Un si joli trêfle bleu - Pierre Zanetti - E-Book

Un si joli trêfle bleu E-Book

Pierre Zanetti

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Beschreibung

Résidant à quelques lieues l’un de l’autre, près de Carcassonne, Pierre et Mireille ne se connaissent pas. Lui est un grand timide. Elle est autiste Asperger. Ils ont été en couple chacun de leur côté, mais ces histoires ont tristement pris fin. Heureusement, ils vivent des rêves éveillés qui embellissent leur quotidien. Ils se croisent parfois dans la cité médiévale, envahie durant l’été par des milliers de visiteurs. Normalement, rien ne devrait advenir.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Normalement… Pierre Zanetti a été professeur agrégé d’Économie, en région parisienne. Il a contracté le virus de l’écriture dès 7 ans pour coucher sur le papier toutes les histoires qui bourgeonnaient dans sa tête. Aujourd’hui, il se consacre à des récits fantastiques, uchroniques, de plus en plus romanesques, et ne dédaigne pas les romans policiers.

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Seitenzahl: 184

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Pierre Zanetti

 

Un si joli trèfle bleu

 

 

Heureux les cœurs purs, car ils verront la lumière.

Les Béatitudes, Matthieu 5, 1– 12

 

1 Lui

Lundi 6 juin, en matinée

 

Coiffant un éperon rocheux, le petit village d’Aragon se niche à la lisière sud de la Montagne Noire. En ce début de journée estivale, les maisons en pierre d’Aude, chapeautées de tuiles romaines, se dorent déjà aux rayons généreux du soleil qui s’est réveillé vers quatre heures du matin. Dans une des ruelles biscornues qui mènent au vieux château, un chien aboie pour chasser ses derniers rêves, vite relayé par ses congénères dispersés dans le village. Une fois ces salutations canines terminées, le concert s’éteint de lui-même. On entend à peine le gazouillis des ruisseaux de Trapel et de Vallouvière ceinturant le village, car ils sont presque à sec. Les habitants se souviennent malgré tout des coulées de boue vomies par ces ruisseaux déchainés neuf fois en quarante ans, lors d’automnes remplis d’orages et de pluies torrentielles. Ces épisodes dévastateurs n’ont pas découragé l’occupation de ce site depuis l’âge du Bronze, soit 2 000 ans avant Jésus-Christ. À l’époque de la croisade des Albigeois, les habitants étaient acquis à la cause cathare. L’inquisition y mit bon ordre et dépeça les seigneurs locaux, de la famille Dax. Ces conflits religieux sanglants sont désormais bien oubliés, et ont fait place à des activités bien plus sereines et plus rémunératrices, les vignobles en premier lieu.

Rue du calvaire, un éditeur s’est installé depuis bon nombre d’années, Encre Bleue. Une dizaine de personnes y travaillent dans des locaux encombrés de piles de livres et de tas de manuscrits. Raoul Glaber règne sur ce petit monde fiévreux, où tout ce qui se fait est déjà en retard sur un planning sans cesse bousculé. Toujours attifé comme l’as de pique, Raoul dissimule un regard incisif sous une barbe broussailleuse qui n’a pas rencontré de ciseaux depuis longtemps. Mais le personnel l’adore. Ses secrétaires lui obéissent le doigt sur la couture de la jupe. Son commercial parvient toujours à infiltrer de lointaines librairies, et à se glisser dans le moindre salon du livre d’Occitanie. Son achalandeur obtient des remises ahurissantes de la part des fournisseurs. Et enfin son comité de lecture vole de manuscrit en manuscrit. En réalité un nom bien périmé, puisqu’il faut aujourd’hui parler de fichier en fichier.

Raoul fume la pipe. Enfin, en ces temps de disgrâce de l’herbe à Nicot, il arpente ses locaux avec une pipe éteinte au bec. Il dose encouragements et réprimandes à ses jeunes lecteurs et lectrices, en espérant qu’ils tombent sur le prochain prix Goncourt. Mais Paris est si loin, et Carcassonne si près, à treize kilomètres, qui aspire toutes les énergies et toutes les renommées. Néanmoins, comme il a l’amour du livre chevillé au corps, il continue de développer son catalogue. Après avoir travaillé chez d’autres éditeurs, notamment à Toulouse, il a appris que ce métier est pavé de hasards, heureux ou malheureux, comme le sont tous les arts. Dans son bureau, ou devrais-je dire son antre, des extraits de lettres de refus sanglantes sont punaisés au mur. Anne Frank clouée au pilori par un comité de lecture revêche. Marcel Proust lui aussi, pour La recherche « Je dois être bouché à l’émeri pour ne pas comprendre pourquoi un personnage se retourne dans son lit pour trouver le sommeil durant trente pages ! » Honte sur ce scribouillard ! Parmi sa petite équipe de dénicheurs de talents, seul l’un d’eux lui pose problème : Pierre Castelnau.

