Un drame sous la Révolution - Charles Dickens - E-Book

Un drame sous la Révolution E-Book

Charles Dickens.

0,0
4,99 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
  • Herausgeber: Books on Demand
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2023
Beschreibung

1775 : Lucie retrouve son père,le docteur Manette, injustement emprisonné pendant 18 ans à la Bastille. 1780 : Lucie Èpouse Charles Darnay qui avait été inculpé de haute trahison sur une dénonciation calomnieuse...

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
MOBI

Seitenzahl: 328

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Table des matières

 

LIVRE PREMIER RESSUSCITÉ

I LA MALLE-POSTE

II LES OMBRES DE LA MORT

III MISS MANETTE !…

IV CHEZ LE MARCHAND DE VINS

V LE CORDONNIER

LIVRE SECOND LE FIL D’OR

I CINQ ANS PLUS TARD !…

II UN SPECTACLE !…

III UNE DÉCEPTION !…

IV FÉLICITATIONS !…

V LE CHACAL !…

VI LA MAISON DU DOCTEUR

VII LE MARQUIS D’EVREMONDE

VIII DEUX PROMESSES !…

IX CONSULTATIONS !…

X LA CONFESSION DE SYDNEY CARTON

XI L’HONNÊTE COMMERÇANT !…

XII EN TRICOTANT !…

XIII TRICOTANT ENCORE !…

XIV UNE NUIT !…

XV JOUR DE MARIAGE !…

XVI UNE OPINION !…

XVII UN PLAIDOYER !…

XVIII FAISANT ÉCHO AUX BRUITS DES PAS !…

XIX CENT-CINQ !… TOUR DU NORD

XX LA MER MONTE ENCORE !…

XXI LE FEU S’ÉLÈVE !…

XXII ATTIRÉ AU ROC DE L’AIMANT !

LIVRE TROISIÈME LE SILLAGE D’UNE TEMPÊTE

I AU SECRET !…

II LA MEULE

III L’OMBRE…

IV LE CALME DANS LA TEMPÊTE !…

V LE SCIEUR DE BOIS !…

VI LE TRIOMPHE !…

VII ON FRAPPE À LA PORTE !…

VIII UNE MAIN AUX CARTES !…

IX LE JEU FAIT

X LA SUBSTANCE DE L’OMBRE

XI SOMBRE CRÉPUSCULE

XII TÉNÈBRES

XIII CINQUANTE-DEUX

XIV LE TRICOT TERMINÉ

XV LES BRUITS DE PAS CESSENT À TOUT JAMAIS

Mentions légales

LIVRE PREMIERRESSUSCITÉ

ILA MALLE-POSTE 

Sur la route de Douvres, un vendredi de l’année 1775, la malle-poste montait péniblement la côte de Shooter’s Hill… Soufflant, suant, trébuchant, les chevaux avançaient lentement sur le sol boueux… Par trois fois, malgré les exhortations du cocher et les coups de fouet, ils s’étaient arrêtés déjà et avaient placé la diligence au travers de la route, comme pour affirmer énergiquement qu’ils ne monteraient pas la colline et préféraient redescendre vers Blackheat…

De tous les plis du terrain, s’élevait une brume moite et glaciale, si épaisse que la lumière des lanternes parvenait à peine à la percer et à éclairer quelques mètres de route.

… Non qu’ils eussent le moindre goût pour la marche en la circonstance, mais pour alléger de leur poids le coche, trois voyageurs étaient descendus…

Solidement bottés, emmitouflés jusqu’aux oreilles, tous trois restaient impénétrables à l’œil scrutateur du voisin. Ils marchaient, côte à côte, sans prononcer une parole… Aucun d’eux ne se souciait d’entrer en relation avec son compagnon de route… Savait-on, à cette époque, si l’on n’avait pas affaire à un voleur ou à un affilié d’une bande de brigands ?… D’un poste de relai, pouvait surgir quelqu’un à la solde du capitaine des malandrins… Tout individu était suspect !…

Le conducteur, appuyé sur son bâton traditionnel, suivait à pied, lui aussi, sans perdre un seul instant de vue la caisse d’armes placée à l’arrière de la voiture et qui renfermait, outre une escopette chargée, un arsenal de pistolets et de coutelas…

Seul, le cocher paraissait n’avoir qu’un souci, c’était de pouvoir obtenir de ses chevaux un suprême effort pour atteindre le faîte de la colline… Certes, il n’aurait pas osé jurer, en toute conscience, qu’ils étaient capables de faire le voyage et pourtant ils ne se décourageaient point !…

— Enfin ! s’écria-t-il. Nous voici arrivés au sommet ! Que le diable vous emporte, j’ai eu assez de mal à vous y amener !…

Et il arrêta ses pauvres haridelles pour leur donner le temps de souffler et aussi pour permettre au garde d’enrayer les roues pour la descente…

Puis, se tournant vers le conducteur, il appela :

— Joé !

— Hallo !…

— Quelle heure avez-vous ?… Joé ?…

— Onze heures dix, exactement !

— Bigre ! Nous sommes en retard, Joé, nous sommes en retard. Mais, dites-moi, n’entendez-vous pas ?…

— Que dites-vous, Tom ?…

— N’entendez-vous pas ?… On dirait que, derrière la malle, un cheval s’approche au trot !

