Voyage autour du grand monde - Ernest L'Épine - E-Book

Voyage autour du grand monde E-Book

Ernest L'Épine

0,0

Beschreibung

Extrait : "Le baron a je ne sais quel âge, mais il paraît avoir quarante ans. Il est grand, élégant, rasé et chauve, comme il convient à un homme qui peut être appelé d'un moment à l'autre à l'honneur de sauver son pays. Sa fortune justifie ses ambitieuses visées. Sa noblesse est de bon aloi et le nom qu'il porte vaut à lui seul un héritage. Il est neuf heures du matin."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 365

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



À Marcelin

Le petit lever du baron

Le baron a je ne sais quel âge, mais il paraît avoir quarante ans. Il est grand, élégant, rasé et chauve, comme il convient à un homme qui peut être appelé d’un moment à l’autre à l’honneur de sauver son pays. Sa fortune justifie ses ambitieuses visées. Sa noblesse est de bon aloi et le nom qu’il porte vaut à lui seul un héritage.

Il est neuf heures du matin. Le baron, debout devant la cheminée, dans un boudoir attenant à sa chambre à coucher, perfectionne sa toilette. Il choisit l’épingle qui ornera sa cravate, l’essence qui parfumera son mouchoir, les brévas dont il bourrera son porte-cigares, l’or et les billets dont il emplira ses poches. Il a contrôlé le menu que lui a soumis le chef, donné ses ordres au piqueur, parcouru sa correspondance, caressé ses chiens… L’huissier entre.

L’HUISSIER – M. Weitzer fait demander à monsieur le baron si monsieur le baron veut le recevoir.

LE BARON – Qu’il entre.

– Bonjour, Weitzer ; je ne suis pas fâché de vous voir, j’ai à vous parler.

WEITZER – Monsieur le baron n’avait qu’à me faire demander, monsieur le baron sait…

– Que vous êtes toujours bien aise de gagner un peu d’argent, je sais cela.

– Ah ! monsieur le baron !… Mon dévouement…

– En voilà assez. Je n’ai pas de temps à perdre ce matin. Je vais publier une brochure.

– Ah !…

– Qui fera sensation.

– Il n’y a pas à en douter.

– Aussi je n’en doute pas. Je traite la question romaine.

– Le sujet est neuf !…

– Et le titre audacieux : « La liberté par le Pape ! » J’espère rallier : gauche, tiers-parti et majorité. Je prouverai, vous le verrez, Weitzer, que Rome n’est qu’une république dont le Saint-Père est le président ; président issu d’un suffrage un peu restreint peut-être ; que l’hérédité est, plus que partout ailleurs, bannie de la constitution dans les États pontificaux ; qu’enfin les libéraux sont insensés lorsqu’ils veulent détruire une des deux seules républiques européennes, pour l’offrir à la royauté qui la convoite.

– C’est tout simplement sublime, monsieur le baron.

– N’est-ce pas ? – J’ai la conviction que cette brochure mettra d’accord tous les partis et provoquera une hausse !… une hausse !

– 3 000 francs au-dessus du niveau du pair.

– Vous allez, sans perdre une minute, monsieur Weitzer, vous rendre à la Bourse. Vous achèterez tout ce que vous trouverez de mauvaises valeurs, jusqu’à concurrence de cinq cent mille francs, et vous les revendrez fin courant. Vous comprenez ?

– Autant que la stupéfaction me le permet.

– C’est aujourd’hui le 23, je parais le 28 : le 30 tout a haussé et je gagne un argent fou.

– Fou !

– Ne parlez de cela à personne. Vous pouvez profiter pour vous-même, dans une limite raisonnable, du secret que je vous confie.

– Monsieur le baron peut être tranquille.

– Allez, monsieur Weitzer, et quand vous viendrez le matin, comme aujourd’hui, vous pouvez vous dispenser de porter la cravate blanche.

– Monsieur le baron me comble.

Exit M. Weitzer.

L’HUISSIER – Un monsieur qui a une lettre pour monsieur le baron demande à la remettre à monsieur le baron.

LE BARON – Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?

– Il dit que monsieur le baron ne le connaît pas.

– Est-il jeune, vieux, bien mis ?… Est-ce un monsieur ? Est-ce un homme ?

– C’est un individu. Il a un paletot de velours et un chapeau mou.

– Diable !… Il faut prendre garde par le temps qui court. Faites entrer.

LE BARON – On me dit que vous avez une lettre pour moi.

L’INDIVIDU – Oui, monsieur le baron. La voici.

– Lisant. – C’est vous qui vous nommez Chaudezon ?

– Oui, monsieur le baron.

– Et vous voudriez trouver un emploi ?

– Je n’ai pas de plus grand désir.

L’HUISSIER – M. Leloup vient essayer à monsieur le baron les effets que monsieur le baron lui a commandés.

– Ah ! bravo ! dites-lui d’entrer. Vous permettez, monsieur, je suis à vous à la minute. Entre M. Leloup. Dites-moi, Leloup, il pourrait se faire qu’à la suite d’une brochure que je vais publier… j’eusse à vous commander un fort supplément de livrées… Cela n’a rien de certain, vous comprenez… ; mais enfin… j’ai lieu de le penser… et je ne voudrais pas être pris au dépourvu. On ne me prend jamais au dépourvu !… M. Leloup s’incline. Je voudrais que vous vous préoccupassiez d’une tenue de suisse, de valets de pied… Je voudrais quelque chose de nouveau pour mes huissiers… ; enfin, réfléchissez. Surtout, pas de rouge, cela pourrait passer pour une avance à la gauche ; évitez le blanc et le violet ; pas de jaune serin, surtout, cela prête à la plaisanterie.

M. LELOUP – Est-ce que monsieur le baron arrive enfin au port… ?

– Je n’en puis pas dire plus long, Leloup ; comprenez-moi à demi-mots.

– Ce serait un grand bonheur pour la France, et un bien grand honneur pour notre maison.