 

Par rapport à lui qui tutoie la soixantaine, Pierre est encore jeune. Vingt ans de moins, cela compte beaucoup. Natif d’Aragon, il avait pourtant bien débuté dans la vie. Après des études brillantes de lettres au lycée Paul Sabatier de Carcassonne, poursuivies à la faculté de Toulouse, sa maitrise en poche, il aurait pu devenir prof en lycée, celui de sa jeunesse par exemple, puis après avoir passé et réussi l’agrégation, il serait retourné enseigner à Toulouse, comme maitre de conférences.

Mais il y avait eu ce repas de fin d’études à Bram, à La Cure Gourmande, avenue Léotard, à mi-chemin entre Toulouse et Aragon, où il avait rencontré Raymonde Lorris. Au début, il l’avait prise pour une serveuse. Jolie, ne dissimulant pas ses avantages, elle avait aussi posé ses yeux sur lui avec insistance. Ce que la littérature de gare nomme un coup de foudre, même par temps clair. Raymonde n’était nullement une serveuse, mais plutôt la jeune patronne du restaurant. Il était revenu seul, un peu plus tard. Et de fil en aiguille et d’aiguille en fil, une tendre liaison s’était instaurée. Ils s’étaient installés en couple officiel, elle œuvrant en cuisine avec sa brigade, lui servant en salle et se chargeant de toute la logistique. Bien situé, le restaurant attirait une clientèle en expansion. Son cassoulet concurrençait celui de Castelnaudary, et son confit de canard émoustillait les papilles. Toujours pas mariés, un fils leur était né, qu’ils avaient prénommé Michel. Michel Castelnau, puisqu’il l’avait reconnu. Un boulevard de vie heureuse s’ouvrait devant lui. Et puis…

Dans le Sud-Ouest, tous les jeunes hommes jouent au rugby. Pierre, étant plutôt un petit gabarit, avait obtenu le poste d’ailier dans l’équipe de rugby locale, le PLM XV de Bram. Il courait vite, atout essentiel à ce poste. Durant la morte-saison pour le restaurant, il participait intensivement aux entrainements. Il pratiquait ce sport en amateur, pour gagner des places dans sa poule, certes, mais aussi pour la camaraderie qui réchauffait les membres de l’équipe. Un match avait été organisé contre le Rugby Olympique de Castelnaudary, le ROC, qui évoluait en Fédérale 1 pour l’équipe fanion. À la mi-temps, Bram menait 15 à 10. Pierre avait marqué un superbe essai, qu’il avait ensuite transformé, prenant de vitesse les défenseurs du ROC. Il était devenu le joueur à abattre. À la reprise, son équipe avait de nouveau pris l’ascendant sur ses adversaires. Le ballon ovale sous le bras, il avait vu arriver le pilier adverse, aussi large qu’un autobus, le visage déformé par un rictus de haine vengeresse. Il avait fait un écart pour l’éviter, mais trop tard. Le placage avait été très violent, et il avait perdu connaissance.

Lorsqu’il avait rouvert les yeux, il n’avait tout d’abord pas compris où il se trouvait. Couché sur un lit, dans une pièce toute blanche. À sa droite, des moniteurs bipaient tout en alignant des sinusoïdes vertes et rouges.

Un homme et une femme, tous deux en blouse blanche, étaient entrés.

– Très bien, monsieur Castelnau ! Vous voilà de retour parmi nous !

– Où… où suis-je ?

– Au CHU de Toulouse. Vous étiez dans le coma.

– Dans le coma ?

– Depuis trois semaines, oui.

– Trois semaines ?

– Votre femme va être contente ! Et votre fils aussi ! Nous allons l’appeler !

– N’oubliez pas ses parents ! intervint l’infirmière.

– Bien sûr, bien sûr ! Mélanie, vous voulez bien vous en charger ? Merci.

– Que… que s’est-il passé ?

