Yggdrasil la Révélation - Sébastien Julian - E-Book

Yggdrasil la Révélation E-Book

Sébastien Julian

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Beschreibung

Le pouvoir de Myrddin s'étend. Freyja nage dans le bassin du chagrin d'avoir entraîné des êtres chers et des innocents vers la mort. Le peuple de Bapaume en est d'ailleurs paralysé. Le deuil de ses familles décimées par la grande bataille alourdit l'atmosphère au chateau comme à la ville. À mesure que les charniers sont creusés et remplis des dépouilles des malheureux guerriers tombés au combat, chacun se rend à l'évidence : la reine du ciel a besoin d'aide... Sa magie s'éteint. Elle étouffe dans le donjon de sa peine. Sans l'aide de ses voisins ou de la chance, elle ne pourra venir à bout de la menace qui plane sur le monde. Ces jeux politiques ne rassurent pas d'avantage Malfred qu'Ester qui oscillent entre peine, peur, colère, courage, affection et apprentissage. Pourtant, alors que tout espoir semble perdu, une aide providentielle frappe à la porte de Frey, un homme qui semble en savoir plus sur elle qu'elle-même. Mais qui est-il ? Quel était son lien avec Björn ? Quel but cache-t-il derrière ses facéties ? Quel sera son rôle dans le combat épique qui se prépare ? Comment a lui-seul, va-t-il rallier le peuple et le frère Tobias à sa cause en gagnant leur confiance jour après jour ? Dans ce second et dernier tome des Chroniques de Midgard, vous découvrirez la vraie nature de nos héros, du plus maléfique au plus bienveillant d'entre eux.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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REMERCIEMENTS

Naty, merci à toi, sans qui rien ne serait possible. Merci pour tous tes encouragements, pour ta relecture implacable et sans compromis et pour ta présence de chaque instant. Merci surtout d’être dans ma vie.

Cinzia, un grand, que dis-je, un immense merci pour tout le travail que tu as accompli sur ce second tome. Je ne compte pas les heures que tu y as passées et qui ont contribué à le rendre meilleur. Merci aussi pour tous tes conseils et ta formidable énergie.

Marisa, merci mille fois pour ton implication dans mon travail. Ton soutien m’est indispensable et comme tu es ma première lectrice, ton avis l’est d’autant plus.

Sommaire

PRÉAMBULE

CHAPITRE 1 : INEXORABLEMENT

CHAPITRE 2 : LE BÛCHER

CHAPITRE 3 : BJÖRN

CHAPITRE 4 : LE PETIT HOMME

CHAPITRE 5 : RÉVEILLE-TOI

CHAPITRE 6 : LA FRACTURE

CHAPITRE 7 : FREYJA

CHAPITRE 8 : LE BON APÔTRE

CHAPITRE 9 : LE WYRD

CHAPITRE 10 : ESTER

CHAPITRE 11 : LE BANQUET

CHAPITRE 12 : L’ILLUSION

CHAPITRE 13 : BELTAINE

CHAPITRE 14 : CATH MAIGHE TUIREADH

CHAPITRE 15 : LE SAUMON-SAGESSE

CHAPITRE 16 : ALTERNANCES

CHAPITRE 17 : FRIVOLE ET IMPITOYABLE

CHAPITRE 18 : L’ANTÉCHRIST

CHAPITRE 19 : C’ÉTAIT UN ANGE

CHAPITRE 20 : LA REVANCHE

CHAPITRE 21 : RÉVÉLATIONS

CHAPITRE 22 : SAMAYAZAZ

CHAPITRE 23 : PARIS

CHAPITRE 24 : NUIT BLANCHE

CHAPITRE 25 : LE SEIGNEUR DES MOUCHES

CHAPITRE 26 : SOFITEL

CHAPITRE 27 : LES CINQ ARTEFACTS

CHAPITRE 28 : LA TERRE DU MILIEU

CHAPITRE 29 : LA FIN DU MONDE

CHAPITRE 30 : DE L’AUTRE COTE DU DANUBE

CHAPITRE 31 : CHIMIE ET MAGIE

CHAPITRE 32 : LE NOUVEAU QUAND

CHAPITRE 33 : LA PORTE DE L’ENFER

CHAPITRE 34 : METRO

CHAPITRE 35 : ELLIS P. EARLE

CHAPITRE 36 : AINSI SOIT-IL !

CHAPITRE 37 : LES ZMEÏ

CHAPITRE 38 : LE TGV

CHAPITRE 39 : TOUT EST ÉCRIT

CHAPITRE 40 : LA GRANDE ILLUSION

CHAPITRE 41 : ÉCHEC ET MAT

CHAPITRE 42 : AU REVOIR

ÉPILOGUE

PRÉAMBULE

Le tome 1 des Chroniques de Midgard pend fin sur le terrible affrontement qui a opposé Freyja au géant Surt devant les remparts de la cité de Bapaume.

Rappelez-vous !

Myrddin en a profité pour prendre la fuite, laissant le géant seul face à l’ancienne déesse. Malgré les soldats, aux ordres de Vlad, venus lui prêter main-forte, elle peine à en venir à bout.

Mais contre toute attente, Björn redevient lui-même. Il a une lance plantée dans le cœur. C’est la fin. Freyja est impuissante face au destin qui a choisi de lui laisser la vie sauve et de prendre celle de son fils aîné.

Elle le regarde, désespérée.

C’est Malfred qui a lancé la chancelante en croyant atteindre le magicien blanc. Mais l’arme magique qui ne manque jamais sa cible a fait un autre choix.

Il hurle son désespoir.

CHAPITRE 1

INEXORABLEMENT

Avant de tomber raide mort sur le sol, Björn avait rassemblé ses dernières forces pour arracher la lance magique qui avait pénétré profondément sa poitrine. N’importe quel autre projectile lancé par une main d’homme aurait rebondi sur sa cuirasse, mais ce n’était pas n’importe quelle arme. C’était Gungnir 1 , la chancelante. Il avait attrapé à pleines mains le morceau de frêne qui dépassait de sa cage thoracique et, malgré la douleur indescriptible de sa vie qui s’en allait, il avait tiré de toutes ses forces et avait réussi à extraire le dard dont la pointe sortait d’entre ses omoplates. Le bois avait glissé contre l’une de ses côtes en émettant un sifflement semblable à celui d’une corde mal frottée d‘un violon. Une décharge électrique avait alors traversé tout son corps. La souffrance avait été telle qu’elle avait repoussé un peu le moment de sa mort à la manière d’une dose d’adrénaline qu’on lui aurait injectée en plein cœur.

Il avait repris connaissance. Il aurait tant voulu adresser à Freyja et à Malfred un dernier au revoir. Il prit une grande inspiration conditionnée par un réflexe de son diaphragme et ses poumons se remplirent de sang. À chaque battement de cœur, des giclées cramoisies venaient mouiller le sol devant lui, déjà taché par le raisiné d’au moins un millier de ses adversaires. Ils avaient tous combattu avec témérité contre le colosse et certains avaient même réussi l’exploit de lui infliger des blessures. Mais tous les efforts des hommes qui avaient prêté main-forte à Frey n’avaient pas pu réprimer sa férocité.

Les mots ne sortirent pas de sa bouche. Seuls ses yeux posés sur eux exprimaient tout son regret d’avoir échoué à la mission que Frey lui avait confiée.

La garde avait sonné le rappel des troupes. Mis à part les morts, il ne restait plus sur le champ de bataille que Frey et Malfred pour accompagner dans ses derniers instants le géant. Il hurlait maintenant comme une bête féroce sous leur regard et sous celui du faucon qui traçait encore et toujours de grands huit dans le ciel au-dessus de sa tête. Frey tremblait de tout son être et ne pouvait retenir ses larmes tout comme le jeune homme qui ne comprenait pas pourquoi les choses devaient finir de cette manière.

