé qu’une douzaine d’années, recommença comme les esprits (terriblement dénués d’originalité) de l’année qui venait de s’écouler, à donner des signes d’existence. Des messages d’un ordre plus terre à terre étaient arrivés récemment à la cour d’Angleterre et dans le peuple, venant d’un congrès de sujets britanniques en Amérique, lesquels messages, c’est bien étrange à relater, se sont montrés beaucoup plus importants pour la race humaine que toutes les communications reçues jusqu’à présent par l’entremise des poulets de la cuvée de Cock-lane.

La France, moins favorisée en tout ce qui concerne le spiritisme que sa sœur de combat, descendait la pente avec une extrême douceur, fabricant des billets de banque et les dépensant. Sous la direction de son clergé, elle se distrayait dans des exploits d’une réelle valeur humaine, comme de faire condamner un jeune homme à avoir les mains coupées, la langue arrachée avec des tenailles, et le corps brûlé vif, cela parce qu’il ne s’était pas agenouillé sous la pluie pour honorer une procession de moines crasseux qui passait dans son champ visuel, à une distance de quelque cinquante ou soixante yards. Il est assez vraisemblable que, enracinés dans les forêts de France et de Norvège, des arbres étaient en train de grandir quand ce malheureux fut mis à mort, déjà marqués par le bûcheron Destinée, pour être abattus et sciés en planches, pour faire un certain châssis mobile, agrémenté d’un sac et d’un couperet, terrible dans l’histoire. Il est assez vraisemblable que dans les hangars primitifs, les communs sans confort de ceux qui cultivent les lourdes terres des environs de Paris, il y avait à l’abri du mauvais temps, ce même jour, des charrettes grossières, couvertes de la boue des champs, reniflées par des cochons et envahies par les poules, que le fermier Mort avait déjà mises de côté pour être les tombereaux de la Révolution. Mais ce bûcheron et ce fermier, quoiqu’ils travaillassent sans cesse, travaillaient silencieusement et personne ne les entendait aller et venir à pas feutrés, et même de soupçonner qu’ils étaient éveillés pouvait vous faire accuser d’être athée et traître.

En Angleterre, il y avait à peine assez d’ordre et de protection pour justifier les fanfaronnades des nationaux. Des vols audacieux avec effraction par des hommes armés et des vols de grands chemins avaient lieu toutes les nuits dans la capitale même ; les familles étaient publiquement prévenues de ne pas quitter la ville sans mettre, par mesure de sécurité, leur mobilier chez un tapissier ; le voleur de grands chemins dans le noir était au grand jour marchand de la cité ; l’un d’eux ayant été reconnu et défié par un de ses collègues qu’il avait arrêté, en sa qualité de « capitaine », lui tira avec noblesse une balle à travers la tête et s’enfuit au galop ; la malle-poste tomba dans un piège tendu par sept voleurs, le garde en tua trois puis il fut tué lui-même par les autres, « à cause du manque de munitions » ; après quoi la malle-poste fut pillée en paix ; le magnifique potentat qu’est le lord-maire de Londres fut arrêté à Turnham Green par un voleur de grand chemin qui dépouilla l’illustre créature à la vue de toute sa suite ; des prisonniers, dans les geôles de Londres, se battaient avec leurs gardiens, et la loi majestueuse tirait parmi eux des salves de plombs et de balles ; des larrons arrachaient des croix de diamants au cou des nobles lords, dans les salons de la Cour ; des mousquetaires allaient dans Saint-Gilles à la recherche des marchandises de contrebande, et la canaille tirait sur les mousquetaires et les mousquetaires tiraient sur la canaille, et personne ne pensait qu’aucun de ces événements ne sortît de l’ordinaire. Au milieu d’eux, le bourreau, toujours occupé et toujours pire que d’habitude, était sans cesse réquisitionné ; tantôt mettant la corde au cou à de longues files de criminels ; tantôt pendant un samedi un perceur de murailles qui avait été arrêté le mardi ; tantôt marquant au fer rouge, à Newgate, les gens par douzaines, et tantôt brûlant des pamphlets aux portes de Westminster-Hall ; aujourd’hui prenant la vie d’un atroce assassin, et demain celle d’un malheureux petit voleur qui avait dérobé six pence au fils d’un fermier.

Toutes ces choses, et mille autres pareilles, se trouvaient avoir lieu dans cette chère vieille année mil sept cent soixante-quinze, par elles, cependant que le bûcheron et le fermier travaillaient dans l’ombre, ces deux êtres aux fortes mâchoires et ces deux autres aux visages laid et agréable, allaient pleins de suffisance et portaient leurs droits divins d’une main ferme.

Ainsi l’année mil sept cent soixante-quinze devait-elle conduire leurs grandeurs et des myriades de petites créatures – les créatures de cette chronique entre autres – le long des chemins qui s’étendaient devant elles.

CHAPITRE II

LA MALLE-POSTE

C’était la route de Douvres qui se déroulait un vendredi soir de la fin novembre devant le premier personnage avec lequel cette histoire ait affaire. La route de Douvres s’étendait comme pour lui devant la malle-poste de Douvres qui gravissait à ce moment, la colline de Schooter. Il montait la côte dans la boue près de la malle-poste comme le faisaient les autres voyageurs ; non parce qu’ils avaient la moindre envie de prendre de l’exercice en ces circonstances, mais parce que la colline, et les harnais, et la boue et la diligence étaient tous si lourds que les chevaux avaient déjà dû s’arrêter à trois reprises, non sans avoir mis une fois la voiture en travers de la route avec la fourbe intention de la ramener à Blackheath. Les rênes, et le fouet, et le cocher, et le garde, qui avaient conjugué leurs efforts, avaient lu cette loi de la guerre qui est très en faveur par ailleurs, à savoir que quelques brutes d’animaux sont pourvus de raison ; et l’attelage avait capitulé et était retourné à son devoir.

Avec leur tête baissée et leurs queues qui s’agitaient, ils se frayaient un chemin dans la boue épaisse, se débattant et faiblissant de temps à autre comme si leurs membres allaient se désarticuler et tomber en morceaux. Aussi souvent que le conducteur les arrêtait et les invitait au repos avec un prudent : « Wo-ho ! so ho then ! », le cheval en tête secouait violemment la tête et tout ce qu’il y avait dessus – comme un cheval ayant une haute idée de lui-même, se refusant à croire que le coche pourrait atteindre le sommet de la colline. Chaque fois que ce cheval faisait ce tintamarre, le voyageur sursautait, comme pourrait le faire un voyageur nerveux, et se sentait tout troublé.

Il y avait des nappes épaisses de brouillard dans tous les creux, et elles se traînaient désespérément jusqu’en haut de la colline comme un mauvais esprit qui cherche le repos et ne le trouve pas. Un autre brouillard, visqueux et glacial, s’avançait lentement dans l’air par petites vagues qui visiblement se recouvraient les unes les autres, comme pourraient le faire des vagues d’une mer malsaine. C’était suffisamment dense pour tout dérober aux lanternes du coche, sauf les conducteurs et quelques mètres de route ; et la vapeur qui suintait des chevaux en plein effort semblait être le brouillard lui-même.