— Je crois même qu’il s’approche au galop, répliqua le conducteur en remontant prestement sur son siège… Gentlemen, au nom du roi, tous en garde !…

Et, tout en prononçant ces paroles, il armait un fusil et se tenait sur la défensive…

Un des trois voyageurs, monté sur le marche-pied, s’apprêtait à entrer dans la diligence… Il demeurait moitié dehors, moitié dedans… Les deux autres restèrent sur la route… Tous portaient leurs regards du cocher au conducteur et du conducteur au cocher, et écoutaient !…

On entendait, en effet, le pas d’un cheval qui gravissait rapidement la côte…

— Hô !… Hô… cria le conducteur de toutes ses forces…

— Hé !… là-bas, halte-là, ou je fais feu !…

Le pas du coursier s’arrêta soudain… Une voix d’homme domina à travers la brume :

— Est-ce la malle de Douvres ?…

— Que vous importe, répliqua le conducteur… Qui êtes-vous ?…

— Est-ce la malle de Douvres ? répéta la voix.

— Qu’avez-vous besoin de le savoir ?

— Si c’est elle, j’ai besoin de parler à un voyageur !…

— Quel voyageur ?…

— M. Jarris Lorry !

— M. Jarris Lorry, dit le gentleman qui n’avait pas quitté le marchepied… C’est moi !…

Le conducteur, le cocher et les deux autres voyageurs se regardèrent avec défiance.

— Restez où vous êtes, commanda le conducteur à celui qui parlait dans la brume, car si je fais erreur, ce sera irréparable en ce monde !… Gentleman Lorry, répondez directement !

— Qu’y a-t-il ?… demanda M. Lorry, avec un léger tremblement dans la voix… Qui me demande ?… Est-ce vous, Jerry ?…

— Oui, Monsieur Lorry…

— Qu’y a-t-il ?…

— Une dépêche vous est envoyée du continent.

— Je connais ce messager, conducteur, affirma M. Lorry, en descendant du marche-pied, aidé de façon plus prompte que polie par les deux voyageurs qui s’empressèrent de se hisser dans le coche, en ayant bien soin de refermer la portière… Il peut s’approcher, ajouta-t-il, il n’y a rien à craindre, je réponds de lui !…

— Eh, vous là-bas, avancez, cria le conducteur, tout en maugréant à part lui : « Je n’aime pas la voix de ce Jerry, elle est bien enrouée ! »

— Salut à vous, dit le cavalier !…

— Oh, oh ! avancez au pas ! s’il vous plaît ! Et surtout que je ne vois pas vos mains se poser dans les arçons de votre selle !… Car au diable, si je fais erreur !… Elle vous touchera en forme de plomb !…

— Je vous assure, conducteur, affirma de nouveau le voyageur, il n’y a rien à craindre !… je suis représentant de la banque Telson et C°, de Londres… Je vais à Paris, pour affaires… Voici un écu à boire…

— S’il en est ainsi, faites vite !

M. Lorry s’approcha du messager qui lui remit un pli cacheté.

— Il y a une réponse, monsieur.

À la lueur des lanternes du coche, M. Lorry put lire ces quelques mots, tout en bas d’abord, tout haut ensuite : « Attendez Mademoiselle, à Douvres. »

— Vous voyez, conducteur, déclara-t-il, après lecture, ce n’est pas long !… Et s’adressant à Jerry : « Reprenez cette dépêche ajouta-t-il, ils sauront que je l’ai reçue quand vous leur donnerez cette réponse : « Ressuscité ! »… Bon voyage et bonne nuit !…

— C’est une réponse étrangement resplendissante, conclut Jerry, de plus en plus enroué !…

Et, il fit tourner bride à son cheval…

Le voyageur ouvrit la porte et y monta, nullement aidé par ses compagnons de route qui avaient caché subitement leur montre et leur porte-monnaie dans leurs bottes et faisaient les endormis…

La malle-poste se remit en marche lentement, enveloppée de brume qui s’épaississait au fur et à mesure qu’elle descendait… Le conducteur replaça son fusil dans la caisse d’armes et tout en jetant un coup d’œil sur le contenu, interpella le cocher par-dessus la voiture.

— Tom, avez-vous entendu lire la dépêche ?…

— Oui, Joé !…

— Qu’en pensez-vous, Tom ?…

— Rien du tout, Joé !…

— Coïncidence curieuse, j’en fais tout autant !…

Une fois seul, au milieu de la brume, Jerry mit pied à terre… Quand il n’entendit plus les roues de la malle-poste, il entreprit de descendre la colline…

— Après un pareil galop, depuis Temple-Bar jusqu’ici, ma vieille, dit-il, en jetant un regard sur sa jument, je ne me fierai pas à tes quatre pattes avant que nous ne soyons en terrain plat !… Mais c’est égal, c’est une étrange et resplendissante dépêche que nous portons… « Ressuscité ! »…

IILES OMBRES DE LA MORT 

Pendant qu’au petit trot de son cheval, non sans faire d’assez fréquentes haltes aux auberges de la route, le messager Jerry regagnait Temple-Bar, la malle-poste avançait lentement sur la route de Douvres, avec ses trois voyageurs !…

M. Lorry, le représentant de la banque Telson, un bras passé dans la courroie de cuir, pour éviter de se cogner à son voisin et aussi pour se maintenir dans son coin, toutes les fois que la voiture avait un cahot, somnolait, les yeux mi-fermés… Il se voyait à la banque, au plus fort des affaires… Le cliquetis des harnais lui semblait être le son des pièces de monnaie… Il visitait les caves de Telson, parcourait les sous-sols, inspectait les réserves… Il constatait que tout était sûr, puissant, verrouillé, bien garanti, de tout repos… À cette vision, succédaient des personnages très connus de lui… Et parmi ces personnages se détachait la physionomie d’un homme de quarante à quarante-cinq ans environ… Son visage était à la fois empreint de fierté, de défiance, d’entêtement, de soumission… Ses joues étaient tirées, son teint cadavérique, sa tête prématurément blanche !…

