Un tueur est passé - Jean-Paul von Scramm - E-Book

Un tueur est passé E-Book

Jean-Paul von Scramm

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Beschreibung

« – Bien. Je vous rappelle la situation. Il y a deux ans, dans la nuit du passage à l’heure d’hiver, une jeune femme a été assassinée dans son appartement du centre-ville. L’an passé, lors de cette même nuit, une autre jeune femme a été assassinée dans son appartement du centre- ville. Deux crimes en tous points similaires, pas d’effraction, pas de violences sexuelles, même mode opératoire, aucune trace, deux crimes qui nous donnent à penser qu’on a affaire au même tueur, et qu’il pourrait recommencer cette année, précisément cette nuit entre deux et trois heures du matin… c’est-à-dire pendant l’heure fantôme, puisque, vous le savez, à trois heures il sera de nouveau deux heures… »

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JPAUL von SCHRAMM

Chaque élément d’une enquête est un miroir. Et le tueur se cache dans l’un des angles morts.

( J-C. GRANGÉ - Les Rivières pourpres )

La première des qualités du tueur, l’art du caméléon, de s’adapter sans faire de vagues.

( Maxime CHATTAM - L’ Âme du mal )

Ceux qui disent que les yeux sont les miroirs de l’âme n’ont jamais été flics. Les flics ont une autre expérience. Tant que les masques ne sont pas tombés, les tueurs ont les mêmes yeux que tout le monde.

( Cody MACFAYDEN - Captives ).

1

Samedi 17 octobre. 9h25.

Le Capitaine Borowski se gratte la tête et soupire.. Le Commandant Michaux vient de quitter son bureau avec un petit signe de l’index qui signifie « Compris ? ».

C’est toujours comme ça. On croit que ça n’arrive qu’aux autres. Ou au cinéma, genre Jack Nicholson dans The Pledge. Il avait adoré le film. Il aimait tous les films avec Nicholson.

Lui, Boro -c’est son « nom de guerre »-, il s’en serait bien passé. Fallait que ça lui tombe dessus deux semaines avant son départ à la retraite. Avant d’aller robinsonner sur son île.

Une affaire étrange. Qui n’en était peut-être pas une, finalement.

Nicholson, lui, c’était pire : le jour de son départ. Ses collègues avaient organisé une petite fête surprise et s’étaient cotisés pour lui offrir un billet d’avion pour réaliser son rêve, aller pêcher au Mexique. Ce jour-là, le corps d’une fillette de huit ans était découvert enseveli sous la neige. Il avait promis solennellement à la mère de la petite victime de retrouver le meurtrier.

Une étrange affaire. On lui demande d’enquêter sur un meurtre qui n’a pas encore eu lieu. Dont on peut supposer qu’il pourrait avoir lieu. Dans une semaine.

En fait personne n’en sait rien. Ce n’est peut-être qu’une lubie de Michaux, le commandant de la Brigade, en poste depuis deux mois, qui veut marquer son territoire.

Tout a commencé une demi-heure plus tôt. D’astreinte, Borowski, est dans son bureau, attelé à ses mots croisés, séchant sur la définition « CHAR OU VOITURE » en neuf lettres, quand Michaux est entré, sans frapper. Le Commandant a arrêté son regard une seconde sur les dépliants touristiques empilés sur le coin du bureau.

⸺ Capitaine, j’ai un petit travail à vous confier avant votre départ…

⸺ Oui ?

⸺ Je viens de recevoir un certain M. Sevestre qui vient de s’enquérir de l’avancée de l’enquête sur le meurtre de sa fille, il y a deux ans

⸺ Oui… Je le connais. Il vient nous relancer environ une fois par mois.

⸺ Vous avez participé avec le Lieutenant Le Goff à l’enquête qui n’a pas abouti…

⸺ Affirmatif. On a fini par conclure à un crime de passage.