Deux autres voyageurs, en plus du premier, peinaient en gravissant la colline aux côtés de la malle-poste. Tous trois étaient emmitouflés jusqu’aux et par-dessus les oreilles, et portaient de grosses bottes. Aucun des trois ne pouvait dire, par ce qu’il voyait de ses compagnons, à quoi ils ressemblaient ; et chacun demeurait caché de ses deux compagnons, sous toutes ses couvertures, aussi bien des yeux de l’esprit que des yeux du corps. À cette époque, les voyageurs étaient trop prudents pour s’abandonner à des confidences, chacun sur la route pouvant être un voleur ou faire partie d’une bande de voleurs.

Ainsi songeait en lui-même le garde de la malle-poste de Douvres, ce vendredi soir de novembre mil sept cent soixante-quinze, en gravissant péniblement la colline de Shooter, cependant qu’il se tenait sur son perchoir personnel, à l’arrière du coche, et qu’il frappait des pieds, un œil et une main sur la caisse d’armes placée devant lui et contenant un tromblon chargé reposant sur six ou huit pistolets d’arçons, également chargés, reposant à leur tour sur des monceaux de coutelas.

La malle de Douvres était dans son état d’esprit habituel, c’est-à-dire que le garde suspectait les passagers, que les passagers se suspectaient entre eux et suspectaient le garde, bref tout le monde se suspectait, et le cocher n’était sûr de rien sinon de ses chevaux ; quant à ce bétail, il aurait pu jurer d’une conscience tranquille sur les deux Testaments qu’il n’était pas en mesure de faire le voyage.

— Wo-ho ! cria le cocher. So, then ! Encore un coup, et vous êtes au sommet, et soyez damnés, vieilles rosses, pour tout le mal que j’ai eu à vous y faire monter ! Joe !

— Hallo, répondit le garde.

— Quelle heure que tu marques, Joe ?

— Onze heures et dix bonnes minutes.

— Bon sang ! s’écria le cocher furieux. Et nous ne sommes pas encore en haut de la Shooter ! Tst ! Yah ! Allez-y donc, vous autres !

Le cheval de tête, frappé au vif par le fouet, fit un gros effort pour reprendre sa marche, et les trois autres chevaux suivirent son exemple. Une fois de plus, la malle-poste se débattit pour continuer sa route, cependant que les grosses bottes des passagers s’enfonçaient dans la boue à côté d’elle. Ils s’étaient arrêtés quand le coche s’était arrêté, et ils restaient en contact étroit avec lui. Si n’importe lequel des trois avait eu l’audace de proposer à ses compagnons d’avancer dans le brouillard et l’obscurité, il se serait mis dans le cas d’être tué instantanément comme un voleur de grands chemins.

Ce dernier effort conduisit la malle au sommet de la colline. Les chevaux s’arrêtèrent pour souffler de nouveau, et le garde descendit pour bloquer la roue, à cause de la descente, et pour ouvrir la porte du coche afin de laisser entrer les voyageurs.

— Tst, Joe ! cria le cocher avec un avertissement dans la voix et en regardant en bas du haut de son siège.

— Qu’est-ce que tu dis, Tom ?

Tous deux écoutèrent.

— Je dis qu’un cheval au petit galop remonte la côte, Joe.

— Je dis un cheval au grand galop, Tom, rétorqua le garde en lâchant la portière et en montant vivement à sa place. « Messieurs, au nom du roi, aidez-moi ! »

Dans le même temps qu’il faisait cette adjuration hâtive, il arma son tromblon et se mit sur la défensive.

Le voyageur dont il est question dans cette histoire était sur le marchepied, prêt à entrer dans le coche. Les deux autres passagers se trouvaient derrière lui, prêts à le suivre. Il s’arrêta sur le marchepied, à moitié dans la voiture, à moitié dehors ; les autres étaient encore sur la route. Leurs regards allaient du cocher au garde et du garde au cocher, et ils écoutaient. Le cocher regardait en arrière et le garde regardait en arrière et le cheval de tête lui-même pointa ses oreilles et regarda en arrière sans que personne l’en empêchât.

Le silence consécutif à la cessation des grincements et du roulement du coche, ajouté au silence de la nuit, faisait que tout était vraiment tranquille. Le halètement des chevaux communiquait son tremblement au coche, et on eût dit que celui-ci était ému lui aussi. Les cœurs des voyageurs battaient peut-être assez fort pour être entendus ; mais de toutes façons on pouvait conclure auditivement de cette pause qu’il s’agissait de gens hors d’haleine, et retenant leur souffle et ayant un pouls rapide à cause de l’attente.

Le bruit d’un cheval au galop arrivait rapidement au sommet de la colline.

— So-ho ! cria le garde aussi fort qu’il le pouvait. Qui est là ? Arrêtez ou je vais tirer !

Le cheval ralentit et dans le fracas des sabots, une voix d’homme sortit du brouillard.

— Est-ce que vous êtes la malle-poste de Douvres ?

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ce que nous sommes ? répondit le garde. Qui êtes-vous ?

— Est-ce que c’est la malle de Douvres ?

— Pourquoi voulez-vous le savoir ?

— Si c’est cela, je veux voir un voyageur.

— Quel voyageur ?

— Monsieur Jarvis Lorry.

Le voyageur de notre récit montra tout de suite qu’il s’appelait ainsi. Le garde, le cocher et les deux autres passagers le regardèrent avec méfiance.

— Restez où vous êtes, cria le garde à la voix venant du brouillard, parce que si je fais une erreur, on ne pourrait quand même jamais vous rendre la vie. Le monsieur du nom de Lorry, répondez tout de suite.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le voyageur, d’une voix modulée avec douceur. Qui veut me voir ? Est-ce que c’est Jerry ?

(« Je n’aime pas la voix de Jerry, si c’est Jerry, grogna le garde en lui-même. Elle est plus rauque qu’il ne me convient, cette voix de Jerry. »)

— Oui, monsieur Lorry.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Une dépêche qu’on vous fait suivre de très loin. T. et Co.

— Je connais ce messager, garde, dit M. Lorry en redescendant sur la route aidé avec plus de hâte que de politesse par les deux autres passagers qui, immédiatement après, se précipitèrent dans le coche, fermèrent les portes et remontèrent les vitres. Il peut approcher. Il n’y a rien d’anormal.

— J’espère bien qu’il n’y a rien d’anormal, mais je ne peux pas en convaincre la nation, dit le garde dans un soliloque bougon. Hé ! là-bas, vous !

— Oui, et hé ! là-bas ! à vous aussi, dit Jerry plus enroué qu’avant.

— Avancez d’un pas. Vous me comprenez ? Et si vous avez des pistolets à cette selle, ne me laissez pas voir vos mains s’en approcher parce que je fais des erreurs diablement vite, et quand j’en ai fait une, cela prend la forme d’une balle de plomb. Bien, maintenant, laisse-nous te regarder.

La silhouette d’un cheval et d’un cavalier s’avançait lentement à travers les tourbillons de brouillard et s’approchait du côté du coche où se tenait le voyageur. Le cavalier s’arrêta et, lançant un coup d’œil sur le garde, tendit au voyageur un petit papier plié. Le cheval du cavalier était à bout de souffle et tous les deux, cheval et cavalier, étaient couverts de boue depuis les sabots du cheval jusqu’au chapeau de l’homme.

