Variations sur l’intime - Philippe Guillaume - E-Book

Variations sur l’intime E-Book

Philippe Guillaume

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Beschreibung

Variations sur l’intime représente onze tableaux aux histoires différentes. Cependant, leur fil conducteur vous surprendra et vous entraînera au-delà d’une réalité souvent trompeuse. Vous visiterez alors les confins de nos ambivalences dans l’univers parallèle de l’amour et de la haine. Vous découvrirez également la joie d’une existence à deux et la satisfaction de transformer un impossible à vivre en un possible à venir. La bête féroce qui nous habite depuis nos origines pourra-t-elle enfin être exterminée ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Musicien, psychanalyste, conférencier et écrivain, Philippe Guillaume a été professeur hors classe des Conservatoires de musique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels Réalité ou Autre scène et La femme et l’Amore, publiés en 2021 et 2022 aux éditions La Bruyère. Variations sur l’intime s’est voulu d’une conception plus littéraire et plus romantique.

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Seitenzahl: 261

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Philippe Guillaume

Variations sur l’intime

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Philippe Guillaume

ISBN :979-10-377-8608-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Grâce à vous, nous disons beaucoup de choses qui, sinon, n’auraient été ni vues, ni dites… Vous jouez toujours le rôle décisif dans l’invisible lutte pour l’âme.

Stephan Zweig, Lettre à Freud 8 sept. 1926

Romantisme, je n’ai de cesse de te célébrer

Depuis de nombreuses années, j’avais rêvé de magnifier ma vie « gagnée », la rationnelle, celle perdue pour le jeu et l’amour et aux antipodes des sensations généralement recherchées dans les outrances de créativités spontanées, par un rêve grandiose ; voler en planeur au-dessus de l’immensité des forêts et des lacs alpins Autrichiens !

En contrepoint à cet élan pulsionnel, préludant magnifiquement le début du film « La mélodie du bonheur » de Robert Wise, avec la merveilleuse Julie Andrews etle non moins beau Christopher Plummer, je m’octroierai le privilège, en écrivant cette nouvelle d’écouter en fond sonore une musique des grands espaces, celle de l’Adagio de la symphonie monumentale d’Anton Bruckner : sa Neuvième.

Dans cette œuvre, il transcendait le principe cyclique du romantisme. Manifestement prévue comme couronnement du complexe tripartite des 7e et 8e, la 9e,portait les traits d’une reprise générale et même si chacune développait sa thématique principale, à partir d’une matière fondamentale commune à leurs mouvements pris un par un.

L’univers gothique qui s’émanait de cette symphonie se révélait dans sa grandiosité, par ses structures formelles, avec la mystique de la mort et de l’au-delà ; propos tenus par Bruckner lui-même.

J’avais choisi pour une fois de commencer mon rêve éveillé à partir de l’Adagio (Sehr langsam, feierliche), très lent et solennel, juste après avoir écouté la symphonie jusqu’à la fin du Scherzo qui magnifiquement, concluait déjà les deux premiers mouvements de ce monument musical !

Je souhaitais garder en mémoire au tout début de l’œuvre, l’introduction du premier thème avec ce point d’orgue de dix-huit mesures sur le ré, jusqu’aux cuivres fortissimo, clamés par huit cors impressionnants en crescendo puis diminuendo…

Mais aussi les lourds et incessants martèlements rythmiques implacablement assénés du Scherzo, « Un gouffre dantesque, un enfer où se tordent ceux qui ontrefusé l’espérance ». (Harry Halbreich) Et même si son trio souriant, presque ingénu, apparaissait soudain tel un jeu d’opposition flagrant, avec son rythme en duolets sur une métrique à 3/8, ses bondissants dessins de bois et son lyrisme des cordes !

L’arrivée de l’Adagio se révélait à son début, comme un moment de somptueuse détente après la densité en premier, de ce « Feierlich Misterioso » (Solennel et mystérieux), et du Scherzo « Bewegt, lebhaft » (mouvementé et vif).

