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Imaginez un monde parallèle où Léonard de Vinci, François Ier, Charles Quint, Henry VIII, Soleyman le Magnifique et Hernan Cortés auraient côtoyé des fantômes, des elfes, des anges, des vampires et des dragons. Un monde où les salamandres sont magiques et les aigles ont deux têtes. Dans ce monde, l'Histoire telle que vous l'avez apprise en classe n'est qu'un théâtre où les Rois, les Papes, les Sultans et les Empereurs sont manipulés par des forces obscures en coulisses. De Paris à Jérusalem, de Tenochtitlan à Venise, de Londres à Istanbul, "1515-1526" est une grande saga mêlant fiction historique et fantasy épique à une échelle inédite. Aventures, complots, grandes batailles et magie raviront autant les amateurs d'Alexandre Dumas que de Tolkien et de George Martin.
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Seitenzahl: 2088
Veröffentlichungsjahr: 2020
Le Chroniqueur de la Tour
1515-1526
L’intégrale
© 2020 Le Chroniqueur de la Tour
Éditeur : BoD-Books on Demand
12-14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris
ISBN : 9782322221479
Dépôt légal : Avril 2020
Toute représentation ou reproduction partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou des ayant cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par la loi.
Nota bene : Pensez à regarder les appendices en fin de livre où vous trouverez des arbres généalogiques, des tableaux de référence, des cartes et une interview.
La conquête du pouvoir
L’odeur de chair brûlée se propagea à travers toute la baie.
La Havane était encore toute jeune : à peine quelques maisons et une première chapelle en bois, en attendant la construction d’une grande église en pierre. Pour fêter la consécration de la chapelle, trente indiens Taïnos avaient été ligotés à des poteaux. Une torche avait été jetée sur des fagots et de la paille à leurs pieds. La plupart des sacrifiés étaient très malades, déjà au seuil de la mort pour certains, avant même que les premières flammes n’apparaissent. Certains brûlèrent sans un cri : à peine eurent-ils la sensation que leur fièvre flambait. D’autres sortirent de leur torpeur et hurlèrent comme ceux qui étaient en bonne santé. Il y avait finalement encore beaucoup de vie en eux et elle se consuma rapidement. Ils effrayèrent les oiseaux qui s’envolèrent des arbres aux alentours.
Devant les bûchers, un prêtre avait les mains tendues en avant, les paumes chauffées par le feu alimenté de chair humaine. Après ça, je serai chargé à bloc de potestas, pensa-t-il. Je pourrai enfin retourner à Rome. Heureusement que nous avons découvert ce Nouveau Monde. Les âmes ne sont pas d’excellente qualité spirituelle, mais on peut faire beaucoup de sacrifices pour compenser. On ne peut pas sacrifier un hérétique comme Jan Hus tout le temps. Ah, celui-là ! Il avait une telle puissance spirituelle qu’il avait gonflé nos potestas pendant une décennie, à lui tout seul. C’était quand déjà ? Ah oui, il y a un siècle. Tout juste un siècle.
Derrière le prêtre, le Gouverneur de Cuba et fondateur de la ville, Diego Velázquez de Cuéllar était à genoux et la bouche de son visage massif était agitée par le murmure d'une prière. À ses côtés, un homme au visage plus fin faisait de même, avec encore plus de ferveur : le Magistrat Hernan Cortés. Mais son esprit était au loin et il priait surtout pour sa femme, originaire de l'île, qui devait être en train d’accoucher dans leur encomienda. Dans une étrange confusion, il assimilait les hurlements des sacrifiés à ceux de sa femme. La souffrance accompagne le don de la vie comme la réception de la mort.
Au loin, cachée sur les hauteurs des collines, une indienne Taïnos nommée Taoca était en train de brûler deux idoles en coton recouvert de pierres et de coquillages, à l'effigie de ses parents. Les pierres allaient retourner à la terre et les coquillages à la mer. Les zémis doivent toujours être le reflet du monde et ses parents sur le bûcher se réduisaient progressivement à des os noircis et à des cendres. Mais bientôt il n'y aura plus d'idoles car il n'y aura plus rien à refléter.Si rien n'est fait, mon peuple disparaîtra.
Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le Royaume de Dieu.
Jean 3, 3
« On voit le ciel bleu au travers des piliers des tours, de part et d’autre de la rosace », remarqua le Comte d’Angoulême de la branche cadette des Valois. Sous un éclatant et froid soleil de janvier, il pénétra dans la cathédrale Notre-Dame de Reims. Qui serai-je en ressortant ?
Les clameurs de la foule furent repoussées au loin par les murs et les voûtes multicentenaires. Le Comte d’Angoulême s’avança dans le silence épais de l’attente solennelle partagée par tout ce que le Royaume comptait de personnages importants : Grand Chambellan, Chancelier, gens de haute noblesse et principaux vassaux, gouverneurs, ambassadeurs et ministres, sans oublier l’élite ecclésiastique. Il était revêtu d'une robe de damas blanche, fourrée de martre. Ses pas résonnaient, démultipliés par les murs et les piliers décorés par les armoiries de toutes les grandes familles et villes de France. Il ralentit alors et prit une marche plus solennelle et silencieuse, contrôlant chaque muscle de ses jambes et de ses pieds pour fouler le sol avec la plus grande légèreté. Il devait être un humble serviteur qui ne voulait pas déranger la paix de la maison de Dieu. Face à lui, Robert de Lenoncourt, l’Archevêque de Reims, approuva et l’encouragea. Le Comte continua à avancer ainsi sur le dallage qui représentait un labyrinthe, le long et tortueux chemin de la terre vers le Ciel, de l’obscurité vers la lumière.
Arrivé devant le chœur, le Comte fut entouré par la lumière traversant les vitraux, qui se prolongeait dans les transepts en rayons rouges, mauves et bleus. Ils coloraient les dalles du sol à ses côtés. Ces rayons se mirent à danser et à se mélanger, de plus en plus intenses, de plus en plus vifs. Alors, sortant de l’éclatante blancheur, comme si des rayons pouvaient prendre des formes pleines, l’Ange au Sourire apparut. Ses ailes se déplièrent et envoyèrent des traits de lumière dans toutes les directions, rebondissant sur la nef et les arcades. Plus aucune lumière du soleil ne traversait les vitraux. C’était plutôt la lumière de l’Ange qui les traversait vers l’extérieur. Elle provoqua une clameur d’enthousiasme de la foule restée dehors. Les ailes de l’Ange se replièrent ensuite derrière son dos et il s’avança en flottant dans l’air. Il tenait dans ses mains une couronne sertie de joyaux des mêmes couleurs que les vitraux de la cathédrale. C’était de la lumière prise dans des pierres, un peu de divin et d’immatériel piégé dans le cristal.
Le Comte s’agenouilla. L’Ange leva bien haut la couronne en déployant à nouveau ses ailes puis il la déposa lentement sur la tête aux cheveux châtains parfaitement peignés. Au moment où il sentit pleinement le poids de la couronne, le Comte d’Angoulême devint le Roi de France. La couronne était lourde et le Roi dut tendre tous les muscles de son cou pour ne rien laisser remarquer. Il releva la tête et regarda l’Ange dont le sourire semblait plus inquiétant que rassurant à ce moment. Ses yeux bleus semblaient éclairer les profondeurs de son âme, jusque dans les recoins habituellement obscurs. Le Roi entendit alors une voix dans sa tête, une voix d’enfant flûtée et chantante : « À partir de maintenant, tu ne t’appartiens plus. Je saurai tout ce que tu fais. Tout ! » Le Roi vit le sourire de l’Ange s’élargir. C’est à ce moment qu’il remarqua que l’Ange avait replié ses ailes autour de lui et l’entourait dans une douce étreinte. Il faisait agréablement chaud dans l’espace entre les plumes lumineuses et chatoyantes. Un sourd bruit de battements de cœur rythmait le son continu de la circulation comme si le nouveau souverain était revenu dans le ventre de sa mère.
