Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Karl Van Sanen ancienne figure de l'écologie en Languedoc est retrouvé mort, noyé, au lendemain d'un épisode cévenol particulièrement violent. Son corps est découvert sur une plage par les deux journalistes Titoan Coustou et Florentin Ventadour. Mais, est-ce vraiment un accident ? Le très virulent écologiste avait de nombreux ennemis. Dans les jours qui suivent les morts se succèdent. Ce qui n'aurait dû être qu'un reportage de routine va se transformer en traque impitoyable au fur et à mesure de meurtres sordides et féroces que Titoan refuse d'ignorer. Au coeur d'une intrigue policière ficelée sur fond d'humour et de critique sociale, sont réunis dans une trame romanesque complexe, des personnages ambigus, marqués par un passé inavouable. Avec une intrigue bien menée dans une ville de Montpellier à la fois banale et fantasmée, un style ironique, ainsi qu'une galerie de personnages secondaires pleins de vérité, l'auteur entraîne le lecteur jusqu'au dénouement époustouflant. Thierry Viala nous dévoilé à nouveau avec Voyage au Bout de la Haine un regard unique et sans concession sur Montpellier et sa région.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 647
Veröffentlichungsjahr: 2022
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement.
Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou mortes serait pure coïncidence. D’autre part, ceci est un roman, et toute erreur doit donc être nécessairement interprétée comme étant un acte de fiction.
Une grande partie de cette histoire s’est vraiment produite, mais d’une autre manière et ailleurs.
Les personnages sont fictifs, mais de nombreuses situations sont réelles. Comme le dit Tim Cockey « Toute ressemblance avec quiconque foulant cette terre, ne la foulant pas ou reposant inerte en dessous est donc purement fortuite ».
PS : ne cherchez pas le quartier Saint Laurent à Montpellier, il n’existe pas.
« Il y a souvent plus de choses naufragées au fond d’une âme qu’au fond de la mer. »
Victor Hugo.
Du même auteur, chez le même éditeur :
Mortelles Résurgences en Clapas
Pas de clémence pour Titus
CHAPITRE 1
CHAPITRE 2
CHAPITRE 3
CHAPITRE 4
CHAPITRE 5
CHAPITRE 6
CHAPITRE 7
CHAPITRE 8
CHAPITRE 9
CHAPITRE 10
CHAPITRE 11
CHAPITRE 12
CHAPITRE 13
CHAPITRE 14
CHAPITRE 15
CHAPITRE 16
CHAPITRE 17
CHAPITRE 18
CHAPITRE 19
CHAPITRE 20
CHAPITRE 21
CHAPITRE 22
CHAPITRE 23
CHAPITRE 24
CHAPITRE 25
CHAPITRE 26
CHAPITRE 27
CHAPITRE 28
CHAPITRE 29
CHAPITRE 30
CHAPITRE 31
CHAPITRE 32
CHAPITRE 33
CHAPITRE 34
CHAPITRE 35
CHAPITRE 36
CHAPITRE 37
CHAPITRE 38
CHAPITRE 39
CHAPITRE 40
CHAPITRE 41
CHAPITRE 42
CHAPITRE 43
CHAPITRE 44
CHAPITRE 45
CHAPITRE 46
S’aventurer sur les flots et s’exposer à la furie des éléments, devrait rappeler constamment à l’homme son insignifiance et son incapacité à maîtriser la mer et son environnement. Mais, l’être humain est ainsi fait qu’il a oublié que la nature est dangereuse, menaçante, dans la mesure où elle ne se soucie pas du bien-être de l’homme, ni même de sa survie. Et la mort est toujours là, à vous attendre, patiente, au milieu d’une tempête ou par un jour d’été sans un nuage.
Pendant des siècles, le littoral sablonneux du Languedoc balayé par des turbulences inattendues et des précipitations mémorables était craint par tous les marins du globe. Les violents orages imprévisibles qui sévissaient sur ces côtes terrorisaient les navigateurs. Les marins craignaient « la peau du diable », comme disaient autrefois les gabiers des longs courriers. Car lorsque soufflait la tempête, la mer se couvrait de crêtes sombres. C’était le moment où les matelots de jadis affirmaient qu’elle prenait la « peau du diable ».
Il est 13 heures, en ce 9 décembre 1934, dans le port de Port-Saint-Louis-du-Rhône. Le capitaine du cargo, le Schiaffino XXIV, en supervise le chargement de futs et de bidons d’essence. C’est un bateau à vapeur de 75 mètres en coque d’acier construit à Kiel en 1924 pour la Société Algérienne de Navigation. Il est récent, dix ans, c’est peu pour un navire. Il n’a pas de TSF, ce n’est pas très important. Toutefois, les curieux sur le quai lui trouvaient l’air las et épuisé des vaisseaux qui s’en reviennent du bout du monde. Mais le capitaine est un officier de marine expérimenté.
De nombreuses compagnies de transport maritime se sont établies à Port-Saint-Louis, car les taxes de péages y sont notablement plus faibles qu’à Marseille. La situation exceptionnelle du port à l’embouchure même du Rhône permet l’acheminement des marchandises par la voie fluviale qui est, à l’époque, la plus économique.
Il est 16 heures, un vent très fort commence à souffler à Port-Saint-Louis du Rhône, la tempête menace. Toutefois, cela ne contrarie pas les plans du capitaine du cargo, le Schiaffino XXIV d’appareiller. Il faut tenir les délais.
Sa carcasse s’ébranle. Sur le quai, les badauds aperçoivent les feux du vaisseau qui s’éloigne lentement, la trépidation de sa grosse hélice brasse l’eau opaque. Le bruit de ses machines leur parvient, amorti par la distance et par les hurlements du vent. La cheminée du cargo dresse sa silhouette sombre, crachant une colonne noire qui s’élargit à mesure qu’elle s’élève. En une heure, d’immense, le bateau devient minuscule. Puis on ne distingue plus qu’un point disparaissant sur la ligne de l’hostile horizon.
Le navire est attendu à Sète, ensuite il fera route vers Alger. Le capitaine Méda est un marin de métier, un pilote aguerri, de même que ses 21 membres d’équipage. Adrien Méda est accompagné de sa femme, qui descendra à Sète avec son amie, l’épouse du mécanicien. C’est un navigateur breton, de Saint-Quai-Portrieu, il a 35 ans, et il connaît bien le Golfe du Lion.
Pourtant le ciel est sombre, les vents du Sud-est poussent vers la terre des nuées obscures et l’horizon est bouché. Mais le capitaine est optimiste, d’autre part, il a un planning à respecter. On l’attend à Sète, où il doit charger une nouvelle cargaison, ensuite il fera route vers Alger.
Après quelques heures de navigation, le tonnerre recommence à gronder au loin, et les premiers éclairs fendent les nuages couverts de lueurs noires. Les vagues et le vent sont de plus en plus violents. Dans la soirée de ce 10 décembre, non loin du phare de l’Espiguette, le cargo est pris dans la tourmente. L’orage est là. Des cumulonimbus de plomb et d’étain masquent la lune. La tempête fait rage, la pluie et les bourrasques se déchaînent, la houle est très forte. Le ciel est noir, veiné d’éclairs.
Toute la nuit, luttant contre le vent, le Schiaffino XXIV tente de s’éloigner de la côte, impuissant à surmonter l’aveugle fureur de la tornade. La mer, dans les ténèbres, semble faire assaut de toutes parts pour le retenir et le perdre. La tempête hurle avec une ardeur démoniaque et le vaisseau craque, laissant échapper des gémissements d’agonie, couvrant les cris des pauvres gens. Les roulis déséquilibrent la cargaison de plus de 200 tonnes de marchandises, et le bateau tangue, ingouvernable. D’énormes paquets de mer recouvrent le pont, s’engouffrent dans les cales et noient les moteurs. En quelques minutes, le cargo sombre, emportant avec lui ses 23 passagers et leur ultime angoisse à quinze milles du Grau du Roi, dans la froideur de l’obscurité. Aucun ne survivra.
