Étel coupable ? - Gisèle Guillo - E-Book

Étel coupable ? E-Book

Gisèle Guillo

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Beschreibung

D'où vient cet étrange sentiment d'être observée ?

Myriam se retrouve seule dans sa vie routinière : son compagnon, Tanguy, un écologiste adulé de tous, a disparu. Mais, miracle, son premier roman connaît d’emblée le succès, lui ouvrant les portes d’une vie brillante.
Cette œuvre, L’Archipel oublié, est l’archipel de souvenirs de lieux dont les noms font rêver : l’Amérique du Sud, la Costa Brava ou, plus proches, Bréhat, Saint-Guénolé, Étel, Arradon et les Logoden, Groix…
Mais quel secret cache le best-seller pour venir peu à peu assombrir les jours de Myriam ? Comment expliquer l’attitude des amis de Tanguy, Vincent Hermelin et Durandel, à son égard ? Et qui se cache derrière ces appels téléphoniques qui se multiplient : un ange gardien ou un maître chanteur ?

Un polar oppressant où les preuves surgissent bien plus vite qu'elles ne peuvent être détruites...

EXTRAIT

Dans la quiétude de l’appartement, la sonnerie du téléphone vrilla le silence. Comme si elle était projetée par un ressort, Myriam se dressa de son siège, bondit à travers la pièce, saisit l’appareil.
— Allô, j’écoute…
— C’est moi…
— Basile ?
— Oui.
— Alors, souffla Myriam, tu as des nouvelles ?
— Oui, mais rien de définitif.
— Ah, fit-elle, déçue, c’est long !
—Et ce n’est pas fini. On n’est pas en train de distribuer des récompenses à des gamins de sixième. Rends-toi compte, il s’agit quand même du Prix Servier-Villain, l’équivalent du Goncourt, enfin presque… Alors, il faut patienter. Le jeu en vaut la chandelle.
À l’autre bout du fil, la voix de Basile était rassurante :
— On n’est jamais qu’à la fin du deuxième tour.
Pour le troisième, on va assister à des alliances, à des contre-alliances…

A PROPOS DE L’AUTEUR

Gisèle Guillo fait partie des Bretons de Paris : carrière parisienne mais fréquents séjours en Bretagne, notamment à Arradon. Dans ses romans, quel que soit le lieu où se déroule l’intrigue, la mer n’est jamais loin. Agrégée de Lettres Modernes, elle a enseigné la littérature comparée et la linguistique, a publié des ouvrages scolaires et universitaires. Elle finit par succomber à sa passion pour la littérature policière et signe ici son treizième polar.

À PROPOS DE L'ÉDITEUR

"Depuis sa création en 1996, pas moins de 3 millions d'exemplaires des 420 titres de la collection « Enquêtes et suspense » ont été vendus. [...] À chaque fois, la géographie est détaillée à l'extrême, et les lecteurs, qu'ils soient résidents ou de passage, peuvent voir évoluer les personnages dans les criques qu'ils fréquentent." - Clémentine Goldszal, M le Mag, août 2023

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Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.

I

Dans la quiétude de l’appartement, la sonnerie du téléphone vrilla le silence. Comme si elle était projetée par un ressort, Myriam se dressa de son siège, bondit à travers la pièce, saisit l’appareil.

— Allô, j’écoute…

— C’est moi…

— Basile ?

— Oui.

— Alors, souffla Myriam, tu as des nouvelles ?

— Oui, mais rien de définitif.

— Ah, fit-elle, déçue, c’est long !

— Et ce n’est pas fini. On n’est pas en train de distribuer des récompenses à des gamins de sixième. Rends-toi compte, il s’agit quand même du Prix Servier-Villain, l’équivalent du Goncourt, enfin presque… Alors, il faut patienter. Le jeu en vaut la chandelle.

À l’autre bout du fil, la voix de Basile était rassurante :

— On n’est jamais qu’à la fin du deuxième tour. Pour le troisième, on va assister à des alliances, à des contre-alliances…

— La cuisine des directeurs de collections, fit Myriam.

— Les Éditions Duchasse vont lâcher leur poulain en faveur de Cassary.