⸺ Je me suis penché sur la criminalité dans la commune ces deux dernières années et j’ai noté qu’un autre crime non élucidé avait été commis un an plus tôt à la même époque… Vous aviez également participé à l’enquête, toujours avec le Lieutenant Le Goff…

⸺ Moi oui. Mais pas avec Le Goff qui était en stage au Pôle Judiciaire à Bordeaux, si je me souviens bien.

⸺ Je n’arrive pas à comprendre comment on n’a pas fait de lien entre les deux meurtres ! J’ai comparé les deux affaires et je suis tombé sur un faisceau de convergences particulièrement troublant : les deux victimes sont des femmes d’une trentaine d’années vivant seules, les meurtres ont eu lieu en octobre, dans le même périmètre, suivant le même mode opératoire, à la même heure… ni empreintes, ni traces…

⸺ Mais pas exactement à la même date, si je me souviens bien…

⸺ Vous avez raison, Capitaine, le 27 octobre pour le premier et le 26 octobre pour le second. … sauf que c’était le même jour…

⸺ Oui, c’était dans la nuit du samedi…

⸺ Oui, mais ce n’est pas ça qui est étrange. Ces deux meurtres ont eu lieu dans la nuit du changement d’heure, du passage à l’heure d’hiver, tous les deux vers 2h30… Vous comprenez, Capitaine ?

⸺ Heu…

⸺ C’est comme s’ils n’avaient pas eu lieu, comme s’ils avaient été rayés : à 3h du matin, ces nuits-là, on reculait les horloges d’une heure, c’est-à-dire qu’à 3 h on revenait à 2 h, c’était donc comme si on effaçait la première période entre 2h et 3h du matin, une heure fantôme, vous comprenez ?

⸺ Je comprends. Vous pensez qu’il y a un cinglé qui choisit précisément cette heure … fantôme, comme vous dites, pour perpétrer ses crimes…

⸺ Vous savez, Capitaine, moi je ne crois pas aux coïncidences quand elles s’acharnent de cette façon… On ne peut plus croire à des crimes de rôdeurs.

⸺ Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

⸺ C’est simple. Je vous demande de passer au crible les deux dossiers. Je ne dis pas que les enquêtes ont été mal menées, mais vous êtes forcément passé à côté de quelque chose lors de l’enquête sur le second meurtre parce que vous ne l’avez pas relié au premier. Je suis sûr qu’avec cet éclairage nouveau vous allez pouvoir trouver le détail qui va vous mener jusqu’au meurtrier.

⸺ Bien.

⸺ Faites-vous aider par le Lieutenant Le Goff. Nous avons une semaine pour éviter un troisième crime. Je compte sur vous, Capitaine.

2

Lundi 19 octobre.

Le Capitaine Borowski soupire.

⸺ Je crois que je vais m’accorder une pause…

⸺ Vous voulez un café, mon Capitaine ?

Borowski a choisi le Lieutenant Rimbaud plutôt que Le Goff pour le seconder dans cette enquête rétrospective. Rimbaud aurait un œil neuf puisqu’il ne connaît rien de ces affaires, a-t-il justifié auprès du Commandant, et surtout il a une belle écriture, les majuscules en particulier, il écrit bien droit en plus et c’est lui qui sera donc chargé d’inscrire au feutre sur le tableau blanc toutes les correspondances entre les deux crimes.

⸺ Je veux bien. Merci.

Rimbaud, on ne peut pas le rater : grand et sec comme un échalas, qui se déplie avec lenteur et dont on a toujours peur que les membres interminables se cassent, avec ses cheveux en brosse épaisse plus flamboyants qu’un feu de pinède, sa peau laiteuse constellée d’éphélides et son nez allongé à la Croquignol qui semble le précéder comme s’il y avait toujours quelque chose à humer. C’est un jeune gendarme, arrivé il y a trois mois à la Brigade, avec un respect de la hiérarchie exemplaire qui pourrait passer parfois pour de l’obséquiosité. Serviable et prévenant à en être collant.

Il agace tous ses collègues à vouloir sans cesse dans la conversation corriger leurs fautes de français et dans leurs rapports leurs fautes d’orthographe.

