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Agrippé à son joystick, en Californie, Mike déclenche un tir de missile qui va détruire, quinze secondes plus tard, à Bagdad, un pick-up suspect...
Ses occupants et un gamin surgi de nulle part sont tués sur le coup. La routine pour un pilote de drone de l’US Air Force... Certes, le pick-up roulait à vive allure mais s’agissait-il vraiment d’une bombe ambulante ? N’y avait-il pas à l’intérieur que de simples innocents venus vendre leurs légumes au marché ? Hanté par cette question, Mike se porte volontaire pour partir en Irak et y mener sa propre enquête. Mais très vite, il est pris en otage et se retrouve enfermé dans une geôle poussiéreuse cachée dans l’entrelacs des ruelles de Bagdad. Une détention difficile jusqu’au jour où paraît le bel Ali, un nouveau geôlier. Un amour fusionnel naît alors entre les deux hommes et Mike initie son jeune amant aux joies du sexe et des échecs. Après une évasion réussie, une nouvelle vie commence pour eux outre-Atlantique. De courte durée. Car ni la CIA ni les Irakiens n’entendent leur laisser gagner la partie. Qui sont les fous, qui sont les rois ? Mike et Ali sont loin de se douter qui pousse réellement les pions...
Depuis une base militaire californienne jusqu'aux geôles irakiennes, laissez-vous entraîner par ce roman à suspense trépidant !
EXTRAIT
La voiture roulait beaucoup trop vite. Elle zigzaguait dangereusement, comme si elle cherchait à m’échapper, bringuebalait sur le chemin poussiéreux entre de petits cubes de couleur jaune sale, au milieu de véhicules débordant d’enfants et de victuailles. J’asservis le zoom de la caméra embarquée sur le pick-up qui slalomait entre les obstacles. Les yeux rivés sur la cible, j’entendis à peine le hurlement de John :
— Tire, Mike. Tire sur ce cinglé !
Agrippé à mon joystick, j’allais appuyer sur la détente lorsqu’une forme déboula à toute vitesse.
— Tire, bon dieu ! Mais tire donc, bordel !
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Gérard Muller nous présente un entrelac complexe et changeant de vérités et de mensonges, un jeu de miroirs dans lequel la réalité se révèle éventuellement beaucoup plus complexe et trouble qu’on aurait pu l’anticiper. -
Benoit Migneault,
Fugues
À PROPOS DE L'AUTEUR
Retraité de l’industrie aérospatiale vivant près de Toulouse,
Gérard Muller est un vrai passionné de littérature. Il consacre son temps libre à l’écriture de poésies et de romans de fiction, en voyageant à travers les différents genres, du thriller au roman psychologique. Il anime par ailleurs un atelier littéraire autour de l’écriture romanesque (atelier Philémon à Toulouse). Il organise en outre le grand prix littéraire Philémon de la ville de Toulouse, dédié à la poésie et à l’art de la nouvelle.
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Seitenzahl: 284
Veröffentlichungsjahr: 2018
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À Dominiquequi m’a inspiré ce roman sans le savoir
La voiture roulait beaucoup trop vite. Elle zigzaguait dangereusement, comme si elle cherchait à m’échapper, bringuebalait sur le chemin poussiéreux entre de petits cubes de couleur jaune sale, au milieu de véhicules débordant d’enfants et de victuailles. J’asservis le zoom de la caméra embarquée sur le pick-up qui slalomait entre les obstacles. Les yeux rivés sur la cible, j’entendis à peine le hurlement de John :
— Tire, Mike. Tire sur ce cinglé !
Agrippé à mon joystick, j’allais appuyer sur la détente lorsqu’une forme déboula à toute vitesse.
— Tire, bon dieu ! Mais tire donc, bordel !
Cramponné sur mon levier, une goutte de sueur brouilla mon œil droit. Je déclenchai le tir qui allait détruire ma cible quinze secondes plus tard. À l’instant où, sur l’écran, le compte-à-rebours implacable dépassa les trois secondes durant lesquelles je pouvais encore annuler mon geste, un enfant surgit du bord de la route, tout près du point d’impact visé. Dans un réflexe désespéré, j’appuyai trop tard sur le bouton de destruction du missile. Le véhicule se transforma en un nuage de poussière qui obscurcit entièrement l’image. Je dézoomai. Des silhouettes affolées couraient dans tous les sens autour d’une colonne de fumée. L’automobile suspecte était pulvérisée. Tous ses occupants et ceux qui l’entouraient, dont le jeune gamin, devaient être morts.
— Bien joué Mike, en plein dans le mille !
