De l'Or et des Dieux - Le Chroniqueur de la Tour - E-Book

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Le Chroniqueur de la Tour

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Beschreibung

1519. Dans les îles des Caraïbes, les colonies espagnoles dépérissent. Le Gouverneur de Cuba et son bras droit, Hernan Cortés, finissent par découvrir qu'une civilisation riche et puissante, capable de construire de grandes pyramides, se trouve à quelques jours de navigation vers l'ouest. Une expédition est lancée mais les Conquistadors ne se doutent pas qu'ils ont réveillé la colère des Dieux. Les rumeurs d'une immense richesse parviennent également sur les côtes de l'Europe et corsaires et pirates ne vont pas manquer de vouloir prendre leur part de fortune. Complots, exploration, aventures sur terre et sur mer, créatures fantastiques... De l'Or et des Dieux vous offre un grand voyage dans les zones vierges sur les cartes qui excitent l'imagination et attisent la convoitise, à une époque où mythes et réalité se mêlent sans frontières.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Sommaire

Prologue 1

Prologue 2

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Prologue 1

L’odeur de chair brûlée se propagea à travers toute la baie.

La Havane était encore toute jeune : à peine quelques maisons et une première chapelle en bois, en attendant la construction d’une grande église en pierre. Pour fêter la consécration de la chapelle, trente indiens Taïnos avaient été ligotés à des poteaux. Une torche avait été jetée sur des fagots et de la paille à leurs pieds. La plupart des sacrifiés étaient très malades, déjà au seuil de la mort pour certains, avant même que les premières flammes n’apparaissent. Certains brûlèrent sans un cri : à peine eurent-ils la sensation que leur fièvre flambait. D’autres sortirent de leur torpeur et hurlèrent comme ceux qui étaient en bonne santé. Il y avait finalement encore beaucoup de vie en eux et elle se consuma rapidement. Ils effrayèrent les oiseaux qui s’envolèrent des arbres aux alentours.

Devant les bûchers, un prêtre avait les mains tendues en avant, les paumes chauffées par le feu alimenté de chair humaine. Il récupérait une énergie qui émanait des hérétiques en train de brûler : la potestas, qu’il allait ramener à Rome pour renforcer les pouvoirs du Pape.

Derrière le prêtre, le Gouverneur de Cuba et fondateur de la ville, Diego Velázquez de Cuéllar était à genoux et la bouche de son visage massif était agitée par le murmure d'une prière. À ses côtés, un homme au visage plus fin faisait de même, avec encore plus de ferveur : le Magistrat Hernan Cortés. Mais son esprit était au loin et il priait surtout pour sa femme, originaire de l'île, qui devait être en train d’accoucher dans leur encomienda. Dans une étrange confusion, il assimilait les hurlements des sacrifiés à ceux de sa femme. La souffrance accompagne le don de la vie comme la réception de la mort.

Au loin, cachée sur les hauteurs des collines, une indienne Taïnos nommée Taoca était en train de brûler deux idoles en coton recouvert de pierres et de coquillages, à l'effigie de ses parents. Les pierres allaient retourner à la terre et les coquillages à la mer. Les zémis doivent toujours être le reflet du monde et ses parents sur le bûcher se réduisaient progressivement à des os noircis et à des cendres. Mais bientôt il n'y aura plus d'idoles car il n'y aura plus rien à refléter. Si rien n'est fait, mon peuple disparaîtra.

Prologue 2

“Les Pyrénées scintillent au loin, couvertes de leur manteau de neige. Et derrière... derrière... les terres qui nous ont été volées”. Jean d’Albret, dit de Navarre, contemplait l’horizon dentelé par les montagnes vers le sud. Il se tenait debout sur l’escarpement rocheux devant le bourg de Sauveterre-du-Béarn et le long duquel le gave d’Oloron accélérait dans sa course effrénée vers l’océan. Le torrent pouvait être traversé à cet endroit par un pont fortifié avec une tour en son milieu. De là, une route menait à travers des cols vers la partie de la Navarre qui n’était plus qu’une province de la Castille depuis que le Roi Ferdinand l’avait annexée il y a quatre ans.

Jean de Navarre ne pouvait pas emprunter cette route, du moins pas encore. Il se dirigea vers la Tour Monréal, massive et rectangulaire, criblée de meurtrières et au sommet encorbellé d’un hourd. Jean entra dans la tour, non pas par la porte principale hersée mais par une poterne. Il jeta un dernier regard aux alentours. Il n’y avait personne à part un berger qui menait ses brebis bêlantes vers la rivière. Il était accompagné d’un chien gris charbonné aux longs poils emmêlés. À l’intérieur, le contact avec la pierre apaisa quelque peu l'anxiété de Jean. Il ne se sentait plus autant à découvert.

Sont-ils venus ? se demanda Jean en s’apprêtant à rentrer dans une pièce sans fenêtre, éclairée par quelques torches qui semblaient faire onduler les murs épais. Il vit des formes bouger, tapies dans la pénombre entre les torches. Un instant, il crut qu'il était tombé dans un piège et porta la main à son épée. Une première silhouette entra dans la lumière. C’était Pedro de Navarre, avec sa carrure solide et sa largeur d’épaule peu commune. Ce militaire aguerri détestait les Castillans et brûlait de prendre sa revanche sur les défaites des années passées. Jean de Navarre se détendit et laissa l’épée dans son fourreau.

S'avancèrent également Alfred de Grailly, qui avait ses terres au nord des Pyrénées mais qui était pleinement solidaire de ses compatriotes du sud, Pierre d’Agramont, qui souhaitait récupérer ses terres et son château près de Pampelune et Juan de Jasso, qui avait des terres et un château près de Javier. Se tenait également dans la petite pièce Felipe de Olmos, un jeune noble castillan à l’allure dégingandée qui était leur espion à la Cour du Roi d’Espagne. Il s’était senti spolié à la suite d’arbitrages royaux approuvés par le Parlement du Royaume. Depuis, il s’était secrètement rangé du côté du Royaume de Navarre.

Après avoir salué tout le monde, Jean demanda tout de go à l’humain : « Vous me confirmez bien la nouvelle, Felipe ?

— Oui, le Roi Ferdinand est malade. Il n’en a plus pour longtemps.

— La pourriture dévorera bientôt sa peau d’Espagnol ! » dit avec un plaisir évident Alfred de Grailly.

Felipe, le seul Espagnol dans la pièce, se sentit mal à l’aise quand tout le monde approuva d’un rire gras la saillie du vieux Navarrais.

« C’est donc le moment de faire notre Reconquista à nous et de chasser les Castillans de la Haute Navarre. Il va y avoir un flottement du pouvoir et le successeur de Ferdinand, le nommé Charles de Habsbourg est loin, au diable Vauvert dans sa Flandre. Il aura du mal à s’imposer. Je me trompe Felipe ? demanda dans une figure de rhétorique Jean de Navarre, car il savait qu’il avait raison.

— Il ne sera certainement pas le bienvenu. Par contre, le Grand Inquisiteur Cisneros va assurer la Régence. Et ce n’est pas un tendre…

— Je ne vois pas ce que cela change par rapport à la situation avec Ferdinand, dit Pierre d’Agramont d’un ton défaitiste.