La masse de Björn couverte de sang et de chair gisait au sol à proximité de sa main droite. De l’autre, il brandissait au-dessus de lui le morceau de frêne dont la pointe en métal vibrait encore. Un râle morbide sortait de sa poitrine à chacune de ses inspirations. Dans un effort que lui permit un ultime battement de cœur et qui imprima sur son visage une grimace de douleur, il se redressa en maintenant de toutes ses forces la pression de ses phalanges sur le bois de la lance. Il se hissa sur ses deux jambes, tituba sous l’œil stupéfait de Frey et de Malfred, fit quelques pas et dans un dernier élan de volonté, rassembla toutes ses forces et planta l’arme dans le sol juste devant lui.

Frey et Malfred avaient observé Björn avec attention sans comprendre ce qui avait motivé le géant qui regarda dans leur direction une dernière fois avant de s’écrouler définitivement. Il y eut un bruit sourd lorsque son front avait frappé à son tour le sol et puis plus rien que le silence assourdissant du désespoir.

Le son sortit Frey de la torpeur et d’un bond, elle courut jusqu’à son fils. Elle tomba à genoux à côté de son corps inanimé et tout en se laissant aller sur ses fesses, elle le retourna pour le serrer contre elle. Elle ramena sa tête sur ses jambes nues et plaqua son visage plein de poussières contre son ventre. À cet instant précis, elle n’avait plus rien d’une guerrière. Elle n’avait plus rien non plus de la déesse qu’elle avait été. Elle agitait frénétiquement l’index de sa main gauche en direction de Björn et tout en répétant des mots qu’elle seule comprenait, elle dessinait de petits cercles au-dessus de son front. Une faible lumière bleutée jaillit de l’extrémité de son doigt pour faire naître quelques étincelles entre leurs deux visages. Ses larmes coulaient à présent en continu sur celui de son fils tandis que les étincelles étaient emportées par le vent. Elle lui caressait les joues en se balançant d’avant en arrière, s’abandonnant à son chagrin. Cela n’aurait pas dû finir de cette façon, mais ce qu’elle avait redouté en le retrouvant au fort de la rivière brillante était pourtant arrivé.

Malfred l’avait rejointe à son tour. Il avait le cœur lourd lui-aussi. Au cours des quelques jours qu’avait duré leur quête, il était passé par tant d’émotions et il se tenait maintenant devant la dépouille morte de la personne qu’il avait aimé le plus au monde. Björn avait été pour lui tout à la fois, un mentor, un père, un frère et, déjà, il n’arrivait pas à imaginer comment il allait pouvoir vivre sans lui.

Frey était restée assise à même le sol sans que personne n’osa la déranger. Derrière elle, Malfred ne savait pas quoi faire non plus. Il avait sa propre tristesse à gérer et se sentait tellement responsable de celle de cette mère, dont il avait appris l’existence la veille et qu’il venait à peine de retrouver. Il retournait les derniers événements dans sa tête et cela finissait toujours de la même façon. Avait-il eu raison de prendre cette lance ? C’était un dilemme auquel son cerveau n’avait pas été préparé. S’il n’avait pas jeté cette arme qui avait été fatale à Björn, serait-il encore vivant ? Oui, mais certainement en train de pleurer le corps sans vie de Frey ? Qu’aurait fait le géant à sa place ? Que lui aurait-il conseillé ? Que lui aurait-il ordonné de faire ?

En désespoir de cause, le garçon agita à son tour ses mains en espérant, comme cela s’était produit dans le cercle de pierres, voir apparaître l’énergie bleue qui l’avait protégé contre Myrddin. Il avait souhaité que quelque chose de magique se produise et s’était concentré de toutes ses forces, serrant les paupières à un point tel qu’il en avait eu le tournis. Il avait répété dans sa tête des prières et des supplications adressées d’abord à lui-même, puis à Dieu. Malheureusement, quand il avait rouvert les yeux, rien n’avait changé. Le corps était toujours inerte et la peine de sa mère, intacte.

Autour d’eux, des hommes empilaient les morts dans des chariots et faisaient des allers et retours jusqu’au château depuis plusieurs heures. Des enfants avaient été réquisitionnés pour l’occasion. Ils passaient de corps en corps pour ramasser les armes abandonnées sur le sol. Le bruit métallique des épées, des haches et des boucliers qui s’entassaient et les grincements de roues étaient couverts par le bourdonnement croissant des mouches qui s’agglutinaient autour des cadavres et des mares de sang en partie absorbées par la glèbe2. À chaque fois que les grandes portes du château s’ouvraient pour laisser entrer les chariots bondés de macchabées, on entendait des cris plus forts que d’autres, des hurlements que le vent poussait jusqu’au lieu de l’affrontement. C’est de la fange3 que ces pères et ces maris avaient été tirés et c’est à celle-là même qu’ils allaient retourner.

Vlad avait été témoin de toute la scène. Comme un bon capitaine, il avait combattu en première ligne et s’était jeté à corps perdu dans la bataille. Il avait donné tout ce qu’il avait pu de sa personne pour défendre sa reine et ce n’est qu’à bout de force qu’il avait été contraint d’abandonner sous les coups du géant. Il s’était alors replié en rampant hors de portée et s’était rendu ensuite jusqu’à l’entrée du château. Ce n’est que là, juste avant de pénétrer sous la grande arcade de pierre blanche, qu’il s’était retourné pour voir Björn s’écrouler sur le sol.

En moins d’une heure, plus de mille hommes étaient morts et le combat avait pris fin aussi soudainement qu’il avait commencé.

L’ancien brigand observait, depuis plusieurs heures, la guerrière anéantie, qui pleurait et pleurait encore sur la dépouille du géant. Il n’avait pas trouvé le courage de venir l’extirper des affres de l’agonie que pouvait être pour elle la perte de cet être cher. Il avait donc hésité à plusieurs reprises, bien sûr, mais avait fini par se résigner. Il y avait tant de choses à faire dans et autour du château. En outre, il avait toujours en mémoire à quel point la colère de cette femme pouvait être dévastatrice. Il ne savait pas dans quelle mesure, en la dérangeant alors qu’elle pleurait son fils, il ne risquait pas sa vie et celle de ses compagnons.

La nuit commençait maintenant à tomber et Frey était encore au milieu du champ de bataille. Elle se balançait en ignorant les insectes qui tournaient autour d’elle. La tête de Björn était toujours posée sur ses genoux. Elle n’avait pas relevé la sienne depuis la fin du combat et caressait toujours ses cheveux sans le quitter du regard. Rien de ce qui se passait autour d’elle ne semblait plus l’intéresser.

Pour finir, c’est le frère Tobias qui s’était approché d’elle en premier. Malfred était retourné jusqu’au Tronc-Béranger et était remonté tout en haut de la grande tour. Lorsque les portes de l’ascenseur s’étaient ouvertes sur le quatre-vingt-sixième étage, il avait éclaté en sanglots en voyant la petite fille et le vieil homme, là où il les avait laissés, au bout du couloir. Il avait couru jusqu’à eux et s’était jeté dans les bras de l’abbé tout en criant son désespoir.

- Je l’ai tué !

Le frère Tobias avait attendu qu’il s’épanche un instant avant de le questionner. Puis, il l’avait repoussé pour le faire parler. À peine avait-il quitté les bras de l’abbé, qu’Ester s’était jetée sur lui tandis que des larmes commençaient à remplir ses paupières inférieures. Le frère Tobias les avait séparés sans ménagement et avait attrapé le jeune garçon par les épaules.