Brisant ce moment d’absolue félicité, l’Ange l’invita d’un petit coup de tête à se tourner vers l’assistance, désormais composée de ses sujets. Le Roi s’exécuta et l’Ange déplia ses ailes. Une puissante onde de choc traversa le Roi et se propagea parmi la foule de la cathédrale, claquant comme un coup de fouet. La couronne étincela dans la lumière de l’Ange. Jamais le Roi ne paraîtra plus beau à ses sujets qu’à cet instant. Tous les cœurs de l’assistance eurent un battement supplémentaire. Les pupilles se dilatèrent et les souffles furent suspendus. Toutes les fêtes les plus fastueuses et les cérémonies les plus pompeuses du règne qui commençait ne seraient qu’une forme corrompue de ce moment primordial.
Un brusque obscurcissement marqua la disparition de l’Ange au Sourire. Personne ne vit vraiment sa disparition et c’était comme si toute l’assistance s’était éveillée après un rêve lumineux. L’Archevêque de Reims s’avança alors vers le Roi. Il tenait des deux mains, avec le respect que l’on a pour les plus grands trésors, un reliquaire en or richement décoré où une petite fiole était tenue dans les serres d’un aigle redressé : la Sainte Ampoule. Elle contenait une huile sacrée apportée par une colombe descendue du ciel le jour du baptême de Clovis. L’Archevêque la décrocha des griffes de l’aigle, l’ouvrit et en retira une goutte grâce à une fine aiguille en or. Il la mélangea dans une petite coupelle dorée avec le Saint Chrême, une substance huileuse à la forte odeur de résine d’arbre. Le roi fut oint en sept endroits : sur le haut du front, à la base du menton, à l’emplacement du cœur dans la poitrine, sur l’épaule droite, sur l’épaule gauche, sur la paume de la main droite et sur la paume de la main gauche. « Par cette onction, tu es Roi par la Grâce de Dieu ! » Par la graisse de Dieu vu que c’est une huile, pensa un membre de l’assistance que nous préférons garder dans l’anonymat. « Vivat Rex in aeternum ! » scanda l’Archevêque. Des centaines de voix répondirent en écho dans la cathédrale et la remplirent d’enthousiasme et d’espoir.
Le Roi reçut ensuite le sceptre d’or surmonté d’une fleur de lys. Il était désormais pourvu du symbole qui commandait le respect de ses sujets. Il put entamer la lente procession à travers la nef vers le grand portail, avec les cloches qui sonnaient à toute volée. La première personne de l’assistance sur laquelle il posa ses yeux fut sa mère, Louise, qui dévorait du regard son fils avec une admiration sans limite. Le premier sourire du souverain fut pour elle, puis le Roi salua sa sœur, Marguerite, avant de continuer son avancée. Il se rendit compte un peu tard qu’il avait oublié de saluer son épouse, Claude. Elle se tenait déjà à deux rangées en arrière ; il n’allait pas se retourner ou rebrousser chemin pour elle.
Son attention se concentra sur une angoisse de plus en plus envahissante qui l’assaillait. Elle grandissait depuis que l’Ange l’avait fait naître à nouveau et replongé dans le froid et vaste monde : Qui suis-je en ressortant ? Le Roi n’avait toujours pas la réponse. Son regard se posa alors sur le revers du portail en bas sur sa droite. Il remarqua la “Communion du chevalier”, une sculpture où Abraham, couvert de la côte de maille d’un chevalier, recevait le pain et le vin du Grand Prêtre et Roi de Salem, vêtu d’une chasuble au drapé d’une élégante virtuosité. Le chevalier, la stature solide et l’épée bien visible dans son fourreau, était pourtant humble, la tête légèrement courbée vers le bas et il mendiait le réconfort et le pardon. Sa vie de violence, de peur et de souffrance se dissolvait dans la ferveur et la bénédiction. Je veux être ce chevalier.
Celui qui ressortit alors de la cathédrale de Reims était François Ier.
***
François quitta Reims sous les acclamations d’une foule de paysans et de bourgeois mêlés. Il chevaucha, à la tête du cortège royal, vers le monastère de Corbeny, au nord-ouest de la ville. Là, il se recueillit longuement dans la quiétude du lieu, essayant de calmer son esprit qui débordait après les événements de la matinée. Même les yeux fermés, il voyait en rémanence le visage de l’Ange et plus une nuit il ne s’endormirait sans l’apercevoir au moment où le sommeil l’envahirait.
En fin d'après-midi, alors que la nuit tombait déjà, François rejoignit le pavillon royal où un riche dîner était prévu avec de nombreux invités. Il s'approcha de Louise, sa mère, qui déposa un baiser sur son front. Elle sentit sur ses lèvres quelques traces de l’onction. François avait dû se pencher pour que sa mère atteigne son front : « Mon plus que jamais bien grand fils. Je n'ai jamais douté que tu finirais sur le trône.
— Quand vous me portiez dans votre giron, je n'étais pas franchement dans les premières places pour la succession.
— Tu étais à la première place dans mon cœur et le cœur d'une mère ne ment jamais. Je te donne ce cadeau. Puisse-t-il t’apporter bonheur et courage. »
Elle tenait l'objet caché dans ses mains jointes et fermées et le transmit dans la main de son fils en les entrouvrant légèrement. Il s'agissait d'une médaille argentée avec inscrit dessus dans des lettres entrelacées :
Je fais vivre le bon droit et périr l'injustice.
« C'est de l'argent des elfes de Bohême », chuchota la mère du Roi. François inspira plus vite que prévu : c'était un objet de très grande valeur et sans doute pourvu de pouvoirs magiques. Et quel signe plus évident des folies qu’une mère était prête à commettre pour son fils prodige que d’offrir à proximité d’un monastère un objet fabriqué par des hérétiques !
Mais le Roi ne fut pas embarrassé longtemps car lui aussi avait un cadeau pour sa mère et ce fut l'une des premières décisions de son règne : « J'ai décrété que le Comté d'Angoulême deviendrait un Duché. Vous recevrez également le Duché d'Anjou, les Comtés du Maine et de Beaufort. » Tout cela faisait de Louise l'une des nobles dames les plus fortunées du Royaume. Il sentit alors la médaille chauffer dans sa main. C'était plutôt agréable dans un premier temps mais devint légèrement douloureux au bout d'un moment. François avait entendu dire que les médailles elfiques pouvaient blesser ceux qui commettaient des actes contraires à ce qui était inscrit dessus. Pourtant il ne voyait pas ce qu'il venait de commettre d'injuste. Sa mère méritait amplement tous ces dons. Louise resta interdite et stupéfaite à l'annonce : c'était un énorme cadeau. Un cadeau royal. Comment en aurait-il pu être autrement ?
Le repas fut magnificent, mais François n’avait pas l’appétit des grands jours, ce qui voulait dire qu’il avait mangé autant qu’un homme ordinaire. Il savait que l’heure approchait. L’heure d’aller à la deuxième cérémonie du Sacre. L’Archevêque Robert de Lenoncourt l’avait mis en garde : « Le sacre dans la cathédrale de Reims est celui, lumineux, pour le peuple et les livres d’Histoire. Le deuxième, dans la crypte de la chapelle du monastère, est secret et sombre. Seuls vos prédécesseurs savent ce qu’il s’y passe exactement. » Et par définition, tous mes prédécesseurs sont morts, avait pensé le Roi. Tout cela était bien mystérieux, et François ressentit un mélange d’impatience et d’angoisse qui lui noua son grand estomac.