Et, il interrogeait ce spectre…

— Enseveli depuis combien de temps ?…

— Depuis dix-huit ans !…

Pour chasser cette vision, M. Lorry baissait la vitre de la portière… Mais alors même que ses yeux s’ouvraient sur la brume et la pluie, sur le disque mouvant de la lumière des lanternes ou sur les haies qui bordaient la route, les ténèbres qui enveloppaient le coche venaient influer sur son cerveau et de nouveau, surgissait le fantôme énigmatique. Malgré lui, il le questionnait :

— Enseveli depuis combien de temps ?…

— Depuis dix-huit ans…

— Aviez-vous abandonné tout espoir de délivrance ?…

— Depuis longtemps !…

— Savez-vous que vous êtes rappelé à la vie ?…

— On me le dit !…

— Êtes vous heureux de revivre ?…

— Je n’en sais rien !…

— Vais-je vous la montrer ?… Voulez-vous la voir ?…

Les réponses à cette dernière question différaient jusqu’à se contredire… Quelquefois, c’était la navrante réponse :

— Attendez, cela me tuerait de la revoir trop tôt !…

Ou bien c’était un flot de larmes, avec ce cri :

— Conduisez-moi vers elle…

Ou encore :

— Je ne la connais point, je ne puis comprendre !…

Puis, le rêve se transformait en cauchemar… M. Lorry se voyait par la pensée, creusant, creusant, creusant, avec une bêche, avec une énorme clef, avec ses mains… Il creusait pour arracher cette triste épave… Après l’avoir extraite de la tombe, il la voyait soudain réduite en poussière… Il avait alors un frisson d’épouvante… Puis, le fantôme énigmatique apparaissait et il l’interrogeait encore :

— Enseveli depuis combien de temps ?…

— Presque dix-huit ans…

— J’espère que vous tenez à vivre ?…

— Je ne peux pas dire…

Un mouvement d’impatience de l’un de ses compagnons de route le rappela brusquement à la réalité…

— Veuillez donc, je vous prie, fermer la vitre de la portière, il fait froid !…

Le représentant de la banque Telson se réveilla… Il constata que les ténèbres s’étaient dissipées et que le jour commençait à poindre…

Il ferma la portière et regarda le lever du soleil…

Dans les champs, sur une pente de terre labourée, une charrue était restée à l’endroit où on l’avait laissée la veille, en dételant les chevaux… Un peu plus loin, s’élevait un bouquet d’arbres garnis encore de beaucoup de feuilles d’un rouge fauve et d’un jaune doré sur les branches !… Le sol était froid et humide, mais le ciel était clair et le soleil montait à l’horizon brillant, paisible et beau !…

IIIMISS MANETTE !… 

Venir de Londres à Douvres par la malle-poste, en plein hiver, était alors, un exploit digne de félicitations… Aussi le premier groom de « Royal Georges Hôtel » se confondit-il en salutations respectueuses et admiratives, devant les trois voyageurs qui descendirent de l’infecte voiture. Tachetée de rouille, avec, sur son plancher, de la paille humide et sale, exhalant une odeur désagréable, la malle-poste ressemblait plutôt à une vaste niche à chien !…

Deux des voyageurs s’éloignèrent aussitôt vers leurs destinations respectives. Seul, le représentant de la banque Telson, M. Lorry, s’arrêta :

— Y aura-t-il un paquebot, pour Calais, demain ? demanda-t-il au garçon.

— Oui, Monsieur, si le temps se maintient et si le vent est bon… la marée est assez favorable, vers deux heures de l’après-midi… Allez-vous dormir, monsieur ?

— Je ne me coucherai pas avant ce soir, mais j’ai besoin d’une chambre et d’un barbier…

— Et aussi de déjeuner ?… Monsieur ?

— Oui !…

— Entendu, monsieur… Par ici, monsieur, s’il vous plaît ! Holà, portez à « Concorde » la valise du gentleman !… De l’eau chaude à « Concorde ! »… Qu’on ôte les bottes du gentleman à « Concorde »… Vous y trouverez, monsieur, un superbe feu de charbon de terre !… Qu’on conduise le barbier à « Concorde »… Ça, qu’on remue un peu pour « Concorde » !…

Curieux de deviner quel personnage se cachait sous l’enveloppement des couvertures, un autre groom, deux porteurs de bagages, plusieurs bonnes se précipitèrent à l’appel…

Une heure après, rasé de frais, vêtu d’un complet de voyage marron, avec de larges manchettes carrées, et d’énormes pattes au-dessus des poches, le représentant de la banque Telson et C°se rendait à la salle à manger et se faisait servir à déjeuner. La salle du café n’avait pas d’autre client que lui, ce matin-là… On approcha sa table du feu…

Il semblait très ordonné, très méthodique… Sous son gilet à revers, une grosse montre résonnait d’un tic-tac puissant. Il tirait quelque vanité de ses mollets emprisonnés dans des bas marrons, parfaitement lisses, bien ajustés, fins de tissu ; ses souliers à boucle, quoique simples, étaient également de bon effet… Une perruque blonde et crépue, enserrait sa tête… Son linge, sans être d’une finesse en rapport avec ses bas, était d’une blancheur immaculée !… Sous sa curieuse perruque, le visage s’éclairait de deux yeux brillants. Un teint de généreuse santé colorait ses joues ; son front ne portait point trace de rides…

— Je désire, dit-il au patron qui lui-même servait le déjeuner, que l’on prépare une chambre pour une demoiselle qui peut arriver ici aujourd’hui, d’un moment à l’autre. Elle s’appelle miss Manette et demandera M. Jarvis Lorry, ou simplement le gentleman de la banque Telson… Ayez l’obligeance de m’avertir.