— Cela change qu’il n’y a plus d’autorité incontestable, répliqua Felipe. Nous allons noyer Cisneros sous les intrigues. Et détourner son attention d’ici. La Navarre sera le cadet de ses soucis. »

Les regards se tournèrent vers Jean de Navarre qui finit par acquiescer : « D’accord mais les Castillans finiront quand même par nous tomber dessus, comme la dernière fois. » Son ton de voix était devenu triste et on pouvait imaginer que son esprit revoyait les chutes successives de tous les châteaux et de toutes les villes quatre ans auparavant. « Il faut donc se préparer non seulement à attaquer mais aussi à la riposte qui va suivre. Rassembler cinq mille soldats, Dix mille serait confortable. Il faudra recruter des mercenaires, français mais aussi peut-être espagnols, à condition qu’ils soient dignes de confiance. » Tous acquiescèrent, sauf Felipe de Olmos, tenaillé par l’impression de ne pas être à sa place. « Je ne dis pas ça pour vous, finit par préciser Jean de Navarre en voyant la mine un brin déconfite du noble castillan. Vous jouez parfaitement votre rôle à la place que vous occupez. »

Felipe de Olmos acquiesça en silence puis il déclara : « Il y a également une autre carte à jouer. Il faut attiser la haine entre l’Espagne et la France. Leur nouveau Roi, François Ier, semble ambitieux. S’il pouvait attaquer la Castille, ce serait parfait.

— Vous détestez vraiment à ce point votre propre pays, Felipe ? demanda Alfred de Grailly, à brûle-pourpoint.

— La Castille m’a pris l’héritage de mon père. Certes, il avait des dettes, mais les agents du Roi sont allés au-delà de ce qu’ils auraient dû prendre. Ils se sont bien rempli les poches au passage.

— Les déçus du Royaume partent en général vers les nouvelles terres au-delà de l’océan pour recommencer une nouvelle vie.

— Cela ne m’intéresse pas. Je ne veux pas tourner le dos à ma vengeance et fuir.

— Alors, c’est très bien, conclut Jean de Navarre. Vous avez carte blanche pour semer autant de troubles que vous pourrez. Entretemps, nous allons nous préparer. »

Chapitre 1

Taoca lança les coquillages des zémis de ses parents le plus loin possible et ils disparurent dans les vagues de la mer. Puis elle quitta la plage et revint dans son village. Il était bâti dans une clairière de la forêt tropicale. Quelques enfants y jouaient avec une balle en coton. Par des coups d’épaule, de poitrine et de coude, ils évitaient de la faire tomber au sol. Taoca savait que la plupart étaient orphelins, comme elle. Bientôt eux aussi devraient travailler dans les plantations, sous la menace des arquebuses et du même fouet qui était utilisé pour les chevaux par les envahisseurs.

Lors de l’arrivée des Espagnols il y a quelques années, les Taïnos les avaient reçus pacifiquement. Après de multiples palabres, les « hommes blancs » avaient été considérés comme des dieux revenus du Pays des Morts, des Coaïbaï. Puis les mauvais traitements avaient commencé. Les petites pépites d’or et d’argent avec lesquelles les femmes ornaient leurs oreilles leur furent arrachées. On avait voulu les faire travailler de force. Les Taïnos s'étaient alors rebellés. La répression avait été terrible, les Taïnos ne pouvant rien contre les armures de métal, les arbalètes et les arquebuses. Taoca se souvenait du premier coup d’arquebuse qu’elle avait entendu. Cela avait été un coup de tonnerre meurtrier qui avait tué sur le coup son grand frère qui s’était tenu à côté d’elle. Taoca n’avait jamais rien vu d’aussi terrible. Une détonation et le crâne de son grand frère avait été fracassé, du sang et de la cervelle projetés tout autour de lui. Il n’y avait même pas eu de lance ou de flèche. C’était la mort elle-même que ces instruments avaient projeté. Taoca avait observé, hélas, de nombreuses autres utilisations de cette arme. Elle avait découvert, à côté des cadavres, les balles ensanglantées avec des petits fragments mous ou osseux collés dessus. Elle avait fini par comprendre. Il n’y avait aucune magie. Que de la froide et implacable mécanique.

Le cacique qui avait mené la révolte avait été pendu puis juste au seuil de la mort, il avait été brûlé devant l’un des Prêtres qui avait étendu ses mains. Toute la tribu avait dû regarder son agonie. Depuis, toute la population taïnos, à l’exception des petits enfants, travaillaient en esclaves pour les Espagnols à orpailler dans les rivières, à construire les nouvelles colonies, à exploiter la terre qu’on écorchait à vif, à abattre les arbres, y compris ceux qui étaient considérés comme sacrés. Et une deuxième vague de malheur était apparue : les maladies contagieuses. Elles s’étaient propagées comme un feu sur de la paille sèche. La moitié de la population restante avait été décimée. Certaines des plus belles filles avaient été emportées par les Espagnols et on n’avait pas su ce qu’elles étaient devenues. Taoca avait échappé à la rafle car elle avait été la plus habile à grimper et à se cacher dans les arbres.

C’était donc un village au trois quart vide que Taoca traversait. Quelques vieillards se reposaient à l’ombre sur des hamacs tissés avec des fils de coton. Beaucoup des maisons circulaires en bois et en feuilles de hinea séchées étaient à l’abandon, le toit effondré. Certaines maisons avaient été brûlées durant la répression et nul n'avait senti le besoin de les reconstruire, ni d'achever leur démolition. Petit à petit, la végétation commençait à les recouvrir et à les digérer. Taoca se dirigea vers la seule maison rectangulaire, celle du nouveau cacique Guare. Il avait été désigné par les Taïnos, mais sous la forte surveillance des Espagnols qui s’assurèrent qu’ils choisissaient un homme prêt à collaborer avec eux de la manière la plus docile.

Taoca pénétra dans la maison rectangulaire et trouva Guare en train de boire du uicù, un alcool de manioc fermenté, tout en caressant négligemment les cuisses de la dernière de ses multiples femmes à avoir survécu : « Guare. Ça ne peut pas continuer comme ça. Nous allons tous disparaître. Il n’y aura plus personne pour adorer Yocahu dans quelques Lunes. » Guare se souleva avec peine, les gestes hésitants : « C’est les... les Dieux qui l’ont voulu. Juracan a fini par triompher de Yukiyu. Qu’y... qu’y pouvons-nous ? Tu peux me le dire ?

— Je refuse de croire que les Dieux qui nous ont bénis veulent soudainement notre disparition. Il doit y avoir un moyen !

— Tu veux faire... une nouvelle révolte ? C’est ça ? Tu veux finir comme... comme ton frère ?

— Non.

— Alors, viens... Marie-toi avec moi, on prendra du bon temps en attendant la fin... la fin du monde », dit Guare puis il se recoucha et plongea ses doigts dans l’entrecuisse de son épouse qui somnolait, abrutie encore plus que lui par le uicù. Le cache-sexe du cacique eut de plus en plus de mal à cacher quoi que ce soit.

Taoca réprima une remontée de nausée et continua : « Nous devons les combattre par ce qu’ils ne peuvent pas comprendre : par notre magie. Nos zémis doivent être à l’image du monde. Mais si on inversait ? Si nos zémis contrôlaient ce qu’il se passe ? On construirait des zémis à l’effigie de ces pourritures et on les ferait souffrir. » Guare se redressa, l’œil vitreux et l’haleine chargée mais il arriva à se concentrer sur Taoca comme s’il venait de dessaouler d’un coup : « Ne reparle jamais de cette sorte de magie ! Beaucoup trop dangereux. C’est par ces pensées impures que Juracan a triomphé de Yukiyu.

— Je n’en ai plus rien à faire de Juracan et Yukiyu ! » La réponse de Taoca sortit comme l’eau d’une jarre qui venait d’être percée et elle se mordit les lèvres à peine les derniers mots prononcés. Il était trop tard pour les rattraper. L’eau était répandue au sol. Elle comprit qu’elle venait de commettre une grave erreur.