Derrière la fenêtre, le soleil de Californie écrasait le désert de sa brutalité, sans doute comme là-bas. Les yeux dans le vague, je m’imprégnais des couleurs de cette étendue de sable et de poussière semblable au décor de mon forfait. La température extérieure devait flirter avec les quarante degrés sous abri. Il était seulement dix heures du matin et vingt heures à Bagdad où la voiture venait de sauter. Une énorme lassitude enveloppa mon corps. Lewis, mon alter ego, me remplaça, comme après chaque tir, pour que je puisse « faire le point ». À la cafétéria je tentai de reprendre mes esprits en savourant un diet coke, ma boisson de réconfort qui ne fut cette fois d’aucun secours. L’image de cet enfant qui courait à sa mort m’obsédait. Comme la photographie émerge du négatif sous l’effet du révélateur, elle imprégnait toutes mes pensées et m’empêchait de réfléchir. J’avais suivi scrupuleusement les consignes : le véhicule que je venais de détruire était plus que suspect selon les critères admis. Il était, sans aucun doute, destiné à exploser et massacrer des dizaines d’innocents. Je n’avais fait que mon métier : la routine pour un pilote d’un Unnamed Aerial Vehicle (UAV) de l’US Air Force.
Le doute continuait inlassablement son travail de sape. Le pick-up ne ressemblait pas tant que cela aux bombes ambulantes habituelles : un véhicule banal, usagé, peut-être conduit par un homme en état d’ébriété ou drogué. Et cet enfant innocent que je n’avais pas pu épargner… Son corps s’était volatilisé comme un ange qui serait monté au ciel pour mieux envahir mon âme. Et près de l’explosion, cet homme qui devait hurler encore sa douleur dans un silence de mort, le fémur pendant lamentablement d’une plaie sanguinolente. Son cri muet résonnait en moi comme une horrible sirène. Et tous ces cadavres allongés, désarticulés et pathétiques.
Anéanti, je demandai à rencontrer Bill, le modérateur qui accompagnait toutes nos actions.
— J’ai l’impression d’avoir tiré sur une cible innocente.
Il me regarda avec pitié et dédain, derrière ses lunettes de premier de la classe.
— Je viens de visionner la vidéo. Tu as strictement agi suivant les règles.
— Oui, mais cet enfant au bord de la route…
— C’était un chien ! Tu as mal vu, j’ai vérifié.
L’excuse du chien avait déjà servi d’alibi à un de mes collègues de travail. Je n’insistai pas, sachant qu’il resterait sur l’hypothèse officielle. Je tentai cependant :
— La voiture avait tout d’une simple camionnette qui apportait des vivres au marché…
— Comme souvent. Leur technique du véhicule banalisé. Leur imagination est sans limite.
Je m’affaissai sur le fauteuil de son bureau et pris mon visage entre mes mains. L’image de l’enfant se fit encore plus précise, plus persistante. Ma voix se brisa dans un souffle rauque et larmoyant.
— Je crois vraiment que je n’aurais pas dû tirer.
— Tu es fatigué. Va voir le psy et prends deux semaines de congé.
Malgré sa froide autorité, il me concéda un léger sourire. Le brouillard qui s’épaississait dans ma tête n’arrivait pas à se dissiper. J’étais au bout du rouleau et n’avais pratiquement pas dormi depuis deux jours. Chaque tir devenait de plus en plus difficile à accepter. Les corps déchiquetés peuplaient mes insomnies comme des spectres de pendus couverts de sang et de chair nauséabonde. Même si l’on m’avait inculqué jour et nuit qu’en effaçant une vie, j’en épargnais plusieurs dizaines, une incertitude s’était imposée peu à peu dans mon esprit. Cette fissure grandissait chaque jour un peu plus et me taraudait le soir lorsque seul l’alcool pouvait m’aider.
— Merci. Tu as raison : je crois que j’en ai bien besoin…
Stewart, le psychologue affecté à notre unité, semblait m’attendre lorsque je pénétrai dans son bureau. Il revêtait pour ce genre de circonstance la panoplie complète de l’aumônier de guerre : coupe en brosse, visage carré et avenant, allure svelte et yeux pétillants cachés derrière des lunettes de myope. Réputé pour rester calme et serein en toutes circonstances, il prodiguait apaisement et soulagement à la moindre sollicitation. Nous le surnommions « l’éponge magique », celle qui absorbe tout sur son passage. Je m’étais déjà confié à lui dans le passé.
— Alors Mike, des ennuis ?
— Je crois que j’ai merdé… Je crois que j’ai tué des innocents, dont un enfant.
Il s’approcha de moi et planta son regard dans le mien.
— Bill est formel : tu n’as fait que respecter les consignes. Tu as fait ton devoir.
— Arrête de me servir la soupe habituelle !
— Mike, qu’est-ce qu’il y a ? Tu sais que tu peux te confier à moi. Ne t’inquiète pas, tout restera entre nous, comme d’habitude.
