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C'est moi l'ennemi. Je suis la discorde, l'éloignement, l'hostilité. Le rageux, le déclaré; tel quel avec leur objectif fixe de s'opposer à moi et de me détruire. Je suis la malveillance, la bassesse. Ce que je suis pour eux : l'ennemi. Voilà pourquoi ils font de toi une chamelle, qu'ils soufflent à l'aide d'un roseau un caillou dans ton vagin pour que, dans sa longue traversée interne, la pierre produise en toi un tremblement et que tu ne tombes pas enceinte. Un ennemi avec des enfants c'est un ennemi double. S'ils n'arrivent pas à me dessécher, ils gardent des pierres à l'intérieur pour faire de cet endroit un désert. La question ne serait donc pas de savoir combien valent les terres, mais comment le sable se mesure. Particules fossilisées se mouvant dans les airs, exodes. Je pose ma tête sur ton ventre, j'écoute. En temps de guerre il faut avoir de l'oreille. Dis-moi combien tu m'aimes, me disais-tu. Et moi en train d'écouter la pierre qui réduisait le feu à néant. J'écoutais avant de n'être plus qu'os et je me changeais en volcan. Un volcan qui cherche la femelle du chameau. Je la pousse de ma main-cratère, matière ignée, plaques, eaux thermales, nuées ardentes qui en se refroidissant sont capables s'ensevelir des villes entières. Le sable, l'exode, le volcan, un cratère qui sangle la ceinture sur les bords de ton corps, effaçant tout tremblement, te détruisent. Alors ça s'efface. La phrase qui demande combien valent nos terres s'efface.
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Seitenzahl: 204
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Ana Arzoumanian
Vodka aux mûres
Traduction de l’espagnol: Georges Festa
© 2023. Senda florida
España
ISBN 9788419596604
Queda prohibida la reproducción total o parcial de esta obra, por cualquier medio o procedimiento, sin la autorización previa de la editorial o de los titulares de los derechos.
pour celui qui campe dans la montagne profonde,qui n’échange pas, mais que marque mon corps fait de terre
«pour lui, me dit-il, la patrie c’était
- que je boive le café de ma mère et que je rentre la nuit»
Mahmoud Darwich
Le soldat qui rêvait de lys blancs
«que les doigts de la récolte se tachent»Sandro Barrella
Impossible de buter quelqu’un qui dormait. Fallait le réveiller avant.
Le mec que vous voyez là-bas c’est moi. Le mec au pantalon pisseux. Le mec sur la frontière. Bazardé sur la frontière, avec une balle et au pantalon pisseux. Moi.
Suis-je en Europe ou en Asie ? Dans une presqu’île formée à des époques reculées. Un prolongement continu de terre. Une barrière de corail surgie à mesure que le volcan s’affaissait. Ce lieu que les Arabes ont coutume d’appeler la montagne des langues. Je suis à Latchin, à Kelbajar, à Qubadli; des versants qui jadis ont appartenu au Kurdistan rouge.
Iossif Djougachvili, le Géorgien le plus russe, le fer le plus géorgien, dessina la carte où je me retrouve aujourd’hui bazardé; il a changé les noms. Il les a écrits à la force du gel sibérien.
Comment t’expliquer où je suis avec une phrase équivalent exactement au sens du mot qu’il désigne. Un mot quelconque, et non sujet à changements. La rédaction définitive d’un document. Un constat.
Ici tout parle. Les chemins, le pont, les monuments, les tapis, les ceintures et les couvertures décorées par les femmes. Résolu, ferme, péremptoire, le reçu tout de gémissements que le vendeur m’a remis. La dépendance perpétuelle, le droit de succession sur la terre et les gens.
Latchin, Kelbajar, Qubadli (autrefois au Kurdistan rouge) comme le solde de toujours entre homme et femme, entre femme et homme, en échange de sexe.
Définitif.
Mon corps.
Le point d’une chose après laquelle il n’y a plus rien.
Final.
Mon corps, définitivement; ici.