Guare se leva d’un coup, repoussant sur le côté sa femme, qui émit une petite plainte. Il partit chercher un objet dans un recoin sombre de sa maison. Taoca toucha de sa main le côté de son pagne où était accroché l’éclat de coquillage qui lui servait de petit couteau. Guare revint avec le zémi à l’effigie de Taoca : c’était lui qui le gardait depuis que les parents de Taoca avaient été faits prisonniers par les Espagnols. Il en arracha les pierres et les coquillages, ne laissant que la forme nue en coton. Cela voulait dire qu’elle était bannie du village et impure. Les zémis doivent être à l’image du monde. Son bannissement était déjà effectif et irrévocable.

Taoca s’enfuit. Elle traversa la place centrale, manquant de heurter un vieillard somnolent dans son hamac. Elle alla noyer son chagrin et sa peur dans l’océan de verdure de la forêt qui couvrait les collines. Elle dérangea une nichée de tocororos qui éclatèrent en une nuée voltigeante multicolore. Les chants qui leur avaient donné leur nom sonnèrent comme des reproches. Les priiii-priii d’autres petits oiseaux éclatèrent à leur tour lorsqu’elle passa en trombe dans un sous-bois de grandes fougères. Elle courut par des sentiers visibles par elle seule. Quelques singes s’amusèrent à la suivre, au-dessus d’elle, en sautant de branches en branches. Ils croyaient peut-être qu’elle allait les rejoindre dans les arbres et jouer avec eux comme elle le faisait quand elle était petite. Mais le temps des jeux était fini. Elle écrasa sur son passage quelques escargots à la coquille jaune vif, elle qui les évitait habituellement avec adresse. Tout ce qu’elle avait cru solide, se trouvait maintenant vide. Plus rien ne serait comme avant.

Taoca courut, courut, au-delà du territoire qu’elle avait exploré, le plus loin possible de toute trace humaine, qui n’était que souillure. Le dégoût s'enroulait en elle comme une spirale sans fin. Elle désirait être embrassée et avalée entière par la forêt. Elle passa devant une grande plante aux feuilles lancéolées qui portait des baies rouges. Elle s’arrêta net, haletante. Elle savait que ces baies contenaient un poison et la plante en avait assez pour la faire mourir. Elle se vit détacher délicatement ces baies de leur pédoncule et les avaler une à une. Elle se vit mourir à ses pieds. Ce serait tellement plus simple. Elle tendit le bras vers le fruit le plus proche, une tentation douce-amère.

« Voilà une bien jeune fille pour savourer ces fruits. » C’était une voix éraillée qui avait parlé. Taoca se tourna de tous les côtés et ne vit personne. Elle se retourna vers la plante et vit derrière celle-ci une vieille toute ridée et presque sans dents. Ses longs cheveux blancs tombaient derrière ses épaules nues. Après un sursaut de surprise, elle reconnut Nocaona, qui avait été bannie du village après avoir proclamé dès l’arrivée des Espagnols qu’ils n’avaient rien de divin et qu’il fallait les repousser par tous les moyens dans la mer d’où ils étaient venus. Personne n’avait pu imaginer à l’époque qu’elle avait raison, mille fois raison. Lorsque le conflit avait finalement éclaté avec les envahisseurs, on l’avait recherchée dans la forêt pour lui permettre de revenir dans le village. La quête avait été vaine et on l’avait cru emportée et mangée par quelque bête féroce.

Nocaona saisit un fruit de ses doigts maigres aux articulations noueuses et le mangea en faisant la moue : « Beuuh ! Amer ! Je te souhaite d’avoir un autre goût dans la bouche au moment où tu mourras, jeune fille. Si tu es attirée par ces fruits, ce n’est pas pour ta langue, mais pour ton esprit qui cherche le repos éternel.

— Je n’en ai... plus vraiment envie, répondit Taoca en affichant une petite moue dégoûtée.

— Ah…, dit Nocaona d’un air faussement intrigué, en soulevant l’un de ses sourcils blancs. Il y a donc quelque chose qui te retient encore ici. Qui te fait remettre à demain ton entrée dans le pays des Coaïbaï. Viens... Je t’invite chez moi. Nous avons beaucoup à discuter, jeune fille. »

La vieille femme emmena Taoca très profondément dans la forêt. Des fleurs et des arbustes, des cris d’animaux et des bruits furtifs qu’elle n’avait jamais vus ou entendus commencèrent à submerger la jeune fille. Elle essayait de prendre des repères mais il lui fut rapidement clair qu’elle ne retrouverait pas le chemin du retour. « À quoi bon ? se dit-elle. Je ne peux plus retourner au village de toute manière. » Cela l’inquiéta néanmoins. La solitude qu’elle avait recherchée avait été une protection. Maintenant elle suivait Nocaona et redevenait dépendante.

Sous la pénombre soudaine d’un énorme nuage orageux, elles arrivèrent à un cours d’eau qui était alimenté par une petite cascade qui jaillissait entre deux grands arbres. Leurs racines enserraient des pierres recouvertes de mousse comme des serpents le feraient avec leur proie. Un peu à l’écart du cours d’eau, des morceaux de branches sous lesquels quelques geckos se reposaient formaient une hutte sommaire. Il n’y avait pas vraiment de toit, mais sous la protection de la canopée, la pluie de l’orage qui était en train d’éclater ne mouilla que peu le sol. Il faisait presque sombre comme dans la nuit et la végétation semblait gonfler pour pouvoir mieux s’abreuver de gouttes de pluie. Nocaona invita Taoca à s’asseoir avec elle au milieu de déchets de coques et de pépins de fruits, de cuticules d’insectes et de coquilles d’escargots qui donnaient une idée de ce que mangeait la vieille femme. « Je vais devenir comme ça moi aussi ? Elle a été bannie comme moi du village », pensa Taoca.

« Que cherches-tu, jeune fille ? La mort ou la vie ?

— Je cherche... une vie. Mais pas celle que j’ai eu ces derniers temps. Je cherche à retrouver la vie d’avant... d’avant leur arrivée.

— Alors ce que tu cherches est impossible. Je peux te guider à nouveau devant la plante aux baies rouges ou te donner un mélange de ma composition qui sera moins amer.

— Non ! Tu as raison... Plus rien ne sera comme avant. J’ai tant perdu de ma famille. Mais il y a sûrement un moyen de vivre... de survivre.

— Que cherches-tu jeune fille ? À vivre ou à survivre ?

— Je ne sais pas... Ce n’est pas un peu la même chose ? Tout ce que je veux c’est : les étrangers dehors ! J’ai imaginé qu’on pourrait inverser les zémis. Ce qu’on leur ferait deviendrait alors réalité. On pourrait torturer les étrangers et ils partiraient.

— Cette magie, cette sombre magie... Je ne la connais pas. Je sais qu’elle est pratiquée sur d’autres îles.

— Il faudrait que j’y aille alors…

— Le temps où nous pouvions nous unir à travers toutes les îles est révolu. Depuis bien des soleils nous nous sommes combattus ou ignorés. Il est trop tard. Un bien plus grand péril nous a avalés tous, un par un, comme les oiseaux attrapent les jeunes tortues sur la plage.

— Mais certaines regagnent la mer ! répliqua Taoca en haussant le ton.

— Et tu es toi, jeune fille, parmi ces tortues ?

— Il le faut ! Je le veux ! » répondit Taoca, encore un ton au-dessus. Elle donna un coup de pied rageur contre le sol.