- Qui as-tu tué ?

Malfred répétait en boucle la même chose.

- Je l’ai tué !

Ester sentit son estomac se nouer. Elle tira fortement sur le vêtement de Malfred afin d’attirer son attention. La question qu’elle lui posa pour se rassurer attendait une réponse affirmative.

- Tu as tué le méchant ?

Le frère Tobias resserra ses doigts sur les épaules du jeune homme.

- Bon sang de bonsoir, Malfred, mais qui est mort ?

Le garçon prit une inspiration que le trop-plein de peine rendit saccadée.

- C’est Björn, je l’ai tué.

Les bras de l’homme de foi relâchèrent leur emprise. Il y eut un long moment de silence et alors que Malfred séchait ses larmes d’un revers de manche, Ester éclata en sanglots.

Le frère attrapa la tête de la petite fille pour la serrer contre lui tout en questionnant Malfred.

- Comment ça ? Que s’est-il passé ?

Malfred entreprit de leur expliquer comment les événements s’étaient déroulés.

Pendant qu’il parlait, la petite se referma instantanément et mis à part les larmes qui coulaient toujours de ses yeux, nul n’aurait pu dire ce qu’elle ressentait.

- Je suis arrivé… j’ai jeté la lance et… et tout a été trop vite…

Pendant que le jeune homme continuait d’expliquer les choses comme elles s’étaient passées, la petite fille partit à toutes jambes à l’autre bout du couloir. Elle disparut derrière une colonne et s’assit sur le sol, la tête dans les genoux, pour pleurer à chaudes larmes cet homme qui l’avait abandonnée à son tour.

Le frère Tobias renchérit.

- Et Frey, où est-elle ?

- Je l’ai laissée sur le champ de bataille. Elle est restée auprès de Björn et ne veut pas le laisser. Je ne sais pas ce qu’il faut faire.

Il y eut encore un silence. Les jambes du frère Tobias cédèrent soudain. Il eut juste le temps de se rattraper au mur pour ne pas tomber et fit quelques pas jusqu’à une rangée de bancs pour s’asseoir à son tour. L’atmosphère était devenue pesante et l’absence de bruit assourdissante. Malfred réalisait pour de bon que Björn était mort et qu’il en était le seul responsable. Une minute qui sembla une heure s’écoula.

C’est le frère Tobias qui rompit le silence. Dans un élan de courage qu’il alla chercher au plus profond de lui, l’homme de foi se releva.

- Emmène-nous là-bas ! Il n’y a pas de temps à perdre. Cela ne peut pas se passer ainsi ! Ester, on y va !

La petite fille quitta sa cachette et sans perdre de temps, tous trois traversèrent le couloir et entrèrent en trombe dans l’ascenseur. Les quarante-cinq secondes qui les séparaient du rez-de-chaussée semblèrent elles aussi une éternité et quand la sonnette retentit enfin, les portes s’ouvrirent pour les faire ressortir au pied de l’arbre. Toujours sans perdre de temps, ils traversèrent le cloître et trouvèrent, à la même place derrière la grille métallique, le cheval que Malfred avait attaché. Sans se soucier de la peine que le sort réservait aux humains et aux dieux, l’animal retroussait ses lèvres pour attraper avec gourmandise les jeunes boutons de rose qui dépassaient.

Le jeune homme saisit la bride qu’il avait enroulée autour du morceau de fer forgé en arrivant et aida le frère Tobias à grimper en selle en croisant ses doigts en guise de marchepied. Il donna ensuite une tape sur la fesse de l’animal et regarda le vieil homme partir devant eux en espérant qu’à son arrivée il saurait quoi faire.

Maintenant plus rien ne pressait. Son cœur était lourd et la pression dans sa tête ne diminuait pas tout comme le battement de cœur qui faisait grossir la petite veine sur sa tempe gauche.

Il attrapa la main d’Ester dont les yeux étaient encore pleins de larmes et ils se mirent en quête de trouver un moyen de retourner jusqu’au château.

1 Gungnir : lance magique du dieu Odin dans la mythologie nordique.

2 La glèbe : sol, champ en culture.

3 La fange : boue presque liquide ; vase, bourbier.

CHAPITRE 2

LE BÛCHER

Vers le milieu de la nuit, le frère Tobias avait enfin réussi à convaincre Frey de se retirer. Il lui avait promis qu’il veillerait personnellement à ce que l’on s’occupe de Björn, avec les honneurs qu’il méritait. Il l’avait aussi exhortée à aller se reposer et à panser ses plaies. Il avait dû insister et contrairement à Vlad, il n’avait pas craint pour sa vie. Quand le frère Tobias se sentait investi d’une mission, il y mettait tout son cœur. Son âme appartenait à Dieu. Alors peu importait ce que pouvait subir son corps.

- Je sais comme cela doit être dur.

Ses mots s’évanouirent dans le vent. Il s’était agenouillé à côté d’elle et avait attendu avec elle le temps qu’il avait fallu pour qu’elle se décidât enfin à sortir de son état de prostration. Elle y était plongée depuis trop longtemps maintenant. Tobias n’était pas dupe cependant. Il savait bien que les quelques mots qu’il lui avait chuchotés à l’oreille n’avaient eu que très peu d’influence. Il avait alors compté sur l’amour qu’il lui portait et sur la très grande volonté de vivre que devaient représenter les milliers d’années que Frey avait déjà vécue. Il savait par expérience que, face à la mort, seule la vie comptait et seul le temps pouvait atténuer la souffrance.

Frey se résolut à lâcher le visage de Björn après avoir caressé une dernière fois ses cheveux. Elle releva la tête et regarda autour d’elle comme si elle venait de se réveiller d’un long sommeil.

Elle tourna le visage vers le frère Tobias et lui adressa un regard interrogatif auquel il n’eut d’autres réponses à donner qu’un sourire inquiet.

Vanités des vanités !

Elle se releva et tendit une main au frère pour l’aider à se remettre à son tour sur ses deux pieds. Elle observa autour d’elle à nouveau. Elle sentait maintenant le vent froid qui séchait ses larmes sur ses joues.

C’est Vlad en personne qui était venu chercher Björn. Il l’avait fait déposer à l’arrière d’une charrette. Un jeune enfant avait ramassé la pourfendeuse ainsi que la masse qui étaient restées sur le sol et les avait placés sur le chariot à côté du corps sans vie du géant. Puis, avec l’accord du frère Tobias, deux bœufs tirèrent l’attelage qui émettait à chaque tour de roues un couinement lent et régulier.

Frey regarda s’éloigner l’équipage, puis à bout de forces, suivit le frère Tobias jusqu’à l’intérieur.

- Nous le célébrerons demain, je m’occupe de tout. Il sera honoré comme il le mérite, mais pour l’heure, il faut vous reposer.

De vieilles femmes attendaient Frey à l’entrée de la ville et à peine avait-elle franchi les portes, qu’elles lui étaient tombées dessus. Frey avait jeté un dernier coup d’œil à la dépouille de son petit ours brun et dans un soupir, elle se laissa conduire jusqu’au château.

La nuit était tombée pour de bon cette fois. Les femmes qui avaient emporté Frey l’avaient lavée, puis elles avaient appliqué des onguents à base de blanc d’œuf, d’huile de rose et de vin sur les plaies les plus profondes. Une fois soignée, Frey les avait congédiées pour pouvoir rester seule.