— Ils vont faire cela !

— À charge de revanche pour l’Intereuropéen. On se partage le gâteau, comme d’habitude.

— Alors pour le troisième tour ? demanda Myriam.

— Ce sera un tour pour rien. Les choses sérieuses vont commencer au quatrième. Là, c’est du chacun pour soi. L’embêtant, c’est la mère Lepeautre. Entre attachés de presse, on se comprend. Elle est en embuscade.

— Qui ça ?

— Mady Lepeautre ; elle a tout fait pour pousser son poulain…

— Tu le connais, le poulain ?

— Toi aussi, tu le connais. On le voit partout en ce moment… un freluquet qui se donne des airs de bourlingueur de luxe ; il est photogénique, adore s’écouter parler ; bref, un bon client pour les plateaux de télévision.

Myriam caressa nerveusement les accoudoirs du fauteuil.

— Alors, c’est fichu ?

— Mais non, rien n’est joué. Nous ne sommes pas mal placés ; on a des billes en réserve. D’abord, ton bouquin, c’est un premier roman ; dans le milieu, personne n’a jamais entendu parler de toi. Et cela, c’est bon, très bon, parce que les gens adorent découvrir du neuf, quelqu’un de complètement nouveau. Et puis, quand même, n’oublions pas l’essentiel, la qualité. On a beau dire ce que l’on veut, les jurys se trompent rarement et, au final, les lecteurs non plus.

La gorge serrée, Myriam se taisait. Ses ongles griffaient le cuir du fauteuil.

— Tu ne dis rien ? – la voix de Basile se fit plus chaleureuse – Il est fort, ton bouquin, très fort. On ne t’en a pas beaucoup parlé. On ne se dit pas ce genre de choses dans la maison… par pudeur peut-être ; et, pourtant, on devrait. Tu as du talent, tu sais…

— Tais-toi !

Myriam fut surprise par le son de sa propre voix, rauque, étouffée comme un cri… ou un sanglot.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien. Mais les compliments, cela me gêne un peu… Tu comprends, je n’ai pas l’habitude.

— Alors, on s’arrête.

— Et pour la suite – Myriam avait recouvré sa voix habituelle – pour la suite, je te rappelle dans combien de temps ? Une demi-heure ? Une heure ?

— C’est moi qui t’appelle, dit Basile. Toi, tu ne bouges pas, tu attends. Cela peut être long. J’ai prévenu chez moi que je rentrerai tard. Tiens, on vient de refermer les portes. C’est reparti pour un tour… ou deux. À tout à l’heure.

Basile avait coupé. Il n’y avait plus rien d’autre à faire qu’à attendre, à essayer de se détendre. La tête à demi renversée contre le dossier du fauteuil, Myriam laissa son regard errer sur le décor familier : des photos d’Amazonie, posées un peu partout, les étagères de la bibliothèque croulant sous les livres entassés n’importe comment. Depuis la mort de Tanguy, depuis qu’elle vivait seule dans l’appartement – presque six mois déjà – elle n’avait pas encore trouvé le courage de s’attaquer au fouillis de la bibliothèque… Pourtant, elle méditait sans cesse toutes sortes de réaménagements : remplacer la table marocaine par un guéridon verre et acier, installer deux petits canapés à la place des sièges en cuir, et bien d’autres changements qu’elle remettait toujours à plus tard. Pourquoi plus tard ? Lorsqu’elle se posait la question, Myriam éludait la réponse.

Elle consulta sa montre, il y avait à peine une vingtaine de minutes que Basile avait raccroché. Elle se leva, ouvrit une fenêtre. La rumeur de la circulation du boulevard Denfert-Rochereau, tout proche, s’enfla, envahit le salon.

— Insupportable, se dit-elle.

Elle referma la fenêtre et, pour tromper son impatience, décida de ranger le grand sac de linge repassé, apporté le matin même par la femme de ménage. Elle passa dans l’entrée et commença ses rangements : les torchons sous l’évier de la cuisine, la lingerie dans la commode de la chambre. À chacune de ses allées et venues, elle traversait le vestibule et passait devant le miroir-sorcière qui faisait face à la porte palière. Ce miroir, c’était un caprice de Tanguy.