Un éclair tomba sur un arbre proche, faisant étinceler les yeux et les quelques dents restantes de la vieille qui rit à gorge déployée : « Belle innocence de la jeunesse ! » Une fois son rire arrivé au bout de sa course, Nocaona regarda Taoca avec un mélange de pitié et de nostalgie. La jeune fille n’avait rien trouvé de drôle dans tout cela :

« Alors tu préférerais que je devienne comme toi ? À vivre seule dans la forêt et à ne rien faire, dit Taoca en regardant autour d’elle avec un air dédaigneux.

— Mais j’ai fait des choses. Fait certaines découvertes », répondit la vieille femme avec une pointe de fierté. Et pour la première fois, Taoca remarqua, à moitié cachées par des buissons, des cages grossières faites de lianes tressées et dedans elle distingua des squelettes de petits singes. La vieille femme suivit avec intérêt l’attention que Taoca portait à ce qu’elle découvrait.

« Que cherches-tu, jeune fille ? La survie ou la vengeance ? »

Taoca resta silencieuse. Non pas qu’elle hésitait sur la réponse. Celle-ci lui paraissait évidente comme si elle était enferrée en elle depuis longtemps. Elle se demandait comment elle en était arrivée à s’être laissée enfermer dans un labyrinthe dont la seule sortie était la suivante :

« La vengeance. La vengeance au prix de ma vie s’il le faut. Mais... il me faut trouver une arme.

— Tu l’as déjà…

— Je ne comprends pas…

— L’arme, c’est toi. »

Chapitre 2

« Attention. Voilà “Le fils de” qui arrive. » Hernan Cortés désignait ainsi Diego Colomb, le Vice-Roi des Indes et fils de Christophe Colomb qui venait rendre visite au Gouverneur de Cuba Diego Velázquez de Cuéllar et à son Magistrat sur l’île. Il était peu apprécié car toujours à vouloir essayer de venger et de réhabiliter son père, selon lui injustement tombé en disgrâce. Diego avait le visage plus fin que son géniteur dont il semblait vouloir compenser les excès par un ascétisme têtu. Il avait cependant le même nez aquilin, les mêmes yeux clairs.

Cuéllar accueillit le Vice-Roi avec le protocole requis et lui présenta Hernan Cortés qu’il souhaitait garder avec lui pour l’entretien. Le Gouverneur aimait avoir à ses côtés cet homme intelligent et efficace. Diego Colomb parcourut du regard Cortés de la tête aux pieds d’un air hautain et soupçonneux pour finir par accepter sa présence. Cependant, il ne put s’empêcher de commencer par une remarque préliminaire : « C’est vous ce Cortés qui s’est marié avec cette native d’ici et qui a eu un enfant avec elle ? Que devient le sang chrétien s’il se mélange avec celui de ces sauvages ? » Tout le monde n’a pas la chance de se marier avec la cousine du Roi, voulut lui répondre Hernan Cortés mais il encaissa la remarque avec un mutisme diplomatique. C’est Velázquez de Cuéllar qui répondit : « Vous savez, Vice-Roi, que des enfants issus de tel mélange, il y en a beaucoup. Hernan a eu au moins l’honnêteté de se marier et de ne pas vivre dans le péché.

— Est-elle sincèrement convertie à la Vraie Foi au moins ? demanda Diego en fixant Cortés dont il jouissait de l’apparente docilité.

— Bien entendu, Monseigneur », répondit Cortés. C’était en partie vrai. Son épouse disait ses prières dans un espagnol approximatif et ânonnant. Mais en parallèle, elle continuait à prendre soin de son zémi et de celui de sa fille. Même Hernan avait le sien. Le mélange des sangs et des cultures ne posait aucun problème au Magistrat.

Diego ne but qu’une petite gorgée du vin qu’on lui proposa et ne toucha pas aux divers fruits qui avaient été déposés dans un panier sur la table. Cortés ne se gêna pas pour se servir et savourer goulument des goyaves.

« Quel est l’état de la population indigène de l’île ? demanda Diego en se tournant vers Cuéllar.

— Ils sont calmes et dociles désormais, mais ils dépérissent. La plupart sont malades. Les Prêtres en brûlent dès qu’ils en ont l’occasion. Bientôt il n’en restera plus, à part quelques exceptions, ajouta le Gouverneur en se tournant brièvement vers Cortés.

— Donc pour travailler dans les plantations vous aurez besoin de main d’œuvre très bientôt. Le projet que j’entends soumettre au Roi Ferdinand est très simple : je souhaite que soient envoyés ici, aux Indes, les prisonniers du Royaume. Ils se rachèteront une conduite dans les travaux forcés. Au bout de leur peine, et selon la manière dont ils se seront comportés, ils pourraient rester ici et devenir libres. »

Diego Velázquez de Cuéllar ne voulait absolument pas de ce projet qui aboutirait à ce qu’il devienne le Gouverneur d’une population d’anciens violeurs, voleurs ou escrocs voire d’assassins, par nature retors, rebelles et vicieux. Cuba comme dépotoir du Royaume et réceptacle de la lie de l’humanité ? Il était hors de question d’envisager sérieusement ce pis-aller inacceptable.

« Veuillez considérer une autre proposition, Monseigneur, dit le Gouverneur. Il y a un continent encore largement inexploré. Or il semble être assez peuplé d’après ce que nous en savons. Je veux parler de l’Afrique. Importons des esclaves de là-bas. Ils paraissent plus vigoureux que les Taïnos et je pense que cela sera une population plus facilement gouvernable que des criminels. »

Diego Colomb eut un rire méprisant : « Oh ! Le beau mélange ! Des nègres maintenant ! À la peau aussi noire que de la poix ! Je n’en veux pas. Cette population lascive aurait une mauvaise influence et diluerait notre race, parce que des gens comme votre Magistrat ne pourraient se retenir de forniquer avec. » Cortés resta imperturbable, mais il sentait son sang s’échauffer. « Je ne veux pas que les Indes deviennent un creuset pour produire des dégénérés, continua Diego Colomb. À Dieu ne plaise. Je préfère des Européens. Des criminels certes, mais je crois à la rédemption par le dur labeur. Ici, ils sauront qu’après une vie de travail ils auront droit à la miséricorde. Celle-là même qui a été déniée à mon père. » Ça y est, c’est reparti ! se dit Cuéllar. « Or sans lui, vous ne seriez rien. Rien de tout cela n’aurait été découvert », ajouta avec emphase "Le fils de...". Cortés était d’un tout autre avis : il pensait que de toute manière les Nouvelles Terres devaient être découvertes tôt ou tard grâce aux progrès des bateaux et des instruments de navigation. Si Christophe Colomb n’avait pas été là, un autre aurait fait ses découvertes, quelques semaines ou quelques mois plus tard. Le véritable défi était plutôt de créer sur les îles une société stable, prospère et honorable, précisément ce qu’avait échoué à faire Christophe Colomb. Il se garda bien sûr de rendre publiques ses réflexions et s’offrit une bonne lampée de vin pour les couvrir.

“Le fils de…” continua après s’être levé : « De toute manière, une décision de cette importance doit se prendre entre moi et le Roi Ferdinand. Vous serez informé de ce que vous devrez exécuter. » Cuéllar et Cortés durent s’incliner lors de son départ. Cortés sentait Cuéllar bouillonner à côté de lui. Le terme « exécuter » lui était resté en travers de la gorge. De plus, le Roi Ferdinand serait bien capable d’accepter le projet de Colomb. Il n’y avait plus la sage influence de la Reine Isabelle pour s’opposer à ce genre de folie. Elle était morte depuis bien des années. Une fois Colomb éloigné, Cortés versa au Gouverneur du vin que Cuéllar avala d’un trait rageur.