J’hésitai, mais finis par lui avouer ce qui me taraudait depuis deux jours.
— Ernie est parti.
— Ton copain ?
— Oui. Après plus de six mois de vie commune, il m’a quitté du jour au lendemain sans raison apparente. Si au moins il était parti pour un autre, j’aurais compris. En rentrant l’autre soir du boulot, j’ai découvert ses placards complètement vides et un mot sur la table de la cuisine : « Merci pour le bon temps passé ensemble, désolé mais la vie m’appelle ailleurs. Ernie. »
Stewart regarda par la fenêtre, comme pour trouver son inspiration dans les buissons qui essayaient de survivre autour du bâtiment.
— Le message n’est pas totalement définitif… Il ne ferme pas complètement la porte… Il peut revenir…
— Il s’est engagé dans les marines pour rejoindre l’Irak. En ce moment, il fait ses classes à Houston dans le centre de formation accélérée pour les volontaires.
Une lueur éclaira son sourire, de plus en plus commercial.
— C’est ce que je te dis, ce n’est pas définitif. Son devoir l’appelle là-bas, mais son cœur est toujours auprès de toi. C’est tout simplement un homme généreux qui veut aider ce pays si longtemps sous le joug de la dictature. Tu devrais être fier de lui et l’accompagner moralement dans sa démarche.
Son attitude devenait pathétique et son intonation forcée. Il ne croyait pas un instant à son discours.
— Arrête tes conneries, Stue ! Tu sais très bien que cette guerre est une foutaise, encouragée par les lobbies pétroliers qui soutiennent notre président. On n’aurait jamais dû aller dans ce putain de pays !
J’avais martelé ces mots en une salve.
— Tu as vraiment besoin de vacances… Tu ne peux pas tenir ce genre de propos ici, pas dans l’US Air Force.
— Tu as raison. Je suis crevé, moralement et physiquement… Hier, je n’ai même pas eu la force de faire mon jogging matinal.
Son visage s’illumina soudain.
— J’ai quelque chose pour te changer les idées. Connais-tu le festival Burning Man ?
— J’en ai vaguement entendu parler. Des illuminés qui se réunissent dans le désert pour déconner ?
— C’est à peu près ça. La fête commence dans trois jours. J’ai une place réservée depuis six mois. Elles sont très difficiles à obtenir. Une complication de dernière minute m’empêche d’y aller. Je te fais cadeau du billet. Tu te retrouveras au milieu de soixante mille personnes déjantées et je te promets que ça va te dépayser !
— Mais qu’est-ce que tu veux que j’aille foutre dans cette assemblée de dégénérés ?
— T’évader, oublier ton boulot et ta déception amoureuse. Tu sais, j’y vais chaque année et ça me permet de tenir le reste du temps. Il faut que tu joues le jeu à fond et que tu te libères complètement
— Mais quand je reviendrai, je retrouverai mes problèmes, mon travail de tueur à gages et mon appartement vide.
— Non, je te jure que non. Tu vas revenir transformé et tu verras les choses autrement.
Je ne pensais pas qu’un tel festival était fait pour moi : je n’avais jamais apprécié ces grandes messes soi-disant libératrices, ni les foules déchaînées, mais dans l’état où je me trouvais, aucune autre échappatoire ne me vint à l’esprit.
— J’y vais, à la condition que tu acceptes mon invitation à dîner ce soir.
— Tu veux me draguer ?
La perspective de fuir mon travail fit renaître en moi un semblant d’humour.
— Oui, il y a longtemps que j’ai envie de toi, tu me fais bander avec ton air de sainte nitouche !
— Arrête de déconner.
— En fait tu n’es pas du tout mon genre, j’aime les mecs jeunes, beaux, et pas trop propres sur eux. Tu es trop clean pour moi, tu sens trop bon.
Joignant le geste à la parole, je fis semblant de le renifler.
— Dans ce cas j’accepte, mais à une condition, on va dans mon resto préféré, le Morton’s Steak House. Tu vas voir, on ne trouve nulle part ailleurs de la viande aussi bonne et aussi tendre.
— Marché conclu. Mets le pull qui te colle à la peau, le bleu, tu es hyper craquant dedans.