Dans les fraiches premières heures d’un matin d’avril, et après un violent épisode cévenol, malgré le temps couvert et les lourds nuages qui assombrissaient le ciel, Titoan Coustou marchait sur la plage du Grand Travers en compagnie de son fidèle ami Florentin Ventadour.
Ce dernier avait été sommé par le corps médical de pratiquer des exercices physiques et ceci de façon quasi quotidienne. C’en était même devenu une question de survie. Le fumeur sexagénaire avait convenu que reprendre une activité régulière, aussi modérée soit-elle, ne pouvait que lui être bénéfique.
Les deux hommes souhaitaient profiter des cinq kilomètres de sable entre Carnon et la Grande-Motte. Après avoir longé les quelques petits immeubles, ils étaient passés devant les résidences secondaires. Maisons et bâtiments qui restaient désespérément vides en cette période hors-saison.
Le temps en Languedoc était souvent prévisible, jusqu’au moment où il ne l’était plus. Les trombes d’eau qui s’abattaient sans interruption depuis deux jours avaient enfin cessé. Évidemment, la météo n’avait rien prévu de tel. Il avait plu des cordes, des hallebardes. On n’avait plus de mots pour désigner ce déluge. Le ciel s’était liquéfié. L’eau saturait les sols, trop desséchés pour absorber une telle quantité d’un seul coup. Elle s’était forcé un raccourci vers les pentes, transformant chaque rue en rivière.
Enfin, tout semblait être rentré dans l’ordre. À présent, le rythme calme et régulier du bruit des vagues accompagnait leur conversation.
Les deux journalistes pratiquaient donc une marche débonnaire, mais à pas continus sur le littoral. Ils étaient seuls à cette heure matinale et devisaient sur les derniers résultats du sport montpelliérain. Mais, la plage était méconnaissable. Alimenté par de grosses trombes d’eau, le Vidourle avait charrié une énorme quantité de détritus depuis les villes de Sommières et de Quissac lorsqu’il avait déboulé sur le Grau du Roi pour se déverser en Méditerranée. Ce fleuve, si paisible en été pour la baignade, la pêche, le canoë, pouvait devenir impétueux dans le cas de pluies diluviennes ou d’épisodes cévenols. Les éléments avaient déferlé sur la région sans avertissements.
Les vents violents de la nuit avaient eu raison d’un petit bateau qui avait rompu son mouillage avant de venir s’échouer sur le dos, la coque retournée en l’air, sur la plage, il avait pour nom Imagine.
Les deux journalistes découvraient un amalgame de bois, de sachets plastiques qui s’entassaient sur le sable, conséquences de la dernière vidourlade. Tous ces débris avaient été entraînés par les courants et se trouvaient à présent éparpillés sur les rivages du Grau-du-Roi jusqu’à Palavas-Les-Flots. Coustou ramassa un coquillage en forme d’oreille, l’approcha de la sienne, pour y entendre le bruit des vagues. Puis il montra à son ami ce qui semblait un énorme tronc d’arbre échoué au bord de l’eau, à environ une cinquantaine de mètres devant eux :
— Regarde, il s’agit sans doute d’un chêne déraciné par la tempête et emporté par un gros coup de mer.
— C’est très dangereux ce truc-là. L’an passé, les occupants d’un voilier à moteur ont eu une belle frayeur. Ils avaient loué une embarcation sans permis et cette famille effectuait une promenade, ils se sont retrouvés en très mauvaise posture. Car au moment précis de l’accostage le long du quai, à Palavas, le bateau a heurté un tronc d’un pin qui dérivait sur le Lez. Le choc a causé une importante avarie sur la coque de leur rafiot et il a commencé à couler. Ils ont été sauvés de justesse.
Autour d’eux, l’espace était envahi par des centaines de mètres cubes de bois flotté, rondins, branches, sacs plastiques et ustensiles en tout genre. Peu à peu, les deux hommes s’approchaient de l’amas hétéroclite. Ils savaient que dans les villages en amont, la tempête avait transformé les rues en torrents de débris. Morceaux de bûches et objets déchiquetés, couvercles de poubelle, volets arrachés.
— J’ai toujours un peu d’appréhension lorsque je vois un gros bout de bois sur le rivage.
— Ah bon ? fit Florentin, étonné.
— Depuis que j’ai vu les « Dents de la Mer ».
— Les « Dents de la Mer », le film ?
— Oui. Au début du film : les Dents de la mer, les vacances d’été approchent lorsque les jeunes d’une petite station balnéaire découvrent sur la plage le corps mutilé d’une étudiante en maillot de bain.
— Tu as peur de retrouver le cadavre d’une touriste accroché au tronc d’arbre ? Je te rappelle que l’on est en avril et que la belle saison commence dans un peu plus de deux mois !
— Ça va ! Ça va ! Chacun ses défauts ou ses phobies.
— D’accord ! OK ! Laisse tomber ! J’y vais.
Florentin Ventadour s’approcha lentement, Coustou le suivait. Une sorte de butte faite de roseaux enchevêtrés dans les ramifications du conifère créait l’illusion d’un monticule assez solide pour que l’on puisse s’y risquer. Le plus âgé des journalistes avait modéré son tempo, pénalisé par la courte pente et l’accumulation d’obstacles. Ce fut Titoan qui parvint le premier sur le petit dôme. L’arbre déraciné, empêtré dans les branches et échoué sur la plage, était un pin parasol, il était recouvert de feuillages, de sacs de plastiques et de détritus en tout genre.
Machinalement, Coustou écarta du pied des immondices et l’un des emballages proches d’un pneu.
Pour Titoan l’espace d’un instant le bruit de la mer cessa, plus de vagues, seulement le silence. Son cœur sembla battre plus vite, son souffle s’accéléra. Ses jambes étaient flageolantes, comme si elles ne lui appartenaient plus. Florentin lui parlait. Il le voyait prononcer des mots, des phrases sans doute qu’il ne pût entendre ou comprendre. Puis, tout redevint normal. Il parvint enfin à articuler : — Je devrai faire plus confiance à mes intuitions.
— Quoi ? Tu as découvert une baigneuse ? demanda Ventadour, facétieux.
— Non, c’est un homme.
— Tu plaisantes ? Laisse-moi regarder !
Il fallut une interminable minute à Florentin pour reconnaître ce qu’il avait sous les yeux. Les deux journalistes demeurèrent pétrifiés d’horreur, sidérés. Un corps. Le mort et les vivants échangèrent un long regard.
— Oh Putain ! lâcha Ventadour avec un mouvement de recul. Heureusement que je ne suis pas cardiaque, sinon j’y restais ! Et les toubibs qui te soutiennent mordicus que l’activité physique c’est bon pour le cœur !
La victime gisait sur le dos, la tête à quelques centimètres du pneu. Titoan était sidéré, la mort pouvait venir à tout moment, mais surgissait souvent quand rien ne semblait indiquer sa présence. Il frissonna, s’interrogea, l’homme avait-il hurlé lorsque les vagues s’étaient refermées sur lui ? Avait-il eu le temps et essayé d’appeler à l’aide tandis que l’eau salée se répandait dans ses poumons, que sa poitrine se soulevait péniblement et que l’oxygène désertait son sang ?
Coustou fixa le cadavre devant lui, le cœur au bord des lèvres. La peau du mort était cireuse et présentait déjà les premiers signes de décomposition post mortem. Florentin Ventadour ferma les paupières une fraction de seconde comme pour faire disparaître cette vision macabre. Il était évident que les deux amis ne pouvaient plus rien faire pour lui. Ils laissèrent le silence s’installer un instant. Coustou essayait de prendre une décision, mais il ne cessait de s’interroger sur ce hasard qui les avait amenés à découvrir le corps d’un homme sur la plage.
Plus loin barbotait une petite troupe de mouettes indifférentes.
Ensuite, Ventadour alerta la gendarmerie afin de leur signaler la funeste découverte. La maréchaussée contacta immédiatement les sapeurs-pompiers du centre de secours le plus proche.