Le Vice-Roi était fatigué de sa navigation depuis Hispaniola et entendait prendre du repos. Il allait bénéficier du confort d’une des premières maisons en pierre de La Havane. En chemin vers celle-ci, entouré de quelques soldats de sa garde rapprochée, il aperçut une silhouette en lisière de la forêt. On la distinguait mal car elle était en grande partie dans l’ombre des arbres mais le balancement des feuilles sous le vent laissait passer quelques trouées lumineuses éphémères où quelqu'un se tenait.

Diego, intrigué, décida de s’approcher. Les gardes devinrent nerveux et mirent la main à leur épée ou pointèrent leur lance vers l’avant. Diego vit que la silhouette appartenait à une jeune Taïnos qui le regardait en souriant légèrement. Les cheveux ébouriffés, elle était presque nue, avec un simple pagne. Ses seins, librement offerts à l’observation, attiraient les regards de tous. Diego sentit un mouvement du côté de son entrejambe. Le contraste était saisissant entre les coutumes espagnoles où les corps féminins étaient cachés sous de multiples couches de tissus tels les remparts d’une forteresse et les habitudes de ces sauvages presque à l’état de nature. C’est une tentation. Il faut résister. Mais Diego ne pouvait détacher les yeux de la fille. Avec un effort, il fit abstraction des seins et il la regarda dans les yeux. Les paupières de la fille se plissèrent légèrement, comme pour lui répondre. Elle posa son bras devant sa poitrine en rougissant, et le mouvement attira le regard du Vice-Roi à nouveau dans cette région. Elle se balança légèrement et Diego ne put s’empêcher de regarder le haut de ses cuisses. Il finit par fermer les yeux, le tout pour se surprendre à savourer la tension de son sexe qui se déployait dans ses chausses tel un dragon au réveil. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas ressenti une telle poussée de désir. Néanmoins, lorsqu'il ouvrit les yeux, la fille avait disparu. Il put à nouveau percevoir le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes qui s’étaient comme suspendus pendant un moment. Il regarda autour de lui, prêt à demander aux gardes s'il n'avait pas rêvé. Mais il s'abstint dans une vague de honte et de culpabilité. Il valait peut-être mieux que cela se termine ainsi.

Le soir, dans son lit, il ne put s'endormir, malgré la fatigue. Ce qui l'avait troublé plus tôt était plus que jamais présent dans son esprit et se concrétisa par le monticule que formait son drap à mi-hauteur. Paradoxalement, Diego essaya de penser à sa femme : son mariage avec une cousine du roi Ferdinand avait été un arrangement pour bien se faire voir à la Cour et aucune passion ne s’était allumée des deux côtés. Il se rendit compte que jamais il n’avait vu sa femme entièrement nue et que tout se faisait sous les draps au milieu des crucifix qui ornaient les murs de leur chambre. Mais tout ceci ne fit qu’attiser son désir du moment qui paraissait inextinguible et il ne put résister à amener sa main vers son sexe. Alors qu’il avait entamé quelques mouvements, il entendit un léger bruit à la fenêtre qu’il avait laissée entrouverte. Cela ne correspondait pas aux bruits habituels des animaux nocturnes. Il vit alors la jeune Taïnos se matérialiser dans l’embrasure et pénétrer dans la pièce. Diego ne savait pas si c’était le jeu de son propre désir, la réalité ou déjà un rêve. La fille fit tomber son pagne et s’approcha lentement du lit. Elle tira sur les draps et révéla au jour, ou plutôt à la nuit, ce qu’il se passait dessous. Elle grimpa sur le lit et cacha de son corps le sexe du Vice-Roi des Indes.

Chapitre 3

« Il est toujours là le fils de… ? »

Plus que jamais, Hernan Cortés ne supportait pas Diego Colomb qui était présent sur l’île depuis plus d’un mois. Le Gouverneur de Cuba Velázquez de Cuellar était dans les mêmes dispositions : « Oui, hélas ! Il a l’air de se plaire chez nous. Ce qui me console, c’est que tant qu’il est à Cuba, il n’est pas en train de vendre son projet fou au Roi Ferdinand. Je ne veux pas que cette île devienne un dépotoir à criminels et à délinquants.

— Mais il lui a peut-être écrit à Ferdinand. La Santa Ana est repartie pour l’Espagne il y a une semaine.

— Oui, il lui a écrit », répondit le Gouverneur. Un petit sourire s’afficha sur ses lèvres puis il souleva la Bible qui se trouvait toujours sur son bureau et d’en dessous il saisit une enveloppe avec le cachet du Vice-Roi des Indes. Cortés fut tellement stupéfait qu’il faillit lâcher le verre de vin qu’il tenait : « C’est de la trahison ce que tu as fait ! Intercepter une lettre d’un Vice-Roi à son Roi !

— Ne t’inquiète pas. Je connais de lourds secrets sur le Capitaine de la Santa Ana. C’est grâce à lui que j’ai obtenu cette lettre et il ne divulguera rien. »

Velázquez de Cuellar se figea un instant puis il déclara à brûle-pourpoint en regardant Cortés droit dans les yeux : « Je peux te faire confiance Hernan ? Tu ne me trahiras pas ?

— Ha ! C’est vrai que tu ne connais aucun lourd secret me concernant. Et pourquoi voudrais-tu que je te trahisse ? Tu me paies un salaire confortable ! Mais tôt ou tard, Colomb retournera en Espagne et rencontrera directement le Roi. Tu ne fais que gagner du temps.

— Eh bien, quand il le fera, nous aviserons d’un nouveau stratagème. Si ces nouvelles terres m’ont appris une chose, Hernan, c’est qu’il faut vivre au jour le jour. Elles recèlent encore bien des surprises.

— Cette île, nous en avons fait le tour tout de même.

— Oui, tu as raison. Il faut reprendre nos explorations à l’ouest. Il y a cette bande de terre, Panama. Personne n’en a trouvé le bout au nord et au sud. Il y a des terres à explorer par là-bas. Mais tant que je n’ai pas de visions claires sur l’avenir, je ne peux rien entreprendre. Tu sais comme ces expéditions coûtent cher. »

Quelques instants plus tard, Hernan Cortés sortit du bureau du Gouverneur. Il allait retourner dans son encomienda retrouver sa femme Taïnos et son bébé. En chemin, il croisa « le fils de ». La Havane n’était pas encore suffisamment grande pour ne pas rencontrer des personnes indésirables quand on marchait dans ses rues. Cortés ne poussa tout de même pas l’outrecuidance jusqu’à ne pas le saluer. Il s’inclina légèrement. Diego Colomb ne le remarqua même pas. Cortés lui trouva un air malade, il avait l’œil brillant et les joues rougies de ceux qui avaient des poussées de fièvre. Le climat de Cuba ne vous convient pas ? Eh bien, n’hésitez pas à partir. Cela rendra l’air moins vicié pour tout le monde.