– Vous ne vous souvenez pas ? Alors, reprenons depuis le début. Comment vous appelez-vous ?

Il avait dû décliner son identité, son adresse, les noms de ses proches. Il avait un peu hésité, mais il y était parvenu.

– Bien. Maintenant, levez-vous !

– Me lever ?

Cela lui avait paru impossible. Il avait essayé, en titubant, fermement soutenu par le médecin. Heureusement, un fauteuil providentiel lui avait évité de s’écrouler sur le sol.

Avec un kinésithérapeute, il avait réappris à marcher. Un neurologue lui avait fait passer des tests de mémoire et de compréhension. La mémoire était revenue, mais sa compréhension était sérieusement ralentie. Sa femme Raymonde, lasse d’attendre, l’avait un peu bousculé.

– Je suis contente que tu me sois revenu, mais pour le restaurant, j’ai dû embaucher un aide pour toute la logistique. Il se débrouille très bien, d’ailleurs. Plus une fille pour servir en salle. Enfin, ce sera temporaire.

Le temporaire avait été amené à durer. En apparence, au bout de quelques semaines, Pierre était redevenu comme avant, mais il ne parvenait plus à suivre le rythme rapide du travail de La Cure Gourmande. La relation avec sa femme s’était alors détériorée. Ce qui comptait pour elle était son fils et son restaurant, mais son compagnon beaucoup moins. Ainsi, après cinq années de vie commune, ils s’étaient séparés d’un commun accord. Pierre pouvait venir voir son fils Michel quand il le voulait, mais ce petit boutchou de quatre ans n’avait rien compris à cet arrangement. Progressivement, il avait fait le trajet vers Bram de moins en moins souvent et s’était éloigné de son fils, qui approchait les 15 ans. Michel, que sa mère faisait trimer dans le restaurant, ne venait jamais le voir à Aragon. Pierre était revenu vivre à côté de ses parents, au domaine des Trois Bornes, dans un petit pavillon situé à un court vol de bartavelle de la maison principale. Bertrand et Maryse Castelnau y exploitaient un vignoble de neuf hectares dont ils tiraient des cépages blancs, du chenin, du viognier et du mansang, et des cépages rouges, du merlot, du cavignan et du cabernet franc. Ils avaient choisi des noms amusants pour commercialiser leurs vins : P’tit Papy, Les Drôles pour les rouges ; Chifoumi, Les p’tits cailloux pour les blancs. Tous d’appellation Cabardès. En cheville avec des grossistes du Languedoc, leur affaire tournait bien. Pas de quoi devenir riche, mais de quoi vivre à l’aise.

Pierre avait un frère ainé, Antoine, qui habitait Carcassonne et y exerçait la redoutable profession de psychiatre. Les parents avaient proposé à Pierre de travailler avec eux au vignoble, mais il avait refusé. Trop les mains dans l’argile, le calcaire, les produits chimiques et les livres de compte. Le père avait alors contacté Raoul Glaber, qu’il connaissait surtout comme client, et qui venait de fonder sa petite maison d’édition, Encre Bleue.

Raoul l’avait embauché comme lecteur. Il avait vite trouvé la faille de Pierre : sa lenteur. Mais s’en séparer eût été très mal vu. D’un autre côté, son lecteur-escargot avait des atouts : une bonne culture littéraire, qu’il faisait vivre. Aucun roman important édité en France ne lui échappait, il pouvait ainsi suivre au plus près les modes du moment. D’où son second atout : un flair infaillible pour détecter les futurs succès de librairie parmi tous les manuscrits dont il s’occupait. La notoriété d’Encre Bleue avait grimpé en flèche, les manuscrits avaient afflué, malgré un taux de refus frôlant les 90 pourcents.

Myope, cheveux noirs, yeux marron et tête ronde, son accident avait accentué sa timidité. Il se trouvait moche, sans relief, et avait enlevé les miroirs dans sa chambre. Il avait demandé à ses parents d’en faire de même dans toute leur maison, mais ils avaient refusé.

– Fils, tu dois t’accepter tel que tu es, avait tranché son père. Raymonde t’avait trouvé à son goût, non ? Alors un jour, tu plairas à une autre femme. Il y en a quand même quatre milliards d’exemplaires sur Terre !

– Tu comptes les enfants, les casées et les grands-mères !

– Bon, d’accord. Alors, transigeons à deux milliards.

– Elles ne parlent pas toutes français.