Partout à l’intérieur de la ville, des flambeaux éclairaient tant bien que mal les rues, mais malgré cela, on n’y voyait pas assez clair. Vlad avait aussi fait allumer de grands feux à l’extérieur des fortifications. Il avait fait demander qu’une douzaine d’hommes les entretiennent et avait insisté sur le fait que les feux devaient tenir jusqu’au petit matin. Les cadavres que l’on avait ramassés sur le champ de bataille étaient tous alignés sur plusieurs rangées le long de la muraille sud et l’on était occupé à creuser des tranchées que rempliraient bientôt les dépouilles de ces braves hommes.

De leur côté, Malfred et Ester trouvèrent l’aide qu’ils espéraient auprès des frères de l’Abbaye et l’un d’eux les conduisit jusqu’à l’écurie. Le même homme difforme qui avait accueilli Frey et le frère Tobias à leur arrivée, quelques jours plus tôt, prépara un autre cheval à la demande du frère, et les deux jeunes gens chevauchèrent jusqu’à la ville.

- Tu crois qu’il y a encore une chance de le sauver, Malfred ?

La question ne trouva pas de réponse : juste un long soupir rempli d’amertume.

- Le frère Tobias a dit que cela ne pouvait pas finir ainsi !

- Il est mort, Ester, il est mort !

- Oui, mais…

- Arrête, il est mort, je l’ai tué je te dis !

La petite ravala les mots qu’elle avait pourtant tant besoin de faire sortir. Avec ses questions qui ne trouvaient aucune réponse, c’est sa peine qu’elle cherchait à évacuer. Elle tenta de garder le silence, mais cela ne dura pas longtemps.

- Peut-être que Frey, elle saura, elle, quand elle n’aura plus de peine !

- Arrête, Ester, arrête ou je te laisse là !

Ester se tut. Malfred sentit les mains de la petite se crisper autour de sa taille et puis ce fut le silence.

Ils firent le reste de la route sans plus s’adresser la parole. Malfred cravacha la monture qui accéléra et l’on n’entendit plus que le bruit des sabots qui frappaient le sol au rythme d’un galop soutenu. Dans le dos du jeune homme, la petite pleurait en silence et lui faisait mine de l’ignorer. Il ne trouvait pas les mots. Que pouvait-il dire pour leur redonner à l’un et à l’autre un peu d’espoir ?

À leur arrivée, ils trouvèrent la ville en pleine effervescence. Frey et Björn n’étaient plus là. À leur place, des hommes, des femmes et des enfants s’affairaient à laver les traces du combat.

Une fois passées les grandes portes, le cheval s’arrêta de lui-même. Les jeunes gens mirent tous les deux pieds à terre, et au moment de se laisser, Malfred et Ester se regardèrent sans dire un mot. Elle pointa sur lui un regard noir et glacial qui le déstabilisa. Avant que le garçon ne se décide à rompre le silence, elle s’était déjà retournée et avait suivi le garde qui l’avait escortée jusqu’à l’appartement de Frey.

Malfred, impuissant, l’avait regardée partir. Il était resté sans bouger jusqu’à ce qu’elle disparaisse tout en haut de la rue principale. Il avait attendu encore un instant, le regard perdu dans le vide. Il ne trouvait pas le courage d’affronter Frey. Comment aurait-il pu croiser son regard après ce qui venait de se passer ? Comment aurait-il pu lui adresser la parole ? Devait-il s’excuser peut-être ? Tomber à genoux à ses pieds et pleurer toutes les larmes de son corps en lui disant, de manière que le chagrin et les larmes rendraient incompréhensibles, combien il regrettait d’avoir trouvé cette lance ? Combien il déplorait de l’avoir lancée ? Lui dire qu’il ne savait pas ce qu’il faisait, que tout était arrivé trop vite ?

Sa mère, peut-être qu’elle le repousserait, peut-être qu’elle l’ignorerait ou peut-être qu’elle lui passerait la main dans les cheveux. Cette dernière pensée était la pire de toutes. Il ne méritait pas sa compassion et encore moins son affection.

Malfred avait essayé de faire taire cette petite voix et pour s’y aider, il avait assisté jusqu’au petit matin le frère Tobias.

L’homme de foi avait officié avant que l’on ne reboucha les fosses communes et que l’on ne recouvrit les corps de terre. De nombreux hommes faisaient encore des allers et retours entre la muraille et les fosses pour y placer les corps des malheureux qui n’avaient pas eu la chance de ressortir vivants de cet affrontement. On avait pris soin de respecter le rite chrétien en les allongeant sur le dos les uns à côté des autres, les mains croisées sur le ventre et la tête dirigée vers l’ouest. Le frère avait tenu à s’arrêter devant chaque dépouille et tout en jetant une poignée de sel, il avait récité une prière en signant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Il y avait en tout dix fosses qui pouvaient contenir plus de cent corps chacune. On les avait ensuite rebouchées sous les yeux de parents venus à n’importe quelle heure de la nuit pleurer une dernière fois un ou plusieurs disparus.

Puis, le jour s’était levé et le soleil avait commencé à traverser la cime des plus hauts arbres pour éclairer le champ de bataille. Vlad avait fait dresser une structure en bois avec des rondins et des poutres en chêne à l’endroit même où Björn avait rendu l’âme. Les charpentiers de fortune avaient empilé dans la hâte les morceaux de bois qu’ils avaient croisés les uns sur les autres jusqu’à hauteur d’homme. Vlad avait fait ajouter un matelas de paille et avait exigé que l’on recouvre le tout de quelques tapisseries décrochées des murs du château. Les scènes brodées de rouge, de bleu et d’ocre racontaient des histoires de combats et des épisodes de chasse à courre. On pouvait y voir bien sûr quelques animaux magiques, comme cette licorne ou ce centaure que deux chevaliers essayaient de dompter. Vlad, qui dirigeait l’avancement des travaux, s’était arrêté en face du bûcher et s’était figé sur une représentation du jeune David terrassant le géant Goliath d’un jet de pierre en plein front.

Sur le coup de midi la cérémonie avait commencé. La structure en bois avait été montée dans l’alignement de la grande porte. On avait emmené le corps du géant que quelques femmes avaient lavé et habillé. Les six hommes, qui avaient porté la dépouille jusqu’au promontoire, l’avaient ensuite déposée délicatement. Un des préposés avait pris le temps d’ajuster les vêtements du défunt avant de rejoindre les autres un peu plus loin. Vlad et le frère Tobias attendaient sur le côté gauche du bûcher. Devant une foule réquisitionnée pour la circonstance, le reste des soldats encore valides formait le rang. En tout et pour tout une centaine d’hommes en habits de combat et au garde-à-vous, espéraient pouvoir rentrer chez eux, enfin.

Le soleil était maintenant à son zénith. Les allées et venues qui n’avaient pas cessé depuis la veille s’étaient soudainement arrêtées. Il ne montait plus de la ville aucune rumeur pour concurrencer le brouhaha de la foule impatiente. Le froid, qui avait étreint le pays depuis plusieurs semaines s’était enfui et quelques bourrasques soulevaient par endroit le sable sous un soleil de plomb. Malfred se montra en premier, suivi de près par Ester. Il s’arrêta un instant devant la porte de la ville. Puis, il reprit sa route jusqu’au bûcher, la petite fille, toujours sur ses talons. Ils vinrent se planter de l’autre côté de la structure en bois sur laquelle reposait la dépouille. Björn portait sa cape. La cape. Celle que Freyja lui avait donné à l’occasion d’une autre cérémonie, celle qui avait marqué son passage à l’âge adulte alors qu’il n’avait que dix-sept ans. Son corps, bien que mort, était massif et sa robustesse allait bien avec celle des poutres qui composaient le bûcher. Malgré le vent qui soufflait encore et qui faisait se lever de chaque côté de la structure les tissus que l’on aurait cru brodés pour la circonstance, sa barbe tressée restait bien en place entre ses deux clavicules.