Cortés s’enfonça dans un sentier qui traversait la forêt. Il venait à peine de faire quelques pas qu’il distingua une silhouette dans la pénombre. Une silhouette indéniablement féminine à en juger par les courbes. La silhouette s’approcha du conquistador. Les tétons de beaux seins fermes émergèrent en premier de l’ombre puis tout le corps d’une Taïnos habillée d’un petit pagne. Celui-ci était élimé, dévoilant bien plus de charmes qu’il n’en cachait. Elle se déhancha lascivement en regardant Cortés droit dans les yeux. Le conquistador y décela quelque chose de fiévreux. J’ai déjà vu ce visage quelque part. La Taïnos fit une petite moue et l’esprit de Cortés s’illumina : « Toaca ? Non, Taoca ! C’est ça ton nom ! Tu étais présente à mon mariage. »

La jeune femme tressaillit en entendant son nom. Mais elle continua à s’approcher tout de même. Elle posa une main sur la joue barbue de Cortés et l’autre main sur son ventre. Cette main descendit lentement vers son sexe. Le conquistador lui saisit le poignet : « Non… Je n’ai pas besoin de toi. J’ai ma femme pour faire ça. »

Le regard de Taoca se fit enjôleur, mais Cortés y décela une autre fièvre que du désir. La fièvre d’un malade et il remarqua ses joues rougies. Comme celles du Vice-Roi Colomb. De sa main qui ne tenait pas son poignet, Cortés pointa les seins et l’entrejambe de Taoca : « Tu as fait bocaï-bocaï avec beaucoup d’hommes blancs ? » Sa femme lui avait appris le terme taïnos qui voulait dire « faire l’amour », même si ce terme lui sembla bien trop doux pour ce qui semblait de la prostitution.

Cortés ressentit une vive douleur à la main. Taoca venait de le mordre. Par réflexe, il avait relâché sa prise et déjà la jeune fille s’enfuyait dans la forêt. « Mais qu’est-ce qui te prend ?! » s’exclama le conquistador et il se mit à la poursuivre, ses bottes arrachant des mottes de terre humide du sol à chacun de leurs impacts. Avec ses grandes enjambées, il allait la rattraper. Mais elle grimpa lestement à un arbre et Cortés ne se risqua pas à la suivre en hauteur. Elle disparut dans le dense feuillage vert de la canopée.

Cortés contempla sa main où des filets de sang partaient d’empreintes de dents. Il hésita à sucer la plaie pour la nettoyer. Dieu sait quelle maladie elle a. Quelle maladie elle a en commun avec « Le fils de… » continua-t-il machinalement. Puis il repoussa cette idée saugrenue. Il nettoya la plaie avec une grande feuille qu’il arracha d’un arbre et sur laquelle il cracha puis il se dit qu’il avait suffisamment perdu de temps. Il avait hâte de retrouver sa femme et son bébé. Surtout sa femme. Il ferait doublement bocaï-bocaï ce soir.

Chapitre 4

Trois caravelles en provenance de Séville accostèrent sur les quais du port de La Havane. La foule des curieux se pressa pour venir aux nouvelles et immédiatement, le visage grave du Capitaine Anton de Alaminos qui descendait à terre suscita de nombreux murmures. On savait qu’il était soucieux du protocole et que si une nouvelle d’ampleur était amenée, elle serait d’abord partagée avec le Gouverneur. De fait, il garda les lèvres serrées et se dirigea directement vers le Palais.

Les marins qui descendirent du bateau après avoir fini les manœuvres à bord furent plus bavards : « Le Roi Ferdinand est mort.

— C’est sa fille Jeanne qui doit régner, non ? demanda un colon espagnol qui était depuis si longtemps à Cuba qu’il avait un peu perdu le fil des évènements en métropole.

— Non, elle est folle, enfermée dans un couvent, répondit un autre colon arrivé plus récemment. C’est son fils Charles qui doit monter sur le trône. Mais il est loin quelque part au nord.

— Dans les Flandres. C’est là qu’il est, précisa un autre colon.

— C’est un étranger. Il n’a jamais mis les pieds en Espagne, à c’qu’il parait. »

Des murmures de désapprobation parcoururent la foule.

Le Gouverneur Velázquez de Cuéllar était en présence du Vice-Roi Diego Colomb lorsque Anton de Alaminos lui annonça la nouvelle. Les deux hommes se signèrent. Puis “Le fils de” ne put s’empêcher de faire une remarque : « Ferdinand manquait d’ambition. C’est grâce à la Reine Isabelle que mon père a pu accomplir son glorieux voyage. Mais maintenant, je comprends pourquoi il n’a jamais répondu à mes lettres que je lui avais envoyées. Il était à l’article de la mort, trop malade pour les lire. »

Le Gouverneur se força à réprimer un petit sourire puis demanda à Anton de Alaminos : « Le nouveau Roi Charles va venir en Espagne au plus vite j’imagine ?

— La Régence est assurée par le Cardinal Cisneros. Et il y a des troubles qui se déclenchaient un peu partout dans le Royaume quand nous sommes partis. Une partie des nobles souhaite voir Ferdinand, le jeune frère de Charles régner sur le pays car lui a été élevé en Espagne et non pas dans les Flandres. Il y a les Catalans qui demandent un peu plus d’autonomie, les mineurs des Asturies qui réclament de meilleures conditions de travail, des émeutes paysannes à Salamanque et un refus de payer les impôts par les bourgeois de Tordesillas. Et jusqu’en Navarre, il y avait de l’agitation. C’est comme si un mauvais génie avait attisé les feux qui couvaient depuis un moment. Alors le Roi Charles va devoir venir vite et rétablir l’ordre.

— Je dois aller le voir, déclara Diego Colomb.

— J’en suis navré, mais je le comprends, répondit avec une hypocrisie parfaitement maîtrisée le Gouverneur de Cuba.

— J’ai avec moi un Prêtre qui reviendra en Espagne. Peut-on le charger de potestas ? Ce sera ma contribution pour la Sainte Inquisition et le Pape.

— Il y a un village de naturales où tout le monde est malade, un peu plus au sud. Ça fera l’affaire. »

***

Sous le soleil de plomb qui accablait la baie de La Havane, le cacique Guare brûlait sur le bûcher avec sa femme et les derniers habitants du village Taïnos. Il n'y avait plus personne pour s'occuper de leurs zémis. Sous un crucifix à longue hampe, le Prêtre se gonflait de potestas avec une jubilation certaine. Mais il essaya de rester concentré pour ne rien en perdre. Diego Colomb, Velázquez de Cuéllar et Hernan Cortés étaient en prière. Une fois les sacrifiés transformés en tas de cendres, le Vice-Roi des Indes devait partir et son bateau était prêt à lever l'ancre. Il le rejoignit en canot après avoir brièvement salué Cuéllar et Cortés et leur avoir rappelé de tout préparer pour le premier convoi de prisonniers qui allait arriver d'Espagne l'année prochaine. « Et peu me chaut ce que vous en pensez », avait-il prononcé pour dernières paroles, en s’éventant avec son chapeau orné d’une plume.

Cortés allait retourner dans son encomienda retrouver sa femme et sa fille mais Velázquez de Cuéllar le retint par le bras et l'invita à venir chez lui. Il était visiblement pressé de partager quelque chose avec le Magistrat à l'abri des oreilles indiscrètes. Et c'était une bonne nouvelle si on se fiait à son sourire en coin. Une fois dans ses appartements, Cuéllar entreprit immédiatement de la dévoiler : « J'ai vu le médecin. Nous discutions de choses et d'autres et il m'a glissé que Diego Colomb était venu le voir... avec les mêmes lésions sur son vit que les autres... ». Depuis quelques semaines, des soldats étaient atteints d'une étrange épidémie. Leur sexe se trouvait recouvert par endroits de taches rouges et d'ulcérations et ils avaient des nodosités à l'aine. Le médecin les soignait avec diverses lotions, aussi peu efficaces les unes que les autres. Certains avaient fini par avouer qu'ils s'étaient accouplés avec une fille taïnos, apparemment toujours la même. Elle avait dû leur transmettre une maladie. Cortés ne put s'empêcher d'éclater de rire : « Ha ! Alors donc notre amateur de race pure a fourragé une indienne ! » Puis son rire s’éteint brusquement. Cette fille, ce doit être Taoca. Elle a tenté de s’offrir à moi et j’ai refusé ses avances, heureusement.