Perturbé par les sentiments contradictoires qui continuaient de lutter en moi, je rejoignis Black Rock, le siège du festival perdu en plein désert du Nevada. Stewart m’avait appris que seuls les engins dits mutants pouvaient circuler dans les allées du Burning Man. À défaut, il fallait se propulser dans la canicule ambiante en suant sang et eau à l’aide de bicyclettes ou à pied, le long de ces avenues semi-circulaires aussi larges que celles de Los Angeles. Passionné par les échecs depuis mon adolescence, ancien champion de Californie, j’avais naturellement décidé de décorer ma Ford Mustang en fou, cette pièce du jeu qui s’inspire de la mitre d’un évêque et avance en diagonale à l’égal de ma vie. Retraçant la symbolique de Stanton, je décorai mon automobile avec la figure choisie. Aussi, je ne découvrais la route qu’à travers la fente asymétrique, observais le monde par ce trou de serrure qui me transformait en voyeur isolé, loin des considérations terrestres, seul avec mes valises de tourments et une malle de curiosité étonnée. Les policiers du coin, certainement habitués aux excentricités qui faisaient fleurir sur la route, en cette fin août, des objets étranges, me dédaignèrent superbement et m’accompagnèrent même le temps d’une étape. À force de démesure, leurs uniformes m’apparurent plus originaux que tous ceux des personnes qui m’entouraient.
Le check point devait valider le caractère mutant de mon équipage. À mon grand soulagement, j’obtins le sésame tant convoité, malgré l’improvisation d’une décoration un peu trop vite élaborée. Vêtu de mon costume à damiers et d’un couvre-chef qui se voulait l’imitation de celui du roi, j’entrai enfin dans le camp. Il me parut sans fin. Au bout d’une recherche assez longue, et de beaucoup d’explications de la part des guides rencontrés au hasard de ma déambulation, je trouvai l’emplacement 21553 où j’essayai de planter les sardines de ma tente dans le sable caillouteux du désert. Aussitôt mon abri dressé, trempé de sueur, je m’enquis de mes voisins qui avaient observé la scène sans curiosité, tout en sirotant une bière, assis sur des rocking-chairs d’un autre âge.
— Hi ! Bienvenue au milieu des chauves-souris. Pourquoi revêts-tu l’habit du roi au lieu de celui, plus égalitaire, du pion ? Ici, nous sommes une démocratie participative, chacun est l’égal de l’autre.
— J’ai toujours pensé que la modestie consistait à s’estimer à sa juste valeur et je me tiens, par conséquent, en l’estime de ce roi. Pourquoi les chauves-souris ?
— En hommage aux frères Wright. Mon avion est décoré ainsi.
— Vous êtes tous arrivés en avion ? Il y a un aéroport ici ?
— Oui, le temps du festival, avec tour de contrôle et fréquence radio dédiée. Plus de mille avions sont attendus ; bienvenue au pays des illuminés, chessman.
Mon interlocuteur, petit et le crâne complètement rasé, patron d’une start-up de la Silicon Valley, était venu avec tout son staff pour une séance de créativité collective. L’idée de son business Internet – un programme permettant de jouer de la musique à distance via Skype – avait germé deux années auparavant, à l’occasion du festival. Au milieu de leur groupe de chauves-souris mâles se tenait une jeune femme complètement nue ; seules deux ailes cambrées prolongeaient ses bras comme ceux de la « Victoire » de Samothrace. D’une beauté à couper le souffle avec sa crinière de lion et ses formes insolentes, elle attirait tous les regards masculins à l’exception du mien. La demoiselle en question me gratifia d’un regard de connivence, ayant deviné tout de suite mon homosexualité. Je me trouvais en pays connu et me sentis aussitôt plus léger. Stewart avait peut-être raison, la thérapie de la fête commençait déjà à faire son effet.
Je quittai momentanément mes nouveaux amis pour visiter les environs immédiats, uniquement vêtu, à cause de la chaleur ambiante, d’un slip à damiers laborieusement déniché dans un magasin de fripes. Un peu gêné au départ, je me confondis vite avec les festivaliers à moitié nus ou vêtus de costumes extravagants : humanoïdes tout juste sortis de La Guerre des Étoiles, animaux à plumes et à bec, fantômes ou monstres à poils laineux, et quatre hommes en complet-veston-cravate-attaché-case complètement décalés dans ce monde d’extraterrestres.
Un alignement de cabines en plastique abritant des WC secs – écologie oblige – me fit un signe et j’en profitai pour me libérer aussitôt d’un poids qui commençait à me peser… Je cherchai ensuite les douches, avant de comprendre qu’il n’y en avait pas. On me proposa quelques alternatives :
— Tu profites du camion-citerne qui arrose régulièrement le sol pour empêcher la poussière de voler. Mais attention, tu ne seras pas le seul. Et ne te fais pas écraser !
— Mieux, comme moi, tu te fais inviter par des bourges qui ont un camping-car et, par conséquent, l’eau courante ; chaude par-dessus le marché !
— Ou bien tu places un jerrican sur un poteau, tu le remplis et tu te douches le soir, quand le soleil a chauffé l’eau.