En plus de « L’Intello », il a gagné pendant son bizutage les surnoms de Rimbaud Warrior, Poil de Carotte et, bien sûr, d’Arthur. Des sobriquets et des plaisanteries auxquels le commandant a mis fin avec autorité. Depuis, on dit que Rimbaud serait son chouchou.

Tout le monde ici connaît le passé de baroudeur de Borowski, tous jusqu’au Commandant sont impressionnés par sa stature, son visage buriné et ses cheveux en brosse, à quoi s’ajoute son aura d’ancien membre du GIGN, une carrière qui impressionne Rimbaud, particulièrement admiratif, que Borowski ne déteste pas malmener et qui ne déteste pas l’être.

⸺ Non sucré, comme d’habitude, mon Capitaine ?

⸺ S’il vous plaît. Dites, Lieutenant, vous avez lu comme moi les deux dossiers. Votre avis ?

⸺ La lecture des dossiers donne raison au Commandant  Michaux : les deux crimes présentent d’évidentes similitudes. La typologie des deux victimes, leur milieu social, leur situation, elles étaient plutôt jolies en plus …

⸺ Plutôt jolies… en plus ? Méfiez-vous des adverbes quand vous parlez des femmes, Lieutenant !

⸺ Je voulais juste souligner…

⸺ Je plaisantais… Continuez.

⸺ Elles étaient toutes deux mères d’un jeune enfant, sortaient d’une procédure de divorce conflictuelle. Les suspects naturels, deux maris contre lesquels des mesures d’éloignement avaient été prononcées, ont pu fournir des alibis pour ces deux nuits. Des alibis d’ailleurs qui ne reposent que sur le témoignage de proches, la mère pour l’un, la sœur pour l’autre.

⸺ Pour les avoir moi-même interrogées, je peux vous dire, Lieutenant qu’elles avaient l’air sincères. Après, c’est vrai, à 2h30 du matin, elles devaient dormir toutes les deux à poings fermés…

⸺ Le mode opératoire, l’absence de sévices sexuels, tout concorde. Détail supplémentaire, mon Capitaine, qu’on n’a pas ajouté au tableau, il avait beaucoup plu ces nuits-là, ça n’a sans doute aucune importance, mais il y a bien des tueurs de la pleine lune, alors pourquoi pas…

⸺ Oui, pourquoi pas ? Allez, faites-moi plaisir, écrivez-moi ça au tableau !

⸺ Vraiment ?

⸺ Puisque je vous le dis…

Se sachant particulièrement observé, Rimbaud s’applique, écrit   « Pluie abondante », recule de deux pas, s’avance pour effacer du doigt la barre un peu penchée d’un « T » et en tracer une bien droite.

⸺ Lieutenant, je vous écoute. C’est à vous. Montrez-moi ce qu’on vous a appris.

⸺ La première question qui se pose, mon Capitaine, et qui n’a pas été posée puisqu’on n’avait pas fait de rapprochement entre les deux crimes est essentielle : les deux victimes se connaissaient-elles ?

⸺ En effet, Lieutenant, et c’est ce que nous allons vérifier en premier lieu… Poursuivez, je sens que vous êtes bien parti…

⸺ Là, je sens que vous vous moquez… Ensuite, il faut essayer d’établir un lien entre les deux meurtres… fouiller le passé des victimes et établir un profil du tueur aussi…

⸺ Très bien.

⸺ Autre chose, mon Capitaine. Une hypothèse que je ne privilégie pas mais qu’on doit envisager…

⸺ Que vous ne privilégiez pas ? Ah oui, c’est vrai, vous avez fait des études…

⸺ Vous vous moquez encore, mon Capitaine !

⸺ À peine… Expliquez…

⸺ Et si notre tueur choisissait ses victimes au hasard…

⸺ On serait en train de bosser pour rien… mais vous ne privilégiez donc pas cette hypothèse, Lieutenant ?

⸺ Non. J’ai noté qu’on n’avait trouvé aucune trace d’effraction.

Comment notre tueur s’introduit-il au domicile de ses victimes en plein milieu de la nuit ?