– Ce n’est qu’une éventualité ; mais après ma brochure…

L’INDIVIDU – Je vous serais reconnaissant, monsieur le baron, d’achever la lecture de la lettre que je vous ai remise.

– Tiens, je vous avais oublié. Ne vous impatientez pas, Leloup, j’ai tout de suite fini avec monsieur. Nous disions que c’est un emploi que vous voulez ? Écrivez-vous dans les journaux ?

– Non, monsieur.

– Jamais ? Jamais ?… Vous connaissez du moins quelque journaliste ?

– Je n’en connais aucun. Si vous vouliez bien achever de lire la lettre que je vous ai remise, vous verriez…

– Vous connaissez au moins quelque homme de lettres ?

– J’arrive de province, monsieur le baron. J’ai été…

– Je regrette beaucoup de ne pouvoir vous être utile, mais mon crédit est des plus minces… Ne vous impatientez pas, monsieur Leloup… Je suis désolé… si vous saviez combien je suis occupé ce matin…

– Pourtant, monsieur, on m’avait dit…

– C’est une erreur, on vous a trompé.

Il sonne.

L’HUISSIER – Monsieur le baron a sonné ?

LE BARON – Reconduisez monsieur.

Exit l’individu.

– Vous m’avez compris, n’est-ce pas, Leloup. Étudiez mon antichambre avec soin. La sagesse des nations dit « Tel maître, tel valet. » Vous voyez quelle importance à l’antichambre d’un homme d’État. C’est la préface d’un ministère.

L’HUISSIER – Il y a en bas une dame qui désire parler à monsieur le baron.

– Une dame ! Quelle dame ?

– Personne de l’antichambre ne l’a encore vue à l’hôtel. Elle est restée dans sa voiture devant le perron ?

– Est-ce une voiture de maître ?

– Non, monsieur le baron, c’est un fiacre.

– Dans ce cas-là on ne dit pas : sa voiture. Ce sont de ces nuances qu’un huissier n’a pas le droit d’ignorer. Est-elle jeune, est-elle jolie, cette dame ?

– Mon Dieu !… monsieur le baron…, moi, je ne sais pas…

– Enfin, comment la trouvez-vous ?

– Monsieur le baron m’embarrasse. Elle est peut-être un peu maigre… ; mais on dit que c’est distingué.

– Allez donc voir cela, monsieur Leloup, ce garçon n’est bon à rien.

Exit M. Leloup.

LE BARON, à l’huissier. – Je vous ai dit cent fois d’étudier les allures des gens. Que diable ! pour être huissier il faut connaître les femmes…

L’HUISSIER – Quand on n’a que 1 500 francs par an, monsieur le baron, les femmes sont bien difficiles à connaître.

– Je vous dis que vous ne travaillez pas.

– Oh ! monsieur le baron !

– Vous ne travaillez pas. Ah ! voilà Leloup. Eh bien ?

M. LELOUP – Une femme ravissante, monsieur le baron. Un chapeau petit, petit… avec une aigrette sur le côté ; deux brides ponceau perdues dans la dentelle ; – une robe de velours marron très légèrement rehaussée de rouge ; – la jupe de dessous est à la moldave…

– Dites-moi donc, Leloup, vous me parlez beaucoup de la robe, mais vous ne me dites rien du contenu.

– Monsieur le baron peut le recevoir sans crainte.

– Alors, laissez-moi, Leloup. Vous vous en irez par le petit escalier. À l’huissier. Vous ferez monter ; mais avant, dites à Joseph de me parler.

Entre Joseph.

LE BARON – Joseph, mettez de l’ordre dans cette chambre ; – donnez-moi mon flacon d’eau de pois-de-senteur ; – mettez du bois au feu ; – placez ces fleurs plus en évidence ; – roulez mon fauteuil le dos au jour, la demi-teinte me sied mieux ; maintenant qu’on fasse entrer. Je n’y suis plus pour personne.

Entre une femme jeune, jolie, élégante, parfumée, distinguée, émue.

LE BARON – Veuillez prendre la peine de vous asseoir, madame.

LA DAME – Monsieur le baron, ce que j’ai à vous dire est d’un si mince intérêt pour vous, que j’ai conscience d’accepter cette place que vous m’offrez si gracieusement ; j’hésite à vous avouer ce qui m’amène.

– Parlez, madame, je vous en prie. Les choses les plus insignifiantes deviennent palpitantes d’intérêt quand une bouche jeune et rosée les prononce.

– Vous ne me connaissez pas…

– C’est une faute dont je me repens et qui peut se réparer.

– Vous êtes beaucoup trop aimable ; je ne mérite pas de votre part tant de bontés.

– Il s’en faut de si peu, que…

– Monsieur le baron, dans une heure je serai morte.

– Hein ?… quoi ?… que dites-vous ?… je n’ai pas bien compris ?

– Je vais me tuer en sortant d’ici.

– Comment ! comment !… en sortant de chez moi ? Mais c’est très désagréable, cela ! On mettra dans tous les journaux de l’opposition que j’y suis pour quelque chose. J’aimerais mieux que vous fissiez quelque autre course avant.

– Je suis confuse de l’intérêt que vous me témoignez, monsieur le baron ; je m’y attendais. Je regrette de ne pouvoir pas faire ce que vous me demandez, mais mes instants sont comptés.

– Ah çà ! d’où vous vient cette rage ?

– Je suis mariée…

– C’est un malheur, je le déplore, mais enfin que voulez-vous que j’y fasse ?

– Je sais que je n’ai aucun titre à votre intérêt ; je ne me fais à cet égard aucune illusion. J’allais mourir ; un fiacre me conduisait à la rivière qui ce soir me bercera, lorsque, passant devant la porte de votre hôtel, l’idée m’est venue de vous conter mes malheurs. Votre réputation de bonté est universelle…

– Madame, je vous assure qu’on exagère.

– Ce cri du cœur que vous n’avez pu retenir, il y a un instant, en apprenant ma résolution funèbre, m’est une preuve irrécusable du contraire. Je me suis dit que je mourrais plus tranquille après vous avoir ouvert mon âme.