Un peu plus tard, le bruit des vagues fut couvert par les sirènes des véhicules de soldats du feu et de forces de l’ordre qui convergeaient vers le lieu où se situaient les deux journalistes. Même les flics municipaux étaient présents. La curiosité, sans doute, songea Titoan. Car il savait bien que ces derniers n’aimaient rien tant qu’atteindre leur quota de procès-verbaux en collant des contraventions aux automobilistes qui ne payait pas leur stationnement au bord des plages.
En quelques minutes, les deux amis se virent entourés et rapidement interrogés par les gendarmes. Les pompiers et les techniciens en identification criminelle de la maréchaussée s’étaient rendus sur place afin de mettre à l’abri le corps, et procéder aux relevés d’usages avant qu’une foule de badauds ne viennent piétiner l’espace où se trouvait la malheureuse victime.
Ils furent rejoints par un officier, qui se présenta comme étant le capitaine Frigon. La trentaine dépassée, il avait un physique banal, grand, très mince, presque maigre, pensa Titoan. Les cheveux blonds coupés court, il portait des lunettes. Un tic nerveux lui tordait la bouche et lui faisait plisser les yeux. Il leur expliqua être le responsable des recherches concernant les personnes disparues suite aux violentes intempéries qui s’étaient abattues sur la région lors des précédentes journées.
Le gradé sortit trois photos de sa veste et s’approcha du cadavre qui, grâce à l’intervention des pompiers, reposait à présent sur une civière. L’officier se pencha longuement sur le corps, l’observa attentivement, ouvrit le blouson, fouilla dans les poches de la victime, en extirpa avec difficulté un portefeuille et un trousseau de clés qu’il examina. Ensuite, il remonta la manche du vêtement, pour étudier l’avant-bras du mort. Manifestement, il y découvrit ce qu’il cherchait.
— C’est le bon tatouage ! Il est tatoué à l’avant-bras gauche ! Un tatouage de montagne ! C’est bien lui, c’est Van Sanen !
— Qui ? demanda le plus âgé des deux journalistes.
— Karl Van Sanen, célibataire, cinquante-cinq ans. Un gars du Grau du Roi. Il a disparu dès le premier jour de la tempête. Il y a sa carte d’identité dans son portefeuille et son visage, du moins ce qu’il en reste, correspond bien à la fiche signalétique qui m’a été remise au début des recherches.
— Ce nom, Van Sanen, me rappelle quelque chose, coupa Titoan.
— Peut-être…, fit Florentin, pensif. Comment est arrivé ce malheur ? vous le savez ?
— Si j’ai bien compris, ce monsieur était un peu cabochard, un peu têtu. Ses voisins nous ont dit qu’il avait l’habitude de faire sa promenade quotidienne sur le quai, au bord du canal, qu’il vente ou bien qu’il pleuve, dit Frigon en tordant la bouche.
— Même avec un temps pareil ?
— Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente, il y allait quand même, nous ont affirmé ses voisins, insista le capitaine. Et ça, malgré son handicap.
— Quel handicap ? demanda Titoan, curieux.
— Il se déplaçait en fauteuil roulant.
— En effet, pas simple avec un temps pareil.
— La preuve, lâcha l’officier goguenard, clignant de l’œil et en montrant la civière. Il ne m’en reste plus que deux.
— Deux, quoi ? questionna, surpris, Florentin.
— Deux disparus à retrouver, pardi. Parmi ces deux personnes, un chauffeur de taxi de soixante-quatre ans, qui a été aperçu par des témoins de la scène quelques minutes avant de disparaître. Il effectuait une course dans le secteur de la D62. Son automobile a été emportée par le Vidourle en crue, heureusement il n’avait plus de passager. L’autre est un père de famille âgé d’une cinquantaine d’années que nous recherchons toujours. Habitant à Marsillargues, près de la rue Aubanel, il circulait en voiture dans la nuit de vendredi à samedi lorsque son véhicule a été entraîné par la crue du cours d’eau qui serpente dans le quartier.
— Il était seul ?
— Non, mais l’automobile a été retrouvée au niveau de la petite Viguière. Sur les trois occupants qui étaient présents à bord du véhicule, deux ont pu échapper à la furie du fleuve. Donc, il en reste un, encore introuvable à cette heure. Mais l’eau va toujours où elle veut, et rien ne peut l’arrêter. Elle nous le ramènera sans doute.
— Vous avez l’espoir de les retrouver en vie ?
— Peu ou pas. Mais pour l’heure, les recherches opérées se poursuivent à pied. Le débit de la rivière ne permet toujours pas aux équipes aquatiques de rentrer en action.
— En ce qui concerne ce monsieur Karl Van Sanen, quelles sont les suites que vous allez donner à la découverte du corps ?
— Rien que du classique, répondit, débonnaire, le Capitaine Frigon. Cela me paraît évident, il semblerait que le type soit tombé dans l’eau à hauteur du quai, là où son fauteuil roulant a été retrouvé. Emporté par le courant, son cadavre a ensuite dérivé avant de se retrouver coincé dans des branchages. La cause immédiate du décès peut être définie comme une noyade, je privilégie donc la piste accidentelle, pour moi c’est une évidence et ça ne se discute pas ! Les premières constatations ne montrent pas de lésions ni de traces de violences sur le corps. La dépouille a été entraînée par les flots jusqu’ici et rendue par la mer, du fait de la grande houle. Affaire classée. Et puis, nous avons d’autres chats à fouetter.
Le gendarme fit quelques pas et revint vers eux :
— Les trombes d’eau ont conduit à la coupure de plus d’une dizaine de routes départementales dans le Gard, rendant inaccessible le village du Vigan. Au niveau de Sète, la circulation sur l’A9 a également été perturbée. Sur l’ensemble de l’épisode cévenol, des cumuls importants ont été relevés comme à Villefort en Lozère avec quatre cent soixante millimètres relevés en seulement une journée, soit environ trois mois de pluie. Ces fortes précipitations ont généré des crues considérables sur les cours d’eau descendant des Cévennes, à Mialet, le Gard a dépassé sa crue de référence d’octobre 2014 avec plus de cinq mètres.
Il se tut quelques instants réfléchissant à ce qu’il allait ajouter.
— Ce que je veux vous expliquer, insista le capitaine, devant l’expression perplexe des deux hommes, c’est que nous avons d’autres priorités, des urgences bien plus essentielles que nous intéresser au décès d’un illuminé qui a décidé de prendre des risques d’irresponsable et de sortir se balader en fauteuil roulant en plein épisode cévenol ! Quinze ans que je suis en poste dans le Sud, dont cinq ans dans l’Hérault, avant j’étais dans les Bouches du Rhône ! Eh bien, je suis désolé de devoir vous l’apprendre, messieurs ! Vivre ici, dans le Sud, a tendance à vous faire relativiser sur la santé mentale de vos compatriotes.
Voyant les deux journalistes soulever les sourcils en signe d’étonnement, il ajouta en un rictus nerveux :
— Même si la découverte du cadavre a été effectuée par deux célèbres membres de la presse locale. Vous comprenez sans doute que nos priorités sont ailleurs, n’est-ce pas ? Merci donc de ne pas monter cet accident dramatique en épingle.
Sur ce, Frigon tourna les talons, suivis par trois gendarmes, puis il leva la main en l’air en signe d’adieu, mais ne se retourna pas.
Les deux journalistes, ainsi congédiés, poursuivaient leur marche. Le temps était passé, la nouvelle avait eu la faculté de se répandre sur les réseaux sociaux ainsi que sur les chaînes d’information en continu. Tout allait si vite de nos jours…
— J’ai connu de nombreux marins aguerris qui craignaient de naviguer en Méditerranée. Ne subissant ni les marées ni les courants forts qui y sont liés, elle ferait plutôt figure de mer de tranquillité. Sauf que lors d’épisodes cévenols ou d’orages imprévisibles en haute mer avec de violents coups de vent, les navires doivent affronter des vagues très serrées de plus de huit mètres. Peu de gens le savent, mais là-bas, dit Florentin en montrant du doigt le large d’Aigues-Mortes, un bateau est échoué par soixante mètres de fond.