La singularité de ce mouvement, terminé le 30 novembre 1894, résidait dans le fait rarissime qu’un Adagio concluait rarement une symphonie de cette ampleur. Mais il ne restait à l’époque que deux années de vie à notre compositeur. Atteint d’une pleurésie et déclinant peu à peu, Bruckner ne réussit pas à écrire son finale, un Allegro avec thème principal, fugue et choral. Il lelaissa à l’état d’ébauches multiples ; la Neuvième devint donc sa symphonie « Inachevée » !

Qu’importe, ce troisième mouvement avait pour moi dans son haeccéité, une connotation ô combien romantique. Il concluait ce triptyque symphonique prestigieux en nous transmettant, véritable révélation, des mesures finales, un vrai message de paix éternelle. Cette paix à laquelle Bruckner aspira si ardemment, lui qui dédia son œuvre ; « Ad majorem Dei gloriam ».

Aujourd’hui, j’avais envie de me laisser entraîner par la force magistrale de cette grande vague musicale qui, je le savais, emporterait mon être corps et âme à l’acmé des plus belles émotions !

Après avoir inséré le CD dans mon Panasonic, j’appuyai avec force sur « on » et me positionnai immédiatement sur le troisième mouvement.

D’entrée de jeu, le premier thème m’apparut douloureux, avec son saut de neuvième par les violons, soutenus bientôt par les cors et les cordes regroupés… Il se présenta à mon esprit comme un large fondement architectonique qui me permit imaginairement de commencer mon décollage ! Je pris le temps comme dans la « Mélodie de bonheur » de plonger sur des montagnes verdoyantes, des vallées encastrées, ne négligeant aucune clairière sur laquelle lancer mon imagination enflammée, pour soudainement me laisser surprendre en apercevant, caché derrière un amoncellement vert émeraude de grands conifères, un lac immense au pied de majestueux sommets…

Je remontai à nouveau progressivement vers une colline de résineux, à la cime desquels je pus découvrir à mes yeux émerveillés de nouvelles montagnes, cette fois-ci enneigées… Inchoatif, ce crescendo visuel correspondit à son homologue sonore par l’arrivée des cordes aiguës en triples croches puis ce large motif des cuivres qui fortissimo, finit par faire entendre à l’apogée de son crescendo, l’autographe Abschied vom Leben, « Adieu à la vie » ; Ti-----tatata… trois fois de suite comme le furent les accords de Mozart dans « La Flûte enchantée » (symbolique Maçonnique ?)… puis repris 4 fois Ti… tatata…

Ces accords, dont je me surpris à chanter le soprano, m’ouvrirent corps et âme à cet univers musical hors du commun. Je pensai maintenant que cette musique m’accompagnerait de façon péremptoire jusqu’à la fin de mon voyage imaginaire ! Je m’exclamai alors : quelles magnifiques sensations que cette plongée sur les grands paysages romantiques !

À l’horizon, bien plus haut que la crête des immenses sapins autrichiens ; vision que j’avais maintes et maintes fois fantasmée, j’arrivai soudainement à distinguer l’image du clocher de l’abbaye de Nonnberg. Cette abbaye millénaire consacrée à Marie et à « La mélodie du bonheur ». La grandiosité du bâtiment, prônait sur une partie un peu surélevée, au pied du rocher de la forteresse à Salzbourg. Je compris que cette apparition n’avait rien d’un hasard. La cause en étant sûrement sa construction gothique que l’on retrouvait hiératiquement dans la 9e de Bruckner…

Quand subitement, au moment même où croyant me féliciter de pouvoir profiter d’un tel univers sonore, pour accompagner ce périple prestigieux, mon esprit concomitant m’entraîna avec traîtrise et parcimonie pensai-je alors, à entrapercevoir les sites surprenants de Bagnoles-de-l’Orne ?

Quelle ne fut pas ma surprise ! Je faillis me lever pour fermer mon lecteur CD ! Que nenni ! m’exclamai-je bruyamment.

Je me repris instantanément et ma mémoire vint heureusement à ma rescousse. Mais oui ! Bagnoles-de-l’Orne et ses panoramas réputés. Son Lac, son casino, sa forêt et son Château néo-renaissance de la Roche-Bagnoles avec son admirable parc d’arbres remarquables et son « Roc du chien » surplomb rocheux, dominant la profonde cluse ou coulait la Vée !