– C’est que j’ai fort à faire ce matin, et…

– Je ne ferai que l’entrouvrir.

– Je vous écoute.

– Mon mari était percepteur dans le département du Var. J’ai passé près de lui les deux premières années de notre mariage. Nous nous aimions !… comme si nous n’avions jamais été mariés. Puisque c’est une confession in extremis que je vous adresse là, je vous avouerai que j’ai un tempérament méridional. On n’est pas de Toulouse pour des prunes. Mon mari me consacra tout son temps d’abord ; et j’ose dire que je n’ai rien négligé pour le lui rendre agréable. Mais peu à peu, ses fonctions l’intéressèrent davantage et je perdis du terrain dans son cœur. Le découragement ne tarda pas à me prendre et je résolus de venir à Paris solliciter pour mon mari un avancement qui nous rapprochât d’ici. J’ai frappé à toutes les portes inutilement. Habituée au luxe (mon grand-père était capitoul de Toulouse !) j’aime mieux mourir que végéter auprès d’un mari inerte à trois cents lieues de la capitale. Mais on ne meurt pas à vingt-deux ans sans quelques regrets ; d’autant plus que j’ai la conscience de ce que je vaudrais pour l’homme qui saurait me comprendre.

– Madame, je vous remercie de m’accorder la préférence, et suis désolé de ne pouvoir pas répondre à votre politesse. Vous avez tenu à m’ouvrir votre âme, maintenant vous pouvez la refermer. Bien que nous ne nous connaissions que depuis un quart d’heure, nous sommes déjà sur un tel pied d’intimité que vous ne m’en voudrez pas de vous parler tout net. Je compatis à vos malheurs, je rends justice à votre beauté, j’apprécie votre élégance de bon goût ; vous avez le pied petit, la main mignonne, les yeux étincelants, le sourire nacré, vous êtes adorable !…

La dame se rapproche.

– Oh ! monsieur le baron !…

– Mais j’ai perdu beaucoup d’argent au whist cette semaine, et il faut que je fasse des économies.

– Baron !… pour qui me prenez-vous ?

– Je ne vous prends pas, voilà tout.

– Vous êtes cruel, en vérité, et je vois bien que je n’ai plus qu’à mourir.

– Je vais faire avancer votre voiture…

– Attendez !… un mot encore et je cours à la rivière… Achèteriez-vous un tableau de Fragonard ? J’ai chez moi une Bacchante qui vaut la Cruche cassée…

– Madame, je n’achète pas de tableaux.

– Une de mes amies voudrait aussi se défaire d’un magnifique tapis des Gobelins ; elle le donnerait pour un prix fabuleux de bon marché.

– Je n’ai besoin de rien, madame.

– Ah çà ! il n’y a donc rien à faire avec vous !

– Rien absolument.

– Vous ne pourriez pas me faire avoir un bureau de tabac ? mon père était commandeur de l’ordre de Sainte-Hélène.

– Je suis absolument impuissant.

– Je crois m’en être aperçue. Enfin vous paierez bien ma voiture ? Je n’ai pas le sou et voilà six heures que je roule sans étrenner.

– Tenez, voilà vingt francs.

– Merci, baron, ce sera pour une autre fois.

Exit la dame.

– Ouf !… j’ai cru que je ne m’en débarrasserais jamais. Il sonne ; entre l’huissier. Faites monter M. Maréchal.

Au bout de cinq minutes, entre M. Maréchal.

– Avez-vous corrigé les dernières épreuves ?

– Oui, monsieur.

– Pendant que j’y pense, il faut que je vous adresse un reproche.

– Un reproche ?

– Vous m’avez fait jouer l’autre jour un fort sot personnage. Vous vous avisez de changer, sans m’en prévenir, une page de ma brochure ; lorsque Dentu m’en a parlé, je ne savais pas ce qu’il voulait dire. J’ai soutenu qu’il se trompait ; il est allé me chercher les épreuves, et vous jugez de mon embarras. À l’avenir, quand je ferai des changements à mes ouvrages, prévenez-m’en, que diable ! c’est bien le moins.

– Je n’y manquerai pas.

– Je veux bien m’occuper de vous, signer votre prose, mais encore faut-il que vous vous en montriez digne.

– Je m’y appliquerai, monsieur le baron.

– Et puis, soignez votre orthographe. Hier encore vous m’avez fait signer une lettre dans laquelle il manquait deux accents. Je ne puis cependant pas employer mon temps à corriger vos boulettes. Enfin, cela passera cette fois encore. Donnez-moi les épreuves que j’y inscrive le bon à tirer. Où cela se met-il ?

– Là, monsieur le baron.

– C’est bon, je le savais.

– Je vous ferai respectueusement remarquer, monsieur, que cette fois encore vous avez écrit : « Bon à tirer » avec deux R.

– Comment ! comment ! où voyez-vous deux R ?

– Ici, monsieur le baron.

– C’est ma foi vrai ! Cela m’arrive toujours quand je ne prends pas mes lunettes. – Allez à l’imprimerie, monsieur Maréchal, et recommandez qu’on se hâte. Allez, et soignez votre orthographe.

Exit M. Maréchal.

Entre Joseph.

JOSEPH – Voilà la réponse que M. le baron attendait.

LE BARON – Donnez vite ! – Il n’est rien arrivé de fâcheux ?

JOSEPH – Non, monsieur le baron. C’est la dame qui m’a ouvert. Elle m’a dit d’attendre en bas. Je suis descendu. Un quart d’heure après, elle est sortie en voiture et a laissé tomber par la portière la réponse que j’ai eu l’honneur de vous remettre.

– C’est bien, laissez-moi.

Joseph sort.

LE BARONlisant :

Gaston, mon cher Gaston,

Que vous êtes cruel et que votre lettre m’a fait de mal ! Vous êtes tous les mêmes, vous autres hommes.

– Tiens ! comment le sait-elle ?

« Tant que nous n’avons pas accompli pour vous le dernier des sacrifices… »

– Je trouve sacrifice adorable !