— Oui, monsieur !… La banque Telson de Londres, n’est-ce pas monsieur ?…

— Oui !…

— Bien, monsieur, nous avons souvent l’honneur de recevoir ces messieurs à leurs voyages, entre Londres et Paris, monsieur… Il y a beaucoup à voyager, n’est-ce pas, monsieur, à la banque Telson et C°…

— Oui, notre maison est aussi bien française qu’anglaise.

— Oui, monsieur !… Mais votre Honneur ne voyage pas souvent, c’est la première fois que nous recevons votre Honneur…

— Il y a quinze ans que « nous »… que je suis revenu de France, et depuis lors je n’ai plus voyagé…

— Vraiment, monsieur… C’était avant mon arrivée ici, l’hôtel était en d’autres mains alors, monsieur !…

— Effectivement !…

— Mais je gagerais volontiers une somme assez forte, monsieur, qu’une maison comme Telson et C°était déjà florissante non seulement il y a quinze ans, mais il y a cinquante ans !…

— Vous pouvez tripler et dire cent cinquante sans vous écarter de la vérité…

— Vraiment, monsieur !…

Arrondissant sa bouche et ses deux yeux, tandis qu’il s’éloignait de la table, le patron fit passer sa serviette du bras droit au bras gauche… À dix pas, il s’arrêta, prit une attitude commode et regarda son hôte manger et boire, selon la coutume immémoriale des garçons d’hôtel à toutes les époques.

Quand il eut fini son déjeuner, M. Lorry alla faire un tour sur la plage.

Il rentrait à peine de sa promenade, que le groom de l’hôtel l’informait que miss Manette était arrivée et serait heureuse de recevoir le gentleman de la banque Telson et C°…

— Si tôt !…

— Oui, votre Honneur ! Miss Manette a pris le nécessaire en route, elle n’a besoin de rien maintenant et désire voir de suite le gentleman, s’il est prêt et disposé…

— Bien !…

D’un air de vive et brusque résignation, M. Lorry ajusta sa perruque, autour de ses oreilles, et suivit le groom jusqu’à la chambre de la voyageuse.

Dans une pièce spacieuse, se tenait, debout, auprès de la cheminée, une jeune fille de dix-sept ans à peine, en amazone, tenant encore par le ruban son chapeau de voyage à la main !…

— Veuillez prendre un siège, monsieur, dit-elle d’une voix claire, avec un accent un peu étranger mais nullement désagréable. Et dans le mouvement qu’elle fit pour aller à la rencontre du gentleman, elle démasqua le foyer dont la flamme jeta soudain un rayon clair dans la pièce sombre !…

M. Lorry prit la main qu’on lui tendait et la baisa respectueusement… En face de miss Manette, il s’assit…

Un instant ses regards s’arrêtèrent sur la voyageuse… Petite de taille, mais légère et gracieuse, avec une abondante chevelure dorée, elle levait sur lui ses deux grands yeux bleus, dans lesquels se lisait un étonnement, mêlé d’attention éveillée et d’un peu d’alarme !…

Et soudain, dans l’esprit de M. Lorry, un souvenir passa : le souvenir d’une enfant, une toute petite fille, qu’il avait tenu dans ses bras, en franchissant, quinze ans auparavant, le Détroit, un jour de grand froid, et sous la grêle violente d’une mer démontée !…

Miss Manette la première rompit le silence :

— J’ai reçu, hier, monsieur, une lettre de la banque Telson m’apprenant qu’une découverte, au sujet de la modeste propriété de mon père, nécessitait ma présence à Paris… Pauvre père, il est mort depuis longtemps déjà et je ne l’ai jamais connu !… J’ai répondu à la banque que, puisqu’il était jugé nécessaire que je me rendisse en France, j’apprécierais hautement, étant orpheline, et sans personne pour me conseiller, la faveur d’être placée sous la protection du digne gentleman que l’on désignerait pour m’accompagner…

— Je suis heureux d’avoir été chargé de cette mission, je serai plus heureux encore de m’en acquitter !…

— Je vous remercie, monsieur, je vous en exprime toute ma reconnaissance !… On m’a dit à la banque que le gentleman m’expliquerait tous les détails de l’affaire et que je devais être préparée à les trouver surprenants… On m’a dit que le gentleman avait reçu, par express, les dernières instructions utiles !… J’ai fait tout mon possible pour me préparer à entendre ce dont il s’agit, monsieur, je vous écoute !…

— Miss Manette, je suis un homme d’affaires, débuta M. Lorry… J’ai à m’acquitter d’une affaire… En m’écoutant, ne faites pas plus attention à moi que si j’étais une machine parlante, et vraiment je ne suis pas beaucoup plus !… Avec votre permission, je vous raconterai une histoire d’un de nos clients…

— Une histoire ?…

Il feignit de se méprendre sur le mot qu’elle avait répété…

— Client ! oui, client !… ajouta-t-il précipitamment… Dans nos négoces de banque, c’est ainsi que nous appelons les personnes avec lesquelles nous sommes en rapport… Ce client était un français, un homme de science, un homme de vastes connaissances, un docteur…

— Pas de Beauvais ?…

— Pourquoi pas !… Si, de Beauvais, comme M. Manette, votre père, ce monsieur était de Beauvais !… J’eus l’honneur de lui être présenté et de mériter sa confiance… J’étais à cette époque à notre maison de France où je suis resté vingt ans !…

— À cette époque, à quelle époque ?…

— Je parle, miss, d’il y a vingt ans !… Notre client avait épousé une Anglaise et j’étais l’un de ses chargés d’affaires !… Bon nombre de familles françaises avaient alors confié, comme aujourd’hui, du reste, leurs intérêts à la banque Telson et C°… Notre client…