⸺ Je sens que vous avez la réponse…

⸺ C’est forcément un proche. Soit quelqu’un à qui on ouvre sans crainte soit quelqu’un qui a la clé. D’ailleurs, dans plus de 80% des cas, le criminel fait partie de l’entourage de la victime …

⸺ Si on vous suit, dans l’état actuel des choses, il s’agirait de crimes passionnels, il y aurait donc deux tueurs distincts. Et qu’est-ce que vous faites du côté rituel du crime ?

⸺ Je reconnais… Tant qu’on n’a pas établi ce qui lie ces deux crimes et je suis persuadé qu’il y a …

⸺ C’est tout, Lieutenant ?

⸺ Non, mon Capitaine…Autre chose : comment est-il possible que notre tueur n’ait laissé aucune empreinte sur le sol puisqu’il pleuvait cette-nuit-là ? Aucune empreinte dans la maison ? Aucune trace ADN ? Comment c’est possible ?

⸺ Mystère, mystère. Lieutenant, merci pour votre expertise. Bien, vous allez m’accompagner. On va d’abord faire un petit tour en ville. Je vais vous montrer les lieux. Les crimes, il faut les imaginer, les sentir. Ensuite nous irons rendre une petite visite à M. Sevestre, père de la première victime… On lui doit bien ça, d’habitude, c’est lui qui vient…

Les deux crimes ont eu lieu en plein centre-ville dans un périmètre de cent mètres autour de la place du Martoi. La Place du Martroi, ceinte de commerces, est particulièrement laide : c’est en fait un vaste parking. Comme toutes les places de la ville, d’ailleurs. Les mails aussi. Ici, c’est le royaume des particules fines.

La place du Martroi, c’est un peu la Place de l’Étoile de la ville : de là partent six branches, d’un côté deux rues piétonnes, et sur le pourtour quatre rues vers les mails.

Le premier crime a eu lieu rue de l’Écu, qui mène au Mail Ouest. C’est une ruelle grise à sens unique, aux trottoirs quasi-inexistants, très passante, où l’on arrive du Mail à la queue-leu-leu pour se garer sur la place.

Borowski avait consulté Wikipedia quand il avait été muté il y a trois ans dans cette brigade pour motif disciplinaire (pour finir « votre carrière dans un endroit tranquille où vous n’aurez pas à jouer les cow-boys », avait dit son supérieur) : Vernay, située dans l’Eure-et- Loir, dans la région Centre-Val de Loire, bordée par la Tanche, la ville compte 7000 habitants, elle se situe sur le socle calcaire de l’ancien lac de Beauce… Son église du XIIème siècle avec sa flèche à charpente métallique… Un important réseau de galeries souterraines…

⸺ Vous voyez cette rue ? C’est là qu’a eu lieu le second meurtre.

⸺ C’est joli, cette fontaine !

⸺ Tenez, c’est l’appartement juste au-dessus, là où il y a le panneau « À LOUER ». Bien sûr, ils n’ont pas pu le relouer depuis…

⸺ Ça se comprend.

La rue du Capitaine De La Borderie est la seconde rue piétonne de la ville. Elle relie la place du Martroi à celle des Halles où se tient le marché le samedi matin. Elle est particulièrement sinistrée : plus de la moitié des commerces ont baissé leur rideau.

Monsieur Sevestre habite Faubourg de Paris, une longue avenue qui s’étire du centre jusqu’à la sortie de la ville en direction de Paris situé à une centaine kilomètres. C’est là que se trouve l’entrée de la Brigade juste après le seul feu de circulation, avant lequel bien des cinglés s’en donnent à cœur joie. Ce que ne manque pas de remarquer Rimbaud :

⸺ Ils roulent un peu vite, non ? On ne fait rien ici ? On ne contrôle pas ?

⸺ On ne peut pas être partout à la fois. Et puis, vous le savez bien, en France, c’est malheureusement comme ça, tant qu’il n’y aura pas eu un accident grave…

C’est une petite maison avec un jardinet devant. Un petit homme chauve en survêtement marine floqué ADIDAS apparaît sur le perron.