La foule patientait religieusement en attendant que se montre la principale intéressée. Quand, enfin, elle apparut dans l’embrasure de la grande porte de la cité, elle portait une longue robe de soie blanche, cintrée, qui marquait avantageusement ses hanches et dont la coupe s’évasait à partir des genoux pour venir flotter sur le sol lorsqu’elle marchait. Ses cheveux étaient maintenus en arrière par un diadème en or et de larges bracelets couvraient presque en totalité ses avant-bras. Elle avança à pas lent et s’arrêta à quelques centimètres du bûcher, là où elle pouvait une dernière fois observer le corps sans vie de son fils bien aimé.

Le frère Tobias attendit qu’elle soit en place et vint la rejoindre. Il prit ses mains dans les siennes.

- Vous voilà, madame !

Elle le regarda dans les yeux sans rien dire et esquissa un sourire triste. Lui, il abaissa son visage jusqu’à ses mains et y déposa deux baisers.

- Nous commencerons quand vous le voudrez !

Elle soupira et fit un signe de la tête que le vieil homme prit pour un acquiescement.

- Madame, nous souffrons toutes et tous avec vous et toutes et tous, nous pleurons avec vous à cause du deuil qui s’est abattu sur vous comme sur nous.

Le frère Tobias lâcha les mains de Frey et, après un dernier regard, vint se placer à côté d’elle. Il fit à son tour un geste en direction du bûcher.

Ester plongea une de ses mains dans sa poche et en sortit la fibule. Celle dont Björn s’était servi pour maintenir le manteau de fortune qu’il lui avait confectionné, lorsqu’ils étaient sur la route et qu’elle avait eu si froid. Elle regarda discrètement dans le creux de sa main et ravala sa salive. Elle jeta ensuite un coup d’œil en direction de Frey et se décida. La petite fille s’approcha du bûcher, gravit les quelques marches qui la séparaient du corps du géant et serra le bijou en argent de ses deux mains. Après une légère hésitation, elle l’épingla dans le tissu à côté de sa barbe. Bon sang ! Elle avait tant de choses à lui dire, mais il était trop tard. Elle resta encore un instant à mémoriser le visage livide de cet homme auquel elle n’avait pas eu le temps de démontrer l’étendue de son affection et, quand le moment fut venu, elle redescendit rejoindre Frey. Lorsqu’elle arriva en face de la grande dame, elle leva son visage pour la regarder dans les yeux et maintint son regard un instant avant de venir se placer entre elle et le frère Tobias.

Le jeune homme l’avait remplacé auprès du défunt. Il serrait contre lui la masse qu’il se résigna à déposer sur le torse du géant. Il positionna les mains de son mentor sur le manche en bois et à son tour, il dévisagea l’homme de bien que la mort avait emporté. Il resta quelques minutes auprès de lui et redescendit. Les larmes coulaient en continu sur ses joues.

Brave, il rejoignit à son tour sa mère et vint se placer à sa droite en essayant de contenir son chagrin. Lui, il n’osa pas lui adresser un regard, tant il était perclus de remords. S’il l’avait fait, il se serait aperçu que Frey ne l’avait pas quitté des yeux un seul instant depuis le moment où il était monté rendre un dernier hommage à Björn. S’il l’avait fait, il aurait tout de suite compris que malgré son chagrin, elle n’éprouvait rien d’autre pour lui que le plus parfait amour d’une mère pour son fils.

Elle n’avait aucune raison de lui en vouloir. Gungnir avait sa propre volonté et elle savait que le jeune homme n’avait fait qu’obéir au destin.

Ils restèrent un instant tous les trois à regarder le bûcher. Elle fléchit un peu les genoux et prit dans chacune de ses mains celles des deux enfants qu’elle serra fort pour leur signifier qu’ils comptaient pour elle.

Il y eut un long silence.

Le frère Tobias fit quelques pas en avant et entama un discours dans lequel il mélangea des images chrétiennes et profanes.

- Hier, beaucoup d’hommes sont tombés. Parmi eux, celui que nous honorons aujourd’hui, Björn, l’ours brun. Nous honorons un homme qui toute sa vie a fait preuve de la plus grande fidélité qui soit. Un homme pour qui honneur rimait avec foi. La foi envers ce en quoi il croyait. Comme le Christ sur le Golgotha4 a donné sa vie, cet homme a été jusqu’au sacrifice ultime. Nous croyons en la vie éternelle. Björn, fils de Freyja, nous demandons à Odin, le père de toutes choses, de t’ouvrir les portes du Valhalla, de t’accueillir comme un fils dans la maison d’Asgard. Björn, fils de Freyja, de la maison des Vanes5, nous honorons ta bravoure. Nous honorons ta témérité et surtout ta fidélité. Tu es tombé avec ton arme à la main en voulant protéger ceux que tu aimes. Traverse l’arc-en-ciel et rejoins la maison de ta mère, Notre-Dame, Reine du Ciel. Tes frères t’attendent, un verre d’hydromel à la main. À la mort, à la vie… pour toi, nous mourrons, pour toi, nous vivons…

Ces dernières paroles restèrent suspendues dans l’air. L’émotion était à son comble et des murmures montèrent de la foule tandis que la déesse Vane laissait échapper des larmes de jade qui tombèrent en petites pierres précieuses sur le sol.

Quand l’homme de foi eut fini de parler, les soldats rompirent les rangs pour se diriger l’un derrière l’autre vers le bûcher. Ils tournèrent autour de la structure en bois et y déposèrent leurs armes chacun à leur tour, avant de reformer les rangs derrière Vlad.

Ce dernier s’approcha à son tour, déposa l’épée et le bouclier avec lesquels il avait combattu le géant, puis il prit une torche et la confia à Frey.

- Madame, cela vous revient ! Votre peine est notre peine.

C’était le moment. C’était la fin. Il n’y avait plus d’échappatoires.

Elle lâcha les mains des enfants et tendit un bras pour attraper la torche dont le vent faisait vaciller la flamme. Sans que personne ne s’en inquiète, le ciel bleu avait laissé place à quelques nuages gris et gras qui s’accumulaient au-dessus de leurs têtes et semblaient annoncer la pluie. Il faisait froid maintenant que le soleil était caché, mais pas assez pour détourner l’attention de chacun sur ce qui se jouait à cet instant. Les grandes guerres du nord n’avaient pas suffi à faire mettre le genou à terre à cette force de la nature. Les années étaient passées sur lui en creusant certes, quelques sillons sur sa peau burinée, mais sans jamais atténuer sa volonté de vivre et sa détermination à être un homme de bien.

Frey fit deux pas en avant, puis s’arrêta. Elle laissa échapper un cri de désespoir dans un soupir sans fin. Le faucon apparut dans le ciel et lui répondit par un cri strident. Sans s’être consultés, Malfred et Ester l’avaient soutenue avant qu’elle ne défaille. La petite fille s’était agrippée à la main que Frey laissait pendre contre sa cuisse tandis que Malfred passait un bras autour de sa taille et refermait son autre main en dessous de la sienne sur le morceau de bois. Elle resserra alors ses doigts sur la torche et, avec le soutien des siens, elle se dirigea à nouveau vers l’échafaud que l’on avait pris soin d’enduire de poix. Elle marqua une nouvelle pause et tendit la flamme vers la matière noire qui s’enflamma instantanément.

En quelques minutes, le vent qui semblait complice, alimenta le brasier et fit s’enfler les flammes. Elles avaient déjà atteint la moitié de la structure en bois. Bientôt, il ne resterait plus qu’un tas de cendres et certainement le métal de la masse indestructible de Björn.