– « Vous ne voulez pas vous croire aimé. Eh bien ! soit… »

– Allons donc !…

« Disposez de moi. Mais vous devez comprendre, mon ami, tout ce que je souffrirais après cela, chaque fois que vous et mon mari seriez en présence. Il y a de ces pudeurs, de ces délicatesses dont une femme, fût-elle la plus misérable des misérables, ne saurait faire bon marché. Noble et généreux comme vous l’êtes, assurément vous me comprenez. »

– Je ne vous comprends que trop, madame, je ne vous comprends que trop.

« Votre Charlotte veut vous aimer sans remords. Je vous en supplie, faites accorder à mon mari une recette générale de première ou, au moins, de seconde classe, dans les environs de Paris. Travaillons ensemble à assurer son bonheur. »

– Une recette générale et de première classe, encore ! Charlotte, vous n’y pensez pas. Une inspection dans les assurances contre la grêle fera l’affaire ; j’en ai précisément une sous la main.

Cette union intime de nos deux âmes, ce tendre accord a quelque chose qui m’entraîne. Croyez-moi, Gaston, après que nous nous serons employés à assurer le bien-être de celui que nous trompons, nous serons plus à l’aise pour nous aimer. Et puis, je serais si fière d’avoir pu contribuer, même sans qu’il s’en doutât, à assurer l’avenir du père de nos enfants.

Je vous aime du plus profond de mon âme, Gaston, et après l’aveu qui vient de m’échapper, il faut que je vous voie. Je passerai ce soir, à quatre heures, Chaussée-d’Antin (côté droit), en revenant de chez ma sœur. Je m’arrêterai devant le n° 29 ; venez. – Puissiez-vous être aussi heureux en pensant que je vous aime, que, moi, je suis heureuse en pensant que vous m’aimez.

Votre CHARLOTTE.

P.-S.– J’apprends à l’instant que deux recettes générales de première classe vont être vacantes. Nous en causerons ce soir à quatre heures.

LE BARONaprès avoir reployé la lettre et l’avoir mise dans sa poche.

– Joseph ! vous ferez atteler le petit coupé bleu ; vous savez ? Louis conduira en tenue banale. Qu’il soit à quatre heures Chaussée-d’Antin, à la porte du 29. Il n’avancera que si je fais un signe et me suivra à distance. Je n’ai besoin ni de groom ni de valet de pied. Vous mettrez dans la voiture une boule d’eau chaude et des fourrures. Vous y mettrez aussi un bouquet de chez Barjon, et une boîte de fondants que vous prendrez chez Boissier… comme à l’ordinaire. J’irai à pied au cercle (Le baron sur le perron.) Ouf !… il est temps que j’arrive au ministère ! j’ai besoin de me reposer !

Comment fut fondée l’œuvre du chemin de Damas

LE Mis DE CLÉRY – Je vous dérange ?

LA COMTESSE – Vous !… au contraire, Entrez donc ; jamais de votre vie vous n’êtes arrivé plus à propos. Vous allez me donner un conseil.

– Un bon ?

– S’il m’en fallait un mauvais je n’aurais pas besoin de vous.

– Tant pis ! Ce sera pour une autre fois.

– En attendant, il s’agit d’une œuvre de charité.

– Je ramasse mon cœur et dépose à vos pieds mon porte-monnaie.

– Oh ! nous n’en sommes pas encore là, hélas !

– Comment cela ?

– Je vais vous faire une énorme confidence : je meurs d’envie d’être dame patronnesse.

– Ah bah !… et d’où vient cette vocation soudaine ?

– Il y a longtemps que cela germe dans ma tête.

– Quelle est l’œuvre charitable assez heureuse pour ?…

– Aucune encore. En deux mots, voilà le mystère. Mais vous me promettez de ne pas vous moquer de moi ?

– Pouvez-vous penser !…

– J’adore la comédie de société. Je ne sais rien de si adorable, de si pimpant, de si éternellement divertissant.

– Je ne vois pas bien le point de jonction.

– Attendez donc. Mon mari ne veut pas entendre parler de théâtre chez lui. Les répétitions l’agacent (et c’est précisément ce qu’il y a de plus charmant). Alors j’ai pensé que si j’étais à la tête d’une œuvre charitable, je pourrais jouer la comédie pour nos pauvres… et sur un théâtre !… un vrai ! Comprenez-vous comme ce serait amusant ? Et le comte n’aurait aucun prétexte à faire valoir…

– Puisque ce serait pour les pauvres.

– Assurément.

– Votre mari serait hors de lui.

– Grand Dieu !… si cela pouvait être ! Je ne lui demanderais plus qu’une chose, c’est de n’y plus rentrer.

– Quels sont les heureux infortunés au profit desquels vous comptez exercer vos talents administratifs et artistiques ?

– Je n’en sais rien encore, parce que, pour mieux avoir l’œuvre entre les mains, j’entends la créer.

– Et puis cela a plus de… style.

– Mais le difficile est de trouver une charité nouvelle à exercer. Depuis quinze jours, je me creuse la tête pour trouver un titre piquant ; tout est exploité. C’est à se casser la tête contre les murs.

– N’est-ce pas la liste des sociétés de secours en activité que vous consultiez quand je suis entré ?

– Elle-même.

– Voyons cela. « Œuvre des enfants pauvres, – œuvre des pauvres enfants, – des enfants des pauvres, – des pauvres des enfants, – des pauvres petits enfants, – des enfants des petits pauvres… » etc., etc. Cette liste a tout l’air d’être dressée par le professeur de philosophie de M. Jourdain. « Belle marquise, vos yeux me font… »

– En attendant, je ne jouerai pas la comédie.

– Ne vous désolez pas encore. Nous avons le patronage des Saints.

– Le calendrier est envahi, de la circoncision à la Saint-Sylvestre.

– Nous avons les étrangers à protéger.

– Tout est conquis, jusqu’à la Chine.

– Les corps de métiers à soutenir.