— Garde, dit le voyageur sur le ton calme d’une confidence d’affaire.

Le vigilant garde, la main droite sur le manche de son tromblon dressé, la gauche sur le barillet, un œil sur le cavalier, répondit sèchement : « Monsieur ».

— Il n’y a rien à craindre. J’appartiens à la banque Tellson. Vous devez connaître la banque Tellson à Londres. Je vais à Paris pour affaires. Voilà un pourboire d’une couronne. Est-ce que je peux lire ceci ?

— Oui, si c’est rapide, monsieur.

Le voyageur ouvrit la lettre à la lumière des lanternes du coche, du côté où il se trouvait, et lut – d’abord pour lui-même, puis tout haut : « Attendez Mademoiselle à Douvres. »

— Cela n’a pas été long, vous voyez, garde. Jerry, dites que ma réponse fut, rappelé à la vie.

Jerry tressauta sur sa selle.

— Ça, c’est une bien étrange réponse, aussi, dit-il de sa voix la plus rauque.

— Rapportez ce message et ils comprendront que je l’ai reçu aussi bien que si je leur avais écrit. Que votre retour se passe bien. Bonne nuit.

Sur ces mots, le passager ouvrit la portière et entra dans le coche sans recevoir la plus petite aide de ses compagnons de route qui avaient rapidement caché leurs montres et leurs bourses dans leurs bottes et qui, avec ensemble, feignaient à présent de dormir, sans autre but plus défini que d’échapper au péril.

Le coche roulait à nouveau, au milieu d’une ceinture de brouillard, de plus en plus épaisse à mesure qu’il descendait. Bientôt le garde replaça son tromblon dans le coffre aux armes et après avoir jeté un coup d’œil sur le contenu, puis sur les pistolets supplémentaires qu’il portait dans sa ceinture, posa son regard sur un coffre plus petit, placé sous son siège, dans lequel il y avait quelques outils de forgeron, deux torches et une boîte d’amadou. Il était muni de ce complément au cas où les lanternes du coche s’éteindraient, ce qui arrivait quelquefois ; il n’avait alors qu’à s’enfermer, tenir le silex et l’acier bien au-dessus de la paille pour obtenir du feu assez facilement et sans grand danger (s’il avait de la chance) en cinq minutes.

— Tom ! murmura-t-il par-dessus le toit du coche.

— Qu’est-ce qu’il y a, Joe ?

— As-tu entendu le message ?

— Oui, je l’ai entendu, Joe.

— Qu’est-ce que tu en penses, Tom ?

— Rien du tout, Joe.

— Ça, c’est une coïncidence tout de même, dit le garde rêveur. Car moi aussi, je n’en pense rien.

Jerry, laissé seul dans le brouillard et l’obscurité, était descendu pendant ce temps de cheval, non seulement pour permettre à sa monture exténuée de se reposer, mais pour essuyer la boue de sa figure et secouer l’eau des bords de son chapeau qui étaient capables de contenir, à peu près, deux litres. Après être resté debout, les rênes enroulées autour de son bras trempé, jusqu’à ce que le bruit des roues de la malle-poste se fût évanoui et que la nuit fût redevenue complètement silencieuse, et il se retourna et descendit la colline.

« Après votre galop de Temple-Bar, vieille dame, je n’aurai pas confiance en vos quatre jambes avant d’avoir retrouvé le plat, dit à son cheval le messager à la voix rauque. Rappelé à la vie. Ça, c’est un message fameusement étrange. Beaucoup de ces trucs-là ne seraient pas bons pour toi, Jerry ! J’ai dit, Jerry ! Tu serais dans une fameusement mauvaise situation si revenir à la vie devenait à la mode, Jerry ! »

CHAPITRE III

LES OMBRES DE LA NUIT

Un merveilleux sujet de méditation est que chaque créature humaine est constituée pour être un secret et un mystère profonds pour chaque autre. Solennelles, telles sont mes réflexions lorsque j’entre dans une grande ville la nuit, où chacune des maisons hermétiquement closes contient son propre secret, où chaque cœur de ces cent mille poitrines est, par un de ses aspects, un secret pour le cœur le plus proche de lui !

Quelque chose de l’horreur même de la mort est imputable à ceci. Jamais plus je ne pourrai tourner les pages de ce cher livre que j’aimais, et espérer pouvoir le lire à temps. Jamais plus je ne pourrai regarder dans les profondeurs de ces eaux insondables où, alors qu’un éclair passager les illuminait, j’ai eu la vision d’un trésor caché et d’autres choses noyées ! Il était écrit que l’eau serait emprisonnée dans une glace éternelle au moment où la lumière jouait sur sa surface et que je me tenais dans l’ignorance sur la berge. Mon ami est mort, mon voisin est mort, mon amour, la chérie de mon âme est morte ; c’est l’inexorable consolidation et perpétuation du mystère qui était toujours dans leur personne que je transporterai dans la mienne jusqu’à la fin de ma vie. Dans chaque cimetière de cette ville que je traverse, y a-t-il un dormeur plus impénétrable que ses habitants affairés ne le sont pour unir dans leur plus intime personnalité ce que je ne le suis pour eux ?

Le messager sur le dos de son cheval avait exactement les mêmes jouissances que le roi, le premier ministre de l’État ou le plus riche marchand de Londres. Il en allait de même avec les trois voyageurs enfermés dans l’étroite enceinte d’un vieux coche cahotant ; ils étaient des mystères les uns pour les autres, aussi impénétrables que si chacun s’était trouvé dans sa propre voiture à six chevaux, ou dans sa propre voiture à soixante, avec la largeur d’un comté entre eux.

Le messager s’en retournait au petit trot, s’arrêtant assez souvent pour boire dans les auberges de la route, mais montrant une tendance à ne suivre que ses propres avis et à garder son chapeau rabattu sur les yeux. Il avait d’ailleurs des yeux qui s’assortissaient parfaitement avec le décor, étant noirs, sans profondeur dans la couleur ou dans la forme et beaucoup trop rapprochés – comme s’ils craignaient d’être surpris séparément s’ils étaient trop éloignés l’un de l’autre. Ils avaient une expression sinistre entre le tricorne semblable à un crachoir triangulaire et le gros cache-nez du menton et de la gorge, lequel tombait presque jusqu’aux genoux de celui qui le portait.

Lorsque le messager s’arrêtait pour boire, il rabattait un peu ce cache-nez de la main gauche seulement, cependant que de la droite, il portait le verre à la bouche ; et aussitôt que cela était fait, il s’emmitouflait de nouveau.

« Hm, Jerry, Hm ! disait le messager, rabâchant un seul thème tout en trottant. Ça ne ferait pas ton affaire, Jerry. Jerry, toi un honnête boutiquier, cela ne serait pas dans ta ligne de conduite ! Rappelé ! Je veux qu’on fasse un portrait si je ne pense pas qu’il était ivre ! »

Le message mettait son esprit dans une telle perplexité que le cavalier fut obligé d’ôter plusieurs fois son chapeau pour se gratter la tête. Sauf sur le sommet de la tête qui était misérable avec sa calvitie, il avait des cheveux raides, noirs, inégalement taillés, et pressant sur le devant presque jusqu’à son large nez camard. C’était comme un travail de forgeron, beaucoup plus comme le sommet d’un mur garni de pointes que comme une tête avec des cheveux, si bien que ceux qui aiment à jouer à saute-mouton l’eussent écarté comme l’homme le plus dangereux du monde pour servir de tremplin.