— Il a été coulé pendant la guerre ?
— Pas du tout. Il a fait naufrage pendant une tempête, un peu comme celle que nous venons de vivre.
— C’était il y a longtemps ?
— Près de 90 ans, c’était un cargo, le Shiaffino XXIV. Il a sombré, par une brumeuse nuit d’hiver avec ses 23 passagers, le 10 décembre 1934. Chaque fois que je regarde vers le large d’Aigues-Mortes, je pense à eux, fit l’ancien marin en frissonnant, manifestement troublé.
— Il y avait des femmes et des enfants ? questionna Titoan, curieux.
— Pas d’enfant, seulement deux femmes en plus de l’équipage, les épouses du capitaine et celle du mécano. Mais on n’a retrouvé aucun corps.
— Aucun cadavre ? Et personne n’a plongé sur l’épave depuis cette date ?
— Les plongeurs évitent… Certains disent que ce navire sent la mort. D’ailleurs, en 1984, un plongeur de la région a plongé sur l’épave avec deux autres membres d’un club local. Il n’est jamais remonté. Ce n’est que quatre ans plus tard, qu’une équipe en descendant sur ce qu’il restait du cargo, a découvert un corps qui se balançait en pleine eau, à moitié prisonnier dans les filets et les cordages qui flottaient autour de l’épave. Le cadavre était encore revêtu de son équipement de plongée. Depuis, plus personne de sain d’esprit n’y retourne.
Ils observèrent à nouveau l’espace tout autour d’eux. Une dizaine de voitures s’étaient garées aux alentours. Les voyeurs habituels, qui apportaient leur téléphone portable pour prendre des photos, voire leur pique-nique chaque fois que la tragédie ou la mort leur offrait un spectacle. Assez haut au-dessus d’eux, une mouette tournoyait dans le ciel, en profitant peut-être de cette effervescence.
La mer se moquait des humains, de leur vie, de leur disparition, de leurs joies, tromperies et de leurs mensonges. Ses vagues grondaient et roulaient inlassablement sur elles-mêmes, avançant et reculant sans relâche. Le visage fermé, Titoan était visiblement préoccupé, il prit une profonde inspiration puis émit un soupir.
— Tu en fais une tête ? le questionna Ventadour.
— La découverte d’un mort n’est jamais très agréable…
— C’est un fait, mais je te connais bien, ce n’est pas tout. Qu’y a-t-il ?
— Oui. Ce nom Karl Van Sanen ça me dit quelque chose, mais je ne sais pas où je l’ai vu, lu ou entendu.
— On va rentrer au bureau et si ce gars est renommé tu le retrouveras bien quelque part, dans les archives ou les vieux articles de presse, fit le plus âgé des journalistes en souriant.
— Qu’est-ce qui te fait marrer ?
— Outre qu’il faut sourire à la vie quand la mort frappe à la porte, c’est que je viens de me souvenir d’une ancienne amie.
— Ah bon ? Une que j’ai déjà rencontrée ?
— Non. Heureusement que non.
Il attendit un instant, curieux de voir si son collègue allait le questionner. Titoan plissa les yeux et releva le menton en manière d’interrogation et lui demanda en utilisant l’une de leur expression favorite.
— Et cette amie, peut-on en connaître à son sujet ?
— Lorsque j’étais jeune il y a quelques années, fit Florentin en haussant le sourcil, je fréquentais une fille dont le rêve était de trouver un cadavre. Un rêve un peu morbide, je te l’accorde.
— Quelques années ? Cela doit faire plus de quarante ans ! s’esclaffa Titoan. Elle ne se déguisait pas en noir ?
— Plus de quarante… malheureusement, lâcha l’autre en soupirant.
Pour répondre à ta question. Non, elle ne s’habillait pas tous les jours en noir, mais très souvent c’est vrai… C’était une punk. Elle portait une panoplie d’accessoires comme des épingles à nourrice, des jeans déchirés, des Dr Martens et des tee-shirts No Future. Elle avait toujours un air un brin à l’ouest, comme si elle avait passé beaucoup trop de temps à consulter les psys. Ce qui était peut-être le cas, murmura pensivement Ventadour.
— Et alors ?
— Une fois, elle m’a avoué que toutes ses copines et surtout elle en particulier, rêvaient de découvrir un cadavre. Dans l’échelle de ses valeurs, ça se situait juste après avoir la chance de devenir millionnaire en gagnant au loto et à peine avant la rencontre du prince charmant.
— Je vois… le genre de femme plus à l’aise dans une morgue que dans un magasin de puériculture. Aujourd’hui, elle serait ravie. Mais, je suppose que cette révélation t’a légèrement refroidi, lança Titoan en riant.
— Pas qu’un peu. Je savais bien que cette anecdote te ferait marrer.
— Tu l’as revu ?
— Tu plaisantes ? Nos rencontres se sont stoppées net. Elle était trop branque pour moi.
— Tu devrais peut-être la rappeler ? Cela pourrait lui plaire.
— Tu déconnes ? Elle ne m’intéresse pas, et puis va savoir à quoi elle ressemble ? Cela fait un bout de temps…, j’ai changé et sans doute elle aussi. Et puis même, je n’aurai aucune chance, en matière de train de vie, je ne ferais pas le poids. Aux dernières nouvelles, elle était encore la conjointe d’un entrepreneur de pompes funèbres, l’un des plus importants de la région. La mort a toujours été une bonne affaire pour une partie des vivants.
— Au moins, tu dois reconnaître qu’elle a conservé une certaine continuité ou persévérance dans ses goûts.
— Je ne peux le nier. C’est vrai. Grand bien lui fasse !
Au loin, au bas d’une dune, ils aperçurent une femme qui portait une cape noire. Elle montait un cheval camarguais, gris foncé, celui-ci avançait d’un pas lent et régulier. Arrivée au sommet, la cavalière se retourna encore pour observer l’agitation qui régnait sur la plage et s’éloigna discrètement vers les étangs.
Titoan vit qu’un banc de poissons s’était échoué sur le rivage, il y en avait des centaines, chacun de la taille d’une main. Il leva les yeux suivant le vol des mouettes qu’il voyait tourner au-dessus d’eux. À présent, d’immenses nuages, déchiquetés par le vent, filaient à toute vitesse, laissant passer, par endroits, les timides rayons de soleil. Sur l’eau, une barque dont la peinture pâlie s’écaillait dérivait comme un jouet abandonné. À l’horizon, la silhouette découpée d’un petit voilier glissait vers la Grande Motte.
Certains pécheurs restaient au même emplacement pendant des heures, aussi immobiles que des souches. Ça ne semblait pas le cas de celui qui se trouvait à quelques dizaines de mètres d’eux, immergé dans l’eau jusqu’à la taille, il était occupé à effectuer un lancer avec sa canne à moulinet.
L’homme gardait sa perche au-dessus de l’épaule. Simultanément, il amena sa main gauche tenant le bout de canne vers la poitrine et poussa le bras droit vers l’avant. Ils le virent libérer le fil de nylon en levant son index droit, puis fermer le pick-up du moulinet et rejoindre le bord. Et ensuite mouliner pour tendre la ligne et fixer la canne au porte-canne.
— Joli geste ! fit Florentin, vers l’homme qui tourna la tête.
— Bof… et encore… je ne suis pas très en forme.
— Vous avez lancé à cinquante mètres, ce n’est pas si mal !
— Je dirai plutôt trente mètres, accorda le pêcheur aux joues mangées par une barbe de plusieurs jours.
— En tout cas, vous êtes en plus grande forme que moi.
— Si vous n’êtes pas en bonne santé, c’est parce que vous travaillez trop, vous vous nourrissez mal et vous ne prenez pas assez d’exercice, c’est ça votre problème !