— Moi, j’ai apporté des tonnes de lingettes…
Au volant de mon mutant, je me rendis alors sur la Playa, le centre mythique du festival, pour y découvrir le plus grand musée d’art moderne à l’air libre au monde. Les œuvres monumentales les plus extravagantes se dressaient vers le ciel en un ballet désordonné et fantasmagorique : deux énormes camions Mack reliés entre eux par un pipeline argenté dessinaient une figure en forme de S, la cabine du second reposant sur le moteur du premier ; un arc de triomphe réalisé à partir de milliers de bicyclettes soudées les unes aux autres s’érigeait à la gloire de la petite reine ; un escargot géant surmonté d’une plate-forme habitée par des nains glissait à côté d’une immense fourmi faite de pelles, de pioches et de râteaux ; une énorme ogresse accroupie, les jambes écartées, attendait ses visiteurs qui entraient en elle par son sexe béant et accueillant ; une sorte de Taj Mahal plus élancé que l’original reflétait sa magie sur un désert rendu flou par la convexion de l’air ; une sculpture démesurée représentait les quatre lettres du mot « LOVE » qui se découpait sur le ciel, et sur laquelle les amoureux d’un jour pouvaient se promener comme de petites ratures ; un arbre psychédélique tendait ses branches de plastique décharnées, éclairées par des fibres optiques de toutes les couleurs, tel un sceptre d’arc-en-ciel. Ce musée éphémère, cette utopie, était d’autant plus féerique que l’ensemble des œuvres d’art seraient détruites à la fin du festival, après que le Burning Man aura été brûlé et consumé. Le désert devait absolument retrouver sa virginité originelle.
Pris par la magie du lieu, l’agitation perpétuelle des burners et l’étrangeté du monde dans lequel j’étais plongé, j’oubliais mes rancœurs et mes tourments. Spectateur admiratif, je me fondais dans cette fourmilière en apparence désorganisée. Seul le rôle que j’avais à y jouer comptait : m’identifier à cette pièce du jeu d’échec, échanger, communier, donner et méditer. Je m’efforçais de marcher en crabe pour coller encore plus à mon personnage et parcourir ce damier géant en diagonale. J’entamais une conversation décalée avec chaque personne rencontrée, suivais le premier, buvais à tous les bars improvisés, fumais tous les joints proposés, dégustais toutes les pousses biologiques et chantais avec toutes les chorales alcoolisées. Stewart avait raison, je me laissais aller et seule ma fonction au sein de la colonie importait. Je m’étais transformé en un insecte au service de cette communauté de déments. La normalité était portée aux gémonies et l’originalité aux nues.
Après avoir bu deux litres d’eau rafraîchis par de la glace en libre-service, je me rendis au Temple. Immense construction circulaire en bois, surmontée de la statue du Burning Man, il accueillait toutes les misères du monde dans un œcuménisme sans prosélytisme : les fidèles priaient à l’occasion du décès d’un parent ou d’un ami, psalmodiaient pour la guérison d’une maladie grave, déclamaient pour un avenir meilleur, un monde sans guerre et une humanité de partage. C’était la foire à tous les malheurs et à tous les espoirs, dans un silence qui contrastait fortement avec la fièvre incessante de cette ville éphémère. Saisi par l’ambiance et l’atmosphère, je me surpris à m’agenouiller et implorai l'ensemble des divinités réunies dans ce temple des temples afin de retrouver mon Ernie. Je devais bien en découvrir une qui accède à mes vœux…
Pour améliorer mes chances de réussite, j’écrivis un message sur le tableau collectif et attachai un ruban bleu au mât des espoirs. Une photo punaisée m’interpella : celle d’un homme ensanglanté qui venait de perdre une jambe. La plaie était ouverte et la blancheur de l’os contrastait avec le rouge de la chair à vif. En un instant, je me retrouvai assis à mon poste de travail. Je revoyais le drame : l’explosion, la colonne de poussière qui retombait lentement, l’affolement des personnes qui couraient dans tous les sens, les corps qui jonchaient le sol et cet homme qui se tordait de douleur en regardant, incrédule, son moignon sanguinolent. J’entendais encore ses cris de douleur, à huit mille kilomètres de distance, déchirant son visage distordu par un rictus horrible. Je restais sonné, hypnotisé par la ressemblance avec la photo de ce GI à l’agonie. Immobile pendant de longues minutes, je fus réveillé de ma torpeur par une voix.
— Que Bouddha vous entende, ami.
Je repris mes esprits lentement, avant de lui répondre :
— Bouddha, Shiva, Jésus ou Mahomet, je ne suis pas sectaire.
— Seul Bouddha possède la sagesse éternelle, celle du cycle permanent de nos vies.
— Si tu veux, camarade. Je souhaite juste retrouver mon ami et oublier mes tourments.