Je te vois qui arrive. Tu as fait escale à l’aéroport de Prague. On te parlait en tchèque. En tchèque l’annonce des portes d’embarquement, le nom de l’hôtel des passagers en lettres au néon dans le même couloir du terminal avec un nom en tchèque que tu ne comprenais pas, mais qui indiquait que tu pouvais te reposer ou sucer un Tchèque avant d’arriver. Iossif Djougachvili était mort depuis un bon bout de temps, mais tout le lieu conservait le goût soviétique de l’homme de fer géorgien.
Tu as ôté tes chaussures, on t’a fouillé ton sac. Tu as embarqué. Destination : Erevan.
Destination. Erevan.
Es-tu en Europe ou en Asie ?
Tu as découvert les signes d’amitié des peuples staliniens dès que tu as franchi les points de contrôle de la douane. Affiches en arménien et, tout d’un coup, l’alphabet cyrillique en forme de mots, traces médiévales des serfs de l’Est.
Une chose chasse l’autre. A la mort de Staline les statues qui honoraient sa mémoire à Tbilissi et à Erevan ont été remplacées par Mère Géorgie et Mère Arménie.
Le corps de la Nation. Les marques de la patrie sur ta face. Quand tu cheminais par les rues vers l’hôtel, tu as commencé à regarder les visages. Observer si tes yeux ou tes lèvres ou la largeur de ton front. Vérifier les marques de la nation. Mais non. Tes traits, comme un tapis qu’on frappe pour en enlever la poussière, qui auraient été secoués par l’Orient. Ces visages appartenaient à un autre lieu. Transcaucasie. Caucase Sud.
On est en Europe ou en Asie ?
La militarisation. Les réfugiés. Les quatre années de guerre et le fragile cessez-le-feu. Les mines antipersonnel et un point de contact de cinq cents mètres. Allongé, je suis la première région dissidente.
Pour répondre à la question qui. Qui était ici d’abord ? L’Union Soviétique tout entière s’est effondrée en bloc. Chemin de l’hôtel, la lumière de la ville, cette même lumière chaude qui avait fait dire au poète que l’architecte d’Erevan avait vu une ville ensoleillée, a brillé dans tes yeux, comme effondrée.
Un viol aux limites.
C’est toujours aux limites.
Le système s’effondre. Grèves. Le scrutin public qui ne soutenait pas Moscou et le transfert de Stepanakert à l’Arménie soviétique. Le Politburo qui refuse.
Un défilé de souverainetés.
C’est ce jour-là que les révolutionnaires m’ont réveillé. Parce qu’avant de me buter, fallait sortir du rêve. Et je m’en suis sorti avec l’histoire des héros qui désormais avaient mon visage.
Soumgaït.
Février 1988. Attaques. Lynchages en masse. Destruction.
Qui a commencé le premier dans le jardin noir des montagnes ?
Quatre ans de guerre et un territoire complètement cerné par des terres étrangères. Enclavé dans un autre comme un fragment. Isolé.
Tu as déjà vu un jardin à l’intérieur duquel règne l’obscurité ?
Si je tends mon bras mort, je pourrais toucher de la main la langue d’une autre nation.
Ton hôtel se trouvait rue Abovian. Ça t’étonnait que la ville soit coupée par cette avenue qui, justement, portait le nom d’un écrivain. Tu t’imaginais qu’une ville dont l’avenue principale portait le nom d’un écrivain avait forcément à voir avec toi. Et maintenant que je suis là, bazardé, impossible de t’expliquer qu’une telle ressemblance n’existe peut-être pas dans la littérature, ni dans la langue. Que toi et lui se reconnaîtraient par le fait d’avoir disparu.
Un beau matin, l’auteur du premier roman arménien moderne sort se balader. Il ne revient pas.
Arrêté ou brûlé. Par les Persans ou par les Turcs. Envoyé en camp de travail par les Russes. Ou dans les barricades du printemps des peuples, la vague révolutionnaire européenne.