Quelques gouttes de pluie tombaient à présent au-dessus de la forêt qui encerclait la ville tandis que les flammes grimpaient toujours plus haut dans le ciel. Les rayons de soleil réussirent à traverser la couverture nuageuse pour former juste dans l’axe un double arc-en-ciel.

4 Le Golgotha : montagne sur laquelle le Christ a été crucifié.

5 Les Vanes : sont avec les Ases une des deux races de dieux qui vivent au dernier niveau de l’arbre monde dans la mythologie nordique.

CHAPITRE 3

BJÖRN

Si la vie est parfois cruelle, le destin quant à lui, peut être sournois.

Frey s’était toujours refusée à penser à ce moment qu’elle était en train de vivre. Tout comme Malfred, d’ailleurs, qui avait fini par croire le géant indestructible. Le jeune garçon avait passé toute sa vie dans le fort de la rivière brillante. Tous les matins, comme toutes les autres recrues, il guettait l’entrée du baraquement et, lorsque Björn apparaissait, un sourire se dessinait sur tous les visages. Le géant, la plupart du temps torse nu, descendait les marches en bois pour rejoindre la place centrale où ils l’attendaient tous en ligne. Ce n’étaient pas de vrais soldats, du moins pas encore. Le plus vieux avait tout au plus seize ans et le plus jeune, cinq à peine. Ils portaient les mêmes vêtements troués qu’à leur arrivée et passaient le reste de la journée à effectuer des corvées comme quérir du bois dans la forêt pour les plus forts d’entre eux.

Malfred avait reçu comme eux tous un enseignement militaire et s’était entraîné tous les jours au combat. D’abord à l’épée, bien sûr, qu’elle soit courte ou longue, à une seule ou à deux mains. Il se souvenait avec tristesse de tous ces moments rendus exceptionnels par la simple présence de cet homme. Il leur avait appris, par exemple, comment se servir d’une épée longue comme d’un marteau lorsque l’adversaire portait une armure lourde. Il suffisait d’attraper la lame de l’épée à deux mains et de se servir du pommeau et de la garde pour porter les coups. C’est lui aussi qui avait enseigné à Malfred les quatre gardes fondamentales, ces positions défensives que tout épéiste devait maîtriser. Il lui en avait même appris une cinquième : la garde de l’ours, appelée aussi garde de l’homme fort. Et puis il y avait également les coups de maître qu’ils avaient dû retenir par cœur en les répétant jour après jour. Ensuite, le maniement des armes de poing et de trait, la bonne utilisation des boucliers et enfin le corps à corps. C’était la discipline maîtresse, car la plupart des affrontements se terminaient à mains nues. Björn semblait tout connaître sur le sujet et les jeunes gens attendaient toujours avec impatience les récits que le capitaine leur faisait parfois.

Ce n’est qu’au cours des derniers jours passés près du géant que Malfred avait découvert ce qu’était le combat. Finalement, ce n’étaient pas seulement des techniques bien maîtrisées ou des échanges fer contre fer. Non, une bataille, c’est avant tout de la peur, de l’adrénaline et de la rage, une rage venue d’on ne sait où, une pure énergie de destruction qui se propage dans tout le corps et qui y laisse en s’éteignant, une trace indélébile. À chaque coup d’épée, à chaque goutte de sang versé, à chaque mort tombant au sol, on change définitivement. Pendant leur voyage jusqu’aux îles aux cochons, il l’avait vu affronter avec tellement de témérité leurs l’adversaire sans que Björn ne recule jamais, et toutes les histoires s’étaient vérifiées. Une pensée en amenant une autre, il se rappela aussi cette fois où Björn avait écrasé la tête de l’homme d’un coup de masse dans la taverne de la ville de Sandwich et qu’ils s’étaient retrouvés tous les deux face à plus de dix hommes armés. Björn était brave, Björn était fort et surtout, il était d’une intelligence rare. D’aussi loin qu’il se souvienne, Malfred n’aurait jamais imaginé voir le géant mettre le genou à terre et assister à ses funérailles.

Le voir immobile, allongé au milieu des flammes et de la fumée avait quelque chose d’inacceptable. Sa mort était trop soudaine. La roue du destin avait tourné et s’était arrêtée sur son nom. Pour Frey et Malfred, c’était un vrai cauchemar qui n’était pas près de se finir, mais ce n’était déjà presque plus le cas pour la petite fille de neuf ans.

Ester avait à peine quatre ans lorsque sa mère était tombée gravement malade. Avant que les premières feuilles d’automne ne commencent à jaunir, sa maman était morte et enterrée et sa fille… Sa fille, elle avait été vendue à l’aubergiste et à son épouse. Après cela, il n’avait pas fallu attendre plus d’un an pour qu’elle surprenne une conversation entre la grosse femme et un homme en uniforme. On avait retrouvé son père dans une ruelle. On l’avait poignardé dans le dos pour le dépouiller. Les deux adultes avaient ri aux éclats en imaginant la déception du voleur lorsqu’il avait plongé ses mains dans les poches du soûlard pour n’y trouver rien d’autre que du vent. Ensuite la femme de l’aubergiste avait servi un verre de bière au garde pour le remercier de l’avoir fait bien rire.

Depuis, la petite s’était forgée une carapace. C’était bête, mais tant que son père était vivant elle avait gardé espoir d’une vie meilleure. Tôt ou tard, il reviendrait peut-être la chercher. C’était ce genre d’absurdité qu’elle se forçait à croire pour tenir le coup. Elle se devait d’être une brave et obéissante petite, surtout pour que son papa soit fier quand il passerait la porte de nouveau pour la ramener à la maison. Elle s’était convaincue que sa vie auprès des tenanciers de l’auberge n’était qu’un mauvais rêve et qu’à son réveil, sa vie redeviendrait celle d’avant. Mais ce n’était pas un mauvais rêve et, d’une certaine manière, elle s’était effectivement réveillée ce jour funeste où elle apprit sa mort. Sans plus aucune échappatoire elle s’était fabriquée, pour s’empêcher de souffrir, une carapace. Dans cette carapace, le papillon faisait tout pour survivre sans jamais pouvoir déployer ses ailes, mais c’était bien mieux ainsi, car quelqu’un les lui aurait brisées tôt ou tard. Dans cette carapace elle était en sécurité, elle était au chaud et surtout elle ne souffrait pas d’avoir été abandonnée une troisième fois.

Elle tenait toujours serré dans sa petite main celle de cette femme, Frey, qu’elle connaissait à peine et qui était maintenant tout pour elle. Tout ce qu’elle était en train de vivre s’évanouissait peu à peu dans un brouillard de plus en plus épais. Björn, Malfred, le méchant et ce feu qui ne cessait de grossir, tout cela commençait déjà à s’enfouir au fond des méandres de son inconscient. Elle n’avait déjà presque plus de peine.

Frey avait, elle aussi, les yeux fixés sur les flammes. La fumée grise commençait à faire disparaître le corps. Au cours de toute son existence ici-bas, elle avait assisté à bon nombre de cérémonies semblables à celles-ci. Des rois, des guerriers, des prêtres et des gueux étaient morts. Tout le monde périssait sur la terre des hommes. Son heure à elle aussi sonnerait un jour, peut-être. Elle se rappela aussi les souvenirs d’avant, lorsqu’elle accueillait les braves guerriers vikings dans son domaine de la vallée de Vanaheim6. Elle était alors Helja7, la déesse de la mort qui leur rendait honneur en les accueillant à sa table. Sa relation à la mort n’était pas la même que celle du commun des mortels, sauf que les choses avaient changé. Elle aussi avait beaucoup changé. Elle n’était plus Freyja et encore moins Helja. Tout cela était tellement loin dans son esprit. Et Björn qu’elle ne reverrait plus jamais, ni dans ce monde ni dans le prochain…

Depuis qu’elle avait accueilli le petit Angus dans sa maison et, dès lors que son cœur s’était laissé attendrir par ce petit humain, elle avait essayé de se faire à l’idée que ses jours étaient comptés. Mais les années qui étaient passées semblaient lui donner tort. Le temps avait eu moins d’effet sur lui qu’elle ne l’avait cru et, à force, elle avait oublié qu’il était mortel.