Tandis qu’il s’en retournait en trottinant avec le message qu’il devait rapporter au gardien de nuit, dans sa loge à la porte de la banque Tellson de Temple-Bar, lequel gardien devait le transmettre aux plus grandes autorités de l’intérieur de l’immeuble, les ombres de la nuit prirent pour lui des formes comme surgies du message, et pour la jument également, comme surgies de ses propres tourments à elle. Et ils paraissaient être nombreux car elle faisait des écarts à chaque ombre sur la route.

Pendant ce temps, la malle-poste roulait pesamment, peinant, sautant dans les ornières, grinçant, faisant du tintamarre et cahotant sur la longue route, avec ses trois voyageurs emprisonnés à l’intérieur. À eux, probablement, les ombres de la nuit se montraient sous la forme que des yeux obscurcis et des pensées errantes pouvaient imaginer.

La banque Tellson faisait aussi son apparition dans le coche. Quant au voyageur banquier – un bras passé dans l’accoudoir de cuir qui l’empêchait d’écraser le voisin et le maintenait dans son coin chaque fois qu’un cahot plus fort secouait le coche – il balançait la tête, les yeux mi-clos, et les petites vitres, et la lanterne qui vacillait au travers, et le gros tas de voyageurs assis en face de lui, devinrent la banque, et se mirent à faire des affaires. Le bruit des harnais était le tintement de l’argent, et les traites qui furent acceptées en ces cinq minutes furent plus nombreuses que la banque Tellson n’en avait jamais payé en trois fois ce temps, malgré ses accointances à l’étranger et en Angleterre. Puis la cave blindée de chez Tellson, avec ses provisions d’or et ses secrets – ceux-ci étaient connus du voyageur qui savait bien des choses à leur sujet – s’ouvrit devant lui et il s’avança au milieu de tous ces trésors, les grandes clefs à la main, éclairé par la faible lueur d’une chandelle, et il trouva tout en sûreté, et solide, et silencieux, exactement comme il l’avait vu la dernière fois.

Mais quoique la banque demeurât toujours présente devant lui, et quoique le coche (d’une manière confuse, comme la présence d’une douleur sous un soporifique) demeurât lui aussi toujours présent, une autre vague d’impressions ne cessa de tourbillonner devant la nuit. Il se dirigeait vers un tombeau, pour déterrer quelqu’un. Il était sur le point de tirer quelqu’un de la tombe. Maintenant, parmi ces multiples formes qui lui apparaissaient, laquelle était le vrai visage de la personne enterrée ? Les ombres de la nuit ne le disaient pas ; elles étaient pourtant toutes le visage d’un homme de quarante-cinq ans, et elles ne différaient que par les sentiments qu’elles exprimaient et leur air de fantôme usé et ravagé. Orgueil, contentement, défiance, soumission, tristesse se succédaient ; ainsi voyait-on toutes les joues creuses possibles, toutes les couleurs cadavériques, toutes les formes des mains. Mais le visage demeurait toujours le même visage et chaque tête était prématurément blanchie. Cent fois, le voyageur interrogea le spectre.

— Enterré depuis combien de temps ?

La réponse était toujours la même :

— Presque dix-huit ans.

— Vous aviez abandonné tout espoir d’être déterré ?

— Il y a longtemps.

— Savez-vous que vous devez revivre ?

— Ils me l’ont dit.

— J’espère que vous tenez à vivre.

— Je ne peux pas le dire.

— Dois-je vous la montrer ou allez-vous venir la voir ?

La réponse à cette question était toujours différente et souvent contradictoire. Quelques fois, la réponse était : « Attendez, cela me tuerait si je la voyais trop vite. » Quelques fois, elle était donnée au milieu d’une pluie de larmes et alors elle était : « Amenez-moi près d’elle ». Quelques fois, elle était faite avec un air égaré, elle était alors : « Je ne la connais pas. Je ne vous comprends pas. »

Après de tels discours imaginaires, le voyageur, toujours dans ses visions, allait creuser, et creuser, et creuser – tantôt avec une bêche, tantôt avec une grosse clef, tantôt avec ses mains – pour sauver cette malheureuse créature. Il la dégageait à la fin, elle avait le visage et les cheveux pleins de terre, et soudain elle tombait en poussière. Le voyageur sursauta et baissa un peu la vitre, pour avoir une sensation de réalité, pour recevoir sur ses joues du brouillard et de la pluie.

Encore à présent que ses yeux étaient ouverts sur le brouillard et sur la pluie, sur les lueurs mouvantes des hauteurs, sur les haies des bords de la route, fuyant par saccades, les ombres de la nuit hors du coche se confondaient avec celles qui peuplaient l’intérieur du coche. La vraie banque de Temple-Bar, les vraies affaires de ces derniers jours, les vrais caveaux, le vrai message qu’on lui avait envoyé, et la vraie réponse qu’il avait faite, tout cela était là. Et, émergeant de cette brume d’images, la figure spectrale se dressait et de nouveau le voyageur lui parla :

— Enterré depuis combien de temps ?

— Presque dix-huit ans.

— J’espère que vous êtes heureux de revivre.

— Je ne peux pas le dire.

Et il creusait, creusait, creusait, jusqu’à ce qu’un mouvement d’impatience de l’un des deux passagers l’obligeât de remonter la vitre, de repasser son bras dans l’accoudoir, et de méditer sur les deux formes endormies, jusqu’à ce que son esprit s’échappât de nouveau et elles se confondaient avec la banque et la tombe.

— Enterré depuis combien de temps ?

— Presque dix-huit ans.

— Vous aviez abandonné tout espoir d’en sortir ?

— Il y a longtemps.

Les mots résonnaient encore à ses oreilles – distinctement, comme tous les mots qu’il avait entendus dans sa vie – lorsque le voyageur fatigué tressaillit en prenant conscience de la lumière du jour, en s’apercevant que les ombres de la nuit s’étaient évanouies.

Il baissa la vitre et regarda le soleil qui se levait. Il y avait dans un sillon de terre labourée, une charrue qui avait été laissée là la nuit dernière, quand les chevaux avaient été dételés ; plus loin, il y avait un bois dont les feuilles rouge-feu et jaune d’or restaient suspendues aux branches. Bien que la terre fût froide et humide, le ciel était clair et le soleil se levait glorieux, placide et merveilleux.

« Dix-huit ans ! dit le voyageur en regardant le soleil. Divin créateur du Jour ! Être enterré vivant depuis dix-huit ans ! »

CHAPITRE IV

LA PRÉPARATION

Quand la malle-poste arriva à Douvres, sans encombre, dans le courant de la matinée, le premier garçon de l’hôtel du Roy Georges ouvrit, suivant son habitude, la porte du coche. Il le fit avec une certaine cérémonie car le voyage de Londres, en malle-poste, l’hiver, était une performance dont on pouvait féliciter le voyageur aventureux qui l’avait accomplie.