N’est pas revenu celui qui aida à réaliser la première expédition pour arriver au Mont Ararat. N’est pas rentré celui qui avait obtenu le soutien de Nicolas Ier et qui s’était lié avec le professeur de philosophie naturelle d’Estonie. Le professeur et Abovian sont descendus de la montagne. Mais la guerre a besoin de surprise. Tu dois faire quelque chose avant. Tu dois le faire avant qu’ils ne l’imaginent.
Il n’est pas revenu.
Tu es entré dans un supermarché à l’angle de l’hôtel pour changer de l’argent. Dollars contre drams. Dans un genre de guérite, un gars parlait en russe avec un autre, il comptait les billets. Dans les gondoles du fond, un mur empli de bouteilles de vodka et la caissière qui te regardait pendant qu’elle fredonnait la chanson en russe qui passait à la radio.
J’ai appris peu à peu la mimique des rebelles. La façon de s’asseoir. Les tapes sur le dos. Le ballet bien pensé de la révolution. Et aussi les femmes avec des foulards sur la tête les jours de messe et les hommes avec leurs vêtements ajustés, accentuant la minceur des épaules. Nous avons appris à ne plus faire partie d’un empire. Nous rapetissons. Quand nous nous sommes faits petits, un géant endormi s’est réveillé en nous.
Mais ici nous vivons en Asiatiques. Des Asiatiques dans un petit pays qui voulait redessiner ses cartes. Comme un amputé qui rêve encore de son membre perdu, nous ressentons encore le prolongement. Comment s’habituer à reculer le tracé de la frontière ? Comment oublier que lorsque nous sortons, avant, avant, avant, nous étions les citoyens de l’empire le plus redouté.
Nous avons cru qu’une façon de vaincre cette petitesse pouvait être la destruction des immeubles. Utiliser les immeubles comme des armes, construire une ville avec des rues pour le passage des tanks.
Nous avons été la première république de l’époque soviétique, quand nous étions grands, à élire un gouvernement non communiste.
Les criminels sont généralement de grands patriotes. Et la guerre est un bon endroit pour les criminels. Tanks. Artillerie. Avions. Khodjaly. Là aussi nous avons été des victimes ?
Tu es entrée dans l’hôtel. Tu as demandé une chambre que tu avais déjà réservée. Tu es montée avec la valise, tu as trouvé la chambre petite. Tu as demandé à l’échanger contre une plus grande; tu as proposé de payer la différence. Ce n’est pas une question d’argent, t’ont dit les fils de la reconstruction, de l’ouverture, de la transparence. Les fils de la perestroïka ne portent plus d’uniformes, du moins le croient-ils. Ceux qui avaient écouté les histoires des parents d’Eltsine au goulag, t’ont dit non. Ce n’est pas une question d’argent. Ils t’ont dit que cette pièce pour toi toute seule, que cette chambrée avec une fenêtre et des toilettes, pour toi seule, ça suffisait.
Combien de terre faut-il pour avoir un nom ? Seules les tombes ne demandent plus et portent un nom. Une chambrée comme ce petit pays pour lequel j’ai pris les armes.
Je t’ai vue.
Je donnais des conférences dans cet hôtel sur l’utilisation militaire des traductions. J’analysais des années d’histoire de littérature arménienne, dès la première ébauche avec la création de l’alphabet et la traduction de la Bible; comment la langue a construit l’armée.
Je t’ai vue.
J’ai écouté ta façon de prononcer les lettres tendues dans ta gorge.
J’ai eu envie de te caresser la ligne qui va du nez au front comme j’aurais fait avec les enfants que je n’ai pas eus. Et je ne sais plus quelle pulsion m’a poussé à vouloir que tu avales une à une les lettres de ma semence.
Un poisson nocturne flottant sur des coraux. Houle luisante de poissons volants bondissant au-dessus de l’eau. Le rayonnement qu’ils laissent. Ici. Pendant. Leur vide vertical. Affaiblie, l’Union Soviétique s’est désintégrée, s’effondrant. Une avalanche de chair.