Le Roi se leva de table sur un signe discret de l’Archevêque. L’heure était venue. Mais alors qu’il allait sortir dans le froid mordant pour rejoindre la chapelle, la désormais Reine Claude se leva. Petite, en saisissant contraste avec son athlétique époux, elle se planta devant lui, les mains accrochées à la taille, et lui dit à voix basse d'un ton suspicieux :
« Je peux savoir où est-ce que tu vas ? ».
François la prit à l’écart des invités et de l’Archevêque, qui se mit à regarder, très gêné, le bout de son étole : « Mais enfin... On est dans un monastère... Je ne vois pas comment tu peux imaginer que..., lui chuchota le Roi.
— Oh, tu m’en as fait de pires pour aller courir la donzelle, lui rétorqua la Reine.
— Ce soir, et maintenant, ce n’est vraiment pas le moment.
— Maintenant que tu es Roi, cela va démultiplier les possibilités... La seule chose qui me rassure c’est que je n’aurai plus à faire tous ces efforts pour t’éloigner de l’ancienne Reine Marie. Si tu lui avais planté un bâtard dans le ventre, ton propre fils te serait passé devant dans l’ordre de succession car tous l’auraient cru de Louis XII.
— Puis-je passer maintenant ? demanda le Roi en penchant la tête et en cachant de plus en plus mal son agacement.
— François, je suis sans doute enceinte... Aucun sang ne vient. Et il aurait dû depuis un bon moment. »
Le regard du Roi pour son épouse changea et s’enflamma d’attendrissement et de bonheur. Décidément, quelle riche journée ! François enlaça brièvement Claude puis lui dit : « Ma mie. Repose-toi. Ne te tracasse pas. Nous devons régler certaines choses avec l’Archevêque. Tout Roi que je suis, j’ai des devoirs et j’entends les accomplir. Et j’entends accomplir tous mes devoirs envers ma Reine », ajouta-t-il en lui baisant les mains. Il voulut crier au monde entier : « À peine sur le trône, mon héritier est déjà en chemin ! » mais il se ravisa et suivit l’Archevêque dans la chapelle. Pas un seul moment l’idée que son premier enfant pourrait être une fille ne l’effleura. Aujourd'hui était un jour faste, les problèmes viendraient bien assez tôt.
François et l’Archevêque pénétrèrent dans la chapelle et elle sembla à François complètement différente de l’endroit où il avait prié l’après-midi même. Les chandelles projetaient une faible lumière, comme si elles peinaient à éclairer les ténèbres. Les statues et les crucifix n’étaient presque plus visibles, comme absorbés par le néant. Robert de Lenoncourt se déplaça sur le côté du bénitier de marbre posé dans une niche et descella une dalle du sol que rien ne distinguait des autres. L’air s’engouffra dans l’ouverture avec un bruit de souffle. Un escalier aux marches irrégulières s’enfonçait dans les profondeurs. De larges toiles d’araignée barraient le passage. L’Archevêque déclara d’un air solennel : « Personne n’est entré dans cette crypte depuis 17 ans. » François regarda l’ouverture avec appréhension. Mais n’allait-il pas devenir l’homme le plus puissant de la Terre, derrière le Pape ? Il n’allait sûrement pas renoncer. La conquête du pouvoir demandait du courage.
Il s'apprêta à prendre la torche de l'Archevêque mais celui-ci recula son bras. François fronça les sourcils. Il n’avait pas envisagé de devoir descendre dans une crypte plongée dans une totale obscurité. « Très bien, dit-il en avalant sa salive, Je suis le Roi. Je pourrais vous forcer à me donner cette torche.
— Vous ne serez tout à fait le Roi qu'en sortant de la crypte où vous devez entrer sans lumière. De toute manière, elle ne vous servirait à rien. » Il y avait de la tendresse dans le regard de Robert : puissants ou misérables, nous restons de simples mortels lorsque la peur nous prend dans ses griffes.
François descendit lentement les marches, laissant à chaque pas ses yeux s'habituer à l'obscurité. Il devait dégager des deux mains les toiles d'araignée et chaque fil cassé lui donnait l'impression de briser les frontières du temps, de pénétrer dans les profondeurs des âges. Une fois en bas, il n'y avait plus de toiles. Un couloir court faisait un coude. Passé ce tournant, François savait qu'il ne pourrait plus profiter de la faible lumière qui diffusait de la surface de l'ouverture. Il inspira profondément comme s'il allait plonger et s’avança dans le tournant. Il devait maintenant progresser par petits pas en posant ses mains sur les parois irrégulières, tel un aveugle. Le sol inégal le fit trébucher deux fois. Puis, au bout de quelques pas, François ne sentit plus rien au bout de ses bras : le couloir avait abouti à une large pièce. Le Roi se sentit comme un funambule sur le fil et il craignit de faire un pas de travers.
François choisit de faire le tour en longeant le mur sur la droite. C'est alors que le mur de la pièce lui apparut progressivement dans une couleur verdâtre. Un mur brillant ? « Non, ce n'est que du banal calcaire de Champagne. C'est notre lueur qu'il reflète », fit une voix éraillée. François sursauta et tous ses poils se hérissèrent sous un frisson qui disparut en lui laissant l'impression d'étouffer. Il tourna lentement la tête. Au milieu de pierres tombales fracturées, des lueurs verdâtres ondulèrent lentement puis prirent des formes de plus en plus distinctes : celles d'hommes généralement âgés et barbus, la plupart sveltes, d'autres plus gros. Certains portaient des traces de blessure probablement mortelles au front ou au ventre. L’un tenait sa tête séparée du corps entre ses mains. François comprit leur identité quand il découvrit le visage de Louis XII, son prédécesseur. Il avait devant lui les fantômes des Rois de France. De tous les Rois de France depuis Clovis Ier.
Certains semblaient presque endormis (les derniers Mérovingiens), d'autres avaient le regard farouche et dévisageaient d'un air hautain celui qui allait diriger ce qu’ils estimaient être encore leur Royaume. Sous ces regards, François eut l'impression d'être un usurpateur. L'atmosphère n'était pas vraiment à la joie de ce qui était finalement une grande réunion de famille.
Le fantôme d'un grand homme à la longue barbe flotta vers lui : Charlemagne : « Mmm... Vigoureux celui-là... Les Capétiens commencent à ressembler à quelque chose qui se rapproche de la vigueur de mon temps. » Hugues Capet derrière lui poussa un soupir tandis que Clovis affichait un rictus méprisant : « Ce sont les Maires du Palais qui donnent des leçons maintenant… » Imperturbable, Charlemagne poursuivit : « Nous t'accueillons dans l'assemblée que tu rejoindras définitivement à ton dernier souffle. Auras-tu alors été un grand souverain ? Cela dépendra entièrement de toi. As-tu quelque chose à nous demander ? Je vois que tu ouvres et que tu fermes la bouche comme une carpe échouée. » Des rires fusèrent, plus proches du chant de la corneille que de quoi que ce soit d’humain. Puis tous se turent, attentifs, sauf Charles VI qui continua à rire comme un dément pendant un instant. « Je... heu... vous n'êtes pas au Paradis ? » hoqueta François. La réponse fut un énorme rire général. Seul Saint-Louis afficha un air triste et mélancolique. Il était vraiment déçu de ne pas être au Paradis après tous ses efforts.