— C’était mon père !… interrompit miss Manette, et son front s’illumina soudain… C’était mon père ! et, lorsque la mort de ma mère me laissa orpheline, deux ans seulement après ma naissance, c’est vous… je vous reconnais à présent, c’est vous qui m’avez conduite en Angleterre !…

La jeune fille s’était levée… M. Lorry prit la petite main hésitante qu’elle lui tendait et la porta avec quelque solennité jusqu’à ses lèvres…

— Oui, miss, continua-t-il, ce fut moi ! Et vous pouvez juger avec quelle sincérité je vous ai parlé de moi, en disant que je ne suis pas un homme de sentiments, mais un homme d’affaires, puisque je ne vous ai jamais revue depuis !… Dès lors, vous avez été la pupille de la banque Telson et C°, moi j’ai traité d’autres affaires !… Que voulez-vous ?… La routine journalière m’absorbe, je n’ai pas le temps de faire du sentiment !… Donc il s’agit de l’histoire de votre père… Il est mort, dites-vous ; et bien ! si par hasard, je… Mais vous frissonnez, miss, de grâce, domptez votre agitation, question d’affaires, je vous assure !…

La pauvre enfant frissonnait, en effet, de tous ses membres… Elle prit le poignet de M. Lorry entre ses mains et l’étreignit avec une telle violence qu’il cessa de parler…

— Je vous en supplie, poursuivez, dit-elle.

— J’en ai l’intention, mais pouvez-vous m’entendre…

— Je le puis !…

— Et bien, si je vous disais aujourd’hui… Le docteur Manette s’est trouvé, il y a vingt ans, éloigné brusquement des siens… Un de ses ennemis, usant d’un privilège, dont à ma connaissance, les plus hardis, en ce temps-là, n’osaient parler même en chuchotant, un de ses ennemis, dis-je, a pu faire consigner votre malheureux père, dans l’oubli d’une prison !… Sa femme a imploré le roi, la reine, la Cour, le Clergé, pour avoir de ses nouvelles, mais complètement en vain… Cette femme, de grand courage et de grande énergie, a souffert si vivement avant la naissance de sa fille, qu’elle résolut d’épargner à son enfant d’avoir part à la douloureuse agonie qu’elle avait endurée elle-même… Si je vous disais…

— Ah, je vous en prie, supplia miss Manette, la vérité, vite, cher et bon M. Lorry, la vérité !…

— Je vous la dirai toute, mais laissez-moi suivre le cours de ma pensée !… Miss Manette, votre mère est morte de chagrin, sans avoir renoncé jamais à son infructueuse recherche… Elle vous laissa à l’âge de deux ans, en pleine fleur de santé et de beauté !… Elle n’a pas voulu laisser planer au-dessus de votre vie, cette incertitude de savoir si votre père avait ou non succombé dans sa prison… On vous a dit qu’il était mort… Vos parents n’avaient pas grande fortune, cependant leur avoir, bien géré par la banque Telson et C°, vous permet de tenir un certain rang… Malgré les recherches de ces messieurs, on n’a pas découvert d’autres valeurs que celles désignées par votre mère… Il n’existe pas d’autres propriétés, mais…

M. Lorry senti son poignet si fortement serré qu’il s’arrêta… Le visage de la jeune fille s’était soudain voilé de douleur et d’effroi… Elle restait immobile, guettant ses paroles… Il abaissa sur elle un regard d’admiration et de pitié, et lentement, continua :

— Mais lui, lui existe !… Il est vivant !… prodigieusement changé, c’est probable, presqu’une épave, si c’est possible, mais il est vivant !… Votre père a été conduit à la maison d’un ancien serviteur, dans Paris, et c’est là que nous allons : moi, pour l’identifier, vous, pour le ramener à l’amour, à la conscience, au repos, au bonheur !

Un frisson parcourut tout le corps de la jeune fille, et d’elle se communiqua à lui… D’une voix basse, frappée de terreur, elle murmura comme si elle eût parlé dans un rêve :

— Je vais voir son ombre, car ce sera une ombre, non lui-même !

M. Lorry pressa doucement la main qui étreignait son bras :

— On a découvert votre père, sous un autre nom… que le sien, oublié depuis longtemps… Il serait plus qu’inutile, il serait dangereux d’entamer des recherches à cet égard ! Il serait téméraire de chercher à savoir s’il a été perdu de vue pendant des années, ou s’il a été oublié à dessein !… Mieux vaut ne pas ébruiter l’affaire nulle part, et emmener l’intéressé hors de France !… Moi-même, qui bénéficie de la sécurité d’un Anglais et surtout d’un représentant de la banque Telson et C°, qui jouit d’un si large crédit auprès des Français, j’évite toute allusion… Je ne porte aucune pièce écrite… J’accomplis une mission secrète… Toutes mes lettres de créance, mots d’ordre et memoranda sont compris dans ce seul mot de très vague signification : « Ressuscité !!! »

Mais que se passe-t-il ?…

Miss Manette ne prête plus aucune attention…

Complètement immobile sur sa chaise, elle demeure dans une insensibilité totale, sous la main du gentleman… Ses yeux grands ouverts restent fixés sur lui, avec leur expression de douleur et d’effroi… Elle tient le bras de M. Lorry si fortement serré qu’il n’ose se détacher lui-même, de peur de lui faire mal… Effrayé, il appelle : « au secours ! »

Une femme d’un aspect bizarre bondit dans la pièce. Elle a le teint congestionné, les cheveux roux !… Elle porte des vêtements étriqués et sa tête est surmontée d’un bonnet phénoménal, semblable au haut de forme rigide d’un grenadier ou à un énorme fromage de Stilton !… D’une poigne vigoureuse, elle écarte le gentleman en l’envoyant rebondir jusqu’au mur… Puis, elle houspille les servantes :