Il nous a fallu du courage, nous oublier dans cet effondrement pour construire un pays neuf. Ce qui nous dépassait, le combler par des gestes nouveaux; ressusciter le dégoût. J’ai mis les mains. Vingt doigts en cercle. Escalader la montagne, accroché à une poignée en forme d’étoile de mer. Les mains étreignaient la roche; le sexe, parallèle au versant. Moi, un utérus élastique qui ne vivait que comme un vestige de séparations. Vingt doigts. Dense, dilaté, j’absorbais des antilopes là où mes mains se souvenaient.
Un vestige de toutes les séparations captait en masse les anciens combattants. Les aigles et les vautours, ces animaux qui nous habitaient recevaient ce message de Moscou : obéissez. Le khoziain, le patron, le chef, organisait le trafic de souvenirs. Casques, baïonnettes, fusils. L’émotion de la chasse. C’était ça le courage, avant la désintégration, le charme de la croissance, un narcotique qui multipliait nos positions à volonté.
Une part en moi concrétisait l’action, et l’autre regardait.
La question - combien d’Azéris as-tu tués ? - résonnait parmi les immeubles, les installations militaires, les terres labourées. Assez pour garantir qu’ils ne nous tuent pas : la réponse en mode balançoire, berceau, cheval ou fauteuil à bascule. Une réponse tout en virages. Une réponse aux aguets qui redonne sa virginité à la petite fille née en Judée. Une réponse câline au salut de la bru d’Hérode. Une réponse aux voiles en fusion, mettant à nu ce qui est arrivé et ce qui est apparemment arrivé.
Une île au-dedans d’une île.
Vingt doigts en cercle, une poignée en forme d’étoile de mer étreignant la roche. Et les eaux phosphorescentes. Et les poissons luisants.
Tu as déjà vu un accouchement d’homme ? Moi, en train d’accoucher sur la montagne, là où des femmes enceintes frottaient leurs ventres pour s’assurer un accouchement facile. Une île au-dedans d’une île flottant sur des coraux. Accoucher. Tentes empilées sur ma peau et de là, le plus grand exode de réfugiés que l’Europe ait vu depuis la Seconde Guerre mondiale.
Après t’être enregistrée à la réception de l’hôtel, tu t’es arrêtée quelques minutes avant de monter dans ta chambrée devant un tableau de Soureniants. Salomé. Un nom qui est un salut, qui, si en hébreu signifie paix, en arménien signifiait : nous sommes les seuls à vivre ici.
Je révisais les notes de ma conférence sur la traduction et je t’ai vue. Je t’ai vue dansant de tes yeux les couleurs de Salomé. Je t’aurais dit : demande-moi ce que tu veux. Et toi : les autorités considèrent la baisse de la natalité comme une menace pour la sécurité nationale. Toi, m’offrant ce sourire, la joie sur un plateau, la tête qui indiquait qu’il est mort. Et moi pas.
L’usage efficace de l’acier froid.
La confédération des peuples de la montagne.
Juchés sur des roues, nous jouissions tels des oiseaux en suspens. Nous allions, les os légers, avec notre envie de combattre et de mourir. A Bakou la guerre tataro-arménienne nous avait brisés. L’usure, telle une technique musicale ou navale, nous servait d’amulette pour chasser la peur. Quand ils nous ont recrutés, ils nous faisaient viser mécaniquement un mannequin comme si on visait plusieurs fois un corps en vie. C’est ainsi qu’on échappe à la gravité, en lui obéissant. Un hochement de tête, le balancement du corps dans ce torrent montagneux. Dans l’axe de la toupie, un verseur. Maintenant c’est dans le creux de la paume que l’on sent le tendeur du fusil, je vais te buter, je vais te buter. Et le regard dans les yeux des villageois quand on tirait. Mon amulette pour chasser la crainte au moment où c’est fait, de l’avoir fait.
Les armes nous parvenaient de Moscou. La base militaire de Gumri répondait aux règles de la vassalité.