— C’est un troisième œil, disait-il, qui brouille les perspectives, qui emmène le regard au-delà de la vision normale vers une autre réalité, plus troublante que la vraie.

— Est-ce qu’on a besoin d’un troisième œil ? avait demandé Myriam.

Il avait haussé les épaules.

— Décidément, tu n’as aucun sens de la fantaisie.

Ce troisième œil, Myriam n’avait jamais pu s’y habituer. Elle détestait ce miroir-sorcière. À chaque passage, elle détournait le regard pour ne pas le voir.

Juchée sur un tabouret, elle empilait le linge éponge dans le haut du placard de la salle de bains, lorsque la sonnerie retentit. Elle faillit tomber en dégringolant de son perchoir, se rua vers le téléphone. Au bout du fil, Basile criait dans l’appareil :

— On l’a, ça y est ! C’est à nous !

— Tu veux dire que…

— On l’a, je te dis !

— Tu es… sûr… complètement… sûr ?

Submergée par l’émotion, Myriam bégayait. Elle entendit le rire de Basile ; il exultait :

— Cela va booster nos ventes et changer notre image, la tienne aussi !

— Donc, c’est bien sûr ?

— Puisque je te le dis ; et, si tu ne me crois pas, écoute – Tout d’un coup, Basile prit le ton que l’on emploie dans les communications officielles – Le Prix Servier-Villain a été attribué, au cinquième tour, au roman de Myriam Lebas L’Archipel oublié publié aux Éditions du Bois. Maintenant, poursuivit-il, de sa voix habituelle, rapplique en vitesse, on t’attend. La presse est déjà là. Je viens de t’envoyer un taxi. Fais vite.

Faire vite… Inutile de le lui dire deux fois ! À présent qu’elle avait recouvré ses esprits, elle n’allait pas traîner ! D’ailleurs, tout était prêt, son nouveau tailleur-pantalon, étalé sur le lit, soigneusement choisi en prévision de la circonstance, la blouse en soie mordorée, étoilée de dessins bleus, de l’exacte couleur de ses yeux. Elle enfila le tout, ouvrit la fenêtre ; le taxi attendait, garé sur le trottoir. Il ne lui restait plus qu’à enfiler ses escarpins à talons, cloués de strass, qui la grandissaient. Dernier coup d’œil au miroir. Elle soupira : encore quelques kilos en trop, mais le tailleur sombre l’amincissait et elle était magnifiquement coiffée. Elle était plutôt en beauté.

Elle attrapa son sac et passa dans le vestibule. Prête à partir, elle chercha ses clés, fourragea nerveusement dans son sac sans les trouver. Elle pivota du côté de la commode ; les clés étaient là, dans le vide-poches posé sur la commode, à leur place habituelle. Tanguy aussi était là… Tellement présent sur la photo, qu’il semblait encore vivant. Elle resta un instant, clouée sur place, hypnotisée par le regard de ses yeux bleu acier, un regard qui la fixait intensément, comme autrefois, qui semblait lui parler.

Mais aujourd’hui, en ce moment où sa vie était sur le point de basculer, ce regard prenait une acuité poignante, jusqu’à devenir presque insupportable. Elle saisit le cadre, le retourna, photo face au mur. Puis, elle sortit.

II

— Ainsi, c’est votre premier roman ?

— Oui… je… enfin… J’ai déjà…

Face à elle, le journaliste esquissait un sourire encourageant.

— Vous avez déjà fait des essais, c’est cela ?

— Oui, c’est cela, dit Myriam.

— Mais, auparavant, vous n’aviez jamais rien publié ?

C’était la question redoutée.

— Non… J’avais un peu écrit… des petites choses ; juste pour moi.

Sur les recommandations de Basile, elle ne devait en aucun cas souffler mot d’un premier roman, laborieusement rédigé un an auparavant, qu’elle avait réussi à faire publier “à compte d’auteur”.