⸺ Bonjour, Monsieur Sevestre. Voici le Lieutenant Rimbaud.

⸺ Bonjour, Capitaine. Bonjour Lieutenant. Alors, vous avez du nouveau ?

⸺ Non, pas vraiment. Enfin c’est possible…

⸺ Entrez, je vous en prie.

⸺ Vous allez peut-être pouvoir nous aider, Monsieur Sevestre. Je vous résume la situation.

⸺ Asseyez-vous, je vous en prie.

Après le brillant exposé de Borowski, théâtral, qui sait tenir son auditoire en haleine, M. Sevestre, impressionné, reste un instant bouche ouverte, les yeux dans le vide. Rimbaud également.

⸺ Alors, comme ça, il s’agirait du même tueur, vous en êtes    sûr ?

⸺ Non. Mais on peut le penser.

⸺ Et donc, si j’ai bien compris, vous croyez qu’il va recommencer à la fin du mois au changement d’heure ?

⸺ Peut-être. J’en viens à ce qui nous amène. Votre fille Magali connaissait-elle Priscilla la seconde victime ?… Elles avaient le même âge… Elles ont passé toutes deux leur enfance ici…

⸺ Je ne sais pas. Elles sont peut-être allées à l’école ensemble. En tout cas, ce n’était pas une de ses copines, je ne me souviens pas d’avoir entendu ce prénom à la maison… Priscilla… non, ça ne me dit rien… je m’en serais souvenu.

⸺ Est-ce que vous connaissiez des ennemis à votre fille ?

⸺ Non. Magali était une fille sans histoires. Tout le monde vous le dira.

⸺ Pourtant, avec son mari…

⸺ Son mari ? Un bon à rien, si vous me permettez. Le plus souvent au chômage, il picolait toute la journée et le soir, quand elle rentrait du boulot, il lui tapait dessus si le repas n’était pas prêt à temps…

⸺ Vous savez si elle fréquentait quelqu’un depuis son divorce ?

⸺ Je ne suis pas sûr. Mais c’est vrai qu’elle avait un peu changé les derniers temps… Elle refaisait surface… elle était plus détendue, elle avait retrouvé sa gaieté… Elle faisait plus attention à elle. Elle recommençait à sortir…

⸺ Merci, Monsieur Sevestre. Si vous pensez à quelque chose, un détail même, n’hésitez pas une seconde à m’appeler ou à venir à la Brigade, vous connaissez le chemin…

***

⸺ J’imagine, mon Capitaine, qu’on va s’intéresser maintenant aux parents de la seconde victime ?

⸺ En effet. Mais, je vous en prie, arrêtez de ponctuer toutes vos phrases par « mon Capitaine » !

⸺ Si je puis me permettre, vous, vous m’appelez bien souvent    « Lieutenant »…

⸺ C’est pour vous rappeler la hiérarchie, Rimbaud !

⸺ Et moi, de mon côté, c’est pour vous montrer que je ne l’oublie pas…

⸺ Bien répondu !

⸺ Merci, mon Capitaine !

⸺ C’est bon, oubliez ce que je viens de vous dire, je ne voudrais pas vous frustrer… Lieutenant !

3

Après le repas, Borowski et Rimbaud ont relu les interrogatoires des proches des victimes, des deux ex-maris suspects, notamment. Au bout d’une heure, Borowski ordonne une pause.

⸺ Je vais vous chercher un café, mon Capitaine ?

⸺ Vous êtes trop bon, Lieutenant.

De retour, les gobelets en carton sur un plateau, très garçon de café, Rimbaud désigne du regard les brochures touristiques.

⸺ C’est là que vous allez passer votre retraite, mon Capitaine ?

Borowski attrape une brochure, la déplie.

⸺ Oui, c’est l’île d’Aix, la petite Corse de l’Atlantique… Regardez : un croissant de trois kilomètres de long… couvert pour sa moitié d’une superbe forêt… pas de voitures… cinq plages… un paradis… Elle fait partie des cinquante plus belles îles du monde…

⸺ Je ne connaissais pas.