— Tu le retrouveras, mais pour l’instant, il est loin. Sois patient et il viendra lorsqu’il aura choisi de le faire. Tes tourments disparaîtront ce jour-là.
Le bonze au crâne rasé noua sur le mât un ruban plus long que le mien ; je ne savais pas que la dimension de ces festons pouvait avoir de l’importance. Il me tenait la jambe avec ses lieux communs d’un bouddhisme de troisième zone. Je continuai ma quête silencieuse en l’ignorant, l’image du GI défilant toujours dans ma tête.
Curieusement, ces envolées mystiques me donnèrent faim. Je rejoignis mon emplacement en prenant en stop une sorte de clown déguisé en homme. Joe était venu seul, comme moi, et cherchait visiblement de la compagnie, voire plus si affinités. Il s’affala sur le siège passager de ma Mustang, en terrain conquis.
— Bien, ta voiture mutante ! Un fou pour un clown, c’est top !
— Pourquoi un clown ? Pour fuir la réalité ou pour la déguiser ?
— Psy de bas étage que tu es ! Et si c’était par vocation ?
— On ne naît pas clown, on le devient à travers sa vie.
— On ne naît pas homme, on le devient.
Son air décontracté, sa jeunesse assumée et sa chevelure bouclée me plurent immédiatement. Il me répondait du tac au tac, plongeant ses yeux dans les miens comme s’il lisait dans mon âme. Tout de suite à l’aise, je me sentis plus léger.
— Quinze partout. À part ces considérations philosophiques de bistrot, que cherches-tu ici ?
— Un homme, j’ai perdu mon amant.
— Tu as de la chance, tu tombes sur un cœur à prendre. Je suis dans la même situation que toi.
Joe et moi ne nous quittâmes plus. Une marche main dans la main prolongeait l’enchantement de nos ébats nocturnes. La peau de mon nouvel amant avait un toucher particulier qui, à chaque contact, m’envoyait une décharge, un appel au sexe. Les courbatures provoquées par nos ébats étaient autant de souvenirs charmants. Même les légères douleurs à l’anus procurées par une nuit torride me remplissaient de satisfaction, comme la marque partagée de nos amours ardentes. Nous arpentions les allées de ce happening permanent en baisers furtifs avant que nos ateliers respectifs nous accaparent : peinture pour moi, en souvenir de mon enfance qui avait vu un talent naissant brisé par les circonstances de la vie ; sculpture pour lui en hommage à ses dispositions allégoriques assez fantaisistes. Il me faisait oublier Ernie, et m’aidait à découvrir des caresses ignorées jusque-là en frottant son sexe contre le mien. Sa jeunesse me charmait, sa faconde me divertissait, ses élans amoureux me subjuguaient. Sur mes toiles, je me forçai à bannir peu à peu la couleur rouge sang pour me baigner dans un océan de vert qui contrastait nettement avec le jaune pisseux du désert environnant. Pas de sieste à cause de la canicule ; en désespoir de cause, nous rejoignions la Playa où un ventilateur géant distribuait un air tiède sur nos têtes ornées de tous les chapeaux imaginables. De nouvelles œuvres d’art étaient apparues pendant la nuit en une génération spontanée délirante et chacun les commentait à sa façon.
Comme à l’armée, je me levais tous les jours à sept heures avant que la chaleur ne transforme ma tente en sauna finlandais et que les toilettes ne soient encombrées. J’ai toujours aimé déféquer dans la tranquillité et rien ne m’indispose plus que de devoir me hâter dans cette tâche matinale. Le campement n’étant pas encore réveillé, l’odeur du bacon grillé n’inondait pas le désert. Le soleil entamait son ascension dans un air cristallin, lavé par la nuit, avant que la brume matinale ne vienne flouter l’ambiance par des convexions erratiques. Au loin, le Burning Man semblait veiller sur cette ville improvisée comme un Zeus descendu sur la Terre, le temps du festival. Il était l’organisateur de tout ce qui s’étalait devant moi. Isolé en cette fin du monde, je retrouvais ce rêve que j’avais fait quelquefois : seul survivant de l’humanité, j’étais le maître de l’univers.
À la fin de la journée, après un dîner tout aussi rapidement ingurgité que le déjeuner avait été englouti, nous partions danser et nous éclater dans les diverses fêtes improvisées à l’intérieur de tous les quartiers de cette ville éphémère, laboratoire du futur de notre civilisation. Toutes les musiques du monde se mêlaient en une harmonie dodécaphonique, dans un brouhaha aléatoire, où les corps exultaient dans des expressions disloquées, encouragés par les boissons alcoolisées que chacun partageait sans modération. Vers minuit, un feu d’artifice venait habiller le ciel nocturne en arabesques colorées. Joe et moi retrouvions ensuite ma tente où nous nous aimions, au milieu d’une orgie orgasmique dont les râles érotiques résonnaient à l’infini.