Cette fois, il ne restait plus qu’un voyageur aventureux à féliciter ; car les deux autres avaient été déposés à leur destination respective le long de la route. L’atmosphère, à l’intérieur du coche, avec sa paille humide et sale, son odeur désagréable et son obscurité, était plutôt celle d’une niche de grand format. M. Lorry, le voyageur, en sortant du coche, avec sa couverture à longs poils pleine de paille, avec son chapeau amolli, et ses jambes couvertes de boue, avait lui-même plutôt l’air d’un chien de grande dimension.

— Y aura-t-il demain un bateau pour Calais, garçon ?

— Oui, Monsieur, si le temps se maintient et si le vent est possible. La marée sera assez favorable vers deux heures de l’après-midi, Monsieur. Un lit, Monsieur ?

— Je ne me coucherai pas avant ce soir, mais je veux une chambre et un barbier.

— Et après, est-ce que vous prendrez votre petit déjeuner ? Bien, Monsieur. Par ici, Monsieur, s’il vous plaît. Conduisez Monsieur à la Concorde ! Montez la valise de Monsieur et de l’eau chaude à la Concorde. Vous enlèverez les bottes de Monsieur là-haut. (Vous allez trouver un bon feu de houille, Monsieur). Allez chercher un barbier et dites-lui de se presser pour le Concorde.

La chambre, la Concorde, était toujours réservée aux voyageurs arrivant par la malle-poste et les voyageurs de la malle-poste étant toujours couverts de la tête aux pieds, cette chambre avait la particularité bizarre, dans l’établissement du Roy Georges, que, quoiqu’on y vît toujours entrer une même espèce d’hommes, toutes les variétés d’hommes en sortaient. En conséquence, un autre garçon, et deux porteurs, et plusieurs femmes de chambre, et l’hôtesse, étaient tous en train de flâner comme par hasard à différents points du parcours de la Concorde à la salle du café, lorsqu’un monsieur d’une soixantaine d’années, correctement vêtu d’un complet marron assez usagé mais très bien entretenu, avec de grands revers pointus, de grandes pattes aux poches, passa pour aller prendre son petit déjeuner.

La salle du café n’avait pas d’autre occupant, ce matin-là, que le monsieur en marron. On avait avancé sa table devant le feu et lorsqu’il s’assit, éclairé par les flammes, il se tenait si immobile en attendant son repas qu’il aurait pu être en train de poser pour son portrait.

Il avait l’air paisible et méthodique, avec une main sur chaque genou, avec sa montre sonore dont le tic-tac résonnait comme un sermon dans son gilet à basques comme si elle opposait sa gravité et sa longévité à la légèreté et à l’état éphémère du feu pétillant. Il avait une jambe fine et il en était un peu fier car ses bas bruns, lisses et collants, étaient d’une extrême finesse ; ses souliers et ses boucles également, quoique simples, étaient coquets. Il portait une drôle de petite perruque blonde, luisante et frisée, très collée à la tête ; laquelle perruque, s’il est à présumer qu’elle avait été faite avec des cheveux, avait beaucoup plus l’air d’avoir été fabriquée avec des fils de soie ou de verre. Son linge, quoique pas très fin en comparaison des bas, était aussi blanc que l’écume de la vague qui se brise dans le voisinage de la plage, ou que la tache que fait la voile d’un bateau dans l’éclat du soleil, au loin, sur la mer. Le visage, habituellement impassible et calmé, était toujours éclairé, sous la singulière perruque, par une paire d’yeux humides et brillants qui avaient dû donner jadis bien du mal à leur propriétaire, pour atteindre à l’expression réservée et compassée nécessaire à tout employé de la banque Tellson. Il avait des couleurs saines aux joues et ses traits, quoique fatigués, portaient peu de traces d’inquiétude. La raison en était peut-être que les hommes de confiance, des vieux clercs célibataires de la banque Tellson, s’occupaient surtout des soucis des autres ; et que peut-être les soucis des autres, comme les vêtements d’occasion, se portent et s’enlèvent facilement.

Pour compléter sa ressemblance avec un homme qui pose pour son portrait, M. Lorry s’endormit. L’arrivée du déjeuner le réveilla, et il dit au garçon en approchant sa chaise :

— Je voudrais que vous vous prépariez à recevoir une jeune dame qui peut arriver aujourd’hui d’une minute à l’autre. Il est possible qu’elle demande monsieur Jarvis Lorry, à moins qu’elle ne demande tout simplement un monsieur de la banque Tellson. Je vous prierais de me prévenir.

— Oui, Monsieur. La banque Tellson à Londres, Monsieur.

— Oui.

— Ah ! bien, Monsieur ! Nous avons souvent l’honneur de recevoir vos collègues dans leurs voyages entre Londres et Paris, Monsieur. On voyage beaucoup, Monsieur, quand on fait partie de la maison Tellson et Cie.

— Oui. Nous sommes presque autant une maison française qu’anglaise.

— Oui, Monsieur. Vous n’avez pas, je crois, une aussi grande habitude des voyages que ces messieurs, n’est-ce pas, Monsieur ?

— Ces dernières années, en effet… il y a quinze ans depuis que nous… depuis que je… suis venu pour la dernière fois en France.

— Vraiment, Monsieur ? C’était avant mon arrivée ici, Monsieur. Le Roy Georges était en d’autres mains à cette époque, Monsieur.

— Je le crois volontiers.

— Mais je tiendrais bien le pari, Monsieur, qu’une maison comme Tellson et Cie était déjà florissante, je ne dirai pas il y a quinze ans, mais il y a cinquante ans !

— Vous pouvez tripler le chiffre et dire cent cinquante sans être bien loin de la vérité.

— Vraiment, Monsieur ?

Arrondissant sa bouche et ses deux yeux, le garçon recula de quelques pas, jeta sur le bras gauche la serviette qu’il portait sur le bras droit, et s’installa dans une attitude confortable pour surveiller son hôte pendant qu’il mangerait et boirait, comme d’un observatoire ou d’une tour de guet, conformément à l’usage immémorial des garçons de tous les temps.

Lorsqu’il eut terminé son déjeuner, M. Lorry alla faire une promenade sur la plage. La petite ville de Douvres, étroite et tortueuse, s’écartait du rivage pour cacher son sommet dans des rochers crayeux, comme une autruche effrayée. La plage était un désert de vagues et de pierres roulant sauvagement pêle-mêle, et la mer faisait ce qu’elle voulait, et ce qu’elle voulait, c’est-à-dire détruire. Elle se jetait furieusement sur la ville et elle se jetait furieusement sur les rochers, et elle démolissait la côte comme une folle. L’air qui circulait entre les maisons avait une si forte odeur marine qu’on pouvait supposer que des poissons malades étaient montés vers la côte comme des personnes malades y descendent pour se soigner. On pêchait un peu dans le port, et on y faisait de nombreuses promenades la nuit, en regardant dans la direction de la mer, surtout aux moments où la marée était presque haute. Il arrivait que de petits négociants, qui en général ne faisaient jamais d’affaires, réalisaient de grosses fortunes d’une manière étrange. Et il était à remarquer que personne, dans le voisinage, ne pouvait supporter les allumeurs de réverbères.