Je me rallongeai cette fois-ci sur mon canapé. Le premier souvenir qui me vint à l’esprit ce fut l’image de ce lac ô combien romantique, entouré de son écrin de verdures comme je les aimais ! Il était demeuré pour moi un symbole de bien-être et de détente. C’est plus d’une fois que je m’autorisais cette promenade bucolique qui m’entraînait souvent à emprunter sa passerelle à l’embouchure de la Vée. Elle me conduisait à prendre de la hauteur pour mieux admirer les reflets aquatiques de la végétation. J’aimais aussi répéter ce plaisir de passer par les nombreux pontons en bois qui me permettaient de m’approcher au plus près de l’eau, pour contempler les nénuphars et les iris qui ornaient ses berges. Je m’asseyais souvent sur un de ces nombreux bancs disposés fort intelligemment autour du lieu. Mon préféré ; celui situé face au casino, quand après avoir déjeuné en son restaurant, je me dirigeai de l’autre côté du lac, m’assoupissant enfin, assis, les bras ballants de chaque côté de mon corps !

« Ah ! pour lors combien de fois j’ai désiré, porté sur les ailes de la grue qui passait sur ma tête, voler au rivage de la mer immensurable, boire à la coupe écumante de l’infini la vie qui, pleine de joie en déborde, et seulement un instant sentir dans l’étroite capacité de mon sein une goutte de la béatitude de l’être qui produit touten lui-même et par lui-même ! » Cette prose de Goethe dans « les souffrances du jeune Werther » je l’avais apprise par cœur et comme le poète, la réciter de nombreuses fois face à ce lac romantique.

Un jour que j’énonçais le texte, presque à voix basse, mais distinctement, une femme s’assit à mes côtés et, lorsque j’eus fini, enchaîna à ma grande surprise :

— Ah ! ce ne sont pas vos grandes et rares catastrophes, ces inondations qui emportent vos villages, ces tremblements de terre qui engloutissent vos villes, qui me touchent : ce qui me mine le cœur, c’est cette force dévorante qui est cachée dans toute la nature, qui ne produit rien qui ne détruise ce qui l’environne et ne se détruise soi-même… C’est ainsi que j’erre, plein de tourments. Ciel, terre, forces actives qui m’environnent, je ne vois rien dans tout cela qu’un monstre toujours dévorant et toujours ruminant.

Elle s’était tournée vers moi. Je m’en souviens encore, ses yeux rencontrèrent les miens et un éclair de surprise jaillit de nos prunelles soudainement enflammées ! Son regard fixe et noir s’incrusta si profondément en mon être, que tout s’enchevêtra soudainement dans un sentiment unique d’attente et d’impatience.

— Que pensez-vous de cette ambivalence chez le jeune Werther ? m’avait-elle dit alors, avec une voix des plus enjôleuse. Il déclamait la joie de vivre et voilà que quelques lignes plus loin, il psalmodie son existence, en proclamant qu’il foule « un monde dans un tombeau ignominieux » ?

Ce jeu d’opposition, qu’elle soulignait de façon pertinente et qui me revint en mémoire, coïncida exactement à la troisième reprise ordonnée du second thème de ce troisième mouvement de la symphonie de Bruckner. J’aimais tant l’écouter, car il était porteur de cette sérénité, cette intériorisation de nos sentiments les plus nobles, que seule cette musique savait mettre en exergue au plus profond de mon âme…

Le regard tourné vers le lac, elle commença à soliloquer en développant à ma grande surprise des connaissances psychanalytiques. À ce moment, des nuages vagabonds couvrirent le ciel d’une obscurité opaque pleine de tristesse ! Mon regard embrassa l’horizon. Soudain, je sentis qu’un souffle léger commençait à passer sur la nature comme un soupir nostalgique. C’était le vent qui, progressivement, poussait par une main invisible, se mit à chasser ces gros sacs grisâtres et boursouflés qui disparurent alors à vue d’œil.