« Vous comprenez maintenant pourquoi tout ceci doit rester secret. Si nos sujets apprenaient qu'il n'y a pas de Paradis, notre beau pays deviendrait encore plus ingouvernable que d'habitude », dit Philippe Le Bel. Charlemagne fut un peu agacé par cette remarque, ce qui le fit gonfler de volume. Il préféra reprendre la direction de la conversation : « Nous vous mettons simplement en garde : nous ressentons que le Royaume de France va, à nouveau, entrer dans une grande tourmente. Peut-être plus grave que cette guerre dite de Cent Ans...
— S'il n'avait pas brûlé les Templiers, celui-là... », dit Charles V en désignant d'un coup de menton dédaigneux Philippe Le Bel qui répliqua : « Des comploteurs sodomites ! C’est plutôt la faute à Louis VII qui n’arrivait pas à satisfaire Aliénor au lit ! » Ledit Louis VII sembla gonfler sous la colère et allait se jeter sur Philippe Le Bel quand des vagissements stridents de bébé malade, évoquant des cris de harpies, se firent entendre. François discerna au sol le fantôme d’un nourrisson de cinq jours qu’il n’avait pas remarqué jusque là. C’était Jean Ier que son père Louis X prit dans les bras et berça pour le calmer.
Charlemagne reprit : « Nous voyons un Royaume encerclé. Nous voyons un Royaume divisé. Grands sont les périls. Etroits les chemins de la victoire. J’ai été désigné pour être ton conseiller. Je t’apparaîtrai à différents moments pour te guider. En attendant, je pense qu’il est temps que je te lègue quelque chose que j’ai gardé et qui m’est cher. Je ressens que tu es celui qui la mérite enfin. Essaie de ne pas me décevoir. » Sur l’une des pierres tombales apparut une longue et magnifique épée avec un pommeau doré et des quillons sur la garde en forme de dragons : Joyeuse, l’épée légendaire de Charlemagne ! Tandis qu’il s’en approchait stupéfait, quelques vers éclatèrent dans la tête de François :
« Nous avons fort à dire sur la lance
Dont Notre Seigneur fut blessé sur la Croix
Charles, grâce à Dieu, en a la pointe.
Il l'a fait enchâsser dans un pommeau d'or. ;
En raison de cet honneur et de cette grâce,
Le nom de Joyeuse fut donné à l'épée.
Les barons français ne doivent pas l'oublier :
C'est de là que vient « Montjoie », leur cri de guerre ;
C'est pourquoi aucun peuple ne peut leur résister. »
François tendit la main et s’attendit à voir disparaître l’épée dans l’éther. Mais sa main se referma sur le pommeau solide et il la souleva. Il ne put résister à faire des mouvements de taille et d’estoc pour apprécier son équilibre. Il fendit l’air mais aussi Childéric II et Charles III. « Oh ! Pardon ! », balbutia-t-il mais les deux Rois ne lui en tinrent pas rigueur et lui firent un sourire attendri. Ils devaient se rappeler le bon vieux temps où eux aussi avaient fièrement manié une épée.
La voix éraillée de Charlemagne retentit à nouveau : « Va et fais-en bon usage. Il ne te reste plus qu’à accueillir ton animal-emblème. Toi seul peux le voir, mais il aura des effets dans le monde des matières si tu apprends à l’apprivoiser. Ton prédécesseur avait un porc-épic, il me semble. » Louis XII approuva de la tête. « Voici le tien. » Les fantômes s’écartèrent et laissèrent place à ce qui ressemblait à un lézard géant avec une tête très aplatie et une longue queue effilée qui ondulait comme animée d’une vie propre. Sa peau n’avait pas d’écailles. Elle paraissait douce et luisait de couleurs irisées. Une salamandre.
François contempla l’animal avec un mélange de fascination et de répugnance. Il s’attendait à tout sauf à cela. Mais progressivement, la vue de l’animal ne lui provoqua plus de dégoût. Il sentit dans son cœur grandir affection et admiration pour la salamandre qui se coucha à ses pieds. Lorsque François releva la tête les fantômes commençaient à se désintégrer dans l’air. Seul Louis XII resta bien visible. Il indiqua d’un doigt spectral une petite fiole posée sur une pierre tombale : « C’est pour soigner les écrouelles demain. Enduis-en tes mains. » Puis il commença à se désintégrer mais d’une grimace il se reprit et il redevint aussi visible qu’auparavant. Il venait de mourir depuis bien trop tôt et il n’était pas encore prêt à quitter si vite la compagnie des vivants : « Comment va ma fille Claude ? » François était le cousin de Louis XII et la Reine Claude était la fille de celui-ci. « Elle va bien... Enfin, je veux dire qu’elle a été brisée de chagrin par votre trépas mais elle est tournée vers l’avenir. Nous attendons un enfant. » Le fantôme sourit puis sa désintégration s’intensifia. Avant de disparaître complètement son visage se transforma et Louis XII prit une figure sévère et suppliante : « Venge-moi, François ! Venge l’Honneur du Royaume de France ! » Sa voix se perdit dans le lointain tandis qu’il disparaissait complètement.
Quand François remonta de la crypte, les paupières battantes sous la lumière des cierges, l’Archevêque était en prière. En entendant les pas du Roi, il se releva, se retourna et s’inclina : « Votre Majesté ! » Son regard fixa Joyeuse que le Roi tenait à la main et ses yeux s’écarquillèrent brièvement. François avait préféré cacher la petite fiole dans une poche. Sa salamandre se promena dans les allées de la chapelle puis elle passa devant l’autel sans que l’Archevêque ne s’en aperçoive. Quelle journée mémorable !
Le lendemain, une foule de scrofuleux aux fistules purulentes et malodorantes à la base du cou attendait dans la cour du Monastère. François Ier toucha les plaies des malades et les marqua du signe de croix. « Le Roi te touche, Dieu te guérit. »
L’humanité n’a pas tissé la toile de la vie.
Nous n’en constituons qu’un fil.
Proverbe indien
Taoca lança les coquillages des zémis de ses parents le plus loin possible et ils disparurent dans les vagues de la mer. Puis elle quitta la plage et revint dans son village. Il était bâti dans une clairière de la forêt tropicale. Quelques enfants y jouaient avec une balle en coton. Par des coups d’épaule, de poitrine et de coude, ils évitaient de la faire tomber au sol. Taoca savait que la plupart étaient orphelins, comme elle. Bientôt eux aussi devraient travailler dans les plantations, sous la menace des arquebuses et du même fouet qui était utilisé pour les chevaux par les envahisseurs.
Lors de l’arrivée des Espagnols il y a quelques années, les Taïnos les avaient reçus pacifiquement. Après de multiples palabres, les « hommes blancs » avaient été considérés comme des dieux revenus du Pays des Morts, des Coaïbaï. Puis les mauvais traitements avaient commencé. Les petites pépites d’or et d’argent avec lesquelles les femmes ornaient leurs oreilles leur furent arrachées. On avait voulu les faire travailler de force. Les Taïnos s'étaient alors rebellés. La répression avait été terrible, les Taïnos ne pouvant rien contre les armures de métal, les arbalètes et les arquebuses. Taoca se souvenait du premier coup d’arquebuse qu’elle avait entendu. Cela avait été un coup de tonnerre meurtrier qui avait tué sur le coup son grand frère qui s’était tenu à côté d’elle. Taoca n’avait jamais rien vu d’aussi terrible. Une détonation et le crâne de son grand frère avait été fracassé, du sang et de la cervelle projetés tout autour de lui. Il n’y avait même pas eu de lance ou de flèche. C’était la mort elle-même que ces instruments avaient projeté. Taoca avait observé, hélas, de nombreuses autres utilisations de cette arme. Elle avait découvert, à côté des cadavres, les balles ensanglantées avec des petits fragments mous ou osseux collés dessus. Elle avait fini par comprendre. Il n’y avait aucune magie. Que de la froide et implacable mécanique.