— Je ne veux pas te faire de peine, avait dit Basile, ce n’était qu’un essai mais c’était absolument nul. Quand on pense à ce que tu viens d’écrire ! Il ne faut pas en parler, cela te ferait du tort.

Cependant, son interlocuteur insistait :

— Donc, avant L’Archipel oublié vous n’aviez jamais rien écrit ?

— Jamais.

Myriam se tortilla sur sa chaise pour trouver une position plus confortable. Elle respirait mal. Le studio d’enregistrement, complètement aveugle, était surchauffé. Le journaliste attendait visiblement un enchaînement qui ne venait pas. Il lui fallait meubler son interview ; il reprit la parole :

— Et comment vous vient l’inspiration ? À des moments précis, dans des lieux privilégiés ?

Pour l’inspiration, elle avait des réponses toutes prêtes. Elle se rappelait ce que disait Tanguy, qu’il fallait parfois accepter de perdre son temps, de faire le vide en soi pour se retrouver.

— Non, dit Myriam. J’ai eu des moments d’inspiration quand je pensais que je ne travaillais pas.

— C’est-à-dire ?

— Dans le métro… au café, devant un verre de vin…

— Vous aimez le vin ?

— Non, bredouilla Myriam, enfin, il m’arrive d’en prendre… de temps en temps…

— Et pourtant, vous parlez très bien du vin dans votre livre.

— C’est vrai, j’en bois rarement… mais je sais l’apprécier.

« Qu’est-ce que je raconte ? » pensa Myriam. « On va me prendre pour une alcoolique. Je suis en train de rater ma première interview. »

Deux heures plus tard, alors qu’elle arrivait au cocktail organisé pour fêter le Prix Servier-Vilain, Basile la coinça entre deux portes pour la réconforter :

— Mais non, ce n’était pas complètement raté…

— Ne mens pas ! J’ai été lamentable !

— Tu exagères, comme toujours. Disons que tes propos manquaient d’aisance, de liberté. Mais c’est normal, c’est ton premier passage à la radio. Tu vas voir, tu vas très vite en prendre l’habitude. En attendant, viens, entrons ; on t’attend.

— Cela me fait peur, tous ces inconnus. Il y a des critiques littéraires ?

— Évidemment. Mais pas uniquement. Des lecteurs déjà. Avec un verre de champagne, tu t’en tireras très bien. Allez, viens…

Il la poussa et elle entra. Desmaret, le directeur des Éditions du Bois, vint à leur rencontre.

— Bonsoir Myriam. C’est déjà plein de gens qui vous attendent. Venez, je vais vous présenter…

La main dans celle de Dupraz, elle traversa les trois salons en enfilade, parmi la foule des invités, dans le brouhaha. On se pressait déjà autour des buffets.

— Ce sont les bouffeurs, soupira Dupraz. Ils arrivent les premiers sans carton d’invitation, pour s’empiffrer, et disparaissent très vite. On n’arrive pas à les filtrer…

Dupraz attrapa le micro, prononça quelques mots. Et Myriam se retrouva un peu perdue au milieu des applaudissements et des flashs qui crépitaient, en train de serrer des mains, de répondre à des félicitations. Elle ne reprit ses esprits qu’à la deuxième coupe de champagne, en voyant venir vers elle Babeth Jarnaud. Myriam l’avait déjà rencontrée. Partout où il faut être vu, « la grosse Jarnaud », comme on l’appelait, promenait avec assurance un embonpoint avancé et une méchanceté pétillante qu’elle exerçait tous azimuts, bien au-delà de la rubrique politique qu’elle tenait dans un quotidien du soir. Redoutée autant qu’admirée, elle anesthésiait ses victimes sous une avalanche d’amabilités qui les laissait sans voix lorsqu’elle décochait sa flèche empoisonnée.

Elle fonça vers Myriam, l’embrassa.

— Alors, ma chérie, tu savoures ta victoire ? Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître !

Elle avisa une grande blonde qui bavardait tout près.

— Viens, je vais te présenter.

— Mais… je ne la connais pas…

— Justement. Allez, viens ! Ce n’est pas le moment de faire la timide.