Cuéllar décida que tout cela méritait d'ouvrir une bonne bouteille de vin de Tarragone : « Ça veut dire que nous avons un moyen de pression sur lui : le vertueux Diego Colomb trompe sa femme, la cousine du Roi, avec une sauvageonne païenne ! Alors je vais convoquer un cabildo et nous allons y voter une plus grande autonomie de Cuba par rapport au reste de la Nouvelle-Espagne. Suffisamment d'autonomie pour pouvoir refuser d'accueillir les prisonniers. Nous aurons comme esclaves des Africains et je tiens également à lancer des expéditions vers l'ouest. Il y a là surement aussi des terres peuplées : de l'or et des esclaves à notre portée. » Cette perspective enivra Cortés aussi sûrement que le vin capiteux mais il n'était pas sûr que Cuéllar allait penser en priorité à lui pour monter l'expédition. « Garde l’information du médecin secrète, dit le Gouverneur. J'informerai les représentants du cabildo qui seraient en faveur de Colomb, histoire de le discréditer. Ils ne pourront plus le soutenir. L'un d'entre eux finira par informer Colomb que je sais tout et il n'osera plus s'opposer à moi et à mes projets... à nos projets », termina Cuéllar en levant son verre. Hernan Cortés lui répondit avec un grand sourire. L'avenir devenait une promesse de grandes aventures.

***

Dans les profondeurs de la forêt vierge de Cuba, Taoca était sur le point de mourir. Le corps recouvert d’ulcérations, l’estomac qui l’élançait comme en proie aux flammes, des douleurs vives aux articulations, elle venait de se fracturer le fémur avec une simple chute. « Tes os deviennent poreux, déclara Nocaona. J’avais vu ça sur les petits singes. » La vieille se pencha près du visage méconnaissable de la jeune femme et lui dit doucement, comme l’on souhaite la bonne nuit à un enfant : « Je vais te donner finalement ce que tu cherchais lorsque je t’ai aperçue dans la forêt pour la première fois. » Elle retourna dans sa hutte sommaire, dérangeant quelques geckos. Elle rapporta un petit bol creusé dans un morceau de bois contenant une pâte blanchâtre légèrement jaunie. Elle continua sur le ton d’une berceuse en caressant la tignasse de Taoca : « Tu vas mourir... mais pas en vain. Tu as passé ton mal à des hommes qui vont retourner tôt ou tard dans le pays lointain d’où ils sont venus. Ils sont pour l’instant moins atteints que toi et transmettront cette maladie à leurs femmes ou amantes laissées là-bas, qui la transmettront encore plus loin et ainsi de suite. Cette maladie... elle frappera jusqu’à leurs Rois et leurs Reines. Voilà ta vengeance. Je ne peux rien t’offrir de plus, et la vie non plus. » Taoca prit un peu de pâte dans ses doigts et l’amena à sa bouche et rien ne lui avait jamais paru plus délicieux.

Chapitre 5

Les grands yeux globuleux du Cardinal Cisneros parcouraient les lettres qui lui rendaient compte de l’effervescence de la Castille et de l’Aragon. Tout ce que ces contrées comptaient d’hidalgos de petite noblesse, de représentants aux Cortès, de notables provinciaux, de paysans harassés par la travail d’une terre ingrate étaient le terreau d’une prolifération de multiples factions qui cherchaient à tirer leur avantage dans le flou de l’inter-règne.

Les mains de Cisneros, recouvertes de taches de vieillesse, tremblaient un peu. Après avoir décacheté les lettres en s’y reprenant à plusieurs fois, il devait les poser sur la table et devait se pencher pour pouvoir continuer à lire. Sa vue déclinait, son arthrose le faisait souffrir mais sa résolution était intacte. Il mènerait au bout la mission que lui avait confiée feu le Roi Ferdinand Le Catholique dans son testament : assurer la régence du Royaume de Castille. Il avait envoyé une lettre à Charles de Habsbourg avec une certaine fébrilité derrière le style protocolaire et froid, où il lui recommandait de venir au plus vite en Aragon et en Castille. Une autorité invisible et lointaine était une bonne excuse pour ne pas la respecter. Sa présence en chair et en os, et surtout en armure, était un préalable au retour de la paix civile.

Après la lecture des comptes-rendus de divers incidents aux quatre coins du Royaume, réunions publiques houleuses, duels, rixes, émeutes à Burgos, Huescar ou Malaga, vint le temps de rédiger des réponses, sous la faible lueur des lumignons. Les muscles autour des pommettes saillantes de Cisneros se contractèrent. Il s’agissait de rappeler les règles d’un État de droit et Cisneros ne se priva pas de le faire de manière cinglante. Plus subtilement, à la fin de la lettre il rappelait, comme en passant, qu’il était toujours le Grand Inquisiteur, l’un des successeurs de Torquemada, de sinistre mémoire. Instiller un peu de peur ne pouvait pas faire de mal.

Cisneros sentit monter le besoin d’une prière en même temps que sa colère. Il se leva de sa simple chaise en bois (il avait toujours refusé une cathèdre) puis s’agenouilla devant le crucifix qui ornait son bureau austère. L’arthrose de son genou craqua douloureusement. Ce n’est rien à côté du cilice, se dit le Grand Inquisiteur. Le calme revint dans son esprit au cours de la prière. Il n’y avait rien de mieux pour se clarifier l’esprit. Et lui revint en mémoire le message qui lui était parvenu la veille et qui constituait peut-être une partie de la solution à la situation présente. On avait emprisonné quelqu’un au profil intéressant et qui méritait un interrogatoire. Cisneros se releva. Il allait sortir du Monastère quand il rencontra dans le vestibule Diego Colomb, le Vice-Roi des Indes, qui s’inclina respectueusement. Le Grand Inquisiteur le bénit en faisant le signe de croix au-dessus de lui : « Mon brave Diego. Vous voilà revenu des Indes !

— Oui, par la Grâce de Notre Seigneur. Savez-vous quand le nouveau Roi Charles viendra sur ses terres ?

— Le plus tôt possible, je l’espère. Avez-vous une requête pour lui ?

— Oui, mais cette demande, je peux la faire à vous. Nous avons besoin de repeupler les îles pour faire tourner les encomiendas. Envoyez aux Indes les délinquants, les criminels et les séditieux dont vous n’avez plus que faire. Nous les remettrons dans le droit chemin. Cela vaudra mieux que d’importer des nègres. Je tiens à conserver la limpieza de sangre1, y compris dans le Nouveau Monde.

— C’est essentiel, vous avez raison. J’y réfléchirai… Avec les troubles que nous traversons, je pense qu’il y aura beaucoup de monde à vous envoyer.

— Envoyez-en en priorité à Cuba. Son Gouverneur, Velázquez de Cuéllar, c’est lui qui veut importer des nègres. Vous lui couperez l’herbe sous le pied.

— Volontiers, volontiers », répondit Cisneros qui commençait à s’impatienter. Il avait bien suffisamment de soucis en Espagne pour pouvoir s’occuper en plus des problèmes de la Nouvelle Espagne. Diego, après une petite hésitation, lui dit : « Et… je souhaiterais que vous priiez pour ma guérison. J’ai attrapé une maladie, là-bas, dans ces îles de sauvages.

— Quel genre de maladie ?