– Tu parles à une femme quand tu l’embrasses ? Mais je te suis quand même. Cent millions sera mon dernier chiffre. Maintenant, à toi de jouer. Tu as en main deux dés, tu les lances sur le tapis de la vie, et tu fais double six !

– Peut-être oui. En attendant, je vais relire Bonjour Tristesse, de Françoise Sagan.

Son père avait haussé les épaules, signe d’une grande contrariété, et avait abandonné son prêche. Bonjour tristesse, un roman complètement obsolète, pondu par une gamine dans l’après-guerre, et qui décortiquait à n’en plus finir les stratégies amoureuses d’une petite-bourgeoise pour tromper son ennui.

Pierre ne parlait à personne d’un phénomène étrange qui déboulait sans prévenir, depuis son coma. Parfois, il perdait complètement le contact avec le réel, et s’évadait dans une autre vie, où il était quelqu’un d’autre. Financier, voyou, aviateur, explorateur, n’importe qui, pourvu que ce ne soit pas réel. Il vivait alors des aventures palpitantes, dans lesquelles il croisait des visages connus, comme ceux de ses parents, de ses collègues de travail, de ses amis. Son ex-femme y apparaissait souvent, dans le rôle de la méchante sorcière aux yeux noirs. Une sorte de rêve éveillé, durant lequel tout ce qui l’entourait n’existait plus. La redescente sur terre était parfois brutale, lorsque sa simulation tournait à son désavantage, ce qui arrivait souvent. Une fois, ce décrochage l’avait surpris alors qu’il conduisait. Il s’était arrêté à un stop, incapable de redémarrer. Les klaxons furieux des autres automobilistes avaient déchiré son rêve éveillé. Heureusement d’ailleurs, puisque son avatar allait être précipité dans de la lave en fusion. Il aurait dû en parler à son frère Antoine, qui aurait pu l’aider, avec ses connaissances en psychiatrie, à se débarrasser de ce double encombrant. Mais il ne l’avait pas fait. Sa famille l’aurait alors catalogué malade mental, une étiquette bien trop collante. En plus, ces « évasions » le sortaient de son train-train quotidien, permettant de supporter celui-ci.

Le fondateur de L’Encre Bleue ignorait tous ces détails. Pierre était peut-être lent et timide, mais son emploi le tenait à l’écart du public, des aspirants écrivains qui défilaient dans les bureaux de l’éditeur, des fournisseurs, et c’était très bien ainsi. Sur Terre, nul n’est parfait. Parfait ! Ce mot l’amusait : les Cathares l’avaient employé huit siècles plus tôt, pour se désigner eux-mêmes. Pierre n’était pas parfait. Pour son patron, Pierre était incomplet, et semblait se complaire dans cette situation.

Ce dernier avait glissé sa pipe froide dans sa poche de poitrine, et s’était arrêté à la table de Pierre, qui lisait un fichier, la souris à la main, tout en écoutant de la musique douce.

– Tu as fait une bonne pioche ? roumégua-t-il.

Le lecteur avait levé la tête en entendant ces grognements.

– Je ne sais pas encore. Ce manuscrit s’intitule Carpe diem, et raconte une histoire à peine croyable. Mais j’aime le style, c’est enlevé, agréable à lire.

– La semaine dernière, tu as été assidu à lire le bouquin précédent. Garde le rythme, fils ! Tombe la chemise !

Pierre avait l’habitude de cette injonction qui ne l’atteignait plus. Par contre, bien que natif du Sud-Ouest, il ne supportait plus cet usage du passé surcomposé, un auxiliaire au présent suivi d’un temps composé. Une provocation devenue rituelle de son patron. Occupez-vous de vos moutonsses, lui répondait-il mentalement.

– Tu connais l’auteur ?

– Pierre Zanetti ? Non, pas du tout. Il n’a jamais rien publié.

– À toi de voir si l’on donnera suite. Ah ! Cet après-midi, tu as un carton de livres à porter à Carcassonne, à la librairie La Ronde des livres. N’oublie pas !

Pierre sourit.

– Comptez sur moi !