– Tous ont leur œuvre protectrice.

– Voilà qui se complique et j’y perds mon latin.

– La belle affaire !… j’y perds bien plus que vous !

UN VALET DE PIED – Madame la baronne de Saint-Claude demande si madame la comtesse est visible.

– La baronne est de bon conseil. Au valet de pied. Faites monter.

– Je vais vous dire adieu.

– Vous allez rester au contraire. Ce n’est pas trop de vos conseils et des siens.

LE VALET DE PIED – Madame la baronne de Saint-Claude !

LA COMTESSE – Que vous êtes bonne, chère belle, de vous être rappelée que j’étais chez moi le lundi.

LA BARONNE – En vérité, chère mignonne, etc.

Échange de fadeurs.

LA COMTESSE, présentant ses hôtes l’un à l’autre. – M. de Cléry… La baronne de Sainte-Claude… (Saints.) Venez à notre secours, baronne. Vous voyez deux âmes charitables aux abois. Nous nous cassons la tête pour trouver une bonne œuvre à faire.

LA BARONNE – Ne vous mettez donc plus en peine ; j’ai ce qu’il vous faut : une femme de quatre-vingt-sept ans qui a recueilli les huit enfants de sa bru morte en couches. Le père est en prison et la pauvre vieille…

LE Mis DE CLÉRY – Vous n’y êtes pas, baronne ; de ces misères-là, nous en avons à revendre.

LA BARONNE – Eh bien, alors ?

LA COMTESSE – Nous voulons monter une œuvre de bienfaisance.

LA BARONNE – Bravo ! j’en suis, et de grand cœur.

LA COMTESSE – Je savais bien, moi, qu’on ne ferait pas en vain appel à votre excellent cœur.

LA BARONNE – Et à qui venons-nous en aide ?

LA COMTESSE – C’est là précisément ce que nous ne savons pas.

LA BARONNE – Comment ?

LE Mis DE CLÉRY – Non, en vérité. Le titre et le but restent à trouver.

LA COMTESSE – Mais nous n’en comptons pas moins sur votre concours.

LA BARONNE – Il vous est acquis.

LA COMTESSE – Vous verrez comme cela sera amusant.

LE Mis DE CLÉRY – On aura recours à votre talent.

LA COMTESSE – Vous jouez la comédie à ravir, et nous voulons monter tous les ans une représentation au profit de… de… au profit, enfin, de nos si intéressants protégés.

LA BARONNE – Comtesse, ma bourse est à vous, mais je ne joue plus la comédie.

LA COMTESSE – Comment ?…

LE Mis DE CLÉRY – Quel meurtre !

LA BARONNE – Croyez-moi, organisez plutôt un bal ou des petites boutiques. Le théâtre de société ne produit rien ; il est usé jusqu’à la corde.

LE VALET DE PIED – Madame la maréchale princesse de Tilsitt demande si madame la comtesse veut la recevoir.

– La maréchale ! assurément. Faites monter. –

On n’a pas plus d’esprit.

– Plus de verve.

– Plus de…

LA MARÉCHALE – Bonjour, comtesse, je n’ai jamais été si heureuse de vous voir. Je vous demande asile. On n’a pas idée de ce qui m’arrive. Sommes-nous en 93 ?

LA COMTESSE – Que voulez-vous dire ?

LA MARÉCHALE – Ces choses-là ne sont faites que pour moi. Quand vous montez en voiture, vous, comtesse… Tiens, vous étiez là, baronne ? je vous demande pardon, je ne vous avais pas vue. Bonjour Cléry, vous allez bien ? Je vais vous conter ce qui vient de m’arriver. Je monte en voiture pour venir ici ; bon !… une autre serait arrivée tout droit, pas vrai ? vous auriez passé sur le pont de la Concorde et la chose était faite. Mon cocher, lui, a trouvé plus court de passer sur une vieille femme qui lui barrait le chemin. La voiture a fait un saut… mou. Vous ne connaissez pas cela, vous ? Moi, cela m’est arrivé si souvent que j’ai immédiatement su à quoi m’en tenir. Je me suis dit : Bon ! voilà Whattson qui me fait des frais. Je baisse la glace, je passe la tête, je regarde… je ne m’étais pas trompée.

LE Mis DE CLÉRY – Pourquoi gardez-vous cet écraseur à votre service ?

LA MARÉCHALE – Comment ! pourquoi ? Vous n’avez donc jamais vu Whattson ?

LE Mis DE CLÉRY – Jamais vous ne me l’avez présenté.

LA MARÉCHALE – Si vous l’aviez vu, vous ne me poseriez pas une pareille question. C’est le garçon le plus gras, le plus rose, le plus frais qui se puisse voir. Il a six pieds quatre pouces, le menton bleu céleste, et la poudre lui sied à ravir. Il est encombré de fossettes et nul ne porte mieux que lui le lampion. Il est imperturbable, et s’il écrase de loin en loin quelques bonnes gens, il faut le lui pardonner, car il vous mène un train d’enfer.

LA BARONNE – Et la victime ?

LA MARÉCHALE – La victime criait comme si elle avait été écrasée par un porteur de choux. Et vous savez, Cléry, si mon coupé est léger.

LE Mis DE CLÉRY – Le coupé, oui, mais le cocher ?

LA MARÉCHALE – Toujours est-il que la foule s’est amassée. On a pris « Plus vite que ça » par la bride, et ça l’agace. Il s’est démené, Whattson a fouetté, où ? qui ? je n’en sais rien. Un sergent de ville est arrivé, puis deux, puis trois ; les procès-verbaux allaient leur train ! et la foule grossissait de minute en minute. Fort heureusement, un brigadier a reconnu ma livrée. « Bon ! a-t-il dit, je sais ce que c’est ; laissez passer la voiture de madame la maréchale. » Puis, me saluant avec ce sourire qu’on réserve pour ses meilleures pratiques : « Nous dresserons notre procès-verbal comme à l’ordinaire. » Whattson a piqué des deux et me voilà.