— Voyons, attention vous toutes ! pourquoi n’allez-vous rien chercher et restez-vous là debout à me regarder !… je ne suis pas si curieuse à voir, n’est-ce pas ?… Je vais vous donner de mes nouvelles si vous ne m’apportez pas de suite des sels, de l’eau fraîche, du vinaigre !… Entendez-vous ?…

Il y eut une dispersion immédiate dans les couloirs de l’hôtel. Avec les attentions les plus délicates, l’appelant : « ma belle ! », « mon oiseau », la femme colosse déposa la jeune fille évanouie sur le canapé, puis elle étendit sa chevelure blonde par-dessus ses épaules, avec autant de fierté que de précautions !…

— Et vous, le gentleman en marron, s’indigna-telle en se tournant vers M. Lorry, ne pouviez-vous pas prendre des gants pour lui faire votre communication ?… En voilà une façon de parler au monde en lui causant de mortelles frayeurs !… Est-ce que vous appelez ça agir en banquier ?…

M. Lorry était si profondément ému de cette algarade qu’il ne trouva rien de mieux à répondre que ces mots :

— Je crois que ça va mieux aller !

— Oui-da !… ce n’est pas grâce à vous en tout cas ! grogna la femme, tout en tamponnant, doucement, les tempes de la jeune fille, avec le coton imbibé de vinaigre que les servantes avaient apporté… À force câlinerie, elle amena miss Manette à appuyer sa tête languissante sur son épaule.

— J’espère, insinua M. Lorry, après une pose de muette et sympathique confusion, j’espère que vous accompagnerez miss Manette en France ?…

— C’est assez probable, oui-da !… répliqua la virago. S’il eût été écrit que je ne devais jamais traverser l’onde salée, croyez-vous que la Providence m’aurait fait naître dans une île ?!…

C’était une question de difficile réponse. M. Lorry préféra se retirer pour y réfléchir !…

IVCHEZ LE MARCHAND DE VINS 

Quelques jours après les événements que nous venons de raconter, une partie du faubourg Saint-Antoine, à Paris, était en rumeur. Au coin d’une rue étroite et sale, devant la porte d’un marchand de vins, un rassemblement s’était formé, à la suite d’un accident peu banal…

Au moment où des livreurs déchargeaient leur chariot, un tonneau avait dégringolé, les cercles avaient éclaté, et sur les pavés raboteux, le vin coulait à flots. Un bruit perçant de rires et de voix égayées retentissait dans la rue. Un groupe d’hommes, de femmes, d’enfants, se bousculait, afin de puiser dans les flaques pour boire. Les uns se servaient de débris de pots cassés, les autres faisaient une sorte d’écope avec leurs deux mains, des enfants trempaient leur mouchoir qu’ils suçaient ensuite ou formaient de petits barrages de boue pour endiguer le liquide… Une camaraderie toute spéciale avait pris naissance, les plus heureux et les plus gais s’embrassaient folâtrement, se portaient des santés, se prenaient par la main et dansaient en rond !…

Le vin était rouge. Il avait taché le sol de la rue étroite du faubourg Saint-Antoine. Il avait taché aussi bien des mains, bien des visages, beaucoup de pieds nus et de sabots de bois !…

Or, un passant, de haute taille, griffonna sur le mur de la boutique, avec son doigt trempé dans la boueuse lie de vin, ces mots :

« Du sang !… »

Et ce mot était une prophétie, car le temps allait venir où le sang allait être répandu au même endroit et empourprer de sa teinte les rues et les gens !…

Le vent de la tempête allait souffler bientôt sur toute l’étendue de la France !…

Sur le seuil de sa porte, le propriétaire du cabaret, en gilet jaune et culotte verte, regardait d’un œil impassible les gens qui se bousculaient pour boire !… C’était un homme d’une trentaine d’années, à l’encolure de taureau, aux cheveux noirs, crépus et frisés. Ses manches de chemise étaient retroussées et ses bras brunis découverts jusqu’aux coudes. Il paraissait de bonne humeur dans l’ensemble, mais aussi d’un air implacable… Évidemment, il devait être de résolution énergique et de décision prompte.

— Eh ! dis donc, cria-t-il en apercevant le passant qui écrivait sur le mur !… Que fais-tu là ? N’y a-t-il pas d’autres endroits pour écrire de tels mots ?…

— Vous fâchez pas, Defarge, répliqua l’homme, en barbouillant de boue son inscription ! C’était pour rire.

Defarge haussa les épaules et rentra dans sa boutique… Sa femme, une forte commère à peu près du même âge que lui, se tenait assise derrière le comptoir. Sensible au froid, elle était enveloppée dans une fourrure et une volumineuse écharpe s’enroulait autour de sa tête, sans cependant cacher ses grosses boucles d’oreille… Une alliance ornait son annulaire gauche. Son tricot était devant elle mais elle l’avait un instant délaissé et s’occupait à mâchonner un cure-dents. En réalité, ses yeux vifs et fureteurs surveillaient les allées et venues des clients mais son attitude restait calme et froide… Quand son mari revint, Mme Defarge ne dit rien mais elle toussa !… une seule fois !… D’un mouvement de sourcils, sans un geste, elle suggéra au cabaretier de regarder autour de lui, dans la salle… Pendant son absence, deux clients étaient entrés : un gentleman âgé et une jeune fille. Ces nouveaux venus avaient pris place à une table, dans un coin. Ils n’étaient d’ailleurs pas les seuls consommateurs du moment ; deux hommes jouaient aux dominos, deux aux cartes, et trois autres, auprès du comptoir, buvaient debout.