2 Elle

Lundi 6 juin, dans la matinée

 

Dès neuf heures, l’office de tourisme de Carcassonne débordait d’activité. Les premiers cars étaient arrivés, envoyant leurs fournées de touristes dans la vieille ville. Des centaines de photos étaient prises presque simultanément. Fixer l’image d’un décor médiéval avant même de l’avoir contemplé était devenu un réflexe. Cadrer l’être aimé sans prendre le temps de lui demander son consentement était un autre réflexe. À l’accueil de l’Office, bruissant de conversations en un arc-en-ciel de langues, les plans de la ville s’enlevaient comme des beignets. Des mains pressées tripotaient les dépliants vantant les délices de la région. Les employées ne cessaient de répondre à un tir nourri de questions, de demandes, de remarques. À l’arrière de cette activité, deux employées triaient des documents, ouvraient et répondaient au courrier, à un rythme bien plus calme.

Mireille Calas était l’une de ces deux secrétaires. Elle travaillait méthodiquement, très concentrée, semblant ignorer toute l’agitation ambiante. Ses longs cheveux bruns étaient réunis en queue-de-cheval. Assise, on ne remarquait pas trop sa petite taille. Aucune ride ne barrait le front de cette quadragénaire au teint mat. Et les miroirs renvoyaient l’image d’une jolie femme, pleine de vie, mais qui ne souriait presque jamais et donnant l’impression d’une inquiétude permanente. Le regard de myope de ses yeux noirs était d’une étrange fixité, derrière ses grandes lunettes.

Depuis des générations, ses parents habitaient Trèves, à l’est de Carcassonne. Ils y avaient développé un superbe vignoble, le domaine de Castellauze, dont les vins blancs, le O de Castellauze, et rouges, le Primum et le Farem tot pétar, s’écoulaient petitement, tant la concurrence des vignobles voisins était grande. Fait aggravant, depuis des décennies, la consommation de vin en France ne cessait de baisser, au profit de la bière. Armand et Gisèle, ses parents, s’étaient obstinés un temps à améliorer la qualité de leurs vins. Mais devant les maigres résultats, ils avaient opté pour une diversification. Leur grande bâtisse blanche aux volets rouges, en bonne partie inoccupée, avait été reconvertie en chambres d’hôtes. Une piscine avait été aménagée. Une terrasse de restauration avait été couverte. Un maître queux et une serveuse avaient été embauchés. Et saison après saison, la mayonnaise avait pris. Maintenant, les chambres étaient louées d’avril à octobre. D’essentiel, le vignoble était devenu accessoire.

Mireille était née à Trèves, mais ses parents ne lui avaient donné ni frère, ni sœur. Pour qui la voyait pour la première fois, la raison en était évidente.

Mireille était autiste légère.

– Ce n’est pas une maladie, leur avait expliqué un spécialiste de Narbonne. Plutôt des gènes endommagés transmis par un des parents. Elle devra vivre avec. Comme vous l’avez remarqué, votre fille est très sensible aux stimuli sensoriels, comme une lumière vive ou des bruits forts. Il lui faut les éviter au maximum. Elle a surtout des difficultés à communiquer avec des inconnus, et donc tend à s’isoler. Elle ne vous regarde pas dans les yeux, sauf par moments. Tout imprévu la perturbe, elle a besoin de multiples routines pour se sentir en sécurité. D’où un manque d’empathie qui peut être pris, à tort, pour de la froideur. Elle semble ne pas vous écouter, mais c’est faux. Cependant tout n’est pas négatif. Par exemple, elle dispose probablement d’une excellente mémoire, bien au-delà du vulgus pecum.

– Elle pourra quand même vivre en société ?

– Bien sûr, à condition d’être entourée par des proches. Elle pourra exercer un métier. Elle pourra se marier et avoir des enfants.

– Oui, mais seront-ils… normaux ?

– Dans l’état actuel des recherches, je ne peux l’affirmer à 100 %. Mais les gènes responsables de l’autisme semblent surtout provenir du père, et non de la mère comme on le pensait jusqu’à présent. Donc elle pourrait avoir une descendance… normale.

Armand avait failli prendre la mouche.

– Donc je suis responsable ?

– Sans le savoir.

– Et que pouvez-vous faire ?

– Malheureusement rien. La science ne sait pas réparer ces gènes. Par contre, vous pouvez faire beaucoup pour elle.

Le spécialiste avait cité des jeux, des activités physiques et mentales, la mise en contact avec d’autres enfants.

Après d’intenses discussions, les parents de Mireille s’étaient lancés dans cette éducation très particulière, avec une idée-force : puisque leur enfant présentait des symptômes légers, elle fréquenterait des écoles normales, avec des élèves normaux, qui seraient simplement prévenus de ses particularités. Armand s’était plus investi que sa femme dans ce trajet au long cours vers l’âge adulte de leur fille.