Déjà Babeth interpellait la grande blonde :

— Ma chérie, quel plaisir ! Il y a un siècle qu’on ne s’est pas vues ! Tu sais que tu es très en beauté, ce soir. Si, je t’assure, tu as rajeuni – sa voix monta d’un cran – il est très réussi ton lifting…

Les yeux de la grande blonde flamboyèrent. Mais il en fallait plus pour désarçonner Babeth.

Elle agrippa Myriam, la poussa devant elle.

— Tu connais Myriam Lebas ?

— Pas encore, mais j’ai déjà lu son livre.

— Et tu as aimé, comme tout le monde…

— Beaucoup, j’ai beaucoup aimé, fit la blonde en s’adressant à Myriam, c’est plein de sensibilité, très construit malgré le flou apparent et, surtout, remarquablement écrit.

Le champagne aidant, Myriam flottait sur un nuage.

— Vous me faites un grand plaisir, dit-elle. Au début, quand le livre est sorti, j’ai eu peur du bashing.

— Vous aviez peur des réactions des critiques ? C’est cela ?

— Oui, c’est cela. Mais le buzz a bien fonctionné et nous sommes déjà très contents des premières résa des libraires.

— Qu’est-ce que c’est une résa ?

— Mais… une réservation. Et c’est vrai ce que l’on dit, ajouta Myriam, quand on a les followers avec soi, on a déjà gagné…

— Cela vous arrive de parler français de temps en temps ?

Myriam resta sans voix et, pour une fois, Babeth aussi. Mais Basile veillait sur son poulain. Il vint au secours de Myriam :

— On n’est pas obligé de parler toute la journée comme si on était à l’Académie française.

— N’empêche, reprit la blonde, cette discordance entre la langue écrite et la langue parlée, tout cela chez la même personne… Il y a de quoi s’étonner…

Elle tourna les talons, laissant Myriam abasourdie.

— C’est qui, cette nana ? demanda-t-elle.

— Anne Marie Menan. Elle s’occupe de la “com” dans la boîte de publicité de son mari, Jean-Luc Menan.

— Et avec eux ? Ce n’est pas un journaliste de Télé-Média ?

— Si. C’est Vincent Hermelin. Tu le connais ?

— Vaguement.

En fait, Myriam le connaissait un peu plus que vaguement. Elle l’avait rencontré, de loin, à plusieurs reprises. C’était un des nombreux amis de Tanguy et les amis de Tanguy ne l’avaient jamais acceptée. Elle avait souvent cherché à comprendre pourquoi. En vain.

— Et à côté ?

— C’est sa femme Margot.

Myriam dévisageait l’inconnue avec insistance.

— Elle est jolie et qu’est-ce qu’elle est élégante !

— Pas difficile, cracha Babeth, et ça ne lui coûte pas cher. Margot Hermelin dirige la rubrique mode d’un magazine franco-américain. Ses fringues, on les lui prête.

Il était temps de clore l’incident :

— Allez, viens, dit Basile, on va essayer d’attraper quelque chose au buffet. Il faut que tu te sustentes. N’oublie pas que demain, pour ton premier passage à la télévision, il faut que tu sois en forme. On compte sur toi.

III

Ce premier entretien télévisé, Myriam en rêvait autant qu’elle le redoutait. Après une nuit agitée, le matin même, elle s’était offert une séance de réflexologie plantaire, censée la relaxer. Pourtant, elle sentait son cœur cogner dans sa poitrine lorsqu’elle entra dans le grand hall de Télé-Média. Dans le paysage audiovisuel, Télé-Média était la référence absolue. De son vivant, Tanguy fréquentait quelques grands noms de la rédaction, qui n’avaient jamais accordé à Myriam qu’une politesse teintée de condescendance. Une hôtesse l’accueillit :

— Je vous emmène à votre loge.

Myriam lui emboîta le pas le long de couloirs interminables, priant le ciel de ne rencontrer aucun visage connu. Mais, au bout du trajet, elle aperçut une silhouette tout en rondeurs. C’était Villeroy, spécialiste des questions africaines.

« Pourvu qu’il ne me voie pas », pensa-t-elle.

Mais il l’avait reconnue. Il vint vers elle.