— Tu es insatiable !
— Tu ne te débrouilles pas trop mal non plus.
— Ce camp est une immense fornication : il sent le sexe tout-puissant, le goûte de ses babines assoiffées, le distille dans des alambics sans fond et l’exprime dans une musique intemporelle…
— Ça t’inspire en plus des envolées lyriques !
J’avais bien sûr menti, mon amant me croyait professeur de mathématiques dans un lycée.
— C’est toi qui m’inspires, stakhanoviste de l’amour !
— Non, c’est l’ambiance de cet immense lupanar.
— Redonne-moi un peu de bourbon, j’ai la gorge sèche.
— Un peu d’élixir, voilà. Sortons voir les étoiles et ton cul magnifique sous ce ciel immaculé.
Pour se protéger des tempêtes de sable, aussi soudaines qu’éphémères, nous mettions nos Google, ces lunettes à large visière qui nous transformaient en moniteurs de ski délirants. Perdu dans un nuage de poussière particulièrement dense, je tombai sur un camping-car au-dessus duquel un carton défraîchi annonçait : Jack, psychiatre psychédélique, pour vous servir. Attiré par cette publicité prometteuse et mon instinct curieux, je frappai à la porte. Assis sur un canapé dont les ressorts exhibaient leurs circonvolutions pathétiques, l’opposé de mon psy attitré trônait. Petit gros bedonnant, la calvitie bien établie, le torse aussi poilu que frisé, le pantalon moulant ne cachant rien d’un sexe conquérant, Jack me souriait derrière ses lunettes en me proposant une consultation gratuite que j’acceptai aussitôt. Je déballai alors tous mes tourments dans un flot ininterrompu qui ne demandait qu’à percer le barrage qui le retenait depuis trop longtemps. Jack réfléchit, se gratta le ventre sur lequel un panaris écarlate résistait à ses assauts, caressa le peu de cheveux qui lui restait, se frotta le menton d’un ongle douteux, enleva et remit ses verres, pour finalement m’annoncer d’une voix à la fois étonnamment ferme et douce :
— Mike, il te faut aller au bout de toi-même.
Heureusement que la consultation était gratuite, pour y entendre un tel lieu commun.
— Mais encore ? J’ai déjà du mal à me regarder dans une glace, comment veux-tu que j’aille fouiller de l’autre côté du miroir ?
— Tu n’as qu’une seule chose à faire.
— Laquelle ?
Il prit un air mystérieux, plongea ses yeux bleus dans les miens quelques secondes, avant de presque psalmodier :
— Aller en Irak, y retrouver ton petit ami et enquêter sur le tir de ton missile, pour savoir si tu as tué des innocents ou non.
Après un repas préparé par les meilleurs cuisiniers de l’Air Force et une sieste réparatrice, je me réveillai au-dessus de la France et de ses bocages. Encore trois heures avant d’atterrir à Bagdad. L’hôtesse militaire m’apporta une collation, pendant qu’un paysage inconnu défilait sous les ailes de l’avion. Je crus voir la Tour Eiffel et son ombre, au milieu d’une vaste ville : Paris, aux dires du commandement de bord. Le « plus bel endroit du monde » était censé dévoiler ses charmes devant moi, mais je n’observais que banlieues successives aux mornes couleurs grisâtres et petites maisons serrées les unes contre les autres. J’aurais bien aimé y faire une escale pour découvrir cette cité avant l’enfer présumé de l’Irak. Revenu dans mes pensées, j’étais partagé entre l’exaltation de découvrir un nouveau monde et la crainte de la guerre, des atrocités que j’allais vivre, cette fois en chair et en os. Au fond de moi, je savais que le véritable motif de mon voyage, celui pour lequel j’avais précipité mon départ, était de retrouver Ernie, de le faire changer d’avis, de tenter de le ramener dans mon lit et dans ma vie. Il me fallait aussi enquêter sur mon acte, quel que soit le dénouement de ma quête. Jack m’avait finalement convaincu : mon salut passait par ce voyage, aussi difficile fut-il. Une fois ma décision prise, j’avais dû déployer des trésors de persuasion devant les autorités américaines pour prouver que mes ambitions se limitaient à défendre, coûte que coûte, mon pays et la liberté. Je ne souhaitais plus faire la guerre par drone interposé, à travers mon joystick, je voulais aller sur le terrain et découvrir mes ennemis, les yeux dans les yeux. Heureusement, l’Us Air Force avait demandé le support psychologique de Stewart qui avait su trouver les mots justes dans le rapport dithyrambique qu’il avait rédigé pour convaincre l’Agence.
— Connais-tu l’Irak ?, me demande mon voisin de siège.