⸺ Vous savez combien il y a d’îles dans le monde, Lieutenant ?

⸺ Heu… non… dix mille ?

⸺ Trois cent mille, Lieutenant…

⸺ Je n’imaginais pas. En tout cas, ça a l’air d’être un endroit idéal pour finir ses jours…

⸺ Ne m’enterrez pas si vite, Lieutenant !

⸺ Ce n’est pas ce que je voulais…

⸺ Vous savez que c’est là que Napoléon a passé ses derniers jours avant son départ en exil pour Sainte-Hélène ?

⸺ J’ignorais.

⸺ Vous aimez Napoléon, Lieutenant ?

⸺ Heu… à vrai dire, je ne me suis jamais vraiment posé la question…

⸺ Vous devriez, Rimbaud, vous devriez !

⸺ Vous m’avez appelé Rimbaud, là, mon Capitaine !

⸺ Oui, j’ai hésité avec Verlaine…

⸺ Je me disais aussi… c’était pour vous moquer…

Le Capitaine Borowski replie lentement la carte.

⸺ Cela dit, ce n’est pas en été que vous m’y trouverez ! Deux cent cinquante habitants en hiver, cinq mille l’été ! Ce n’est pas une invasion, c’est un envahissement ! Bon, on reprend ?

⸺ Je ne crois pas que ce soit utile de réentendre les maris, mon Capitaine. Leurs téléphones ont été vérifiés, d’après ce que j’ai vu…

⸺ Mais on va quand même vérifier les témoignages de leurs proches…la mère et la sœur.

⸺ Il n’y a aucune raison pour qu’elles se déjugent…

⸺ Sauf si on leur dit qu’on a mis la main sur le coupable et que donc leur témoignage n’a plus de valeur de disculpation, qu’un faux témoignage en revanche et patati et patata… vous en dites quoi, Lieutenant ?

⸺ J’en dis que vous êtes machiavélique, mon Capitaine ! Démoniaque !

⸺ Bien. C’est vous qui vous chargerez de l’intox. Demain vous verrez la mère du premier et la sœur du deuxième…

⸺ Du second, mon Capitaine, si je puis me permettre, quand il n’y a que deux éléments on dit « second », on dit « deuxième» quand il y a au moins un troisième…

⸺ Vous savez quoi, Arthur, primo, vous me faites chier ! Et secundo, pour la peine, puisque vous êtes si malin, vous me trouverez « CHAR OU VOITURE » en neuf lettres, ça commence par un E !

⸺ Désolé, je ne voulais pas… Vous croyez que je serai capable de leur mentir ?… Quand je mens, j’ai l’impression que ça s’entend tout de suite et que ça se voit sur mon visage…

⸺ Bien. Je vous accompagnerai.

⸺ Autre chose, mon Capitaine : je ne vois pas dans le dossier Magali Sevestre, le compte rendu des films de vidéo-surveillance…

⸺ Vidéo-protection, on dit vidéo-protection ici… On ne vexe pas le citoyen.

⸺ Pourtant j’ai regardé, il y a une quinzaine de caméras sur la place et dans les rues autour…

⸺ Cherchez bien, il y a bien eu un rapport, je me rappelle, il n’y a eu qu’un passage dans la rue entre une heure du matin et l’heure du crime, il pleuvait, on ne voyait pas bien, une vague silhouette qu’on voyait entrer dans la rue venant de la place, qu’on perdait ensuite… Vous avez appelé les Migault, Lieutenant ?

⸺ Oui, ils seront là vers 18h15… ils ne pouvaient passer qu’après dix-huit heures à cause de leur travail.

⸺ C’est vous qui vous chargerez de leur audition…

⸺ Tout seul ?

⸺ Non, rassurez-vous, je serai là. Mais c’est vous qui conduirez l’interrogatoire. Ok ?

⸺ Ok. Autre chose, mon Capitaine.