Le cacique qui avait mené la révolte avait été pendu puis juste au seuil de la mort, il avait été brûlé devant l’un des Prêtres qui avait étendu ses mains. Toute la tribu avait du regarder son agonie. Depuis, toute la population taïnos, à l’exception des petits enfants, travaillaient en esclaves pour les Espagnols à orpailler dans les rivières, à construire les nouvelles colonies, à exploiter la terre qu’on écorchait à vif, à abattre les arbres, y compris ceux qui étaient considérés comme sacrés. Et une deuxième vague de malheur était apparue : les maladies contagieuses. Elles s’étaient propagées comme un feu sur de la paille sèche. La moitié de la population restante avait été décimée. Certaines des plus belles filles avaient été emportées par les Espagnols et on n’avait pas su ce qu’elles étaient devenues. Taoca avait échappé à la rafle car elle avait été la plus habile à grimper et à se cacher dans les arbres.
C’était donc un village au trois quart vide que Taoca traversait. Quelques vieillards se reposaient à l’ombre sur des hamacs tissés avec des fils de coton. Beaucoup des maisons circulaires en bois et en feuilles de hinea séchées étaient à l’abandon, le toit effondré. Certaines maisons avaient été brûlées durant la répression et nul n'avait senti le besoin de les reconstruire, ni d'achever leur démolition. Petit à petit, la végétation commençait à les recouvrir et à les digérer. Taoca se dirigea vers la seule maison rectangulaire, celle du nouveau cacique Guare. Il avait été désigné par les Taïnos, mais sous la forte surveillance des Espagnols qui s’assurèrent qu’ils choisissaient un homme prêt à collaborer avec eux de la manière la plus docile.
Taoca pénétra dans la maison rectangulaire et trouva Guare en train de boire du uicù, un alcool de manioc fermenté, tout en caressant négligemment les cuisses de la dernière de ses multiples femmes à avoir survécu : « Guare. Ça ne peut pas continuer comme ça. Nous allons tous disparaître. Il n’y aura plus personne pour adorer Yocahu dans quelques Lunes. » Guare se souleva avec peine, les gestes hésitants : « C’est les... les Dieux qui l’ont voulu. Juracan a fini par triompher de Yukiyu. Qu’y... qu’y pouvons-nous ? Tu peux me le dire ?
— Je refuse de croire que les Dieux qui nous ont bénis veulent soudainement notre disparition. Il doit y avoir un moyen !
— Tu veux faire... une nouvelle révolte ? C’est ça ? Tu veux finir comme... comme ton frère ?
— Non.
— Alors, viens... Marie-toi avec moi, on prendra du bon temps en attendant la fin... la fin du monde », dit Guare puis il se recoucha et plongea ses doigts dans l’entrecuisse de son épouse qui somnolait, abrutie encore plus que lui par le uicù. Le cache-sexe du cacique eut de plus en plus de mal à cacher quoi que ce soit.
Taoca réprima une remontée de nausée et continua : « Nous devons les combattre par ce qu’ils ne peuvent pas comprendre : par notre magie. Nos zémis doivent être à l’image du monde. Mais si on inversait ? Si nos zémis contrôlaient ce qu’il se passe ? On construirait des zémis à l’effigie de ces pourritures et on les ferait souffrir. » Guare se redressa, l’œil vitreux et l’haleine chargée mais il arriva à se concentrer sur Taoca comme s’il venait de dessaouler d’un coup : « Ne reparle jamais de cette sorte de magie ! Beaucoup trop dangereux. C’est par ces pensées impures que Juracan a triomphé de Yukiyu.
— Je n’en ai plus rien à faire de Juracan et Yukiyu ! » La réponse de Taoca sortit comme l’eau d’une jarre qui venait d’être percée et elle se mordit les lèvres à peine les derniers mots prononcés. Il était trop tard pour les rattraper. L’eau était répandue au sol. Elle comprit qu’elle venait de commettre une grave erreur.
Guare se leva d’un coup, repoussant sur le côté sa femme, qui émit une petite plainte. Il partit chercher un objet dans un recoin sombre de sa maison. Taoca toucha de sa main le côté de son pagne où était accroché l’éclat de coquillage qui lui servait de petit couteau. Guare revint avec le zémi à l’effigie de Taoca : c’était lui qui le gardait depuis que les parents de Taoca avaient été faits prisonniers par les Espagnols. Il en arracha les pierres et les coquillages, ne laissant que la forme nue en coton. Cela voulait dire qu’elle était bannie du village et impure. Les zémis doivent être à l’image du monde. Son bannissement était déjà effectif et irrévocable.
Taoca s’enfuit. Elle traversa la place centrale, manquant de heurter un vieillard somnolent dans son hamac. Elle alla noyer son chagrin et sa peur dans l’océan de verdure de la forêt qui couvrait les collines. Elle dérangea une nichée de tocororos qui éclatèrent en une nuée voltigeante multicolore. Les chants qui leur avaient donné leur nom sonnèrent comme des reproches. Les priiii-priii d’autres petits oiseaux éclatèrent à leur tour lorsqu’elle passa en trombe dans un sous-bois de grandes fougères. Elle courut par des sentiers visibles par elle seule. Quelques singes s’amusèrent à la suivre, au-dessus d’elle, en sautant de branches en branches. Ils croyaient peut-être qu’elle allait les rejoindre dans les arbres et jouer avec eux comme elle le faisait quand elle était petite. Mais le temps des jeux était fini. Elle écrasa sur son passage quelques escargots à la coquille jaune vif, elle qui les évitait habituellement avec adresse. Tout ce qu’elle avait cru solide, se trouvait maintenant vide. Plus rien ne serait comme avant.
Taoca courut, courut, au-delà du territoire qu’elle avait exploré, le plus loin possible de toute trace humaine, qui n’était que souillure. Le dégoût s'enroulait en elle comme une spirale sans fin. Elle désirait être embrassée et avalée entière par la forêt. Elle passa devant une grande plante aux feuilles lancéolées qui portait des baies rouges. Elle s’arrêta net, haletante. Elle savait que ces baies contenaient un poison et la plante en avait assez pour la faire mourir. Elle se vit détacher délicatement ces baies de leur pédoncule et les avaler une à une. Elle se vit mourir à ses pieds. Ce serait tellement plus simple. Elle tendit le bras vers le fruit le plus proche, une tentation douce-amère.
« Voilà une bien jeune fille pour savourer ces fruits. » C’était une voix éraillée qui avait parlé. Taoca se tourna de tous les côtés et ne vit personne. Elle se retourna vers la plante et vit derrière celle-ci une vieille toute ridée et presque sans dents. Ses longs cheveux blancs tombaient derrière ses épaules nues. Après un sursaut de surprise, elle reconnut Nocaona, qui avait été bannie du village après avoir proclamé dès l’arrivée des Espagnols qu’ils n’avaient rien de divin et qu’il fallait les repousser par tous les moyens dans la mer d’où ils étaient venus. Personne n’avait pu imaginer à l’époque qu’elle avait raison, mille fois raison. Lorsque le conflit avait finalement éclaté avec les envahisseurs, on l’avait recherchée dans la forêt pour lui permettre de revenir dans le village. La quête avait été vaine et on l’avait cru emportée et mangée par quelque bête féroce.