— Vous êtes docteur ?
— Non, je suis malade. Diabétique et quelques bricoles au cœur. Je ne fais que répéter bêtement ce que me dit mon toubib. Ce n’est pas compliqué et tout de suite cela fait sérieux dans la conversation.
Vous ne trouvez pas ? lâcha l’homme avec un sourire qui illumina son visage.
— Qu’est-ce que vous pêchez ?
— Tout ce qui mord. Et vous, vous faites quoi ici ?
Sans attendre la réponse, il se dirigea vers une sorte de panier qui semblait lui faire office de siège et de rangement, d’où il sortit des canettes de bière qu’il leur proposa. Coustou l’observa avec plus d’attention. C’était un homme court et lourd, coiffé d’un chapeau de pêcheur, au teint mat et rouge au visage protégé ou caché par une barbe grisonnante. En s’approchant, Florentin remarqua qu’il avait une cicatrice fripée au milieu de la gorge.
Par courtoisie, les deux journalistes ne refusèrent pas, Titoan avait toujours du mal avec l’alcool le matin. Toutefois, il n’avait pas l’envie de froisser le sympathique bonhomme.
— Que s’est-il passé là-bas ? fit-il d’un geste du menton en direction des gyrophares et du groupe de gendarmes et de pompiers — Un corps a été retrouvé dans l’amas de branches que vous pouvez apercevoir, répondit Ventadour en montrant du doigt l’endroit d’où ils venaient.
— L’embouteillage de voitures et de camionnettes de la gendarmerie et de pompiers dit toujours la mort violente, ou à tout le moins inattendue. Un gars s’est noyé ?
— Oui. À priori un type qui s’est fait emporter par la crue du Vidourle, alors qu’il se trouvait sur le quai du Grau du Roi.
— Un suicidaire ou bien un Parisien en mal d’émotion forte !
Heureusement que je ne l’ai pas rapporté avec mon moulinet ! lança le pêcheur en plaisantant.
— Non, d’après la maréchaussée, c’est un gars du coin. Mais, attention, vous pouvez en ramener encore. Ils en cherchent deux autres, répliqua Ventadour, l’œil pétillant de malice, en sirotant sa bière.
— Vous êtes sérieux ?
— Tout à fait sérieux, on ne blague pas. Si vous ne me croyez pas, vous allez voir le chef Frigon, c’est lui qui pilote les investigations.
Il est là-bas, vous le reconnaîtrez facilement, c’est celui qui a un tic nerveux qui lui tord la bouche et lui fait plisser les yeux, rajouta Coustou.
— Bon. Je vais plier bagage ! Je ne tiens pas à ramener un œil ou bien un cadavre au bout de ma ligne. J’en ferai des cauchemars. De toute façon, il va se remettre à pleuvoir.
— Pourtant, j’ai cru comprendre que ça mordait mieux par temps de pluie.
— Vous plaisantez ? C’est des cagades, ce n’est qu’un mythe, dit l’homme. Les poissons dans l’eau ne savent pas ce qui se passe à la surface. La seule chose de bien avec la pluie, c’est que ça décourage les autres pêcheurs.
— Vous venez souvent ?
— Ici ?
— Oui. Sur cette plage.
Il regarda derrière lui, puis ramena les yeux sur les deux journalistes.
— Bof. Je vadrouille entre ici et la Grande-Motte. Je pose mes cannes, je m’installe, je pêche peu, mais c’est un prétexte pour prendre l’air, regarder la mer, les vagues. Cela m’apaise, ça me fait du bien.
— Vous avez vu quelque chose d’anormal, ou d’inhabituel ces deux derniers jours ?
— Vous voulez dire à part la tempête ?
— Vous êtes venu, le jour de la tempête ?
— Non. Je ne suis pas fou, un peu allumé, mais pas fou ou du moins pas complètement. Je vous répète ce que me bassine ma femme. Je suis venu ici, oui. Pas le premier jour, mais hier, oui.
— Et vous avez vu quelque chose d’anormal, hier ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Un truc qui vous aurait étonné.
— Non, je ne vois pas. Mais vous êtes de la police ?
— Non. Nous sommes journalistes. Au « Petit Clapasien », expliqua Florentin.
— Ah ! Je vois ! Chassez le naturel, il revient au galop ! Vous cherchez la petite bête, pour le gars qui s’est noyé. Mais vous savez… L’eau, comme la violence, c’est difficile à contenir.
Les flots s’écrasaient sur le rivage. La mer jetait son filet de vagues sur le sable fin, puis le retirait, bredouille. Le type but une nouvelle gorgée de bière sans les quitter du regard.
— Pas spécialement. Mais s’il y a matière… répondit Titoan, qui, à son habitude, observait autant l’homme avec qui il parlait que l’espace qui les entourait.
— Vous avez l’air sympa. Tout bien réfléchi. Je ne sais pas ce que cela vaut, mais bon… Hier matin, je suis venu pêcher. Enfin… pêcher c’est un grand mot, car je n’ai ramené qu’un sar. Mais bon… Toute la matinée, j’ai vu un type arpenter le bord de la plage, il a fait comme vous. Mais lui, il marchait le long de la plage, il regardait uniquement les débris qui avaient été rejetés sur le sable. Je ne sais pas ce que ça vaut, mais c’est tout ce que j’ai vu d’inhabituel.
— Vous êtes sûr ?
— Si je vous le dis.
— Il avait quelque chose de particulier ce gars ?
— Non. Il portait une casquette. Il avait un gros sac. Et il conduisait un 4X4.
— Un 4X4 ? Comment le savez-vous ? le questionna Coustou, qui à cet instant découvrit les cinq canettes vides posées à côté de ce qui semblait faire office de fauteuil.
— Ben… comme c’était presque l’heure du match de rugby. Je suis rentré chez moi pour ne pas louper le début. Lui, il était toujours sur la plage. Et sa voiture était garée non loin de la mienne. Comme il était seul sur la plage, j’ai compris que c’était la sienne. Pas besoin d’être Sherlock Holmes ! De plus, il avait bien la dégaine à avoir un 4X4.
— C’est-à-dire ?
— Vous êtes de la région. Vous avez vu la nécessité de posséder ce type de véhicule ici ? Ce n’est pas la neige, ni le verglas ou la boue qui nous envahissent et nous empêchent de circuler… S’il a un 4X4, c’est pour faire le frimeur. Comme la plupart des bobos qui nous emmerdent à longueur d’année.
— Il avait quelque chose de particulier ce véhicule ?
— Oui. Ce n’est pas compliqué, sur la portière il y avait une affichette collée.
— Que disait cette affiche ?
— Galerie d’Aigues-Mortes. Ouverture du 1er avril au 30 juillet : Sculptures et dessins de Jean-Pierre Peccius.
— Très intéressant. Merci pour votre aide.
Titoan fouilla dans ses poches et en sortit un portefeuille, il y saisit une carte de visite qu’il tendit au pécheur.
— Hé les gars ! Si vous faites un article, merci de ne pas mentionner mon nom.
— Il n’y a pas de problème, nous ne le citerons pas. D’autant plus que vous ne nous l’avez pas donné.
— Ah oui, c’est vrai, fit l’homme en se tapant le front avec la paume de sa main. Je m’appelle Pierre Bracal, mais ça reste entre nous.
— Sans aucun doute, Pierre. Vous pouvez compter sur nous et merci pour les bières, répondit Florentin en s’éloignant pour tenter de rejoindre Coustou qui avait déjà une vingtaine de mètres d’avance.
Ce dernier s’était arrêté et observait un homme qui semblait les épier, il portait une parka marron foncé, un jean élimé, un chapeau de randonneur, ainsi qu’un grand sac à dos. Titoan se dirigea vers lui d’une démarche assurée, mais sans précipitation. Florentin le rejoint. Soudain, une mouette passa en volant près d’eux, elle était si proche qu’ils sentirent l’air qu’elle déplaçait et qu’ils virent son regard, ses petits yeux cruels et perçants.