⸺ Oui… J’aime pas trop quand vous dites « autre chose », en général c’est une emmerde de plus… Allez-y !

⸺ Les deux crimes ont été découverts par les deux filles des victimes… à trois heures du matin… Bizarre, non, vous ne trouvez pas … qu’elles se soient réveillées toutes les deux au milieu de la nuit ? Ont-elles entendu du bruit ? On ne les a jamais interrogées, je vois. Et on n’a jamais remis en cause les alibis des deux sans-abri …

⸺ Elles avaient respectivement sept et neuf ans à l’époque, imaginez le traumatisme, elles venaient de découvrir le cadavre de leur mère… Elles ont été discrètement interrogées plus tard par une psychothérapeute.

⸺ On a le compte rendu ? Est-ce qu’on sait si les deux fillettes se connaissaient ? Si elles étaient à la même école ?

⸺ Non, rien de tout ça, Lieutenant… Quant aux deux sans-abri… les pauvres, si vous les connaissiez…

⸺ Je ne veux pas dire que l’enquête a été mal faite…

⸺ Un peu quand même… Puisque c’est vous qui soulevez ces questions, faites en sorte de m’en apporter les réponses au plus tôt !

⸺ Bien, mon Capitaine.

⸺ Bon, je vous laisse, Lieutenant. J’ai tennis à seize heures avec l’ancien photographe de la rue du Grand Monarque. Je vais encore lui faire visiter tout le court. Ce que j’aime bien chez lui, c’est qu’il court comme un lapin.

Depuis trois mois et le décès brutal de sa femme, Borowski prend ses aises et tout le monde lui fiche une paix royale.

Vers 17h30, Borowski est passé chez lui se doucher et se changer. À chaque fois qu’il entre dans le vaste salon cathédrale, il ne peut s’empêcher de lever les yeux vers la petite mezzanine là-haut, une petite bibliothèque où sa femme passait beaucoup de temps, d’où elle était tombée, se rompant le cou. Il a aussi encore dans les oreilles le bruit mat du corps s’écrasant sur le carrelage.

Les Migault, petits et ronds, le cheveu fatigué, habillés sans recherche, semblent sortir du même moule. Quand l’un répond, l’autre confirme en surenchérissant. Priscilla était une fille gentille qui ne voulait de mal à personne. Sauf peut-être à son mari, un coureur de jupons « intempestif » (sic) qui la trompait « à tour de bras » (encore sic). Les derniers temps, il était devenu violent. Elle avait d’ailleurs déposé une main courante à deux reprises deux mois avant sa mort. Ça ne les étonnerait pas que ce soit lui le coupable. Le témoignage de sa sœur ? Pfff, elle ne vaut pas mieux que lui ! Non, ils ne connaissaient pas de Magali. Mais pour ça, valait mieux demander à Corinne, sa meilleure amie, elles travaillaient ensemble chez Leclerc.

Les Migault partis, Rimbaud semble attendre l’appréciation du Capitaine sur sa prestation. Comme rien ne vient, il se lance :

⸺ Ça a été ?

⸺ Vous avez été parfait, Lieutenant !

⸺ Vous trouvez ? Merci.

⸺ Vos conclusions ?

⸺ Rien de vraiment probant. On a deux petites pistes, si on peut dire, vérifier les mains courantes et interroger cette Corinne. Son mari à cette Priscilla, je ne sais pas pourquoi, je ne l’aime pas, le genre pervers narcissique j’imagine…

⸺ Ne vous laissez pas dominer par vos sentiments, Lieutenant ! À propos, vous êtes marié ou fiancé ?

Le visage de Rimbaud a rosi, il a tourné ses mains l’une dans l’autre, comme s’il se les savonnait :

⸺ Non. Mais j’ai la réponse pour votre définition de mots  croisés : c’était ÉCRIVAINS…

⸺ Comment ça ?

⸺ Char, René Char, le poète…

⸺ Oui, lui, je veux bien, Mais Voiture ?

⸺ Voiture, de son prénom Vincent, est un écrivain du XVIIème siècle, j’ai vérifié.