Nous étions loin de l’Amérique, nous avions étudié dans nos manuels la traversée de l’Atlantique, l’aventure privée de langue, en quête d’épices. Et, néanmoins, c’était ce même cri qui nous liait à un navire qui coule. Un : terre ! terre ! Une route de la soie à rebours, une route vide d’asticots, une route sans marchandages. Une route vers la terre à travers l’océan de ceux qui nous avaient dépossédés. Une terre percée de défilés, de canaux, de lacis. Nous n’avions pas de quoi manger. Ils nous filaient juste une sorte de soupe à base d’herbes dans de l’eau bouillie. Un entraînement à la faim. Une faim qui criait terre ! terre ! pour toi je meurs, je mourrais. Car tu ne peux te muer en tueur que lorsque tu acceptes ta propre mort.
La guerre a pris fin en mai 1994.
Il n’y a pas eu de paix.
Au lendemain de ton arrivée tu as ouvert les fenêtres de ta chambrée. Un bloc de ciment donnait forme à une sorte de copropriété avec une cour intérieure. Le sol était luisant. Tu es partie te balader vers la place de la République. Tu t’es assise à la terrasse d’une cafétéria face aux eaux dansantes. Tu prenais un petit-déjeuner, café, pastèque et fromage. Le style soviétique relançait l’esprit de chevalerie, une envie qui assumaient les pierres, une envie de redonner une fierté à la population et à la ville. Tu regardais les gens un jour de travail parmi les bâtiments officiels. Encore presque plongée dans les draps, entre le café noir et le rouge juteux de la pastèque. Plus tard tu m’as raconté ton rêve. Cette première nuit à Erevan tu rêvais que tu allaitais un bébé. Qu’un bébé cherchait ton mamelon, le mordait. Que les lèvres du bébé étaient l’extrémité charnue d’un membre.
L’éclaboussure de la bouche du fusil.
Un parti. Un syndicat. Une société civile. Espions et policiers au service du goulag. Nous habitions le même empire fait de forteresses en bois moscovite, de villes aux barbes épaisses et aux bonnets en fourrure, que survolaient encore les aigles bicéphales du tsar. La Krasnoia rougie sur cette carte postale qu’Ivan le Terrible avait dessinée, avec les coupoles polychromes qui s’imposaient dans l’église de Saint-Basile pour célébrer la victoire sur les Tartares. Une atmosphère intemporelle de harcèlement, de complot, qui vous prenait aux tripes. Et plus l’estomac était vide, plus ça vrombissait. C’est ça le berceau de la pensée unique. On ne pensait qu’à manger. La faim avait eu raison de la grande guerre patriotique. Nous avions faim. Mon père avait faim, une véritable obsession. Ainsi avait-il vaincu l’envahisseur nazi en 1945. Mon père qui recrutait des combattants dans chaque maison, chaque recoin en ruine, chaque cave, incendiant des villages, détruisant tout sur son passage. Une grande guerre patriotique qui emmena l’Armée rouge à Berlin. Une victoire à vingt-cinq millions de voisins morts. Pas mon père. Mon père n’est pas mort, pour que sa faim ne cesse pas. Il extrayait des métaux précieux jour et nuit à la pointe septentrionale de la Sibérie. Après avoir purgé une peine de cinq ans, ils lui filèrent dix ans de plus pour propagande antisoviétique.
A la maison on n’avait plus autant faim. Mais peu à peu on commençait à ressentir un syndrome similaire à celui des hommes des bois. Car c’était comme couper des arbres, même si l’arbre est plus dur. Le sang fait que le coup de hache paraît mou quand on coupe en morceaux.
A Grosny les troupes envoyées par la Russie retranchée voulaient faire de la Tchétchénie le Koweït du Caucase. Mais les miliciens leur rappelèrent que la faim ne s’arrête pas comme ça.
La nomenklatura militarisait les affaires et j’ai senti l’odeur de la poudre jusque dans la cour de ma maison. Moi, qui n’avais pas tué une mouche, j’ai pensé : je peux tuer. Un mur de barbelés séparait des eaux, des pierres, des herbes qui sont d’un côté arméniennes, de l’autre turques. Comme les monastères qui s’accrochent aux montagnes pour ne pas chuter, je me suis accroché à l’idée que ce serait facile. Ce serait juste une affaire de savoir comment tenir jusqu’à la fin. Une fois là-bas, personne ne nous dirait : que fais-tu là ? Nous n’aurions plus de limites, les nôtres seraient faites de plus en plus de terres jusqu’à reconstituer la carte rêvée de la dixième province d’Armen. L’Artsakh, l’Albanie Caucasienne serait à nous, à nous.