Elle enchaîna en soulignant avec une certaine fatuité les rapports du beau qui cache l’horreur, de l’amour, celui de la haine, etc. J’en fus malgré tout impressionné !

C’est en regardant son profil que je me rendis compte que je focalisais de plus en plus avec insistance sur son nez aquilin. Cet objet partiel me rappela immédiatement celui de ma mère ! Serait-ce ce « un en moins du compte », ce « trait unaire », nous aurait dit Lacan qui aurait été suffisant à l’époque, pour déclencher en moi cette étincelle narcissique ?

Tout son récit n’avait fait qu’accentuer à mes yeux combien cette femme était belle, ravissante. Il aurait fallu le talent du poète pour rendre l’expression de ses gestes, l’harmonie de sa voix et la tendresse qui semblait s’émaner de toute sa manière d’être et de s’exprimer. Il me vint malgré cela à l’esprit que la solitude devait peser douloureusement sur ce cœur tourmenté.

Elle posa subrepticement sa main sur mon avant-bras. Je défaillis littéralement et un douloureux frisson me secoua, tout en m’obligeant à fermer les yeux. J’eus l’impression d’être touché soudainement par la foudre ! J’en avais oublié ses dires et lorsqu’elle se tourna une nouvelle fois vers moi pour que j’acquiesce à ses derniers propos, je ne pus que bredouiller quelques mots incompréhensibles. Elle ne s’en était pas offusquée. Au contraire, elle s’était rapprochée en me citant une nouvelle fois une prose du jeune Werther de Goethe :

— Qu’est-ce que le monde pour notre cœur sans l’amour ? Ce qu’une lanterne magique est sans lumière.

J’avais agréé, mais cette fois-ci avec vigilance, car je venais de revenir sur terre. Cette terre de la désillusion quand nous nous laissions prendre par la séduction de l’autre, par cette quête qui nous concernait tous : ce désir de reconnaissance. En essayant de me noyer dans son flot de savoir « sus », incontournable sujet épistémique, elle avait cherché indubitablement cette reconnaissance de ma part. Ce qui l’avait excité c’est que je ne lui réponde pas vraiment et en cela j’avais mis à découvert mon désir ! Or l’hystérique allait toujours chercher son désir dans le désir de l’autre !

Forte de mon silence, elle osa poser sa main sur ma cuisse. Je la lui avais retirée avec délicatesse, mais fermeté. Je me souviens qu’elle se leva d’un bond puis continua sa promenade comme si je n’avais jamais existé !

Quel chemin parcouru m’étais-je dit alors, presque à regret, depuis mon analyse ? Cette ardente sensibilité de mon cœur à l’époque pour la femme, et qui m’avait inondé de tant et tant de voluptés trompeuses, m’avait encore contraint à me questionner et à murmurer ; pourquoi fallait-il que ce qui faisait la félicité de l’homme devienne aussi la source de son malheur à venir ?

Soudainement saisi par un sentiment de remords, ne voyant plus que l’image de sa nuque blanche et fine, surmontée d’une épaisse chevelure noire, presque bleue, je m’étais levé et avais essayé de la rattraper. Quelques excuses, un sourire ampliatif et nous nous retrouvâmes tous les deux à nous rasseoir sur un banc. Je voulais maintenant ardemment qu’elle finisse par ressentir ma présence et cet embrasement qui s’émanait de moi, me contraignant à refuser l’empêchement de mon être analysé ! J’aspirais présentement à ce qu’elle perçût l’ardent magnétisme de mon désir et qu’une sorte de fraternité à nouveau nous unisse.

— Vous habitez à Bagnoles-de-l’Orne ?

— Depuis une bonne dizaine d’années. J’adore ce lieu ô combien romantique ! Chaque jour, je viens me ressourcer en parcourant trois de ses plus beaux paysages : le lac, sa forêt et son magnifique parc du Château de la Roche-Bagnoles.

Que n’avais-je suscité aux risques de l’élation ? Privée de son monde des « sensations », auquel j’avais mis un terme, elle m’inonda de son sujet de l’énoncé, là où bien sûr elle ne savait plus ce qu’elle disait, sinon que d’y mettre un savoir convaincant à la place ! Elle y réussit parfaitement !