Combien de fois Björn était-il parti combattre sans armure ni bouclier ? Combien de fois était-il revenu avec seulement le sang de ses ennemis sur ses vêtements ? Plus jeune, il s’était souvent engagé dans des batailles perdues d’avance. Il y avait eu le siège de Nidaros8 et nombre de révoltes dans l’un ou l’autre des neuf royaumes. Tantôt avec, tantôt contre les dieux, Björn choisissait son camp selon sa conscience. Maintes fois, il avait mené les armées d’Asgard à la droite de Thor. Il avait repoussé les géants du nord et était entré dans les profondeurs de la terre pour combattre les Alfes noirs. Il avait aussi vaincu Fáfnir9 et avait rendu aux dieux tout l’or que le dragon gardait précieusement. L’affrontement avait eu lieu dans les galeries les plus profondes de Nidavellir10 . Il avait alors pénétré dans une caverne plus grande que les autres. Des colonnes taillées dans la pierre grise faisaient mine de soutenir un plafond duquel suintait en permanence une eau calcaire. Avec le temps, les infiltrations avaient formé sur toute la voûte des stalactites et des fistuleuses,11 dont les extrémités tiraient vers l’ocre. À l’autre bout de la pièce des gours12 se succédaient et formaient une cascade immobile causée par le même goutte à goutte de calcaire.

Au milieu, de cette cathédrale sculptée par le temps, le dragon était couché sur une montagne d’or. Après un temps d’arrêt, les yeux de Björn s’habituèrent à la faible lumière qui sortait des cristaux de magnésium. Il s’était avancé tout droit vers l’animal qui faisait dix fois sa taille, sa masse roulant sur le côté de sa hanche droite. Le dragon se redressa sur son trésor et soudain, il bondit pour s’abattre sur le géant. Avant que le reptile n’arrive sur lui, Björn jeta son arme au-dessus de lui alors que son adversaire s’enroulait autour de son corps et resserrait son étreinte à la façon d’un boa constrictor. Les bras du géant étaient pris dans un étau et, déjà, ses mains commençaient à s’engourdir. L’animal approcha sa tête de sa victime. Björn sentait son haleine putride à chaque expiration. Quand le marteau toucha le plus gros des pics qui pendait au plafond, il y eut un craquement et bien avant que le reptile n’eût le temps de refermer sa gueule sur les épaules du géant, la concrétion de calcaire lui transperça le haut du crâne. L’animal tituba et finit par s’écraser dans un fracas de matière ocre et blanche juste à côté de Björn qui reprenait son souffle après avoir roulé sur le côté.

Peut-être que le sang du dragon avait réellement fini par le rendre invulnérable.

Frey tenait toujours les jeunes gens par la main et tous les trois avaient les regards perdus dans les flammes.

Vlad et le Frère Tobias étaient là pour les soutenir ainsi que tout le peuple de Bapaume qui regardait partir en fumée le géant dans un silence de circonstance.

6 Vanaheim : royaume des dieux Vanes dans la mythologie nordique.

7 Helja : déesse des morts dans la mythologie nordique.

8 Nidaros : ancienne capitale chrétienne de Norvège. Voire Trondheim.

9 Fáfnir : dragon mythique dans la mythologie nordique.

10 Nidavellir : désigne le monde des nains dans la mythologie nordique.

11 Une fistuleuse : en géologie, désigne une stalactite creuse en forme de tube par laquelle s’infiltre de l’eau.

12 Un Gour : en géologie, désigne une cuvette d’eau géologique naturelle faite de calcaire.

CHAPITRE 4

LE PETIT HOMME

Le destin est sournois certes, mais pas autant que l’homme qui vint interrompre la cérémonie. Les flammes atteignaient le dernier étage du bûcher quand il fit son apparition à quelques pas de Frey et des enfants. Il se matérialisa juste devant eux alors qu’aucun portail ne s’était ouvert et sans qu’aucune vibration de quelque sorte ne se manifesta. Il n’y avait rien que ce petit homme arrivé comme par magie à l’endroit même où il n’était pas une seconde plus tôt.

Sans dire un mot, il observait les flammes qui consumaient l’échafaud.

Vlad s’approcha accompagné de deux hommes en armes. Le petit homme lui adressa un sourire moqueur et disparut pour réapparaître presque immédiatement à côté de Gungnir, restée plantée dans le sol, là où Björn l’avait laissé avant de mourir. On avait bien essayé de la récupérer, mais personne n’avait été capable de l’arracher du sol. C’était comme si une force invisible l’attirait inexorablement vers le centre de la Terre.

Tous les regards s’étaient tournés à nouveau vers le petit homme lorsqu’il était réapparu et une rumeur était montée de la foule.

Frey fronça les sourcils. Elle parla fort pour qu’il l’entende.

- Qui es-tu petit homme ?

Sans lui prêter la moindre attention, ce dernier fit un pas en avant vers la chancelante et retroussa les manches de sa chemise sur ses biceps en laissant apparaître des bras blancs tachés de roux. Sans se préoccuper non plus de la foule ni des murmures, il se tourna vers la lance et baissa son pantalon jusqu’en dessous de ses fesses. Il sortit ensuite son pénis et tout en sifflotant, comme s’il était seul au monde, il arrosa la lance d’un jet d’urine.

Vlad dégaina son épée et accourut, prêt à en découdre, mais une fois encore, avant qu’il ne soit à portée, le petit homme s’éclipsa pour ensuite réapparaître de l’autre côté du bûcher, dans la même position, les cuisses écartées et les jambes arquées afin que son pantalon ne glisse pas plus bas. Il faisait maintenant face aux flammes, et tenait toujours son sexe dans sa main. Le jet de pisse chaude continua à jaillir jusqu’à ce que la vessie de l’insolent soit vide. Le petit homme secoua ensuite le morceau de chair molle qu’il avait dans la main avant de remonter son pantalon comme si de rien n’était.

Frey le harangua à nouveau.

- Petit homme ! Ça suffit !

Elle avait durci le ton et, cette fois-ci, il lui sembla qu’il l’avait entendue. Il commença à remettre les pans de sa chemise dans son pantalon. Puis, il se tourna et fit quelques pas pour se présenter à elle comme si, tout à coup, il s’était aperçu de sa présence.

- Dame Vanadis13 !

Il mima une révérence moqueuse à destination de son interlocutrice.

Elle, elle esquissa un geste de la main pour retenir Malfred, qui avait posé sa main sur le pommeau de son épée. Vlad qui s’était à nouveau rapproché, se stoppa net, lui aussi.

Le petit homme poursuivit.

- Je sais que ce n’est pas un jour heureux pour toi, mais cela pourrait être pire.

Elle soupira !

- Comment cela ?

- Tu es en train de pleurer ton fils ?

- Oui et ce n’est pas le bon moment pour venir ainsi me déranger.

- Au contraire. Je suis là à cause de lui.

Elle fronça les sourcils.

- Explique-toi petit homme et vite !

- C’est une longue histoire. Je lui dois trois vœux, un pour chacun de mes enfants. Il est venu me voir il y a quelques jours de cela. Ma très chère Abby lui a servi de la soupe et du pain noir et il m’a réclamé son dernier vœu. Alors je suis ici.