En passant, Defarge observa que le gentleman indiquait du regard à la jeune fille : « Voilà notre homme ». Alors, comme s’il s’était parlé à lui-même, il dit tout haut :

— Que diable venez-vous faire dans cette galère, je ne vous connais point !…

Il feignit de ne pas remarquer les deux étrangers et lia de suite conversation avec les trois clients du comptoir.

— Comment cela va-t-il, Jacques !… lui demanda un de ces derniers. Est-ce que le vin répandu est définitivement englouti ?…

— Jusqu’à la dernière goutte, Jacques, répondit Defarge.

Cet échange de nom était à peine terminé que Mme Defarge toussa de nouveau…

— Il n’arrive pas souvent à ces pauvres hères, continua le second des trois buveurs, de connaître le goût du vin !…

— Assurément, Jacques !

Pour la troisième fois, Mme Defarge toussa.

— Ah ! malheur !… exclama le troisième, il est bien amer, le goût que ces pauvres diables ont dans la bouche et elle est si dure la vie qu’ils mènent !… N’ai-je pas raison, Jacques ?…

— Sûrement, oui, Jacques !… Mais permettez, messieurs, que je vous présente ma femme, ajouta-t-il en se tournant vers elle…

Elle se leva de son siège, salua par une inclinaison de tête, et une rapide œillade… Les trois hommes se découvrirent en traçant avec leurs chapeaux trois demi-cercles dans l’espace !… Mme Defarge repris sa place après un regard autour de la salle, et affectant un air et un esprit très calme et très reposé, elle parut s’absorber complètement dans la confection de son tricot.

— Messieurs, expliquait pendant ce temps son mari aux trois personnages, la chambre meublée pour célibataire est située au cinquième… La porte de l’escalier donne sur la petite cour, à gauche… Mais si je me souviens bien, l’un de vous l’a visitée déjà !… Il pourrait montrer le chemin !…

Les trois consommateurs payèrent.

— Au revoir, messiers, fit le cabaretier dont les yeux demeuraient fixés sur sa femme, toute à son tricot !…

Le voyageur âgé s’avança et dit au débitant quelques mots à voix basse. L’entretien fut court et décisif. Une minute ne s’était pas écoulée que la jeune fille qui n’était autre que miss Manette, le gentleman, M. Jarvis Lorry et le serviteur dont il avait été question dans leur conversation de « Royal Georges Hôtel », Defarge se trouvaient dans la cour de la maison, devant les premières marches d’un escalier puant, noir et roide.

— C’est très haut et très difficile à monter, fit le marchand de vins…

En haut du dernier étage, sur le palier des mansardes, Defarge tira une grosse clef de sa poche…

— La porte est fermée, alors, mon ami ? questionna M. Lorry surpris.

— Hélas, oui !…

— Croyez-vous nécessaire de séquestrer ce malheureux ?…

— Je crois nécessaire de tourner la clef… Il a vécu si longtemps enfermé qu’il s’épouvanterait, divaguerait, se blesserait, en viendrait à je ne sais quelle extrémité si la porte restait ouverte !…

— Est-ce possible ?…

— Si c’est possible, répéta Defarge avec amertume, oui !…

L’émotion qui se refléta sur le visage de miss Manette à ces mots, fut telle que M. Lorry jugea prudent de la rassurer…

— Courage, chère mademoiselle, courage, question d’affaires !… Le pire sera passé dans un moment ! Il n’y a plus qu’à franchir la porte et le pire est terminé !… Et alors vous pourrez le faire bénéficier de toute cette consolation et de tout ce bonheur que vous lui apportez !…

Mais quelle ne fut pas la surprise de miss Manette et de M. Lorry de se trouver en présence des trois homonymes que Defarge avait salués du nom de Jacques, un instant auparavant.

— Je les avais oubliés dans la surprise de votre visite, expliqua le marchand de vins… Laissez-nous, les amis, nous avons à faire ici !…

Tous trois glissèrent de côté et descendirent en silence…

— Vous l’exhibez donc ?… s’étonna M. Lorry.

— Non, je le laisse voir simplement !… Mais à un petit nombre de clients de choix restreint !…

— Est-ce opportun ?…

— Je le crois opportun !

— Comment faites-vous la sélection ?…

— Je m’appelle Jacques… Je choisis des hommes sûrs qui portent le même prénom que moi et auxquels sa vue semble devoir faire du bien !… Assez, vous êtes Anglais !… C’est une autre affaire… Restez là un petit moment, je vous prie !…

Defarge se pencha et regarda à travers une fente de la muraille. Relevant bientôt la tête, il frappa trois coups à la porte et l’ouvrit lentement !…

M. Lorry, par prudence, avait passé son bras autour de la taille de la jeune fille et la soutenait, car il la sentait sur le point de se trouver mal…

— Une !… une !… une !… affaire, simple affaire !… essayait-il d’affirmer ; mais une sueur froide coulait le long de ses joues…

— J’en ai peur ! murmura miss Manette.

— Eh ?… de quoi ?…

— De lui !… de mon père !…

— Entrez, entrez que je ferme la porte, dit Defarge.

La mansarde construite pour abriter les réserves de bois de chauffage était plongée dans une presque totale obscurité. Une très faible quantité de lumière filtrait d’une fenêtre sans vitre, dont un des battants était condamné. L’autre était à peine entr’ouvert. Le dos tourné à la porte, le visage vers le rayon venant de la fenêtre, assis sur un petit banc, courbé en avant, un homme à la barbe et aux cheveux blancs, était occupé à faire des souliers…

VLE CORDONNIER 

— Bonjour ! dit Defarge…

L’homme releva sa tête blanche et d’une voix très faible, comme à distance, répondit au salut.

— Bonjour !