— Savez-vous que ce lac a été créé de toute pièce en 1611 pour alimenter une importante forge ? À cette époque, il se situait en pleine forêt et s’étendait sur près de 7 hectares. Soit le double de sa superficie actuelle. Lorsqu’en 1811 un terrible orage s’abattit sur la ville, les eaux débordèrent et détruisirent la digue puis la forge.

Je buvais ses paroles et me laissais bercer par le son voluptueux de sa voix !

— N’ayant plus d’intérêt économique le lac devint peu à peu un lieu de villégiature. C’est un milliardaire américain Frank Jay Gould qui, tombant sous le charme de Bagnoles, acheta en 1927 le grand Hôtel, véritable palace pour « les têtes couronnées ». Il redessina les contours du lac, aménagea les berges en jardins d’agrément avec roseraies à la française. Il créa également le casino tout en développant un tourisme de luxe.

Elle m’avait ensuite pris la main et m’entraîna vers la forêt. J’avais compris qu’elle désirait jouer le rôle de guide, pour mieux me convaincre de son empathie émotionnelle ! Je me laissai faire, charmé par son enthousiasme, mais aussi sa volonté indéniable, de nous permettre de passer un bon moment ensemble. Elle avait repris la parole :

Mais toujours allongé sur mon canapé, débuta le deuxième univers presque pastoral de l’Adagio de la symphonie de Bruckner. J’eus l’impression d’un moment de tension après la sensation de sérénité du second thème.

Je revins sur la prise de parole de ma « dulcinée » au moment où nous devions pénétrer dans cette sublime forêt des Andaines. Pour recouvrer le contexte de mon rêve éveillé, je fermai les yeux :

Nous allons maintenant nous engager sur des sentiers à la fois romanesques, mais aussi « Arthuriens », me dit-elle, laissant transparaître l’omniscience de ses futurs propos dans le son de sa voix !

« Arthuriens ? » répétai-je.

— Oui, car nous plongerons dans l’histoire des Chevaliers de la Table ronde en parcourant cette forêt. Cette forêt a largement inspiré les récits et légendes de ces Chevaliers. En témoigne l’espace naturel sensible de la « Fosse Arthour ». C’est ici, me révéla-t-elle, que le roi Arthur aurait séjourné dans une grotte appelée « La chambre du Roi ».

Ressaisissant ma main, elle me fit découvrir l’un après l’autre, les trois arbres remarquables qu’étaient les Chênes du Roi Arthur, de Lancelot et d’Hippolyte.

Elle garda pour la fin, avec un engouement digne d’une enfant découvrant un film d’« Harry Potter », la belle surprise, m’avait-elle dit alors : la « pierre au trésor », pierre procureuse et censée exaucer nos serments exprimés avec sincérité.

Après que nous eûmes marché sur deux bons kilomètres, nous nous assîmes sur un rocher et elle me confia en murmurant qu’elle venait de faire un vœu nous concernant. Tout en se penchant encore plus vers moi, elle m’embrassa longuement sur la joue, prit ma main qu’elle tint longuement avec ferveur dans la sienne !

C’est à cet instant que résonna de nouveau ce large motif des cuivres Ti---tatata qui à chaque fois qu’il se faisait entendre, m’obligeait à le répéter en le fredonnant à voix haute. Ce que je fis !

Je retournai à mon rêve éveillé et fermai les yeux !

Nous revînmes nonchalamment vers le casino et nous nous assîmes sur le bord d’un muret, en plongeant de nouveau nos regards sur le lac. Nous restâmes un long moment à nous ressentir charnellement avec délicatesse. Je lui confiais alors que j’étais musicien.

Ne sachant s’il fallait ou non concrétiser plus avant notre rapprochement, j’avoue avoir, durant cette période romanesque, mesuré peut-être à tort, analyse oblige, les ravages inéluctables de la pulsion et de ses conséquences après-coup ! Ce qui me retint d’engager de plus amples investigations « amoureuses » !