— Je ne saurais vous le décrire… C’est très… gênant…

— Je prierai pour vous, sans faute. »

Cisneros bénit Diego Colomb d’un signe de croix et lui toucha le front puis il sortit du Monastère en direction de la prison. Elle se trouvait dans une tour qui commençait à menacer ruine dans un autre quartier de Valladolid. À son passage dans les rues, les têtes s’inclinaient hypocritement, mais il essuyait des regards mauvais. La ville lui était hostile. Quelques jours auparavant, le Capitaine des Gardes lui avait même proposé de lui affecter une escorte. Le Grand Inquisiteur l’avait regardé comme s’il venait de lui proposer de danser la gigue cantabrique avec les putains d’un tripot des bas quartiers. Le Capitaine n’avait pas jugé bon d’insister. Pour Cisneros, la robe cardinalice représentait la plus solide des armures.

Le Grand Inquisiteur s’engagea dans le sous-sol de la tour en faisant fuir quelques rats devant lui. Il pénétra dans une petite salle mal éclairée, aux murs maculés de salpêtre. Il y trouva Ovidio, un garçon à l’aspect massif et qui n’avait plus toute sa tête depuis une chute sur le chantier de l’Université d’Alcala, l’Université que Cisneros avait fait construire. Cisneros qui avait assisté à l’accident, avait recueilli le jeune ouvrier et lui avait fait prodiguer des soins par les meilleurs médecins castillans. Depuis, Ovidio était à son service pour les basses œuvres nécessaires à l’accomplissement des plus hautes. « Souffle sur les braises. Ça devrait reprendre », dit Cisneros lentement et à haute voix pour qu’Ovidio puisse bien comprendre. Ovidio souffla comme un enfant le ferait sur un pissenlit mûr et sourit en montrant les quelques dents qui lui restaient lorsque les braises se colorèrent d’orangé et firent voltiger quelques étincelles.

Cisneros se réchauffa près des braises et demanda à Ovidio de rechercher le prisonnier amené la veille. Ovidio quitta la pièce de sa démarche chaloupée, laissant seul le Grand Inquisiteur. À côté de la petite cheminée, il y avait une table avec divers instruments. On se serait presque cru chez un ferronnier. Mais ce n’était pas le fer chaud que ces instruments allaient tordre. Cisneros les passa en revue un à un. Ils étaient dans un état propre. Ovidio les avait bien nettoyés depuis la fois précédente. Un minimum d’hygiène était un signe de respect.

Des bruits de botte retentirent dans le couloir. Ovidio et un garde arrivèrent avec un prisonnier, un noble castillan à n’en pas douter d’après ses habits malgré leur aspect passablement sales et froissés. Il avait entre vingt et trente ans. Il écarquilla les yeux lorsqu’il découvrit où on l’avait emmené et qui l’attendait dans la pièce. Il eut un mouvement de recul, mais Ovidio l’empoigna de ses larges mains et le fit asseoir de force sur la chaise où il l’enchaîna tandis que le garde avait une lance prête à atteindre sa cible en cas de nouvelle tentative de fuite. Que se passe-t-il dans sa tête à ce moment ? se demanda Cisneros. Il doit croire qu’il est arrivé au point le plus bas de son existence. Eh bien, il ne doit pas se douter qu’il lui reste encore beaucoup à descendre.

« Votre Éminence, je peux tout vous…

— Votre nom jeune homme ? croassa Cisneros. À quatre-vingts ans il pouvait se permettre d’appeler tout le monde “jeune homme”.

— Fe... Felipe de Olmos. Je peux tout vous expliquer... Je… » Felipe découvrait, au fur et à mesure que Cisneros se déplaçait lentement vers le côté, les instruments posés sur la table et que le Grand Inquisiteur avait caché auparavant. Felipe émit un son bref, entre le sanglot et le cri d’épouvante.

« Je vous écoute, Felipe de Olmos.

— J’ai... j’ai parlé un peu trop fort hier à l’auberge “El cocinillas”. J’ai provoqué un groupe d’Aragonais. C’était... stupide. On s’est battu. Un peu trop de vin... Je me confesserai. Je paierai tout ce que vous vou... voudrez en indulgences.

— Ce n’est pas cela qui m’intéresse, bien que ce soit cela qui ait permis votre arrestation. Nous vous cherchions depuis quelque temps.

— A... Ah ?

— Que faisiez-vous le 4 février à Sauveterre-du-Béarn ? »

L’apparition d’un taureau écumant de rage dans la pièce n’aurait pas produit d’autre effet sur Felipe. Cisneros était maintenant derrière le prisonnier et Ovidio venait d’atteindre la table avec les instruments. La scène commençait à se préciser : les personnages étaient en place.

Felipe comprit vite qu’il était vain de nier sa présence là-bas ce jour-là. Soit l’un des Navarrais est un traître, soit il s’est fait attraper et a parlé. Un regard sur les instruments lui donna de multiples indices sur les moyens de faire parler un homme. Il lui fallait dire quelque chose mais quoi ? Les conspirateurs s’étaient quittés sans prévoir quoi dire s’ils étaient faits prisonniers pour lancer le Grand Inquisiteur sur une fausse piste. Felipe avait beaucoup d’imagination mais la panique paralysait son esprit aussi sûrement qu’un poison.

« Je suis âgé mais pas encore sourd. Et il me semble ne pas avoir entendu de réponse », dit Cisneros. On aurait pu croire que c’était une remarque pince-sans-rire mais le Grand Inquisiteur ne voulait pas rire du tout. Il fit un petit signe à Ovidio qui saisit une petite pince. Elle semblait un jouet dans ses grosses mains d’ours.

« J’ai... j’ai rencontré des amis à moi qui vivent... en Basse Navarre. De l’autre côté de la frontière…

— Dans une tour. C’est là qu’a eu lieu le rendez-vous avec vos amis. Et en entrant par la poterne, pas par la porte principale.

— Je... je vous jure que ce n’est pas ce que vous pensez... Je ne suis pas un sodomite. J’aime les femmes et… »

Cela ne fit pas rire l’Inquisiteur. Un signe de tête et Ovidio bondit et plaqua la main de Felipe contre l’accoudoir et lui tira un ongle avec sa pince. Tout l’univers du jeune castillan se réduit à l’extrémité de son petit doigt et il hurla. L’air s’engouffra sous l’ongle qui fut arraché avec un lambeau de peau. Ovidio se mit à se servir de l’ongle comme d’un cure-dent. Cisneros fronça les sourcils pour rappeler les bonnes manières à son protégé qui s’arrêta tout de suite, avec l’air d’un gamin pris les doigts dans un pot de confiture.

Le berger. Le berger qui menait les brebis avec son chien gris. Un éclair de lucidité avait illuminé Felipe dans sa douleur. Il a dû décrire tout le monde. Il n’y a pas de fuite possible. Sa peur décupla, ce qui intensifia sa douleur. Une digue céda dans son esprit comme un douloureux abandon. « Par... parmi ces personnes, il y avait Jean... Jean d’... d’Albret dit de Navarre…

— Ah, vous ne les appelez plus vos amis…

— Plus maintenant. Ils planifient une reconquête de la Haute Navarre le plus tôt possible. Ils veulent profiter du chaos. »

Cisneros eut un rictus de désagrément. Le terme “chaos” le renvoyait à son incapacité à calmer les querelles. Il résista à l’envie de faire arracher un deuxième ongle par pure vengeance et dit simplement : « Bien. Vous m’écrirez tout ce que vous savez en détails et je vous dicterai une lettre en retour. Une lettre destinée à vos anciens amis en Navarre précisant que tout va bien et que je ne prépare aucune action contre eux. Qu’ils se sentent en sécurité. » Cisneros souleva ses sourcils, indiquant qu’il allait en réalité fondre sur eux comme l’éclair sur sa cible. Puis il fit