— Vous êtes toujours ardent au travail, je le vois !…

L’homme de nouveau releva sa tête blanche et de nouveau la voix très faible murmura :

— Oui, je suis en train de travailler !…

La faiblesse de cette voix provoquait la pitié et l’effroi. Ce n’était pas la faiblesse d’une débilité physique, bien que la réclusion y fût pour quelque chose… C’était le faible écho mourant d’un son… Les cordes vocales ne résonnaient plus… Ainsi d’une étoffe riche, la teinte peu à peu effacée ne laisse plus sur la trame qu’une trace légère qui forme tache !… La voix semblait venir d’outre-tombe. C’était absolument l’expression d’un être perdu sans espérance.

Il portait une barbe taillée à l’aventure, mais pas très longue… Son visage émacié et caverneux faisait paraître plus grands ses yeux, sous les sourcils encore noirs… Sa chemise jaune, en guenilles, était ouverte à la gorge et laissait voir son corps maigre et décharné… Ses pauvres loques d’habit, dans leur longue réclusion, loin de l’action directe de l’air et du jour, en étaient venues à se fondre dans une teinte tristement uniforme de jaune parcheminé…

— Est-ce que vous allez finir cette paire de souliers aujourd’hui ? demanda Defarge.

— Qu’est-ce que vous dites ?…

— Pensez-vous finir cette paire de souliers aujourd’hui ?…

— Je peux dire que je le crois, je le suppose, je n’en suis pas sûr !…

M. Lorry s’avança en silence, laissant la jeune fille près de la porte. Le cordonnier ne manifesta aucune surprise de voir un autre personnage auprès de lui.

— Vous avez un visiteur, vous voyez, dit Defarge.

— Qu’avez-vous dit ?…

— Voici un visiteur !…

Le cordonnier leva les yeux sans écarter la main de son travail.

— Allons, reprit le marchand de vins, voilà un monsieur qui sait ce que c’est qu’un soulier bien fait… Montrez-lui celui que vous fabriquez… Prenez-le, monsieur…

M. Lorry prit le soulier en main.

— Dites à monsieur quel genre de soulier… Dites-lui aussi le nom de celui qui le fait…

Il y eut une pause plus longue qu’à l’ordinaire avant que l’ouvrier reprit :

— C’est un soulier de dame… Un soulier de promenade… C’est la mode actuelle !… Je n’ai jamais vu la mode !… J’ai eu un modèle en mains !…

Il regarda le soulier avec une légère teinte de furtive fierté…

— Et le nom de celui qui le fait ?… insista Defarge.

— Vous m’avez demandé mon nom ?…

— Mais oui, bien sûr…

— Numéro 105, tour du Nord !

— Est-ce tout ?…

— Numéro 105, tour du Nord !

Après un pénible murmure qui n’était ni un soupir ni un gémissement, il retomba dans son mutisme en faisant tourner ses mains d’un mouvement rythmique…

— Vous n’êtes pas un cordonnier de profession ? questionna M. Lorry.

L’ouvrier tourna ses yeux hagards vers Defarge comme pour lui transmettre la question, puis, il les reporta vers son interlocuteur :

— Je ne suis pas un cordonnier de profession… déclara-t-il en faisant un visible effort pour se ressaisir du vague où il retombait malgré lui… Non, je ne suis pas un cordonnier de profession !… Je… J’ai appris ici !… J’ai appris tout seul !… J’ai demandé la permission de m’apprendre à moi-même et j’y ai réussi avec beaucoup de difficulté, au bout d’un long temps… J’ai appris et j’ai toujours fait des souliers depuis…

Il avança la main pour reprendre le soulier qui lui avait été enlevé… M. Lorry le lui tendit et le regardant bien en face, lui demanda :

— Monsieur Manette, vous rappelez-vous de moi ?… Monsieur Manette (M. Lorry mit la main sur le bras de Defarge), n’avez-vous aucun souvenir de cet homme ?… N’y a-t-il pas de banquier d’autrefois, d’affaire d’autrefois, de serviteur d’autrefois qui revient en votre souvenir ?… Monsieur Manette !…

L’infortuné captif, un instant regarda fixement, chacun à leur tour, M. Lorry et Defarge. Un instant, sur son front, les signes oblitérés de son intelligence, si vivement portée à l’attention, se firent graduellement à travers la brume qui pesait sur lui. Puis, ils s’obscurcirent de nouveau… Enfin, après un long soupir, il saisit un soulier et reprit son travail…

— L’avez-vous reconnu, monsieur ?… chuchota Defarge à M. Lorry.

— Oui, pendant un moment !… J’ai incontestablement revu cette expression de visage que je connaissais si bien jadis… Chut ! reculons-nous davantage !… Silence !…

Miss Manette avait quitté la place qu’elle occupait et s’avança près du banc où était assis son père.

Au bout d’un moment, les lèvres du cordonnier remuèrent… Il prononça faiblement :

— Qu’est-ce ceci ?… Êtes-vous la fille du geôlier ?…

Elle soupira : « Non ! »

— Alors, qui êtes-vous ?…

Pour toute réponse, elle s’assit à côté de lui… Il se dérangea pour lui faire place… Elle posa sa main sur son bras… Un étrange frisson le saisit et visiblement parcourut tout son être… Il laissa glisser son tranchet, se tint immobile, les yeux fixés sur elle… La chevelure dorée de la jeune fille descendait en longues boucles par-dessus son épaule… Il la toucha… poussa un soupir et reprit sa tâche. Mais ce fut pour peu de temps… Lentement, il tira de dessous sa chemise un chiffon plié en forme de petit sac qu’il portait attaché avec une ficelle passée autour de son cou… Il l’ouvrit avec précaution sur ses genoux… Le sac contenait une toute petite mèche de longs cheveux dorés…