Nocaona saisit un fruit de ses doigts maigres aux articulations noueuses et le mangea en faisant la moue : « Beuuh ! Amer ! Je te souhaite d’avoir un autre goût dans la bouche au moment où tu mourras, jeune fille. Si tu es attirée par ces fruits, ce n’est pas pour ta langue, mais pour ton esprit qui cherche le repos éternel.
— Je n’en ai... plus vraiment envie, répondit Taoca en affichant une petite moue dégoûtée.
— Ah…, dit Nocaona d’un air faussement intrigué, en soulevant l’un de ses sourcils blancs. Il y a donc quelque chose qui te retient encore ici. Qui te fait remettre à demain ton entrée dans le pays des Coaïbaï. Viens... Je t’invite chez moi. Nous avons beaucoup à discuter, jeune fille. »
La vieille femme emmena Taoca très profondément dans la forêt. Des fleurs et des arbustes, des cris d’animaux et des bruits furtifs qu’elle n’avait jamais vus ou entendus commencèrent à submerger la jeune fille. Elle essayait de prendre des repères mais il lui fut rapidement clair qu’elle ne retrouverait pas le chemin du retour. « À quoi bon ? se dit-elle. Je ne peux plus retourner au village de toute manière. » Cela l’inquiéta néanmoins. La solitude qu’elle avait recherchée avait été une protection. Maintenant elle suivait Nocaona et redevenait dépendante.
Sous la pénombre soudaine d’un énorme nuage orageux, elles arrivèrent à un cours d’eau qui était alimenté par une petite cascade qui jaillissait entre deux grands arbres. Leurs racines enserraient des pierres recouvertes de mousse comme des serpents le feraient avec leur proie. Un peu à l’écart du cours d’eau, des morceaux de branches sous lesquels quelques geckos se reposaient formaient une hutte sommaire. Il n’y avait pas vraiment de toit, mais sous la protection de la canopée, la pluie de l’orage qui était en train d’éclater ne mouilla que peu le sol. Il faisait presque sombre comme dans la nuit et la végétation semblait gonfler pour pouvoir mieux s’abreuver de gouttes de pluie. Nocaona invita Taoca à s’asseoir avec elle au milieu de déchets de coques et de pépins de fruits, de cuticules d’insectes et de coquilles d’escargots qui donnaient une idée de ce que mangeait la vieille femme. « Je vais devenir comme ça moi aussi ? Elle a été bannie comme moi du village », pensa Taoca.
« Que cherches-tu, jeune fille ? La mort ou la vie ?
— Je cherche... une vie. Mais pas celle que j’ai eu ces derniers temps. Je cherche à retrouver la vie d’avant... d’avant leur arrivée.
— Alors ce que tu cherches est impossible. Je peux te guider à nouveau devant la plante aux baies rouges ou te donner un mélange de ma composition qui sera moins amer.
— Non ! Tu as raison... Plus rien ne sera comme avant. J’ai tant perdu de ma famille. Mais il y a sûrement un moyen de vivre... de survivre.
— Que cherches-tu jeune fille ? À vivre ou à survivre ?
— Je ne sais pas... Ce n’est pas un peu la même chose ? Tout ce que je veux c’est : les étrangers dehors ! J’ai imaginé qu’on pourrait inverser les zémis. Ce qu’on leur ferait deviendrait alors réalité. On pourrait torturer les étrangers et ils partiraient.
— Cette magie, cette sombre magie... Je ne la connais pas. Je sais qu’elle est pratiquée sur d’autres îles.
— Il faudrait que j’y aille alors…
— Le temps où nous pouvions nous unir à travers toutes les îles est révolu. Depuis bien des soleils nous nous sommes combattus ou ignorés. Il est trop tard. Un bien plus grand péril nous a avalés tous, un par un, comme les oiseaux attrapent les jeunes tortues sur la plage.
— Mais certaines regagnent la mer ! répliqua Taoca en haussant le ton.
— Et tu es toi, jeune fille, parmi ces tortues ?
— Il le faut ! Je le veux ! » répondit Taoca, encore un ton au-dessus. Elle donna un coup de pied rageur contre le sol.
Un éclair tomba sur un arbre proche, faisant étinceler les yeux et les quelques dents restantes de la vieille qui rit à gorge déployée : « Belle innocence de la jeunesse ! » Une fois son rire arrivé au bout de sa course, Nocaona regarda Taoca avec un mélange de pitié et de nostalgie. La jeune fille n’avait rien trouvé de drôle dans tout cela :
« Alors tu préférerais que je devienne comme toi ? À vivre seule dans la forêt et à ne rien faire, dit Taoca en regardant autour d’elle avec un air dédaigneux.
— Mais j’ai fait des choses. Fait certaines découvertes », répondit la vieille femme avec une pointe de fierté. Et pour la première fois, Taoca remarqua, à moitié cachées par des buissons, des cages grossières faites de lianes tressées et dedans elle distingua des squelettes de petits singes. La vieille femme suivit avec intérêt l’attention que Taoca portait à ce qu’elle découvrait.
« Que cherches-tu, jeune fille ? La survie ou la vengeance ? »
Taoca resta silencieuse. Non pas qu’elle hésitait sur la réponse. Celle-ci lui paraissait évidente comme si elle était enferrée en elle depuis longtemps. Elle se demandait comment elle en était arrivée à s’être laissée enfermer dans un labyrinthe dont la seule sortie était la suivante :
« La vengeance. La vengeance au prix de ma vie s’il le faut. Mais... il me faut trouver une arme.
— Tu l’as déjà…
— Je ne comprends pas…
— L’arme, c’est toi. »
Il y a deux manières de combattre : l'une par les lois, l'autre par la force :
la première sorte est propre aux hommes, la seconde propre aux bêtes;
mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde.
C'est pourquoi est nécessaire au Prince de savoir bien pratiquer la bête et l'homme.
Nicolas Machiavel
Quelques jours après son sacre à Reims et Corbeny, François Ier se recueillit dans la chapelle à Saint-Denis, puis il sortit et reçut les députations de Paris : prévôts, échevins, sergents du Guet, notaires, avocats, et bien d'autres. Une liste interminable. Chacun avait endossé ses plus beaux habits et les couleurs éclataient dans la brume glacée qui recouvrait villages et champs aux alentours. Le cortège finit par s'ébranler. Cerné d’étendards fleurdelysés qui se déployaient majestueusement, il traversa la grande plaine où avait lieu la Foire du Lendit à la fin du printemps et atteignit la capitale en traversant la Porte Saint-Denis. En empruntant la rue du même nom, il se dirigea ensuite vers le cœur de Paris.
Le Roi, juché sur un magnifique palefroi recouvert d'une houssure brodée d'or et d'argent, était précédé de douze pages vêtus de blanc et suivi de quatre cent archers. Il avançait sous un dais somptueusement décoré et constellé de fleurs de lys et il était vêtu d’un costume en toile argentée incrusté de joyaux. Les trompettes l'annonçaient à des lieues à la ronde et l'enthousiasme transportait le bon peuple agglutiné à chaque coin de rue et le long des venelles. La ville explosait de vivats et d’acclamations qui couvraient presque le son des cloches de Notre-Dame. Le Bon Roi au grand sourire montra sa générosité envers le Bon Peuple et dans de grands gestes, il lança des pièces de monnaie à la foule. On ramassa une dizaine de personnes piétinées dans la cohue qui s’ensuivit. Les Archers du Guet eurent toutes les peines à rétablir l’ordre. Après le passage du Roi, un crieur annonça un calendrier de festivités comme Paris n'en avait jamais connu : jeux d'épée et de lances, tournois de toutes catégories, kermesses et fêtes dansantes pendant plusieurs jours des Tournelles à la Tour de Nesle.