Le type leva la tête et apercevant Titoan s’éloigna vers le pied de l’immeuble où il s’appliqua à sonder l’un des bacs à ordure. Il souleva un couvercle, pencha son visage à l’intérieur, fouilla puis remit le support dans sa position initiale avant d’explorer la poubelle suivante. N’ayant rien trouvé d’intéressant, il quittait le local quand le journaliste le rejoignit.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
Le vieil homme sur la défensive avait l’air hagard, angoissé et frigorifié.
— Rien de mal. Je désirais seulement savoir si vous aviez vu quelque chose de bizarre ou d’anormal ce matin ou hier.
— À part ça ? Tout ce bazar ? lança-t-il en montrant les véhicules de police et de secours qui avaient laissé leurs gyrophares allumés.
— Oui à part ça, fit Titoan en souriant pour le rassurer.
— Non, rien d’inhabituel. Depuis la tempête, tout est tranquille. Ce n’est pas comme il y a cinq ans.
— Vous avez vu quelque chose d’anormal il y a cinq ans ? questionna Florentin, qui les avait rejoints.
— Comme je vous le dis. Il y a cinq ans, deux mois et six jours. Je me le rappelle comme si c’était hier. Il y a eu une tempête un peu comme celle des derniers jours. C’était par-là bas, dit-il, en montrant la mer du doigt. J’ai vu flotter dans l’eau quelque chose d’un peu bizarre.
— Qu’est-ce que c’était ?
La voix du sans-abri chevrotait, il tremblait à présent, il semblait revivre ce moment :
— Je repense à ce jour-là. Je suis arrivé sur la plage pour ramasser des trucs suite à la tempête. Des fois, on peut faire de belles trouvailles dans le sable. Et j’ai vu quelque chose flotter dans l’eau, la forme était un peu bizarre. Mais bon, ça brillait, alors j’ai pris une branche et j’ai ramené la chose. Quand je l’ai rapproché du bord, en regardant de plus près, j’ai vu que c’était un bras, autour du poignet il y avait une montre qui scintillait. J’ai cru que j’allais me trouver mal. Depuis, quand il y a une tempête, je ne vais pas sur la plage pendant au moins une semaine.
— Je comprends, approuva Coustou.
— Qu’est-ce qu’ils ont découvert, cette fois ?
— Un noyé.
— Encore ! Entier ? Ou bien en morceau ?
— Entier.
— J’ai bien fait de ne pas y aller sur cette plage !
— Pour sûr, le conforta Florentin Ventadour.
— Vous êtes flic ?
— Non. On est des journalistes de Montpellier, lui répondit Titoan en lui glissant un billet de dix euros dans la main, avec sa carte de visite.
Le clochard lui tendit une pince noire et incroyablement sale.
Coustou fit la grimace, mais lui serra la main également.
Cela faisait partie du métier. Peu de personnes en étaient conscientes, mais ici, dans le Languedoc, un journaliste avait beaucoup plus de risques d’attraper une maladie infectieuse qu’une balle, songea Titoan.
— Oh ! Merci. C’est sympa… Vous savez, rien n’est simple quand vous êtes pauvre, les gens ne donnent de l’argent, que contraints et forcés. Mais, le plus dur, c’est de trouver un coin peinard où roupiller, c’est ça le plus important. Parce que d’une façon ou d’une autre on parvient toujours à découvrir à manger. Il y a les poubelles dans lesquelles on peut fouiller, vous seriez étonné de voir ce que les gens peuvent foutre en l’air et la quantité de nourriture qu’ils jettent.
— Vous arrivez à dénicher des endroits où dormir ?
— Oui. Heureusement, le concierge des petits immeubles ici est sympa ! Il me laisse pioncer dans les parties communes ou dans les différents coins tranquilles de la résidence, à condition que je sois seul et que je n’allume pas de feu.
— Comment vous appelez-vous, monsieur ?
— On me nomme Archimède.
— Vous restez toujours sur ce secteur ? questionna Coustou.
— Non, j’ai plus d’un tour dans mon sac, je vais aussi sur Montpellier, on s’y verra peut-être ?
Puis il se tut et son regard absent alla se perdre, loin d’eux, sur la mer infinie.
— Qui sait ? Bonne chance, le salua Florentin en partant.
Titoan se retourna vers le large. Un surfeur solitaire dansait sur les vagues, juste après la jetée. En cette saison, sa silhouette était entièrement vêtue de néoprène noir. En avril, c’était la seule possibilité d’apprécier l’eau froide, songea le journaliste.
Le rédacteur en chef du « Petit Clapasien » contacta Coustou. Il lui demanda de passer le voir au bureau. Le siège du journal se trouvait boulevard Louis Blanc, dans un bâtiment vieux de plus d’un siècle, à l’angle de la rue des Écoles Laïques et du boulevard qui était traversé par la ligne de tram.
Le patron du « Petit Clapasien » s’appelait Max Cambiayre. Il avait à peu près le même âge que Florentin Ventadour, environ la soixantaine. Max possédait et cultivait un accent chantant qu’il tenait de son enfance passée dans le Tarn, non loin de Castres. Accent dont il avait fait l’effort de ne pas se débarrasser. Il mesurait un mètre quatre-vingt-dix, chaussait du quarante-sept. Il avait une démarche de jeune homme, le pas solide. Il avait les yeux verts et une épaisse chevelure poivre et sel. Mais aussi une générosité sans limites, un franc-parler et un amour pour le rugby qui le rendait terriblement attachant. Du point de vue professionnel, il possédait une expérience dans le journalisme et la gestion, qui s’étaient révélés cruciaux pour la survie du quotidien et cela à plusieurs reprises.
Titoan lui fit le récit de leur macabre découverte de la plage, à la suite de quoi, il s’appuya lentement sur le dossier de son fauteuil pivotant et l’étudia un long moment.
— Je suppose que tu veux me suggérer de t’autoriser à effectuer une petite enquête sur l’homme que vous venez de retrouver mort, Van Sanen, c’est ça ?
Quand Max posait des questions à ses interlocuteurs, il les regardait d’une telle façon qu’on pouvait croire que ses yeux n’avaient pas de paupières.
— Ne pourrait-on pas envisager qu’il ne s’agisse pas d’un accident ?
Il se gratta la tête, tira sur le lobe de son oreille, tapa sur le bras de son fauteuil.
— Je t’accorde que ce type de décès n’arrive pas tous les jours, concéda-t-il. Mais hélas, tu sais que cela se produit régulièrement lors des crues ou des tempêtes. Alors, je me dois de te répondre par la négative.
Coustou se racla la gorge et observa par la fenêtre le tramway qui s’arrêtait dans un grincement de freins assourdissant. Il hocha la tête en silence en se retournant et attendit que Max poursuive, mais il semblait perdu dans ses pensées, comme si différentes choses lui occupaient l’esprit. Il se leva et regarda lui aussi à l’extérieur.
— Florentin m’a dit qu’au Moyen-âge, le long de ce boulevard, se trouvait un mur d’environ deux mètres de large qui pouvait à certains endroits mesurer jusqu’à huit mètres de hauteur. Du côté ville, donc de notre côté, il était bordé d’un chemin de ronde, que l’on nommait « Les douze pans ».
— Je sais ça, répondit Coustou. Il m’a même expliqué que le consulat de Montpellier appelait cet édifice la « commune clôture ».
L’enceinte de 2650 mètres de circonférence comportait vingt-cinq tours de flanquement et huit portails. Elle protégeait un espace urbain qui représentait environ 45 hectares. Mais pourquoi avons-nous cette conversation ?
— Ces murailles avaient pour fonction de protéger le cœur de la ville contre des attaques ennemies… des attaques extérieures. Tu n’es pas sans savoir, que mardi dernier au cœur du quartier de la Paillade, a encore eu lieu un affrontement entre bandes rivales, en plein jour, à l’heure où des mères de famille vont chercher leurs enfants à l’école. Ceci n’a rien d’un acte isolé. Les trafics de drogues ont toujours été à l’origine de violences.