L’adagio, dans sa quiétiste sonorité orchestrale, représentait parfaitement l’impression de suspension dans laquelle nous nous trouvions à l’époque et dans ce cadre bucolique ! … Après ce crescendo orchestral vint ce thème obsédant que j’avais toujours, et avec passion, aimé chantonner, car il me faisait penser à une sorte de prélude avant l’orage.

Grâce à ces résonances musicales, je me rappelai soudain que d’un commun accord, nous avions regardé les nuages. Ces nuages, ces impalpables nuages qui maintes et maintes fois apparaissaient à nos regards émerveillés, comme des points de suspensions entre la terre et le ciel. J’avais toujours pensé qu’ils étaient la meilleure façon d’interroger notre désir ! « Ce désir, seul ressort du monde, seule rigueur que l’homme ait à connaître, où puis-je pour l’adorer qu’à l’intérieur des nuages »…

Ce fut l’arrivée du deuxième crescendo qui m’arracha quelques larmes amères. Tout en me la remémorant, je revis dans l’instant l’image de cette femme et une pulsion de nostalgie envahit tout mon être qui n’eut alors de cesse de vouloir se maintenir dans cet état de romantisme, à la limite, dépassé en ce XXIe siècle !

Qu’importe, me dis-je, mon être en redemande encore et encore !

Me revint en mémoire ce moment exalté où tout en me levant face au lac, cette femme me tenant toujours par la main, je me mis à déclamer à tue-tête ces quelques lignes de W. Jankélévitch dans son livre « La musique ineffable » :

« La musique n’est pas seulement une ruse captivante et captieuse pour subjuguer sans violence, pour capturer en captivant, elle est encore une douceur qui adoucit : douce elle-même, elle rend plus doux ceux qui l’écoutent, car en chacun de nous elle pacifie les monstres de l’instinct et apprivoise les fauves de la passion ». La musique est le silence des paroles ; tout comme la poésie, le silence de la prose, avais-je conclu en me rasseyant !

Un moment rare où nous nous tînmes serrés comme deux jeunes adolescents. Je me souviens que mon esprit fut transcendé par ces réflexions poétiques. J’en fis part avec insistance à cette femme qui s’était littéralement blottie contre moi et qui me rétorqua :

— Et de même il faut faire de la musique pour obtenir le silence, la musique est une espèce de silence, car il faut du silence pour écouter de la musique, n’est-il pas, vous qui êtes musicien ?

Nous fûmes à nouveau pensifs l’un comme l’autre, écoutant les bruits de la nature sans mot dire, parcourant d’un regard vague les paysages de ce lieu clair et serein qui étendait ses contours pittoresques sous les rayons d’un timide soleil. Soleil qui à la longue, réussit à créer un lumineux miroir et à féconder avec générosité cette magnifique étendue aquatique. Nous, nous étions comme statufiés par nos multiples ressentis.

La musique restait comme suspendue et à nouveau j’éprouvai une tension qui ne put aboutir qu’à un decrescendo. J’entendis alors sa voix transparaître au travers de cet univers musical majestueux :

— Quand je me sens mélancolique, je fais comme Charlotte dans « Les souffrances du jeune Werther » de Goethe, je me sauve et « à peine ai-je chanté deux ou trois airs de danse, en me promenant dans le jardin, que tout est dissipé ».

Mais quand je suis bien comme aujourd’hui dans vos bras, elle me tendit sa bouche que je n’embrassai pas, alors je peux rester des heures, immobile, bornée par le monde des sensations, avide d’outrances poétiques porteuses de créativités charnelles !

C’est à ce moment que je saisis l’importance qu’il y aurait peut-être pour moi de garder finalement mes distances. Elle m’embrassa une nouvelle fois sur la joue, je lui baisai simplement la main et l’entraînai à se lever pour que nous continuions notre promenade.

Elle décida que nous resterions assis encore un moment et se resserra contre moi au point de m’empêcher de bouger comme je l’aurais souhaité. Sans me regarder, elle prit la parole :

— J’ai connu depuis quelques années, en l’absence de l’amour, les vrais ciels vides et l’impossibilité de trouver à me nourrir suffisamment de la beauté du moindre paysage. Je sentais que le principe de la dévastation m’envahissait. Il me manquait un grand feu de désir pour donner du prix à ce qui existait !