La procession traversa le Pont au Change sans voir la Seine, tant se serraient des deux côtés les maisons des joailliers, des orfèvres et bien sûr des changeurs. Tous avaient laissé un temps leurs balances, leurs petits réchauds et leurs outils pour regarder passer le Roi. Le souverain leva la main droite et les salua en souriant. La haute tour rectangulaire du Palais de la Cité émergeait devant sur la droite. François allait loger dans ce Palais avec sa Cour pour quelques jours mais il lui tardait de retrouver la douceur du climat angevin et la beauté des bords de la Loire. Il n’avait jamais aimé le Palais de la Cité, qui était vieux et sombre. C'était un ensemble de bâtiments sans aucune unité et mal appariés. Ils avaient été construits et partiellement reconstruits au gré des besoins d'une douzaine de rois. Un tel empilement architectural ne trahissait que trop bien l'histoire chaotique du Royaume. François souhaitait éviter d’y séjourner à l’avenir et son esprit commençait à se promener le long des rues et des faubourgs à la recherche d’un site pour construire un nouveau Palais. Il y avait bien le Louvre à l’ouest, mais lui aussi était en mauvais état. Son donjon central était d’une vulgarité primitive indigne d’un Roi de son époque. Il faudra le raser et tout reconstruire.
Les premiers jours du règne devaient être consacrés aux différentes nominations. Les deux seules personnes de confiance dont François avait vraiment besoin étaient Marin de Montchenu et Ayne de Montmorency, deux amis avec lesquels il avait grandi dans le château d’Amboise. Ils avaient partagé leurs premiers succès à la chasse, leurs premières beuveries et ils avaient échangé leurs premières expériences avec les femmes (ils s’étaient échangés quelques femmes également).
Marin de Montchenu avait un visage fin, avec un menton en pointe et des yeux pétillants. Intelligent et méthodique, il avait un redoutable sens de l’organisation et c’est ainsi que François le nomma Maître de Cérémonie, chargé de faire tourner avec l’exactitude d’une horloge tous les rouages et le faste de la Cour. Il allait cumuler une autre fonction : celle de Maître de Chambre. François avait besoin d’une personne de confiance à ses côtés pour organiser non tant son logis que ses rencontres galantes, hors de la vue et des oreilles de la Reine Claude. À charge pour Marin de lancer des fausses pistes, de détourner les commérages, de jeter de la poudre aux yeux tandis que François s’accouplait joyeusement, l’esprit tranquille et concentré sur sa tâche.
Ayne de Montmorency avait le visage plus massif et carré et il avait un œil étrangement toujours plus ouvert que l’autre. Il possédait toutes les qualités requises pour accéder aux plus hauts grades militaires : loyauté, persévérance, courage et adresse au combat. Dans un élan d’amitié, dès que François avait compris qu’il était destiné à devenir Roi alors que Louis XII restait sans descendance mâle, il lui avait promis le poste de Connétable de France, c’est à dire le poste de Chef des Armées. C’est donc avec impatience qu’Ayne rejoignit son ami le Roi dans l’une des salles aux décors fleurdelysés du Palais de la Cité. François ôta le bouchon de cire d’une bouteille d'un vin de Loire et remplit deux gobelets. Les deux amis trinquèrent et s’assirent. Le Roi ne manqua pas au préalable de remarquer d’un air dédaigneux le velours des chaises, usé presque jusqu’à la trame. Ayne, qui n’avait rien remarqué, demanda : « Comment dois-je t'appeler maintenant ? Votre Majesté ? Monseigneur ?
— Pour toi et pour Marin, ce sera toujours François. Mais en privé seulement. En public, ce sera le vouvoiement et vous suivrez l'étiquette comme les autres.
— Il y aura deux François alors !
— J'espère que je ne serai pas déchiré en deux pour autant et que je resterai entier. » François but une bonne lampée de vin et se donna du courage car ce qu'il devait annoncer à son ami n'allait pas lui faire plaisir :
« Je dois nommer Charles de Bourbon au poste de Connétable de France. » François détourna vite les yeux d'Ayne et de son visage effaré. Il ressentit une vive douleur au thorax : le médaillon elfique offert par Louise et qu'il portait en pendentif venait de brusquement s'échauffer :
« Mais tu m'avais promis...
— Je regrette sincèrement. Je n'avais pas tout pris en considération. Bourbon est un puissant vassal avec un large territoire dans mon Royaume. C’est le descendant d’une branche cadette remontant à Saint Louis. Je ne peux pas le laisser sans poste et c'est le seul poste qu'il considère comme digne de sa personne et où il aura un minimum de compétences. Je n'ai aucun intérêt à l'offenser.
— Et moi, ça ne te gêne pas de m’offenser !
— Ayne, s’il te plaît, sois raisonnable. Je te supplie de ne pas me compliquer la tâche.
— Et en plus, Bourbon est un fourbe. Je l’ai déjà surpris en train de mentir plusieurs fois.
— C’est d’autant plus important de l’avoir à mes côtés, noyé sous les honneurs, que contre moi. Si je ne le prends pas, il sera aigri et dépité et fomentera quelque complot lorsque je serai parti.
— Parti ?
— Oui, parti. J’ai décidé de venger mon prédécesseur et de laver l’honneur de la France. Je vais partir en Italie et arracher Milan aux gobelins qui l’ont envahi il y a trois ans. Ce sera fait le plus tôt possible, dès cette année. Inutile de te préciser que c’est un secret absolu pour le moment. Un secret d’Etat. Tu es le premier à l’apprendre.
— Mais... nous avons un traité de paix avec Milan, signé il y a juste un peu plus d'un an. »
Les lèvres de François se soulevèrent doucement et ses yeux se plissèrent comme quand, ensemble, ils allaient jouer une sale farce au chambellan du château d’Amboise ou échapper à sa surveillance. Ayne n’était pas du tout dans le même état d’esprit et continua, le visage rougi par la colère : « Tu vas briser ce traité comme tu as brisé ta promesse. Je constate qu’il y a bien deux François : celui d’avant le Sacre et celui d’après ! »
Ayne se leva brusquement en manquant de peu de renverser sa chaise et il se dirigea vers la porte. François bondit et essaya de le rattraper tandis que la salamandre géante, invisible aux yeux d’Ayne, se faufila et se plaça devant la porte pour la bloquer. François rattrapa Ayne au moment où celui-ci essayait en vain d’ouvrir la porte : « J’ai besoin de toi, Ayne. J’allais te dire que tu étais nommé au grade juste en dessous de Bourbon avec charge de le surveiller et que tu seras chargé pour moi de missions secrètes. Dans les faits, tu seras bien plus important que lui ou que quiconque. » François avait posé ses mains sur les deux épaules d’Ayne et il sentit que celui-ci se détendait, s'adaptait et se résignait à la nouvelle situation. Le Roi continua : « Je ne suis plus libre de mes mouvements. Tous les regards sont posés sur moi. Je suis un prisonnier mais tu seras mes yeux et mon bras que je pourrai projeter hors de ma cage. Je te recouvrirai d’honneurs, de titres et de terres dès que j'en aurai la possibilité. » Ayne finit par se retourner vers son ami et déclara après une profonde inspiration : « Je m'excuse de m'être emporté. Ce que tu me demandes est une grande marque d'amitié et j'espère que je serai digne de ta confiance. »
Les deux amis s'étreignirent. La salamandre se détacha de la porte et retourna tranquillement se réchauffer près du feu de la cheminée. François et Ayne rejoignirent la table où ils se servirent une nouvelle rasade de vin pour fêter leur réconciliation. Le Roi, qui ne tardait jamais à aller droit au but, rompit en premier le silence une fois les coupes reposées : « La première chose dont je dois m'assurer est la neutralité de nos voisins du nord et de l'est : Henry VIII d’Angleterre et Maximilien du Saint-Empire. Je me charge du second mais je souhaite que tu te charges de préparer le premier. Tu seras mon ambassadeur spécial.