— Il y a une réorganisation des territoires pour traiter plus de ventes. Cette nouvelle répartition crée vraisemblablement des tensions entre les dealers, car il y a une montée en pression importante et de plus en plus de rixes sur fond de stupéfiants.
— C’est la cinquième fusillade en un an ! Quelle époque ! Et nos politiques laissent faire ! Un jour, la ville implosera… — Je sais, j’ai même vu un type la fois dernière à la télé qui affirmait que nous vivons probablement à la période la moins violente de toute l’histoire humaine. J’aimerais bien qu’il aille raconter une chose pareille aux Syriens, aux victimes d’attentats terroristes et à toutes les personnes qui se sont fait agresser.
Le rédacteur soupira et se leva :
— Au fait, tu t’y connais en varappe ?
Hormis le fait que la varappe était le nom donné à l’escalade il y a plus d’un siècle et qu’il n’avait jamais connu un seul de ses adeptes, Titoan dut avouer son ignorance.
— Tu vas donc apprendre des choses. Il y a eu un mort à Claret, un type qui faisait de l’escalade. Il est tombé de trente mètres de haut.
Cette paroi située au-dessus des vignobles et de la garrigue héraultaise attire de nombreux grimpeurs des quatre coins de la planète.
— C’est donc un accident et j’y vais pour une raison en particulier ?
— Parce que c’est un gars important qui a chuté et puis il n’y a que toi pour couvrir cet évènement.
— C’est qui ce type ?
Max retourna à son bureau et lut ses notes.
— Chalifou. Les Chalifou sont une vieille famille fortunée qui comporte de nombreux dirigeants d’entreprise. Lui, c’est Benoît Chalifou, 55 ans, veuf, deux enfants : deux garçons. Ils vivent tous les deux aux États-Unis, en Californie. C’est, plutôt, c’était, le patron du troisième distributeur d’articles de sport en France. Il dirigeait le groupe depuis quatre ans. L’année écoulée, son chiffre d’affaires avait augmenté de hausse 5,8 % à périmètre comparable, et son volume d’affaires avait progressé de 10,7 %. Ils avaient atteint 939 millions d’euros. Ce qui permet de présumer qu’ils allaient passer le cap du milliard à la fin de l’année.
Coustou émit un faux sifflement admiratif, car à sa grande peine, il n’avait jamais réussi à siffler naturellement.
Max sourit.
— Va sur place. Une femme t’attend. Elle te renseignera.
— Une femme m’attend ? Cela fait bien longtemps que cela ne m’est pas arrivé !
— Ce n’est pas le moment de faire de l’humour.
— D’accord. D’accord. Elle a assisté à l’accident ?
— Non. C’est elle qui a découvert le corps et qui a appelé la gendarmerie.
— Le cadavre est sur place ?
— Non. Cela s’est produit il y a quelques heures. La dépouille a été transportée au Service médico-légal.
— Quelle est l’utilité de me rendre sur place ? Tout est terminé, non ?
— Tu dois y aller. C’est une famille de grande envergure, une des plus importantes de la région dont on ne peut pas passer cet accident sous silence. Les premières constatations ont été réalisées par les gendarmes de la brigade de Ganges et de Saint-Martin-de-Londres, épaulés par une cellule d’identification criminelle.
— Puisque tu insistes, j’y vais. Mais je garde cette histoire du noyé dans un coin de ma tête, ne l’oublie pas.
— Du moment que tu vas à Claret, tu peux garder tout ce que tu veux dans ton crâne. Chalifou était un type important, on a sur place un contact qui peut nous permettre d’apporter des éléments et compléter un papier plus intéressant qu’une nécrologie basique, alors on ne rechigne pas.
— C’est d’accord, je viens de te le confirmer. Quel est son nom ?
Max opina du chef, visiblement satisfait et lui dit en tapotant sur son épaule :
— Marie Caissy. Alors, sois aimable avec la demoiselle.
— Que se cache-t-il derrière cette phrase ?
Le boss haussa les sourcils et lui fit en souriant un petit signe d’au revoir avec la main.
Le journaliste se mit au volant de sa Ford Mustang Mach 1 bleu pour se rendre à Claret. Lorsqu’il démarrait, il avait toujours un grand plaisir à entendre le bruit d’échappement bien particulier de sa voiture de sport. Il avait consenti à se payer ce petit plaisir, son seul vrai luxe. Et puis elle en avait sous le capot.
Le lieu de l’accident se trouvait à 35 kilomètres au nord de Montpellier. Titoan prit la direction d’Alès jusqu’à découvrir les panneaux indiquant Claret. Il poursuivit son chemin vers le village en restant sur la route principale qui semblait mener directement aux pieds de la falaise. À la sortie de la commune, il vira vers les Embruscalles en demeurant sur la D107, traversa le hameau en continuant vers le site. Il se gara sur le bas-côté de la route au niveau d’un ancien transformateur. Ses pas le conduisirent vers le sentier d’accès qui montait vers la paroi.
Une jeune femme rousse, entre trente et trente-cinq ans, d’allure sportive, habillée d’un bas de survêtement gris et d’un débardeur bleu ciel, se tenait le visage dans les mains. Elle l’entendit et se tourna légèrement vers lui. Elle avait posé au sol un sac à dos ainsi qu’un casque d’escalade.
— Vous êtes Titoan Coustou du Clapasien ? fit-elle en lui tendant une main fragile.
— Oui. C’est Max qui m’envoie. Je vous remercie de m’avoir attendu. Vous n’êtes pas trop choquée.
— Si. Si bien sûr. Il avait le crâne ouvert, du sang partout, c’était affreux, fit-elle avec un grand frisson, se frottant les bras.
— Cela ne vous ennuie pas si je vous pose quelques questions ?
— Non. Vous savez, les gendarmes m’ont passé sur le grill, alors avec vous ce sera sans doute plus simple et sympathique.
— C’est vous qui avez découvert le corps ?
— Oui. Enfin, je crois que j’ai été la première, puisque c’est moi qui ai appelé les secours. Bien que j’aie rapidement pu constater qu’il n’y avait plus rien à faire.
— Vous avez des notions médicales ?
— Non, aucune. Mais il ne fallait pas sortir de Saint-Cyr pour se rendre compte que ce n’était plus la peine. Il y avait du sang partout… lâcha la femme, dans un sanglot étouffé.
— Quelle heure était-il ?
— Je pense vers midi trente.
— Où l’avez-vous trouvé ? À quel endroit ?
— Venez, je vais vous montrer.
Ils se dirigèrent vers le pied de la falaise. Il lui parut qu’elle avait du mal à tenir l’équilibre, comme si elle avait les jambes flageolantes.
— C’est ici, dit-elle, frissonnant d’effroi, avec un léger tremblement dans la voix, et désignant du doigt les pierres souillées de sang.
Titoan regarda vers le sol, puis leva les yeux et fut impressionné par le rocher éclaboussé de soleil qui se dressait au-dessus d’eux et les faisait sembler si petits.
— C’est une falaise mythique du sud de la France. Pour y grimper, il faut de la technique, car elle a du caractère et qu’elle ne fait pas dans la dentelle. Les voies d’accès sont magnifiques, mais physiques, et l’escalade est très atypique. Pour atteindre le sommet, il faut le mériter.
— Vous y venez souvent ?
— Régulièrement, une à deux fois par mois.
— Seule ?
— Heu… Oui.
— Et lui, vous le connaissiez ?
— Non. Enfin, si… je le connaissais de vue, acquiesça la jeune femme en regardant à nouveau la crête de la falaise.
— Vous l’aviez déjà vu, où ça ?
— Ici. Je l’ai rencontré deux ou trois fois, pas plus.
Sa voix tremblait à présent. Elle le fixait avec les paupières immobiles, puis elle croisa les bras. Pendant l’espace d’un instant, Titoan crut voir une sorte de lueur au coin de ses yeux verts, comme une trace de larme. Vision fugace qui disparut presque immédiatement. Elle tourna vers la cime son nez constellé de taches de rousseur, et le vent rabattit ses cheveux roux en arrière.