— Pas du tout, je l’ai juste vu en photo. Peux-tu croire que je n’ai jamais quitté les États-Unis ? Je n’ai même pas mis les pieds au Canada ou au Mexique !
Il m’observa comme s’il avait affaire à un extraterrestre.
— Tu vas voir, c’est l’enfer : la chaleur, la poussière et puis la peur, la peur perpétuelle vis-à-vis de ton voisin, de l’homme que tu croises dans la rue, de la voiture qui te suit, de la charrette que tu doubles. À chaque instant, tu peux sauter sur un véhicule piégé ou être touché par un kamikaze.
— Je sais que je ne vais ni à Hawaï ni aux Bahamas.
— C’est pire que tout ce que tu peux imaginer. J’ai perdu trois de mes gars, tués sous mes yeux, alors que nous étions en patrouille. Ils m’ont rapatrié pour que je me refasse une santé mentale, avant de repartir dans cette merde.
Un voile trouble envahit ses yeux de chien fidèle, et je ressentis moi-même son trouble, imaginant la scène de cet effroyable épisode.
— Et toi, que viens-tu chercher dans ce cauchemar ?
J’essayais d’être le plus convaincant possible, mais ma voix dérailla à mon insu.
— Je suis volontaire pour me battre, défendre la démocratie et ses valeurs universelles.
— Tu parles ! Pas à moi ! C’est un foutu pays de demeurés, tu vas voir. Ce qu’il faut aux Arabes, c’est un dictateur comme Saddam ! On a fait une putain de connerie en le dézinguant et en venant ici. Ils ne seront jamais démocrates ces enculés, c’est le pays de la combine et de la corruption. Démocratie de mes deux.
Son regard prit un côté démentiel : un prédicateur en transe convaincu par sa foi. Je bafouillai une réponse presque inaudible.
— Je ne sais pas. Je crois que je veux comprendre par moi-même, sur le terrain. En tout cas, je veux faire ici quelque chose pour mon pays.
— Tu vas changer d’avis au bout de trois jours, comme nous tous.
— Inch Allah, c’est comme cela qu’ils disent, non ?
Le Boeing 747 de la Delta Airlines, affrété par l’Air Force, commença à descendre. Une immensité jaunâtre remplit mon hublot. Je devinais là un village, ici une vallée aride, puis une maison, un troupeau de moutons, à mesure de la perte d’altitude. La densité des habitations croissait, les hommes dans les ruelles s’animaient et, soudain, les roues touchèrent le sol dans un nuage de poussière, sans que je ne visse la moindre piste. L’aéroport de Bagdad était transformé en camp retranché, protégé par des myriades de sacs de sable empilés en une muraille haute de trois étages. Des miradors étaient positionnés tous les cent mètres et l’armée avait dû dépenser une véritable fortune en fil de fer barbelé. Des colonnes de véhicules en tout genre s’affairaient dans un désordre apparent autour des avions, civils comme militaires, pour effectuer le relais entre les aéronefs et le bâtiment central qui s’apparentait à une fourmilière. Au-dessus de nous, un essaim d’hélicoptères bourdonnait dans un ballet régulier et ininterrompu. Moi qui rêvais de l’Orient, de ses charmes et de ses mystères, je me retrouvais dans une base militaire du Colorado, entouré de monstres d’acier dans une odeur d’huile brûlée et de kérosène.
Nous descendîmes rapidement de l’avion, en bon ordre, et passâmes les formalités d’entrée dans le pays, qui s’avérèrent très simples alors que je m’attendais aux lourdes lenteurs orientales que l’on m’avait décrites. Il est vrai que nous n’étions pas en Irak mais en Amérique, car, visiblement, malgré les vingt heures d’avion, la traversée d’un océan, suivie de celle d’une mer, nous n’avions pas franchi de frontières. Une noria de véhicules militaires blindés nous attendait pour rejoindre le Camp Victory : le plus important campement de l’Irak, avec plus de six mille soldats. Une fois installé sur un siège en toile, je tentais de découvrir la capitale à travers la petite fenêtre de notre quatre-quatre. Alors que j’attendais des ruelles encombrées et grouillantes de vie, des fumeurs de narguilé, des ânes qui trottinaient indifférents à la guerre, je ne voyais que des militaires et des rues poussiéreuses qui défilaient devant moi à vive allure, accompagnés par les sirènes stridentes et obsédantes de notre convoi. Ce premier contact n’était pas celui que j’avais espéré. Au lieu de découvrir l’Orient, j’étais cantonné derrière une meurtrière, comme le voyeur d’un spectacle surprenant. Je commençais à me demander ce que je faisais ici, et si, au milieu de cette caravane métallique, j’allais pouvoir réaliser ma mission.