Quand s’abaissent pour moi les flammes du foyer qui est l’amour, le seul amour, celui d’un homme, je sombre dans le désert des fleurs, où tout me paraît être si glacé et si sombre. Avec vous je revis ! Mon corps s’éveille et s’émerveille à nouveau au monde des sensations et j’ai envie de partager cette montée de sève en moi. Là maintenant, je ne veux faire avec toi qu’un seul être de chair.

Elle me tendit à nouveau sa bouche que j’évitai délicatement.Pris par une euphorie à la limite de l’élation, elle enchaîna :

« Daignent tes artères, parcourues de beau sang noir et vibrant, me guider longtemps vers tout ce que j’ai à connaître, à aimer de ton corps… Puisse ma pensée parler par toi… Toi qui portes vraiment l’arche florale. Tu te confonds avec mon amour, cet amour et toi vous êtes faits à perte de vus pour me griser. Les grands lacs de lumière sans fond succèdent en moi au passage rapide de tes fumerolles. Toutes les routes à l’infini, toutes les sources, tous les rayons partentde toi… » Je t’aime !

Je reconnus rapidement qu’elle venait de me citer pêle-mêle des passages de « L’amour fou » d’André Breton. Je lui rétorquai :

— Votre mémoire est tout à fait remarquable. N’est-ce point une prose tirée de « L’amour fou » de Breton ? lui dis-je en lui lâchant la main qu’elle me tenait avec un désir ardent, immodéré.

Souhaitant lui répondre avec le même enthousiasme à la limite délirant, je lui citai un aphorisme de Breton :

« Laissez-moi penser que vous serez prête alors à incarner cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je ne me sois jamais incliné ».

Mon Amour ! me dit-elle, d’un ton si convainquant, prends-moi ! Elle souleva sa jupe et essaya d’autorité de poser ma main entre ses cuisses. Gêné, je lui expliquai que nous étions susceptibles d’être vus et qu’il était beaucoup trop tôt pour se laisser aller à l’unique pulsion dévastatrice. J’eus du mal, il est vrai, à retenir cette pulsion sexuelle qui soudainement envahit tout mon être !

Bien calé dans mon canapé, je compris que ce serait au moment de l’ultime et puissant tutti de cette 9e de Bruckner, couvrant presque la totalité chromatique, là où le monde terrestre semblait s’abolir, tandis que s’entrouvraient devant « le ménestrel de Dieu » les portes de l’éternité, que j’aurais le plaisir grandiose de parcourir, avec cette femme dont je ne connus jamais le nom comme dans un rêve, le fameux parc du Château de « La Roche-Bagnoles » !

Après sa dernière tentative de me faire un baiser sur la bouche qu’elle n’avait pas réitéré, nous allâmes ensemble visiter ce beau parc.

— Voyez, me dit-elle les larmes aux yeux, comme ces grands arbres rappellent ceux des forêts autrichiennes !

J’acquiesçai avec ferveur. Je repris sa main, lentement avec douceur, touchée que je fus par ses quelques larmes de « crocodiles », sur ses joues vermeilles.

Derechef, elle reprit son discours, le sourire aux lèvres :

— Ce parc magnifique de 18 hectares est constitué d’une collection de 168 essences d’arbres remarquables. L’arboretum est réputé pour son séquoia géant qui est le second plus grand de France. Il abrite également un érable sycomore, un pin de l’Himalaya, un cèdre de l’Atlas bleu, plusieurs variétés de sapin et d’épicéa, des cerisiers du Japon. Certains dominent par leur hauteur le paysage et nous donnent à rêver à l’Autriche. Les allées du parc sont aussi très romantiques ornées comme elles le sont, par des espèces de magnolias, de rhododendrons et d’hortensias.

Venez, m’invita-t-elle, pour conclure notre promenade, je vous emmène au « Roc du chien », situé dans le parc du château. C’est un site naturel constitué de grès armoricain. Ce surplomb rocheux domine la profonde cluse où coule la Vée.