Sa capacité de mémoire phénoménale avait été pour beaucoup dans ses succès scolaires. Ses camarades en avaient un peu profité, malgré une surveillance serrée des enseignants. Elle avait ainsi franchi les principaux paliers, jusqu’au BEP Tourisme, sans redoubler une seule fois.

Son premier emploi avait été à la mairie de Trèves. Son père connaissait bien le maire, ce qui avait facilité les choses. Les tâches les plus répétitives lui avaient été confiées, elle s’en acquittait sans rechigner, sans pause, à toute allure. Ce fut dans ces locaux que Robert Saisset l’avait rencontrée.

Robert était huissier de justice, et à ce titre passait souvent à la mairie. Au fil de ses visites, il était tombé sous le charme particulier de Mireille, La belle sans sourire, comme il la surnommait. Mis au parfum de sa déficience, il l’avait abordée avec prudence et gentillesse. Après quelques réticences, elle s’était laissé approcher. Pourtant, le premier baiser avait été laborieux.

– Mireille, tu me connais bien maintenant, alors j’aimerais te faire découvrir une chose bien agréable.

– Je pourrais la manger ? Il n’est pas quatre heures, il faut attendre l’heure du goûter.

– La chose agréable ne se mange pas. Pourrais-je t’embrasser ?

– Bien sûr, Robert.

Elle lui avait tendu le dos de sa main.

– Pas sur la main, Mireille. Sur les lèvres.

Elle avait reculé, saisie d’effroi.

– Sur mes lèvres ? Sur mes lèvres ? Sur mes lèvres ? Tu veux me transmettre tes maladies ? Écoute la liste, elle est longue.

Pour éviter une énumération sans fin, il lui avait clos la bouche d’un bref baiser surprise. Stupéfaite, elle n’avait pas réagi, comme transformée en une statue de madone.

– Je dois recoudre un bouton ! Je dois recoudre un bouton ! Ma mère me l’a demandé !

– Mireille, je repasse demain. Si tu n’as aucune maladie, nous pourrons recommencer. Tu verras, ce sera très agréable.

– Si tu veux. Mais j’ai d’abord un bouton à recoudre.

Le lendemain, le deuxième essai avait été un peu plus concluant.

– Tu peux aussi participer.

– Participer ?

– Mais oui. Tu fais exactement comme moi, pendant que je reste les lèvres fermées, sans les bouger.

– Je peux te transmettre mes maladies ?

– Tu n’en as aucune, tu es en pleine santé.

– J’ai peut-être la tuberculose !

– Si tu veux. Alors je repasserai dans deux jours, pour te rassurer. Allez, vas-y.

Elle s’était risquée. Aucune catastrophe n’était arrivée.

– Maintenant, étape suivante : nous nous embrassons, en participant tous les deux.

Comme elle ne craignait plus l’inconnu, elle avait participé.

– Tu as aimé ?

– Je n’en suis pas sûre.

– On peut recommencer ?

– On peut recommencer.

Cette fois, elle avait été plus détendue.

– Alors, as-tu aimé ?

Elle avait opiné du chef, et souri.

Robert en avait été bouleversé, et l’avait serrée dans ses bras.

– Encore, encore, encore ?

Il y avait eu plusieurs « encore », de plus en plus libérés.

– Maintenant, nous allons faire mieux. Je vais t’embrasser en entrouvrant la bouche.

– C’est dangereux ! Tes maladies ?

– Elles sont parties. Et toi, tu gardes ta bouche fermée. On essaye ?

De nouveau, elle s’était raidie, mais s’était laissé faire.

– Tu vois, tout va bien. À présent, à toi !

Elle avait approché les lèvres serrées de Robert, comme s’il s’agissait d’un repaire de vipères.

– Tu as aimé ?

– Peut-être.

– Bon. Maintenant…

Il n’avait pas eu le temps de finir sa phrase. Ils s’étaient embrassés bouches ouvertes, pendant un long moment.

– C’était bon, avait-elle fini par murmurer.

Mis en confiance, Robert avait voulu franchir l’ultime étape. Mais sentant la langue chaude de son compagnon s’introduire dans sa bouche, Mireille avait pris peur, et l’avait repoussé brutalement.

– Je ne veux pas ! C’