Alors que le jour baissait dans l’après-midi, l’air qui, par instants, avait été assez limpide pour permettre d’apercevoir la côte française, redevint brumeux et vaporeux. Les pensées de M. Lorry paraissaient s’obscurcir elles aussi. À la nuit, lorsqu’il s’assit devant le feu de la salle du café, attendant son dîner comme il avait attendu son déjeuner, son esprit se mit à piocher, piocher, piocher dans les charbons ardents qu’il avait devant lui.

Une bouteille de bon Bordeaux, après le dîner, ne fait pas de mal à un piocheur de charbons ardents, sauf s’il a l’intention de travailler. Après s’être abandonné un long moment à la rêverie, M. Lorry venait juste de se verser un plein verre de vin avec une satisfaction aussi apparente qu’il est possible chez un monsieur vieillissant dont le teint est resté frais, lorsqu’un bruit de roues s’éleva de la rue étroite et résonna dans la cour de l’auberge.

Il reposa son verre sans y avoir porté ses lèvres.

— C’est mademoiselle, dit-il.

Presque aussitôt après, le garçon vint annoncer que Mlle Manette était arrivée de Londres et qu’elle serait heureuse de voir le représentant de la banque Tellson.

— Déjà !

Mlle Manette avait pris quelques boissons en cours de route, et elle n’en désirait pas, et elle était extrêmement pressée de voir le monsieur de la maison Tellson, si cela lui plaisait et lui convenait.

Le monsieur de la maison Tellson n’eut plus rien d’autre à faire que de vider son verre d’un air désespéré, que d’ajuster sa drôle de petite perruque blonde, et de suivre le garçon à l’appartement de Mlle Manette. C’était une chambre grande et sombre, tendue de manière funèbre d’étoffe noire, et encombrée de lourdes tables noires. Celle du milieu avait été cirée et cirée avec tant de soin que les deux grandes chandelles qu’elle portait s’y reflétaient aussi lugubrement que si elles avaient été posées sur de profonds cercueils d’acajou sombre.

L’obscurité était si grande que M. Lorry, en cherchant son chemin sur le tapis turc bien usé supposa, jusqu’à ce qu’il eût atteint les deux grandes chandelles, que Mlle Manette se trouvait dans une chambre voisine. Surpris, il vit, debout, prête à le recevoir, entre la table et le feu, une jeune fille qui ne pouvait avoir plus de dix-sept ans, en costume de voyage, et tenant son chapeau à la main par les rubans. Les yeux de M. Lorry se fixèrent alors sur une petite personne au visage mince et charmant, avec beaucoup de cheveux blonds et une paire d’yeux bleus qui regardèrent le visiteur avec une expression interrogative, avec un front possédant la singulière capacité (surtout chez une personne aussi jeune) de se relever, de se plisser comme pour montrer ou de la perplexité, ou de l’étonnement, ou de la crainte, ou simplement de la contention, à moins que ce ne fût tout ensemble. Comme les yeux de M. Lorry se posaient sur toutes ces choses, il fut soudain saisi par la ressemblance frappante qu’avait cette jeune fille avec une enfant qu’il avait tenue dans ses bras, pendant la traversée de la Manche, un jour froid, cependant que la grêle tombait avec violence et que la mer était démontée. Puis la ressemblance s’évanouit, je dirais comme un souffle sur le pauvre miroir placé derrière la jeune fille. Le cadre du trumeau était décoré d’une procession de petits Cupidons noirs, beaucoup sans tête, et tous estropiés, qui offraient dans des paniers noirs, des fruits à des divinités noires du genre féminin.

M. Lorry fit un cérémonieux salut à Mlle Manette.

— Asseyez-vous, je vous prie, monsieur, dit-elle d’une jeune voix claire et agréable, où perçait peut-être un petit accent étranger, mais très léger, en vérité.

— Je vous baise la main, mademoiselle, dit M. Lorry avec les manières d’un autre âge, tout en s’inclinant de nouveau avec cérémonie, et il prit le siège qu’on lui offrait.

— J’ai reçu hier une lettre de la banque, monsieur, m’informant que de nouveaux renseignements – ou découvertes…

— Le mot n’a pas d’importance, mademoiselle ; les deux peuvent aller.

— … concernant les petits biens de mon pauvre père que je n’ai jamais connu… il est mort depuis si longtemps…

M. Lorry s’agita sur sa chaise et jeta un regard troublé sur la guirlande de Cupidons nègres, comme s’il eût pu trouver une aide quelconque dans leurs absurdes paniers !

— … rendait nécessaire mon voyage à Paris pour me mettre en rapport, dans cette ville, avec un monsieur que la banque a été assez bonne d’envoyer à Paris dans cette intention.

— Moi-même.

— Ah ! je le pensais, monsieur !

Elle lui fit une révérence (les jeunes filles faisaient des révérences en ce temps-là) avec le gracieux désir de lui montrer qu’elle sentait combien il était plus âgé et plus sage qu’elle.

Il fit un autre salut.

— J’ai répondu à la banque, monsieur, que puisque ceux qui savent et qui sont assez bons pour me conseiller considéraient ce voyage comme nécessaire, j’irais à Paris, mais que, étant orpheline et n’ayant pas d’amis pouvant m’accompagner, je serais profondément heureuse d’obtenir la permission de me placer, durant le voyage, sous la protection de ce digne monsieur. Il avait quitté Londres, mais je crois qu’on lui a envoyé un messager pour le prier de m’accorder la grâce de m’attendre ici.

— J’ai été heureux, dit M. Lorry, qu’on m’ait fait la confiance de me confier cette mission. Je serai encore plus heureux de l’exécuter.

— Monsieur, je vous remercie infiniment et vous suis profondément reconnaissante. Il m’a été dit par la banque que le monsieur m’expliquerait les détails de l’affaire et que je devais me préparer à les trouver d’une nature surprenante. J’ai fait de mon mieux pour me préparer et j’ai naturellement un fort et ardent désir de les connaître.

— Naturellement, dit M. Lorry. Oui… je…

Après un silence, il poursuivit tout en ajustant de nouveau à ses oreilles sa blonde perruque fixée :

— C’est très difficile de commencer.

Il ne commença pas et dans son indécision, son regard rencontra celui de la jeune fille. Le jeune front se plissa singulièrement, ce qui était joli et personnel en outre – et elle leva une main comme si, involontairement, elle attrapait ou retenait une ombre fugitive.

— M’êtes-vous tout à fait inconnu, monsieur ?

— Je ne le suis pas.

M. Lorry ouvrit les mains et les tendit vers la jeune fille avec un sourire d’acquiescement. Entre les sourcils et juste au-dessus de son petit nez féminin aux contours aussi délicats et fins que possible, l’expression s’approfondit alors que Mlle Manette s’asseyait sur la chaise derrière laquelle elle s’était tenue debout jusqu’à présent. M. Lorry l’observait dans ses moindres mouvements et au moment où elle releva les yeux sur lui, il continua :

— Dans votre pays d’adoption, je présume, je ne peux pas m’adresser à vous autrement que comme à une jeune dame anglaise, mademoiselle Manette.

— Je vous en prie, monsieur.