Je pus constater que trente mètres plus bas il offrait un magnifique panorama sur les thermes et le lac.

Elle enchaîna de plus belle :

— La légende raconte qu’un enfant imprudent serait tombé dans une crevasse. Son chien l’aurait suivi et grâce à ses aboiements, l’enfant aurait été retrouvé ! À la mort du chien et par reconnaissance, on aurait enterré l’animal sur place et appelé l’endroit, le « Roc du Chien » !

Je vois encore aujourd’hui cette femme se tourner avec toute la grâce de la séduction dans ma direction, tout en réussissant cette fois-ci astucieusement à m’embrasser sur la bouche, comme pour me remercier de nous avoir permis d’exister le temps d’un après-midi romantique. J’avais finalement accepté ce baiser tout juste posé sur mes lèvres avec cette délicatesse dont je me souviens encore. Véritable péroraison de cette rencontre charnelle et poétique, à jamais inscrite pour moi dans l’espace et le temps !

Sa bouche s’était délicieusement accouplée avec la mienne me donnant cette impression très douce de ne faire plus qu’un avec cet « objet » du désir. Je me souviens encore du parfum de cette bouche, objet partiel par excellence ! J’eus l’impression d’un goût de cerise !

Pourquoi n’avais-je pu fusionner corps et âme avec toutes ces sensations qui avaient taraudé mon être jusqu’au plus profond de ma chair ? Qu’avais-je laissé s’évanouir ainsi dans l’espace et le temps, alors que tout était à porter de mes mains ? Il suffisait que je les tende vers le corps de cette femme pour que nous ne puissions faire autrement que nous serrer très fort l’un « contre » l’autre !

Devrions-nous retenir l’instant, l’annihiler, le juguler, l’anéantir, voire le nier, ayant d’avance prédit l’avenir toujours incertain de cette pulsion dévastatrice ? Ou bien fusionner dans l’immédiateté de l’illusion du « UN » à deux ? Mais depuis quand pourrions-nous faire Un à deux ? Je compris soudainement que la relation que j’avais entretenue avec cette femme n’était pas celle d’un sujet avec un autre sujet, mais bien plutôt d’un sujet avec l’objet de son désir ! N’était-ce pas d’ailleurs ce qu’elle avait elle-même cherché à créer relationnellement avec moi ?

Mais si, bien sûr ! C’est pourquoi je me levai de mon canapé dans le même état d’esprit qu’il y a deux ans, au moment où je quittais à jamais cette personne qui avait dû néanmoins représenter pour moi plus qu’une simple rencontre, puisque mon esprit m’avait d’autorité à nouveau dirigé vers elle, comme Bruckner et sa neuvième symphonie étaient venus vers moi !

Mais cette femme avait-elle vraiment eu cette consistance romantique que je lui avais octroyée ? Que nenni, c’était ma mère que j’avais mise à sa place : « le désir de l’homme est le désir de l’Autre » (la mère).

Qu’importe, me dis-je, la rencontre ne fut que de passage et somme toute, j’avais bien réagi en restant à distance de cette « illusion amoureuse » si convaincante et pourtant si souvent dévastatrice pour nos semblables qui pensaient pouvoir construire avec elle sur le temps !

Je retournerai sûrement une nouvelle fois à Bagnoles-de-l’Orne pour peut-être la recroiser au détour d’une de mes promenades. Pourrions-nous seulement alors nous reconnaître ?

Ce quelque chose, qui est l’ordre efficace et irrationnel de la musique avec son inapaisable nostalgie, trouva finalement en moi cette paix intérieure à l’instar du compositeur, et cela après l’élan sonore faramineux du tutti.

Après cette tension paroxystique, je m’étais allongé de nouveau sur mon canapé et avais laissé vagabonder mon imagination toujours en quête de romantisme. Ce furent maintenant, les paysages autrichiens de « La mélodie du bonheur » qui m’accompagnèrent avec pragmatisme jusqu’à la fin de ce sublime Adagio de Bruckner ! (laissez la musique défiler jusqu’à la fin en fermant vos yeux).

Philippe Guillaume

Qu’est-ce qui peut donc échapper

à notre savoir conscient ?