— Madame Lebas, qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de votre visite ?

— Une interview… avec Marc Renards.

— Vous avez de la chance, c’est un des meilleurs connaisseurs de la littérature populaire, je veux dire contemporaine.

Il s’éloigna, non sans l’avoir gratifiée d’un salut cérémonieux.

« Trop cérémonieux », pensa Myriam.

De nouveau, elle suivit l’hôtesse, entra dans une pièce exiguë. L’hôtesse fit la lumière et lui montra un paquet.

— C’est pour vous, un cadeau de la station, dit-elle en lui désignant, un sac siglé d’une grande maison de parfums.

Puis la porte s’ouvrit.

— Je suis Agnès Véry, l’assistante de monsieur Renards. Nous avons un léger décalage sur le plateau. Mais ce ne sera pas long.

Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit de nouveau sur une petite boulotte souriante.

— Coucou, c’est moi, la maquilleuse. Je vais vous préparer. Si vous voulez bien passer cette serviette autour du cou… Ne bougez pas, j’en ai pour un instant.

Déception ! Myriam avait espéré un passage en salle de maquillage, des fards sophistiqués qui la mettraient en valeur… et pas ce barbouillage à la va-vite.

Quelques minutes plus tard, le visage enduit d’une épaisse couche de fond de teint, Myriam, dépitée, se regarda dans le miroir au-dessus du lavabo.

— C’est affreux, ce truc ; on dirait de la pommade… ça me blêmit… ça me fait des yeux d’albinos !

Heureusement, elle pouvait compter sur ses cheveux. Elle passa ses doigts sur les mèches de côté pour les faire gonfler. Pendant qu’elle attendait, seule, un moment qui lui sembla une éternité, toutes ses inquiétudes lui revinrent. On allait la questionner sur un fouillis de souvenirs très personnels, des moments, dispersés dans le temps et dans l’espace, toutes ces bribes de vie qui constituaient la trame de L’Archipel oublié. Bien sûr, elle s’était préparée, avait longuement classé des photos anciennes ou récentes, compulsé des notes. Mais, en ce moment, elle le sentait, sa mémoire flanchait. Lorsqu’on vint la chercher pour l’emmener vers les studios, elle s’efforçait encore de situer l’île de Bréhat par rapport à Saint-Malo.

Une fois sur le plateau, ce fut bien pis. Aveuglée par les spots, gênée par le poids des deux micros qu’on venait de lui glisser entre le chemisier et la veste, elle fut prise de panique en voyant entrer le journaliste chargé de l’interview.

— Bonjour, je suis Marc Renards et je suis très heureux de vous rencontrer.

Myriam appréhendait un feu roulant de questions dans lesquelles elle était à peu près sûre de patauger. Mais ce qu’elle redoutait n’arriva pas. Marc Renards la considérait avec bienveillance.

— Je ne vais pas vous demander comment vous avez fait le tri dans les paysages que vous évoquez. On a déjà dû vous poser cette question une dizaine de fois…

— C’est vrai, dit Myriam.

— Ni comment vous avez organisé vos souvenirs…

— C’est que je n’ai pas vraiment organisé…

Marc Renards approuva :

— Très bonne réponse. C’est précisément cela qui fait l’intérêt de votre ouvrage, cette façon dont vous vivez – revivez serait plus juste – votre passé, avec des moments qui font jaillir des visions très fortes. Quand vous évoquez les îles…

— Les îles ?

— Par exemple, cette plage de l’île de Bréhat, de façon très poétique, certes, mais pas seulement poétique. On devine une émotion… Cette façon dont vous décrivez le mouvement des vagues comme si vous le perceviez de l’intérieur, en vous-même… Cela participe plus de l’émotion que de la vision. Vous êtes d’accord ?

— Oui, fit Myriam.

— Est-ce que vous pourriez mettre un mot, juste un mot, sur le sentiment qui vous habitait à ce moment-là ?

Prise de court, Myriam se déroba :

— Non… je ne peux pas.

Marc Renards ne lâchait pas prise :

— Je ne veux pas être indiscret… Un amour ? Un regret ? Peut-être tout simplement un élan spontané vers la nature ?