LA BARONNE – Mais… la victime ?

LA MARÉCHALE – Voulez-vous que je vous dise ? Eh bien ! la victime se sera jetée sous les chevaux. Il y a des gens qui vivent de cela. J’en sais quelque chose. Tenez : il y a un bon vieux qui demeure rue des Nonnains-d’Hyères, que j’ai écrasé au moins trois fois. J’ai pris le parti de lui faire une rente pour m’en débarrasser. Vous ne sauriez croire combien cela fait perdre de temps.

LE Mis DE CLÉRY – Est-ce une pratique que vous avez atteinte cette fois-ci ?

LA MARÉCHALE – Non, c’est une recrue. Je n’ai pas encore vu celle-là. Elle prétend qu’elle a la vue basse.

« Portez des lunettes, lui ai-je dit ; on n’est plus coquette à votre âge. » Elle assure qu’elle n’a pas de quoi en acheter. Comme si on n’avait pas toujours de quoi acheter des lunettes ! En vérité, monsieur Haussmann, qui dépense tant d’argent pour l’entretien des voies publiques, devrait fournir des lunettes aux indigents. Je lui dirai cela.

LE Mis DE CLÉRY, illuminé. – Comtesse, comtesse, bénissez la maréchale.

LA MARÉCHALE – Me bénir ? pourquoi faire ?

LE Mis DE CLÉRY – Vous venez de nous sauver. Comtesse, vous vouliez créer une œuvre charitable, n’est-ce pas ? Quel but plus louable, plus utile, plus généreux, pouvez-vous vous proposer, que de prendre sous votre protection la myopie indigente ?

LA BARONNE – C’est tout simplement sublime !

LA COMTESSE – Cléry, mon bon Cléry, je vous comprends.

LA MARÉCHALE – Vous êtes alors plus heureuse que moi.

LA COMTESSE – Nous voulions fonder une œuvre de charité, mais le but manquait à nos bonnes dispositions. L’accident qui vient de vous arriver nous ouvre les yeux. Une institution charitable fait défaut à la France, nous allons combler cette lacune.

LA MARÉCHALE – Je n’y comprends toujours rien, mais je suis des vôtres.

LA COMTESSE – Si vous vous en mêlez, nous sommes certains du succès.

LA MARÉCHALE – Comptez sur moi, mais nous aurons des sermons de charité. Je raffole des sermons de charité, moi !

LA COMTESSE – Et puis nous jouerons la comédie !

LA BARONNE – Et puis nous danserons !…

LE Mis DE CLÉRY – Et puis nous aurons des petites boutiques !

LA COMTESSE – Vite, Cléry, mettez-vous en campagne, trouvez-nous un local, dans un beau quartier.

LE Mis DE CLÉRY – Quai des Lunettes, par exemple !

LA MARÉCHALE – Vous n’êtes jamais sérieux.

LA BARONNE – Mais quel titre prendrons-nous ?

LA COMTESSE – C’est vrai, le titre est important.

LA MARÉCHALE – Un si beau monument doit avoir une enseigne irrésistible. Nous n’avons pas besoin d’être clairs, soyons piquants.

LA BARONNE – Voyons, Cléry, trouvez-nous cela.

LE Mis DE CLÉRY – Attendez donc !… Nous disons : la vue basse… un chemin… de la… J’y suis ! j’ai votre affaire ! Merci saint Paul ! Nous appellerons notre œuvre : l’Œuvre du chemin de Damas.

TOUTES – Bravo ! bravo ! vive Cléry.

Entre le comte.

LA MARÉCHALE – Comment, comte, vous ici ?… chez vous ?… quelle nouveauté.

LE COMTE – On m’a dit que vous veniez de monter, madame la maréchale, vous aussi baronne…

LA MARÉCHALE – Oh ! ne vous excusez pas. Je constate seulement que cette maison est la seule où je ne vous aie jamais rencontré. Vous arrivez d’ailleurs fort à propos pour vous associer à notre bonne œuvre.

LA COMTESSE – Ne parlez pas de cela à mon mari, il a les sociétés de bienfaisance en horreur !

LE COMTE, à la maréchale. – Le premier coup de canon est tiré et vous me rendrez cette justice que ce n’est pas moi qui ai mis le feu aux poudres.

LA COMTESSE – C’est que vous avez sur la charité des manières de voir… qui ne sont celles de personne… heureusement !

LA MARÉCHALE – Oh ! dites-nous cela, comte, j’adore ce qui est original, moi.

LE COMTE – À quoi bon, je ne cherche pas à faire des prosélytes.

LA BARONNE – Vous avez tort. Si vous avez la foi, vous devez avoir l’ardeur : l’une sans l’autre est inutile.

LE COMTE – Vous y tenez ?

LE Mis DE CLÉRY – Allez, comte, allez donc. Je me mets de moitié dans vos idées.

LE COMTE – Eh bien ! je hais cette charité factice qui n’a de la charité que le nom ; cette mendicité dorée qui n’est qu’un prétexte à flons-flons et à fariradondaines. Autant je respecte les œuvres utiles et fécondes, autant je dédaigne ces mauvaises petites bonnes œuvres qui ne sont que des trompe-l’œil ; ces institutions parasites dont les membres, exploitant au profit de leurs plaisirs la charité qui n’en peut mais, blasent les gens les plus enclins à la charité. C’est parce que j’estime, honore, admire et respecte les organisations charitables, solidement basées sur la mutualité, que je déplore, maudis, déteste et méprise les désorganisations de charité qui ne sont que des prétextes à intrigues. C’est parce que je vénère mesdames F…, de Ber…, Open…, endossant chaque matin la robe de laine, quittant en modeste équipage leur hôtel pour visiter des taudis, faisant germer en même temps que le bien-être, l’amour du prochain là où régnaient la haine et la famine ; c’est parce que je les vénère que je dédaigne mesdames X., Y., W., etc., qui, après avoir fait adresser à tout l’Almanach Bottin une circulaire autographiée, commençant invariablement par ces mots : « Chargée de quêter pour l’œuvre si intéressante des *** » – organisent une fête qui absorbe le produit des quêtes et se croient quittes envers Dieu. Je n’aime pas la vertu par procuration et regrette le temps où l’on faisait son salut soi-même. Les malheureux, au lieu de se trouver en face d’institutions qui leur inspirent ce même respect mêlé de défiance qu’ils ont pour le Mont-de-Piété, se prenaient à aimer ces pèlerins, ces pèlerines bénies qui venaient leur rendre visite les mains pleines d’aumônes, le cœur plein de consolations. Croyez-vous qu’ils s’attendrissent et vous bénissent lorsqu’ils lisent sur tous les murs que vous danserez à leur profit ? À tort ou à raison, ils se disent que c’est eux qui payent vos violons. Il se peut que je sois un sauvage, un huron, un yoloff, mais vous avez voulu savoir ce que j’avais sur le cœur, vous le savez.