— On commence à raconter des choses sur Henry VIII. Il serait un...
— Oui, je sais ce qu'on raconte, l'interrompit François. Mais tu ne devrais rien avoir à craindre.
— Et qu'est-ce que je vais pouvoir lui offrir ?
— De l'or, de l'argent, des accords commerciaux... Quoi d’autre ? »
Ayne soupira :
« Ce qui me dégoûte c'est qu'il utilisera cette richesse pour encore mieux renforcer ses défenses à Calais.
— Peu m'importe le nord pour le moment. Que pèsent ces barbares par rapport au sud ? Le sud, Ayne ! L'Italie ! Les merveilles des Elfes de Florence ! La richesse de Venise ! J'échangerais une demi-douzaine de Calais juste pour pouvoir profiter d'une fraction des merveilles de ce mage, Leonardo da Vinci. »
Ayne dut reconnaître qu'en une chose le Roi François n'avait pas changé du François d’avant le Sacre : son amour éperdu pour les Arts de son temps était intact. Ses yeux et sa voix s'étaient enflammés comme s'il prêchait une nouvelle croisade. Ayne était beaucoup plus terre à terre et se rendit compte que François allait déclencher une guerre sans doute rude et largement meurtrière juste pour se rapprocher de tableaux, de sculptures et de somptueux palais. Quoiqu'il en soit, quand son ami s'enflammait de la sorte, Ayne savait qu'il avait les capacités de soulever des montagnes et que lui-même était prêt à le suivre jusqu'au bout du monde si nécessaire.
Ayne ramena la discussion à des choses plus concrètes à ses yeux : « Tu vas avoir contre toi la Ligue qui a vaincu Louis XII : les gobelins milanais contrôlés par Sforza, les nains de Suisse, le Pape et son armée de morts-vivants et les Vénitiens.
— Les nains sont têtus, je ne pense pas qu’on puisse les faire changer de camp. Le Pape va être difficile mais on peut espérer au moins la neutralité. Il faudra aller voir les Vénitiens en temps voulu. Je pense que tu pourras y aller après avoir assuré la neutralité d’Henry VIII. De ce projet jusqu’à sa réalisation, il y a encore loin de la coupe aux lèvres. Je tiens à ce que tout reste secret le plus longtemps possible. T’envoyer tout de suite à Venise ferait éventer mes intentions trop promptement dans le Milanais.
— Je vais beaucoup voyager…
— Voilà ! s’exclama François en donnant une bourrade à son ami. Tu vois ? Je t’offre l’occasion de rencontrer de belles Anglaises et de belles Italiennes. De quoi te plains-tu ? Tu me raconteras ? »
Pour moi, les forces de destruction n’ont jamais triomphé de la puissance créatrice.
Michel-Ange
Le Pape Léon X apposa les paumes de ses mains contre celles du Prêtre qui revenait tout juste de l’île de Cuba. Le flux de potestas était puissant. Le Pape, qui avait déjà une tendance à avoir de l’embonpoint avec son visage bouffi et son ventre proéminent, se sentit gonfler encore. Un terrible mal de tête se mit à pulser dans sa boîte crânienne et accapara sa conscience pour ne plus la lâcher. Il savait qu’il ne pourrait s’en débarrasser qu’en transmettant à son tour sa potestas accumulée à des cadavres.
Léon X quitta le Prêtre et partit avec la hâte relative que lui permettaient son manque d’exercice et ses jambes lourdes vers les souterrains du Vatican qu’il atteignit par un escalier en spirale. Là, une vingtaine de cadavres l’attendait sous un grand bas-relief représentant la Résurrection. C’étaient des cadavres de criminels, de femmes adultères et de voleurs qui dataient de trois jours, la période optimale. Les cadavres commençaient à présenter des taches vertes de putréfaction dans la région abdominale, au-dessus les intestins. Des odeurs pestilentielles furent perceptibles au nez épais du Pape. La rigidité cadavérique qui était apparue quelques heures après la mort commençait à céder le terrain à la liquéfaction des tissus.
Léon X déposa sur le thorax du premier cadavre ses avant-bras en formant une croix puis brusquement les tourna. Ses paumes touchèrent alors la région du cœur et le flanc droit à l’endroit où Jésus avait reçu sa blessure par une lance. À ce moment, le cadavre tressaillit tandis que le Pape était traversé par une onde de douleur (“comme un orgasme, mais qui fait mal”, avait précisé le Pape Clément IV dans ses notes pour son successeur). « Fauché dans la faiblesse, tu ressuscites plein de force » (Cor 15:43), prononça alors Léon X. La formule rituelle de nécromancie acheva le traitement. Le cadavre eut quelques spasmes qui se transformèrent en mouvements de plus en plus continus et coordonnés. Il releva la tête puis tout le tronc pour s’asseoir. Les paupières s’ouvrirent épisodiquement et les yeux vitreux roulèrent dans leur orbite. Puis le mort-vivant se mit debout et essaya de bouger avec les mouvements maladroits d’un petit enfant qui apprend à marcher. « Au suivant ! » Léon X passa au deuxième cadavre.
Les morts revenus à une illusion de vie, iraient rejoindre sa terrifiante armée de morts-vivants. Faire partie de cette armée était une punition pour avoir commis des péchés. Les vertueux, ceux qui n’avaient pas péché ou, avec plus de vraisemblance, ceux qui avaient confessé leurs péchés et payé des indulgences, étaient censés également être ressuscités et vivre dans le Paradis. C’était évidemment un énorme mensonge, destiné à s’assurer la docilité des peuples et des souverains auxquels l’Eglise faisait miroiter une félicité éternelle à condition de se plier à ses exigences.
Tandis que le rituel de ressuscitation se répétait, Léon X bénit la découverte du Nouveau Monde qui apportait tellement de potestas facilement acquise. Nul ne se souciait en Europe que l’on brûle à tour de bras des primitifs du bout du monde. Seuls les Espagnols pouvaient par proximité avoir quelques scrupules. Pour les apaiser, la Doctrine s’empressait de préciser que ces indigènes n’étaient pas des humains, mais des formes intermédiaires entre les animaux et les Hommes. Des sortes de brouillon de la Création. Or, que faisait-on des brouillons lorsque l’œuvre finale était achevée ?
Le vingtième cadavre fut réanimé et marcha avec les mouvements saccadés d’une grotesque chorée. Léon X céda la place à des prêtres spécialisés dans l’entraînement des morts-vivants. Il s’agissait de pouvoir les intégrer dans l’armée au plus vite. Le processus de résurrection ralentissait fortement la décomposition et chaque nouveau soldat pouvait servir pendant une vingtaine d’années voire le double pour ceux ressuscités par les nécromanciens les plus puissants. Or parmi les Papes qui avaient précédé Léon X, il y en avait eu des pas doués, notamment le Borgia Alexandre VI, toujours plus porté sur les plaisirs de la chair bien vivante plutôt que sur celle en voie de liquéfaction. Les soldats produits de son temps étaient en putréfaction avancée, quasiment des squelettes désarticulés, qui cliquetaient piteusement sur les champs de bataille. Comme l’avait dit le prédécesseur de Léon X, Jules II, c’était indécent de sortir ainsi, tout nu, sans un peu de chair pour habiller les os.