J’ai été jusqu’à la fin et quand je me suis demandé où j’en étais, je t’accompagnais pour visiter la maison de Paradjanov. Une maison qui n’avait pas été sa maison, plutôt un échantillon de sa maison à Tbilissi aux nappes brodées, aux porcelaines et aux tableaux qui vibraient dans tes yeux. Dans le jardin à l’entrée, une table et des banquettes improvisées sous la treille t’ont rappelé les dimanches sous le noyer chez ta grand-mère. Pas à la maison, dans les histoires entre agneaux à la broche et lait caillé, avec des femmes qui se déguisaient en musulmans pour obtenir de la nourriture, dans les corps cramés, ébouillantés au point qu’on pouvait détacher la peau comme on fait avec les cochons.
Ici aussi c’était dimanche, on est sortis se balader au Vernissage.
Tandis qu’on arpentait la foire artisanale, j’ai senti ton odeur, comme des herbes légèrement rafraîchies, des montagnes encore fraîches, de défilés par où l’on ressent les secousses souterraines des volcans éteints. Dans les stands ils voulaient te vendre des croix, des bagues, des bracelets en onyx, en agate, en quartz rose. Des boucles d’oreille en coralline, d’un rose laiteux légèrement nuancé d’aigue-marine. Le tuf d’Artik, une dalle sèche d’un violet doré, dans des objets qui te rappelaient que nous aussi nous avons vaincu Hitler. Qui te rappelaient qu’avant la révolution d’Octobre nous nous sentions chez nous. Ils te rappelaient le brouillard bleuté à l’haleine de cuivre et à la couleur semblable à celle des oxydes du lac Sanglant au Nakhitchevan avec ses batailles pour l’eau en été.
Tu embrassais les khatchkars taillés dans la pierre ou sur du bois. A chaque baiser les paysans brandissaient devant toi le drapeau de la révolte. Chaque baiser, dans son sillage, détruisait tout, il te rappelait qu’avant de vaincre Hitler les paysans parlaient le langage de la révolution et qu’on était égaux, égaux, égaux.
Des années durant on y a cru, mon amour. Mais quand on s’est connus, on nous avait déjà exposés à l’inégalité. Et pourtant il y avait encore une chose qui nous rassemblait, qui nous rendait semblables : la guerre.
Je possédais la panoplie secrète des guerriers, hanches étroites, un espace entre les cuisses, une éminence dans la courbure interne des mollets, et la toison pubienne avançant jusqu’au nombril. J’acquis rapidement le zèle et la rapidité électrique des panthères. Je voyais les dents luisantes en face de moi et je pressais la gâchette. Entre deux tirs, je caressais l’arme dans la seule cambrure que je possédais, ce morceau de fer usé. Pour ne pas devenir fou j’avais appris à mépriser. Les enfants étaient des ennemis en puissance, et les femmes on les prenait en otages. Juste que j’éprouvais simplement une réelle émotion quand je les violais.
Ça, faut pas que je te le raconte.
Mais les mots m’échappent, s’écoulent hors de moi comme la pisse dans le pantalon, comme les yeux qui tournent dans les orbites et ne rencontrent pas d’objet, comme la main qui ne sent rien, mais rien.
Ils ont appelé à l’Hôpital Républicain de la ville. Deux jeunes Azéries de Stepanakert avaient été violées à l’Institut Pédagogique.
J’ai dit que ce n’était pas moi.
La Literaturnaya Gazeta parlait des armes d’origine tchèque que nous avions cachées. Mais les rebelles de Soumgaït n’avaient pas besoin d’envois de pays voisins, ils utilisaient les canalisations des usines en guise de fusils improvisés.