LA COMTESSE – Est-ce fini… Alceste ?

LE COMTE Provisoirement, oui, Célimène.

LA MARÉCHALE – Ma chère enfant, votre mari retarde de cinq cents ans. Mon cher comte, vous n’entendez rien à la pratique de la vie en l’an de grâce 1869. Vous seriez tout au plus bon à faire un capucin. Je me soucie peu, pour ma part, du mobile qui conduit l’or dans la bourse des quêteuses ; l’important est qu’il y pleuve. Quitte à vous scandaliser, j’ajouterai même que je fais plus de cas d’une œuvre fructueuse, rondement conduite, que d’une faillite saintement amenée. « Ils chantent, ils paieront, » disait un ministre qui s’y connaissait ; nous avons profité de cet avis et transformé ainsi son axiome : « Ils dansent, ils paieront. » Chaque jeté-battu fait tomber un louis dans une mansarde, et tout le monde est content. Nous exploitons au profit des misérables la vanité de toutes les façons, taillant ainsi une bonne petite vertu en plein vice. Nous sommes plus pratiques que vous, mon cher comte, et, ne vous déplaise, nous vous prouverons que vous n’avez pas le sens commun. Votre monologue m’a piquée au jeu. Comtesse, je suis des vôtres avec acharnement.

LA BARONNE – Et moi, avec frénésie.

LA COMTESSE – Notre œuvre fera parler d’elle.

LE COMTE – Elle fera surtout parler de vous, et c’est bien ce que vous voulez.

LE Mis DE CLÉRY – Lundi, lecture et discussion de la première circulaire, organisation du comité.

LA COMTESSE – Jeudi, ici, à deux heures, assemblée, – voies et moyens, – choix de l’ouvrage dramatique à mettre en répétition.

LA BARONNE – Puis après, le bal.

LA MARÉCHALE – Puis le sermon.

LE Mis DE CLÉRY – Puis les petites boutiques.

LA COMTESSE – Allons-nous nous amuser !

LA BARONNE – Nous ferons enrager, pour le moins, trente œuvres de bienfaisance.

LA MARÉCHALE – Nous les écraserons !

LA COMTESSE – Nous les pulvériserons !

LE Mis DE CLÉRY Nous les anéantirons !

LE COMTE – Vive la charité !

Comment fut dissoute l’œuvre du chemin de Damas
Procès-verbal de la séance du lundi, 24 février 1869

Présidente d’honneur : Mme la Maréchale Princesse de Tilsitt ;

Présidente : Mme la Comtesse O’Tempora O’Morès ;

Vice-Présidentes : Mmes la Baronne de Saint-Claude ;

La Marquise de la Tour de Pise ;

Questrice : Mme la Vicomtesse Ramponeau de Saint-Émilion ;

Membre du comité : Mme la Duchesse Candide de la Villette ;

Secrétaire rapporteur : M. le Marquis de Cléry.

La séance est ouverte à 2 heures 37 minutes.

Présidence de Madame la Maréchale Princesse de Tilsitt

LA MARÉCHALE – Mesdames, je demande à ouvrir la séance en adressant des remerciements à notre ami Cléry. On ne pouvait pas mieux choisir le siège de notre comité ; on ne pouvait pas le meubler avec plus de goût.

LA BARONNE – Je me joins à notre honorable présidente et vote à Cléry un cotillon hors-tour.

LA MARÉCHALE – Accordé à l’unanimité.

LA COMTESSE – La chambre du conseil est du dernier galant.

LA VICOMTESSE – Cette grande table a tout à fait bon air. On se croirait au conseil d’État.

LA DUCHESSE – Seulement, Cléry, vous n’avez pas eu pitié de nos jambes.

CLÉRY – Comment ! duchesse, nous sommes au premier.

LA DUCHESSE – Oui, mais il y a un entresol.

LA MARÉCHALE – Vous auriez dû choisir un sous-sol pour la duchesse.

LA DUCHESSE – Vous riez… Eh bien ! je suis certaine d’avoir compté vingt marches, pour le moins.

CLÉRY – Il y en a vingt-deux.

LA DUCHESSE – Vous voyez !

LA BARONNE – Je parierais que c’est Duval qui a meublé cela !

CLÉRY – Et vous gagneriez, baronne.

LA BARONNE – Il n’y a que lui pour marier le rouge et le vert, le solferino et le pistache.

LA MARQUISE – C’est charmant parce que c’est sérieux sans être trop sévère. Il y a de l’or partout.

LA MARÉCHALE – Et nous payons cela ?

CLÉRY – 27 842 fr. 38 centimes.

TOUT LE CONSEIL – Vous dites ?…

CLÉRY – 27 842 fr. 38 centimes.

LA MARÉCHALE – Ce n’est pas possible !… 27 800 et tant de francs pour sept fauteuils, une table, un tapis, des rideaux, une pendule…

CLÉRY – J’ai obtenu un rabais de 215 fr. 12 c. ; mais la pendule vient de chez Barbedienne.

LA MARÉCHALE – Et la glace ?

CLÉRY – De Saint-Gobain.

LA MARÉCHALE – Et le garde-feu ?