— Je ne me rappelle pas vraiment, souffla Myriam, mais oui, vous avez raison, peut-être un élan…

Marc Renards parlait d’une voix très douce mais, sans qu’il y parût, ses questions devenaient de plus en plus personnelles :

— Je pense à d’autres passages… quand vous évoquez la Catalogne, les terres dans lesquelles, je vous cite, « le touriste ne fait que passer pour arriver au plus vite sur les plages de la Costa Brava. » Il y a là des pages où l’on sent une vraie tendresse pour le pays catalan, dans son entité paysanne. Je me trompe ?

— Non, c’est vrai ; vous avez raison.

— D’ailleurs, poursuivit Marc Renards, dans ces passages, vous employez plusieurs fois le mot « tendresse ». Vous vous sentiez habitée par la tendresse à ces moments-là ?

— Je ne… Je ne sais plus très bien, avoua Myriam.

— Est-ce que, en écrivant votre livre, vous avez eu conscience d’occulter délibérément des souvenirs, de vous forcer à oublier ?

Les questions se succédaient, auxquelles Myriam ne s’attendait pas. Au début, elle bredouillait des réponses incohérentes, inachevées, que son interlocuteur, avec une gentillesse qui ne se démentait pas, semblait mettre sur sa sensibilité d’auteur. Puis, peu à peu, l’entretien devenait plus intellectuel. On abordait des considérations générales sur les rapports entre le souvenir et l’oubli.

— Tout souvenir, aussi précis soit-il, demandait Marc Renards, est moins une résurgence du passé qu’une reconstruction du passé. Vous êtes de cet avis ?

— Tout à fait, répondit Myriam.

— Quant à l’oubli, selon certains, ce serait une thérapie… Seul l’oubli permettrait de vivre pleinement le présent… Vous êtes d’accord ?

— Pleinement d’accord, fit Myriam. Je l’ai expérimenté moi-même.

— Donc, fit Marc Renards, on pourrait conclure par cette formule : « Grâce à l’oubli, nous nous reconstruisons à chaque instant. » Vous êtes d’accord avec cette formule ?

— Pleinement d’accord, acquiesça Myriam.

Marc Renards semblait satisfait de son interlocutrice et surtout de lui-même. Il mit fin à l’entretien en assurant Myriam que ses confidences avaient projeté un éclairage précieux, « extrêmement intéressant », sur son ouvrage. Quand elle se retrouva dans la rue, Myriam se mit à récapituler l’interview, les questions, ses réponses. Elle dépassa la station de métro Dupleix sans s’y arrêter, elle avait besoin de marcher, de revivre l’entretien. Et elle n’était pas mécontente d’elle-même. Au fond, à part les premières minutes, elle s’en était plutôt bien tirée. Basile devait attendre son compte-rendu. Elle était impatiente de lui dire que, cette fois, elle avait fait honneur à sa maison d’édition.

Un taxi maraudait sur l’avenue de Suffren. Elle lui fit signe.

Arrivée à l’appartement, Myriam se dirigea droit vers la chambre. À la volée, elle jeta son sac sur le lit et, d’un coup d’épaule, se débarrassa de sa veste. Au moment où elle allait saisir son portable, elle se ravisa, passa dans le vestibule pour remettre ses clés à leur place habituelle. Tanguy – la photo de Tanguy – lui faisait face. Qui l’avait retournée du bon côté ? La femme de ménage, à coup sûr. Madame Da Silva était une aide ménagère zélée, consciente de ses responsabilités. Rien n’échappait à son œil de lynx. Au point que c’en était parfois lassant.

« Non », se dit Myriam, « je ne vais pas me gâcher la soirée à cause d’une photo ! »

Et, d’un geste rageur, elle replia le cadre, photo plaquée à l’envers, contre le bois de la commode.

IV

— Et cela continue, dit le libraire. Regardez !

Myriam regarda. À travers la vitrine du magasin, on voyait la file d’attente s’allonger sur le trottoir.

— Qu’un auteur ait autant de succès pour sa première séance de signature, j’ai rarement vu cela, dit-il.