— Mademoiselle Manette, je suis un homme d’affaires. Je suis chargé de m’acquitter d’une mission. En m’écoutant, ne faites pas plus attention à moi que si j’étais une machine parlante – vraiment je ne suis pas beaucoup plus. Je veux, avec votre permission, vous raconter, mademoiselle, l’histoire d’un de nos clients.

— Histoire !

Il parut désireux de glisser sur le mot qu’elle avait répété, et ajouta rapidement :

— Oui, client. Dans les affaires de banque, nous appelons habituellement nos relations des clients. Il était français, un scientifique, un homme de grand savoir – un docteur.

— Pas de Beauvais ?

— Si, de Beauvais. Comme monsieur Manette, votre père, ce monsieur jouissait d’une grande réputation à Paris. J’ai eu l’honneur de le connaître là-bas. Nos rapports étaient des rapports d’affaires, mais cordiaux. Dans ce temps, j’étais dans notre succursale française, j’y étais déjà depuis… oh ! vingt ans !

— Dans ce temps… Puis-je vous demander, monsieur, de quel temps il s’agit ?

— Je parle, mademoiselle, d’il y a vingt ans. Il se maria – avec une jeune femme anglaise – et j’étais l’une des personnes chargées de ses intérêts. Ses biens, comme les biens de beaucoup de messieurs français et de familles françaises, étaient entièrement entre les mains de Tellson. Pour cette raison, j’ai été chargé de nombreuses affaires. Mais nous n’avions, mes clients et moi, que de simples relations d’affaires, mademoiselle ; il n’y entrait aucune amitié, aucun intérêt personnel, rien qui puisse ressembler à un sentiment. Je passais d’une affaire à une autre, au cours de ma vie active, exactement comme je passe d’un client à l’autre dans une journée de travail ; en résumé, je n’ai pas de sentiments ; je suis une simple machine. Enfin, pour continuer…

— Mais c’est l’histoire de mon père, monsieur, et je commence à croire…

Le front curieusement plissé était tourné vers M. Lorry.

— … que, quand je suis devenue orpheline par la mort de ma mère qui n’avait survécu que deux ans à mon père, c’était vous qui m’aviez amenée en Angleterre. Je suis presque certaine que c’était vous.

M. Lorry prit la petite main hésitante qui se tendait avec confiance vers lui, et il la baisa avec quelque cérémonie. Puis il reconduisit la jeune demoiselle à sa chaise et tenant le dossier de la main gauche, se servant de la droite, pour, à tour de rôle, se frotter le menton, ajuster sa perruque aux oreilles, scander ses paroles, il resta debout, baissant les yeux vers la jeune fille assise qui levait les siens vers lui.

— Mademoiselle Manette, c’était moi. Et vous allez voir combien est vrai ce que je vous ai dit de moi, à savoir que je n’avais pas d’amitiés et que toutes les relations que j’ai entrete-nues avec mes semblables étaient de simples relations d’affaires. Songez donc que je ne vous ai jamais revue depuis ! Non, depuis ce temps, vous avez été la protégée de la maison Tellson, et moi, bien que toujours à la maison Tellson, j’ai été occupé par d’autres affaires depuis ce temps. Des sentiments ! je n’ai pas de temps pour eux, pas l’occasion d’en avoir. Je passe toute ma vie, mademoiselle, à tourner des cylindres contenant d’immenses masses d’or.

Après cette drôle de description de la routine quotidienne, M. Lorry aplatit sa perruque blonde de ses deux mains (ce qui était bien inutile car sa surface luisante ne pouvait être rendue plus lisse) et résuma ce qu’il venait de dire :

— Jusque-là, mademoiselle (comme vous l’avez remarqué) ceci est l’histoire de votre regretté père. Maintenant vient la suite. Si votre père n’était pas mort quand on l’a dit… Pourquoi tressaillez-vous ?

En effet, elle avait tressailli. Elle attrapa le poignet de son interlocuteur avec les deux mains.

— Je vous en prie, dit M. Lorry avec douceur, en ramenant sa main gauche du dossier de la chaise pour la poser sur les doigts suppliants qui le serraient en tremblant, je vous en prie, maîtrisez-vous… Une simple question d’affaires. Comme je disais…

Le regard de la jeune fille le troubla tellement qu’il s’arrêta, s’embrouilla ; il continua enfin :

— Comme je vous le disais, si monsieur Manette n’était pas mort ; s’il avait soudainement et silencieusement disparu ; si on l’avait aidé à disparaître ; s’il n’avait pas été si difficile de deviner dans quel lieu affreux on l’avait conduit, et qu’aucune puissance au monde n’était capable de dépister ; si, parmi ses compatriotes, il avait eu un ennemi doté d’un privilège comme j’en ai vu de mon temps, là-bas, de l’autre côté de l’eau, un privilège dont les plus audacieux craignaient de parler même à voix basse, le privilège par exemple de remplir un blanc-seing permettant d’envoyer n’importe qui pour n’importe quelle durée dans l’oubli d’une prison, un oubli tel que la femme pouvait implorer le roi, la reine, la cour, le clergé sans obtenir la plus petite nouvelle de cet homme – alors l’histoire de votre père aurait été l’histoire de cet infortuné gentilhomme, le docteur de Beauvais.

— Je vous supplie de m’en dire davantage, monsieur.

— Je veux bien. Je vais continuer. Mais aurez-vous la force de m’écouter ?

— Je peux tout supporter sauf l’incertitude où vous me laissez en ce moment.

— Vous parlez avec sang-froid, et vous… êtes calme. Ça, c’est bien ! (Il faut dire que M. Lorry était moins satisfait dans ses manières que dans ses paroles). Une question d’affaires. Ne regardez ce que je vous dis que comme une question d’affaires, d’affaires qui doivent être réglées. Maintenant, si la femme de ce docteur, quoique femme de grand courage et d’esprit élevé, avait souffert si intensivement de son malheur avant la naissance de son petit enfant…

— Le petit enfant était une fille, monsieur.

— Une fille. Une… une… question d’affaires… Ne vous désolez pas, mademoiselle, si cette pauvre dame a souffert si intensément avant la naissance de son petit enfant qu’elle en vint à la détermination d’épargner à celui-ci l’héritage d’une part quelconque des souffrances qu’elle avait endurées en l’élevant dans la croyance que son père était mort… Non, ne vous agenouillez pas ! Au nom du ciel, pourquoi vous agenouillez-vous devant moi ?

— Pour la vérité ! ô cher, bon, compatissant monsieur, pour la vérité.

— Une… une question d’affaires. Vous me remplissez d’émotion et comment pourrais-je traiter des affaires si je suis ému ? Laissez-nous garder notre lucidité. Si vous vouliez avoir la bonté de me dire maintenant par exemple, combien font neuf fois neuf pence, ou combien il y a de shillings dans vingt guinées, ce serait si réconfortant. Je serais tellement plus rassuré quant à votre état d’esprit.

Sans répondre directement à cette invitation, la jeune fille s’assit si tranquillement après avoir écouté ces dures paroles, et ses mains qui n’avaient pas cessé de tenir les poignets de son interlocuteur étaient tellement plus calmes que M. Jarvis Lorry en fut quelque peu rassuré.