CLÉRY – De chez Denière.

LA MARÉCHALE – Ah çà, qu’a-t-il donc fourni de si extraordinaire ce M. Duval ?

CLÉRY – Sa note d’abord…

LA DUCHESSE – Je comprends alors qu’il achète toujours le bœuf gras…

LA MARÉCHALE – Ce n’est pas le même, duchesse.

CLÉRY – Nous sommes débiteurs en ce moment de 35 582 fr. 07 c., y compris un semestre de loyer payé d’avance.

LA MARÉCHALE – Oh ! oh !… Il est grand temps de songer aux recettes. Vite, vite, Cléry, dites-nous ce que nous avons à faire. Vous êtes notre guide.

CLÉRY – Madame la maréchale, je vous demanderai la parole pour la lecture d’un rapport sur le but de l’œuvre que nous fondons.

LA COMTESSE – Mais nous savons toutes à quoi nous en tenir là-dessus.

LA VICOMTESSE – Ne vaudrait-il pas mieux nous occuper sans retard des fêtes que nous voulons donner !

LA COMTESSE – Assurément.

CLÉRY – Je ferai respectueusement remarquer que dans les assemblées délibérantes, aussi bien à l’étranger qu’en France, on lit quelque chose au début de toutes les séances. Si dès à présent nous rompons avec les traditions…

LA MARÉCHALE – Allons, Cléry, ne rompez pas… Mais, pour l’amour de Dieu ! soyez bref.

CLÉRY, après avoir bu un verre d’eau sucrée. – Mesdames !

LA DUCHESSE – Est-ce bon ce que vous buvez là ?

CLÉRY – C’est de l’eau sucrée, duchesse.

LA DUCHESSE – Vous seriez bien aimable de m’avoir pour la prochaine fois du sirop de coing.

LA BARONNE – Et pour moi du sirop de cerises.

LA MARÉCHALE – Nous n’en finirons pas, mesdames, si nous interrompons toujours Cléry. Allez, mon cher ami.

CLÉRY – Mesdames, je ne vous dissimulerai pas que mon émotion est grande lorsque j’aborde…

LA MARÉCHALE – Cléry, vous me chercherez un fauteuil plus bas pour la prochaine séance. On est perché sur celui-ci comme sur un prunier.

CLÉRY – Je ne l’oublierai pas, madame la présidente, et je reprends : Mesdames, je ne vous dissimulerai pas que mon émotion est grande…

LA VICOMTESSE – Vous nous dites cela avec un petit air dégagé qui n’est pas du tout en harmonie avec vos paroles.

LA MARÉCHALE – Cléry, puisqu’on vous a interrompu, – ce que je déplore !… – j’en profiterai pour réclamer une sonnette. Une présidente sans sonnette, c’est un clocher sans carillon.

CLÉRY – Vous aurez une clochette, princesse, une clochette en or…

LA MARÉCHALE – Il n’est pas nécessaire qu’elle soit en or, en argent cela suffira.

CLÉRY – Puis-je continuer ?

LA MARÉCHALE – Vous devriez avoir fini.

CLÉRY – Mesdames, je ne vous dissimulerai pas que…

LA COMTESSE – Ah ! bonté divine !… est-ce que vous allez nous lire tout ce gros cahier ?

LA VICOMTESSE – Où avez-vous pu trouver le temps et la patience nécessaires pour écrire tout cela ?

CLÉRY – Rassurez-vous, mesdames, notre employé a copié mon travail.

LA MARÉCHALE – Notre employé ?… Nous avons un employé ?

CLÉRY – Il le faut bien.

LA DUCHESSE – Ah ! c’est charmant !

LA MARÉCHALE – Est-il jeune, a-t-il de l’esprit, a-t-il l’usage du monde ? est-il joli garçon ?

CLÉRY – C’est tout ce que l’on peut avoir de mieux pour 1 200 fr.

LA COMTESSE – Comment, 1 200 fr. !… il n’a pas que cela pour vivre, j’espère ? Il a de la fortune ?

CLÉRY – Mon Dieu, non, comtesse, nous sommes sa seule ressource.

LA COMTESSE – Alors, il faut lui donner 2 500 fr.

LA DUCHESSE – 3 000, c’est un chiffre rond.

LA MARQUISE – 3 600 fr., cela fait 300 fr. par mois.

CLÉRY – Arrêtez, mesdames, arrêtez !

LA COMTESSE – Vous lui demanderez s’il sait écrire la musique ; parce que, lorsqu’il n’aura rien de mieux à faire, je lui donnerai des partitions à copier.

LA BARONNE – Je lui confierai l’expédition de mes menus.

LA VICOMTESSE – Je le chargerai de quelques courses.

LA MARÉCHALE – S’il est vraiment aussi bien que vous le laissez entendre, je le ferai venir tous les soirs, pour nous lire les journaux après le dîner. Je ne connais rien d’adorable comme de dormir pendant qu’à côté de vous on lit à haute voix.

CLÉRY – En attendant, mesdames, je vous demanderai la permission de reprendre la lecture de mon rapport.

LA MARÉCHALE – C’est un droit que vous avez, je veux bien le croire, mais vous en abusez singulièrement.

CLÉRY, imperturbable. – Mesdames, je ne vous dissimulerai pas que mon émotion est grande lorsque…

LA MARQUISE – Vous ne trouvez pas qu’il fait affreusement froid ?

LA DUCHESSE – En effet, un peu de bois serait bien placé dans ce foyer frileux.

LA MARÉCHALE – Cléry, mon cher ami, est-ce que vous auriez la bonté ?…

CLÉRY, après avoir mis du bois dans la cheminée. – Je disais donc combien mon émotion est grande lorsque…

LA MARÉCHALE – Est-ce que vous en avez encore pour longtemps comme cela ? – Dites-nous donc tout bêtement la chose, ça n’est pas difficile.

CLÉRY – Pour vous, je ne dis pas…

LA MARÉCHALE – Vous êtes encore poli.

CLÉRY