— Il vous paraissait suffisamment expérimenté pour grimper tout là-haut ? lança Coustou en montrant le sommet du doigt.
— Assez doué, agile, athlétique. Chaque fois que je l’ai vu faire, il avait l’air de bien se débrouiller. Le solo en escalade, c’est vraiment à proscrire, ajouta-t-elle fermement.
Coustou observait attentivement le rocher.
— Mais on voit des fissures, ici et là, dit-il en pointant les failles.
— Effectivement, mais les spécialistes disent que c’est sans danger.
Toutefois, le maire affirme que l’usure des pitons nécessite une vérification, mais que la municipalité ne peut pas assumer financièrement.
— Alors vous pensez qu’il s’est tué dans la chute ? On s’oriente donc vers un accident.
Elle cligna des yeux deux ou trois fois puis leva la tête vers le journaliste l’air ulcéré.
— Et quoi d’autre ? questionna-t-elle avec une sorte d’agressivité qui surprit le journaliste. Il a dévissé comme cela arrive régulièrement. J’avais un oncle, un grimpeur savoyard âgé de 66 ans très connu dans le monde de la montagne pour avoir ouvert ou équipé des centaines de voies d’escalade en France, et notamment en Oisans, au cours de ces quarante dernières années. Il a été retrouvé mort l’an passé, gisant au pied d’une falaise sur les bords du Drac dans le secteur de La Roche de l’Église au sud de Cognet près de Ponsonnas.
— Je peux vous poser une question indiscrète, mais n’allez pas mal le prendre.
— Demandez toujours. De toute façon, je crois que vous êtes le genre de type à ne pas espérer réellement d’autorisation avant de les poser, vos questions !
— Pourquoi avez-vous attendu sur place mon arrivée ? Pourquoi ne m’avoir pas donné un rendez-vous en un autre lieu, à la terrasse d’un café, par exemple ?
Elle se mordilla la lèvre inférieure. Elle lui jeta un regard furieux et répondit d’un ton agressif :
— Il est quinze heures. Les gendarmes sont partis depuis moins d’une heure. Je suis restée à vous attendre, car après avoir découvert le corps et averti les forces de l’ordre, j’ai appelé mon père qui a contacté votre patron Max. Mon père c’est Pierre Polchet, je porte le nom de ma mère. Pierre Polchet, mon père, est l’un des amis de Max et lorsqu’il a informé votre patron de l’identité de la victime, il m’a demandé de patienter sur place ! Cela vous va comme raison ?
Cela vous suffit comme explication ?
La jeune femme était visiblement exaspérée. Sans doute encore sous le choc de la découverte du corps de la victime, mais surtout irritée par les questions du journaliste. Soudainement, sans rien ajouter, elle tourna les talons et repartit par le chemin où ils étaient arrivés.
Abasourdi, Coustou ne savait quoi dire, il avait beau chercher ses mots, il ne les trouvait pas. Il songea au mort. Il avait suffi d’un instant pour que son existence soit réduite à néant… son univers avait volé en éclats en un claquement de doigts. Il jeta un dernier coup d’œil à cette falaise de calcaire très fissurée, si prisée des amoureux de sensations fortes et dont l’ascension avait coûté la vie à l’un des dirigeants d’entreprise les plus en vue de la région.
Lorsqu’il parvint à sa voiture, ce fut pour voir l’Aston Martin de Marie Caissy disparaître dans un nuage de poussière. Titoan resta un long moment immobile à contempler le paysage qui s’étendait sous ses yeux. Il réfléchit, puis il se releva brusquement après avoir ramassé un bout de roche par terre, une lueur attira son regard un peu plus loin, dans la plaine viticole. Il se frotta les yeux, tentant de localiser un mouvement ou un objet. Il lui semblait vraiment avoir vu quelque chose briller à environ cinquante mètres. Il cligna des paupières, mais l’impression s’évanouit. Il revint sur ses pas, changea d’angle, de point de vue. Mais non, rien… Il se détourna pour regarder en direction du Pic Saint Loup et au-delà, vers le château de Montferrand. Ce lieu où, selon certains historiens, se trouvaient trois prisons : la comtesse, la diablesse et la marquise, où mourut en 1568 celui qui fut le dernier des évêques de Maguelone : Guillaume Pellicier, dit « le jeune ». Ambassadeur de François Ier, prisonnier de la citerne de l’édifice, parce qu’il avait fauté avec une fort belle jeune femme.
Coustou retourna au parking pour prendre le volant de sa Ford. Il se sentait à la fois intrigué et partagé. À peine eut-il mis le contact que la pluie commença à tomber à torrents. Il quitta Claret en direction de Montpellier en pensant que la dernière fois qu’il avait pris cette route c’était avec Florentin lors de l’interview de l’un des maîtres verriers établis au pied de l’Hortus. Du 14e siècle et jusqu’à la Révolution, Claret avait été l’un des hauts lieux régionaux du verre soufflé, selon un privilège royal accordé aux « gentilshommes verriers ».
L’après-midi était bien avancé lorsque son compère Florentin l’appela :
— Salut, jeune, comment ça va ?
— Ça roule. Et toi ?
— Plutôt fatigué. Alors, raconte....
— Raconte, quoi ?
— Ben, ton interview, comment s’est passée ta rencontre avec la belle Marie.
— Comment es-tu au courant ?
— J’ai des antennes.
Coustou fit un bref résumé de son échange avec la jeune femme rousse.
— Tu ne sais vraiment pas y faire avec les femmes, tu es d’une maladresse incroyable, ou bien tu le fais exprès, ce n’est pas possible !
— Ce n’était pas le moment de jouer au joli cœur ! Et puis je fais mon boulot et un témoin est un témoin, je questionne, elle répond, se défendit maladroitement Titoan.
— Ce n’est pas en agissant comme ça que tu vas trouver chaussure à ton pied.
— Ce n’est pas ma priorité.
— Et pourquoi pas ? Tu devrais rencontrer du monde, voir des gens, sortir un peu, tu es encore jeune.
— Tu te souviens de la dernière fois que tu m’as présenté quelqu’un ?
— Laetitia.
— C’est ça, Laetitia.
— Qu’est-ce qui ne t’a pas plu chez elle ?
— Pour commencer, elle avait presque ton âge.
— Bon dieu, que tu es sectaire, Titoan !
— Je suis, comme tout le monde, enclin à juger sur les apparences et j’ai un syndrome de tolérance bas.
— Je vois que je ne parviendrai pas à te convaincre.
— Sûrement pas.
— OK. Concernant ton article sur le type mort, le grand patron, Benoît Chalifou. J’ai une suggestion.
— Vas-y. Je t’écoute.
— La famille Chalifou a habité une grande demeure sur Assas, pendant près d’un siècle. Ils avaient du personnel domestique et l’une des dernières employées réside à Montpellier, dans le centre.
Je l’ai appelé on pourra passer la voir demain, cela te va ?
— Parfait. On se retrouve à quel endroit ?
— Chez elle, au 3 rue Donnat, à 9 heures.
À la demande de Max Cambiayre, le rédacteur en chef, Florentin, publiait régulièrement un article dans la nouvelle rubrique du journal intitulée : « les Chroniques du Clapas : Petites et Grandes histoires de Montpellier ».
Lorsque Coustou passa à côté de l’Arc de Triomphe. Il se rappela ce que son vieux compère avait écrit sur le sujet. Le monument avait été élevé par d’Aviler en 1691 à la gloire de Louis XIV, situé dans l’alignement de la statue équestre du Roi Soleil et du château d’eau de l’aqueduc Saint-Clément bâti par Pitot en 1753.
La rue Donnat se situait non loin du Peyrou, perpendiculaire à la rue Clapies et à l’Hôtel Haguenot, un hôtel particulier édifié en 1760 par Giral.