- Et quel était-il ?

- Cela ne te regarde pas. C’est entre lui et moi.

Le petit homme qui semblait ignorer toutes les règles de savoir-vivre entreprit d’enfoncer le reste de sa chemise dans son pantalon. Il réajusta la ceinture sur sa taille et pointa le doigt vers la lance.

- Ça, c’est un cadeau pour toi ! C’est toi qui me dois un vœu maintenant.

Il claqua son index sur son pouce, fit apparaître une pièce en or et la jeta aux pieds de Frey qui demeura perplexe. Ester se baissa pour ramasser la pièce dans la poussière et la lui tendre. Pendant que Frey observait le morceau d’argent, le petit homme bondit sur le bûcher et là, au milieu de la fumée grise et des flammes qui avaient déjà commencé à ronger les tapisseries, il disparut en emportant le corps de Björn.

13 Vanadis : autre nom de la déesse Freyja dans la mythologie nordique.

CHAPITRE 5

RÉVEILLE-TOI

Björn reprenait peu à peu connaissance.

Il n’aurait pu dire ni quand ni où il était. Il n’aurait pas pu dire non plus s’il était mort ou vivant.

Son corps commença à s’afficher dans son esprit sous la forme de contours flous qui devinrent rapidement de plus en plus consistants jusqu’à ce qu’enfin il prenne pleinement conscience de son existence

Il sentait ses yeux rouler sous des paupières trop lourdes pour qu’il puisse les ouvrir. Il lutta un instant, mais en vain. La conscience de soi se transforma rapidement en douleur. Il voulut hurler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. La douleur insoutenable qui prenait naissance dans son plexus solaire se répandait dans tout son corps. Ses poumons étaient en feu et sa tête prête à exploser. Le battement au-dessus de ses sourcils venait résonner comme un cœur au sommet de son crâne.

Allongé sur le dos, il sentait ses membres engourdis et était incapable de bouger. Il fournit donc un effort supplémentaire pour ouvrir les yeux et se sortir de cette léthargie, mais l’envie de dormir fut plus forte. La douleur dans son crâne l’empêchait de se concentrer sur les souvenirs qui revenaient par bribes à la surface et qui repartaient aussi vite, tels de vieux films pris au hasard et projeter sur un écran blanc. Certains de ces souvenirs lui étaient familiers, mais la plupart lui étaient, au contraire, étrangers. Il n’avait aucune idée de ce qu’il voyait.

Et cette migraine, et cette envie de dormir.

Il remontait lentement de sa torpeur et reconnut, dans sa bouche, un goût métallique dérangeant qui provenait probablement du fond de sa gorge. La douleur dans sa tête fut dépassée par celle de sa trachée lorsqu’il tenta de déglutir. Il avait la bouche pâteuse et sa langue collait à son palais. Le retour vers la surface s’arrêta tandis que la brûlure descendait dans sa poitrine.

L’espace d’un instant, il crut que son cœur allait s’arrêter de battre. Cette douleur invita de nouvelles images à se bousculer rapidement dans la multitude des pensées qui tournaient en rond à l’intérieur de son crâne. Il était incapable de n’en retenir aucune. Les mêmes images revenaient en boucle, mais il savait qu’il y en avait d’autres qui restaient cachées et celles-ci l’obsédaient.

Björn s’accrocha de toutes ses forces à sa volonté de se réveiller. Au bout d’un moment, son effort paya. L’environnement autour de lui reprit à son tour un peu plus de consistance. Il recommença à monter vers la surface et ressentit, sous sa nuque, la fraîcheur de l’herbe humide.

Il bataillait de toutes ses forces contre ce corps qui refusait d’obéir et, à force d’obstination, il devina cette même fraîcheur au bout de ses doigts. Sa main droite se referma sur une touffe d’herbe et ses doigts s’enfoncèrent dans la terre.

Il sentait la matière humide autour de ses premières phalanges et s’agrippa à l’image mentale de la terre qui pénétrait sous ses ongles. Cette sensation familière lui permit de se reconnecter à la réalité pour mieux s’extraire du néant dans lequel il se débattait.

À force de vouloir se réveiller, son corps fut pris de convulsions. Des décharges électriques parcoururent son corps depuis la pointe de ses pieds jusqu’au-dessus de sa tête. L’engourdissement de ses membres était bien réel, mais de nouvelles sensations envahirent le géant. Sous ses paupières encore fermées, la lumière du jour était bien réelle, tout comme la brise froide qui faisait maintenant se dresser les poils de ses bras.

Il entrouvrit enfin les yeux, mais les referma aussi vite. Malfred était au-dessus de lui et le secoua avec force.

- Björn, Björn…

Pas de réponse. Les mots s’évanouirent tandis que l’ours s’endormait à nouveau. Une heure passa avant qu’il reprenne connaissance. Ce fut l’odeur iodée du bord de mer qui le réveilla définitivement. Cette fois-ci, il n’était plus engourdi, bien au contraire, mais son corps n’était plus que courbatures.

Il se redressa et secoua énergiquement sa tête pour sortir de la brume.

Malfred était assis sur son côté gauche et se balançait d’avant en arrière. En voyant Björn s’agiter, il se remit d’un bond sur ses pieds.

- Vous voilà enfin réveillé…

Pas de réponse. Björn s’était mis debout à son tour et s’étirait en regardant la mer.

Toutes les images se bousculaient maintenant au portail de ses souvenirs. On dit qu’à l’heure de notre mort le film de notre vie défile devant nos yeux. Björn était mort et ce goût métallique dans sa gorge était celui de son propre sang. En ce moment même toute sa vie repassait dans sa mémoire et se terminait par le cercle de pierre, par Myrddin, par Malfred et par Frey qui le pleurait. Le film prenait fin sur son visage. Des larmes coulaient sur ses joues. Il se souvenait du désespoir qu’il avait pu lire dans ses yeux. Il avait été incapable de bouger, incapable de parler, il n’avait pu qu’assister impuissant, à la détresse de sa mère qui agitait frénétiquement son index au-dessus de son visage. Puis plus rien. Rien que le néant.

Et puis il s’était réveillé dans cet ici et maintenant. Il était debout face à la mer, tout en haut des falaises de Calais avec cette impression dérangeante de déjà-vu. La sensation était très difficile à décrire, mais encore plus à vivre.

Il avait déjà vécu ce moment !

- C’était un rêve ?

Cette question, par exemple, celle-là même qu’il s’entendait poser à Malfred, il se souvenait avoir déjà prononcé ces mots. Il les avait déjà entendus sortir de sa propre bouche avant même qu’il ne les ait prononcés.

- L’enfant, vous voulez dire ? Non je ne crois pas.

Ce fut la même chose pour la réponse qui avait résonné dans sa tête quelques millisecondes avant que les mots ne quittent les lèvres du jeune homme.

Celui-ci entreprit de lui expliquer comme il avait eu peur en se réveillant tout en haut de la falaise et en voyant que lui ne se réveillait pas. Il lui expliqua qu’il l’avait secoué et qu’il était même allé voir si l’enfant était toujours sur la plage, mais que l’eau avait recouvert le sable. Alors il était revenu près de lui et avait veillé sur lui.

Le géant ne l’écoutait déjà plus. Avant même de s’apercevoir que le soleil était déjà au niveau de son épaule gauche et que la luminosité du jour avait diminué de moitié, il se souvint qu’ils étaient en retard. Ou plutôt il se rappelait avoir eu ce sentiment impérieux de retard concernant le bateau qui ne les attendrait pas pour traverser jusqu’au pays Briton. Néanmoins, cette fois-