— Ça, c’est bien ! Ça, c’est bien ! Courage, nous parlons affaires. Nous avons à parler d’affaires, d’affaires utiles. Mademoiselle Manette, votre mère prit cette résolution pour vous. Et quand elle mourut… de chagrin, je crois… sans avoir jamais cessé de rechercher votre père, elle vous laissait âgée de deux ans, avec la perspective de grandir et de devenir belle et heureuse sans ce sombre nuage au-dessus de votre tête, sans l’incertitude dans laquelle vous alliez être sur le sort de votre père. Allait-il mourir ou bien allait-il languir de nombreuses années en prison ?

En disant ces mots, M. Lorry baissa son regard plein de pitié admirative vers les abondants cheveux blonds de la jeune fille ; comme s’il songeait qu’ils auraient déjà pu être teintés de gris.

— Vous savez que vos parents n’avaient pas de grands biens et que ce qu’ils avaient a été laissé à votre mère et à vous. Il n’y a pas eu, depuis, de nouvelles découvertes d’argent ou de propriétés, mais…

Il sentit les mains se resserrer autour de ses poignets, et il s’interrompit. L’expression du front, qui avait si particulièrement retenu son attention, et qui maintenant était figée, était devenue plus sombre encore.

— Mais il a été trouvé… été trouvé, mademoiselle. Il est vivant, profondément changé, c’est plus que probable ; presque une épave ; c’est possible. Toutefois espérons le mieux. Toujours est-il qu’il est vivant. Votre père a été transporté dans la demeure d’un vieux serviteur à Paris, et nous allons le rejoindre, moi pour l’identifier, si je le peux ; vous pour le ramener à la vie, à l’amour, à la conscience, au repos, à la consolation.

Un frisson parcourut la jeune fille des pieds à la tête. M. Lorry s’en aperçut, et cela le fit frissonner lui aussi. Elle dit d’une voix lasse, distincte, craintive, comme si elle parlait en rêve :

— Je vais voir un spectre ! Ce sera son spectre – pas lui !

M. Lorry frotta doucement les mains qui serraient son bras.

— Allons, allons, allons ! Vous voyez, vous voyez ! Maintenant vous savez le meilleur et le pire. Vous êtes sur la bonne route pour retrouver votre pauvre père si injustement frappé, et après une bonne traversée, un court voyage, vous vous trouverez bien vite en sa chère présence.

Elle répéta ce qu’elle venait d’entendre sur le même ton, puis se mit à murmurer :

— J’ai été libre, j’ai été heureuse, cependant son spectre ne m’a jamais hantée.

— Encore une chose seulement, dit M. Lorry en donnant de l’importance à ces mots de manière à retenir l’attention de son interlocutrice. Il a été trouvé sous un autre nom ; ce serait inutile à présent de chercher à connaître son vrai nom, oublié depuis longtemps ou depuis longtemps dissimulé ; ce serait inutile de chercher à savoir si votre père a été surveillé pendant des années ou abandonné dans sa prison ; ce serait inutile parce que ce serait dangereux. Il vaut mieux ne pas aborder ce sujet de quelque façon que ce soit et conduire votre père, pour un certain temps en tout cas, hors de France. Moi-même, bien que je sois à l’abri en qualité de citoyen anglais, et la maison Tellson elle-même, malgré le rôle important qu’elle joue dans le crédit français, nous évitons toute allusion à cette affaire. Je ne porte jamais sur moi un papier s’y rapportant ouvertement. Tout doit rester secret. Mes lettres de créance, de recommandation, se résument en ces quelques mots : rappelé à la vie ; ce qui peut vouloir dire n’importe quoi ! Mais que se passe-t-il ? Elle n’écoute plus un mot ! Mademoiselle Manette !

Parfaitement immobile et silencieuse, pas même appuyée contre le dossier de sa chaise, elle était assise tout près de M. Lorry, complètement insensible, avec ses yeux ouverts et fixés sur lui. Elle serrait le bras de M. Lorry avec tant de force qu’il craignait de reprendre sa liberté de peur de faire mal à la jeune fille ; c’est pourquoi il appela à l’aide sans faire un mouvement.

Une femme à l’air effaré entra en courant dans la chambre, devançant la servante de l’auberge. Malgré son agitation, M. Lorry remarqua que cette femme était entièrement vêtue de rouge et qu’elle avait des cheveux roux, et qu’elle portait une extraordinaire robe collante, et qu’elle avait sur sa tête un des plus étonnants bonnets qui soient, semblable à une mesure à bois de grenadier, une bonne mesure, ou à un grand fromage de Stilton. Elle eut vite fait de régler la question du détachement de la main de la pauvre jeune fille en posant son poing sur la poitrine de M. Lorry, de telle sorte que ce dernier dut reculer jusqu’au mur le plus proche.

(« Je crois vraiment que c’est un homme », fut la réflexion que fit M. Lorry au moment même où il heurta le mur.)

— Eh bien ! qu’est-ce que vous attendez, vous autres ? cria la virago. Pourquoi est-ce que vous n’allez pas chercher ce qu’il faut, au lieu de rester là à me regarder ? Il n’y a rien à voir ici. Pourquoi est-ce que vous n’allez pas chercher ce qu’il faut ? Vous allez voir ce que je vais vous passer si vous ne m’apportez pas tout de suite les sels, de l’eau froide et du vinaigre, vous allez voir !

M. Lorry alla chercher immédiatement ces réconfortants, cependant que la femme couchait avec précautions la malade sur le sofa et s’occupait d’elle avec beaucoup d’habileté et de tendresse, l’appelant « ma précieuse » et « mon oiseau » en étendant les cheveux d’or sur les épaules avec beaucoup de fierté et de soins.

— Et vous, l’homme en marron ! dit-elle en se tournant vers M. Lorry, vous ne pouviez pas lui dire ce que vous aviez à lui dire sans lui causer une pareille frayeur ? Regardez-la avec sa jolie figure toute pâle et ses mains glacées. Est-ce que vous appelez ça être un banquier ?

M. Lorry était tellement décontenancé par une question à laquelle il lui était si difficile de répondre qu’il ne put que jeter de loin un regard plein de sympathie et d’humilité, cependant que la femme de tête, après avoir chassé les autres servantes en les menaçant de « leur faire voir quelque chose », quelque chose qu’elle se gardait bien de préciser, si elles restaient plantées là, était parvenue petit à petit, à force de soins et de caresses, à poser sur son épaule la tête pendante de la jeune fille.

— J’espère qu’elle va aller bien maintenant, dit M. Lorry.

— Ça ne sera toujours pas grâce à vous, l’homme en marron, si elle va mieux, ma jolie chérie !

— J’espère, dit M. Lorry, après une autre pause durant laquelle il demeura humble et prévenant, que vous accompagnerez mademoiselle Manette en France.

— Encore une chose vraisemblable, répondit la forte femme. S’il avait été écrit que je devrais un jour traverser l’eau salée, est-ce que vous croyez que la Providence m’aurait jetée dans une île ?

Ceci étant une deuxième question à laquelle il était difficile de répondre, M. Jarvis Lorry se retira pour y réfléchir.

CHAPITRE V

LA BOUTIQUE DU MARCHAND DE VIN