Ici et là-bas. Stèles funéraires en calcaire. Des pierres tordues, affaissées au fil du temps, indiquaient le chemin embrouillé d’une île avec son histoire d’élévations et d’affaissements. Avec ses formations et destructions de récifs; ses venins naturels. Troncs altiers et sans ramifications qui concentraient leurs énergies en s’élevant. Pure exubérance végétale.
Un son ancestral, apaisant, hypnotique. La camaraderie avec la terre.
J’ai dit que ce n’était pas moi.
Une mer fulgurante de métal en fusion. Et le regard de ces femmes qui me rappelait la façon de faire de quelques reptiles.
La façon de ramper de certains reptiles. Pas les femmes. Moi.
Une île aux stèles funéraires en calcaire quand elle est surprise par la pluie. Les graines de noisettes sèches flottent et voyagent comme si elles étaient en pleine mer. Pas les noisettes sèches. Moi. Je flotte comme ces poches de terre projetées par des éruptions volcaniques. Je parcours des corniches montagneuses; des versants. Des bois, des taillis. Je me change en roche pour évaporer l’eau. Une roche sur laquelle ils ont écrit : «Qu’ils dégagent de nos terres !» Et la roche, l’inscription qui flottent comme de la graine de noisette, qui flotte. Elle flotte et se déplace tel un vagabond, né entre les jambes des Azéries. Un vagabond qui annonce sur Radio Svoboda : qu’ils dégagent de nos terres.
Ils retirent la grande statue de Lénine qui dominait la place. Ils retirent la statue de Stepanakert pendant qu’ils transfèrent les deux jeunes filles de l’Institut Pédagogique à l’Hôpital Républicain. Je me répète : je n’ai confiance que dans quelqu’un qui a déjà tué. Comme dans les anciens kolkhozes, les granges collectives quand mon père a refusé de mettre en commun le bétail et qu’on l’a tué, qu’on l’a tué.
Nous suivons le chemin des feuilles de noyers; un labyrinthe de grottes, de ponts suspendus en bois. Nous entrons dans une sorte d’auberge creusée dans la montagne d’un ami militaire qui s’occupe des tables en uniforme de guerre. Une coupure verticale dans le gris minéral. A l’intérieur, des tapis sur des troncs servant de chaises, un vin rouge de la région et le pain tout juste sorti du four avec du fromage blanc de brebis. Mon pote jouait de l’oud et tu dansais avec les doigts. Pas avec les pieds; les doigts. Tu les étirais, tu les levais, tu les ouvrais. Tu regardais de côté. Tes doigts. La paume levée qui tournait en l’air, qui flottait avec l’auriculaire. Tu dansais et moi je me disais : l’arme n’est pas un arsenal de défense. Je regardais ta taille, tes cheveux se défaisant sur tes épaules, je pensais aux dossiers, aux rapports secrets. Près de là, le monastère de Tatev qu’on utilisait comme quartier général et d’où ils jetaient les prisonniers bolcheviks dans le précipice. Et toi qui dansais. Toi, qui déplaçais les montagnes. Et moi qui étais la roche où était écrit : qu’ils dégagent de nos terres. Je me transformais en roche munie d’yeux. Une roche témoin de spoliations. Toi qui te détachais. Toi le monastère, Tatev et les bolcheviks qui basculent. Toi qui t’emportes, qui t’abandonnes. J’ai pensé alors que l’arme n’est pas un arsenal de défense. Que la femme. Que la mère. Que la guérisseuse. Sont faites pour la lutte.
Toi.
La paix c’est pour les vainqueurs.
Plus difficile de vivre vaincu en temps de paix qu’en temps de guerre. Je sors le revolver. J’ouvre le chargeur. Je mets une balle. Juste une. Je fais tourner le chargeur; en le refermant. Impossible de voir dans quel compartiment se trouve la balle. Chacun son tour. La bouche du canon sur la tempe. Il y a cinq possibilités pour que le marteau frappe une cartouche et une de vivre. T’aimer comme jouer à la roulette russe.