⸺ Bravo, Lieutenant. À demain. La journée promet d’être chargée.

⸺ Bonne soirée, mon Capitaine. À demain !

4

En quittant la Brigade, Borowski est rattrapé par Le Goff qui tient à le rassurer : il aurait pu lui en parler avant mais, non, il ne lui en veut pas de lui avoir préféré Rimbaud pour le seconder… faut laisser la place aux jeunes… ils sont là pour apprendre…

Avant d’ajouter : même si on ne change pas une équipe qui gagne…

⸺ Tu manges à la maison ce soir ? Karine a fait une goulasch…

⸺ Non, merci. Je suis crevé.

Le Goff est son seul ami dans la Brigade. Yann Le Goff, tout le monde l’aime : sportif émérite, toujours de bonne humeur, toujours le mot pour rire.

Et puis, c’est le pif de la Brigade. Un pif qu’il a généreux, façon roseval, mais surtout un flair de flic inégalable plus clairvoyant qu’un marabout extralucide, plus efficace d’un détecteur de mensonges.

Quand la femme de Borowski est morte, - un accident bête -, Le Goff a tenu pendant des semaines à l’inviter à dîner, « je vais pas te laisser seul à te retourner la tête et à bouffer des surgelés, tu verras, ma femme… ».

C’est Le Goff que Borowski avait appelé, quand Nicole sa femme avait chuté de la mezzanine, en même temps que le SAMU. Le Goff, arrivé le premier, l’avait pris dans ses bras et avait dit « C’est affreux, assieds-toi, je m’occupe de tout. ». Et il s’était occupé de tout. Mettre de côté les débris du garde-corps tombés au sol. Faire enlever le corps, faire établir le certificat de décès.

Quand tout le monde fut parti, Le Goff s’était tourné vers Borowski :

⸺ Pauvre Nicole ! Tu m’as dit que c’était arrivé comment ?

Il n’y avait aucun soupçon dans sa voix. C’était juste une question curieuse de gendarme. Avec une pointe d’étonnement peut-être.

⸺ Je ne sais pas. J’étais dans la cuisine, j’ai entendu un grand bruit…

Je me suis précipité…

Le Goff était monté jusqu’en haut de l’escalier, malgré l’injonction de Borowski « Ne monte pas, c’est risqué maintenant, un accident, ça suffit ! », et avait inspecté la mezzanine.

Il avait bien dû voir que le garde-corps ne s’était pas rompu tout seul ou par l’effet de l’usure, que les barreaux, à l’endroit où ils s’étaient brisés, avaient été partiellement sciés.

Ou peut-être n’avait-il pas voulu voir.

Ou peut-être avait-il compris. Nicole était distante avec lui, elle ne l’aimait pas et ça se voyait. S’il avait su qu’elle disait « ton gros porc de Breton » en parlant de lui à son mari, parce que, disait-elle, il avait un regard vicieux.…

Le Goff était redescendu sans rien dire. Pour dire quelque chose, pour remplir le silence et étouffer dans l’œuf le malaise naissant, Borowski avait lancé d’une voix contrite :

⸺ Combien de fois je lui avais dit de ne pas se pencher, qu’elle allait se rompre le cou !

Le Goff n’avait pas relevé. Il n’avait plus jamais parlé de l’accident. Il n’y avait jamais fait la moindre allusion. Mais Borowski avait l’impression que parfois Le Goff le regardait bizarrement. Et quand, deux jours plus tard, le menuisier était venu changer le garde-corps, il s’était étonné, en récupérant les débris, qu’il manquât un barreau. Borowski avait baragouiné une explication.

Borowski est un homme de devoir et un homme d’action. Il avait tué Nicole parce qu’il le fallait.

Parce qu’elle devenait folle. Et parce qu’elle le rendait fou.

Parce que ça ne pouvait plus continuer. Parce qu’on ne divorce pas au bout de vingt-cinq ans de mariage. D’une femme malade, en plus. Il y des choses qui ne se font pas.