1523-1526 - Le Chroniqueur de la Tour - E-Book

1523-1526 E-Book

Le Chroniqueur de la Tour

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Beschreibung

1er janvier 1523. La guerre en Europe connaît un répit. Chacun reprend son souffle, tout en affûtant de nouvelles armes. Et une nouvelle menace apparaît. Les astrologues sont formels : un nouveau Déluge devrait avoir lieu dans les prochains mois. La perspective de ce cataclysme enhardit les uns et terrorise les autres. Tous vont tenter de faire partie des 144 000 Justes qui survivront. Le troisième volet de la grande saga historique et fantasy épique sur la Renaissance explore les réactions humaines face à un événement inimaginable qui surgit, face à une catastrophe qui bouleverse une vie. Les personnages, anciens et nouveaux, devront puiser des trésors de courage, de force et de ruse pour faire face à l'adversité.

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Seitenzahl: 725

Veröffentlichungsjahr: 2020

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Illustration de couverture : Emperors-vault :

https://www.redbubble.com/people/emperors-vault

Illustrations intérieures : Yann Delahaie (eacone.com)

Photo intérieure : Dan Novac

À tous ceux qui savent relever la tête,

lorsque d’autres la baissent par lâcheté ou désespoir.

CHRONOLOGIE DES PRINCIPAUX ÉVÈNEMENTS DE 1515 À 1522

25 janvier 1515 : François Ier est sacré Roi de France dans la Cathédrale de Reims.

13 Mai 1515 : Mary Tudor, la sœur de Henry VIII, se marie avec le Duc de Suffolk, Charles Brandon, sans l’accord du Roi d’Angleterre.

13-14 septembre 1515 : François Ier vainc les Suisses alliés au Duc de Milan Sforza à Marignan grâce à l’aide des Vénitiens.

11 octobre 1515 : Entrée triomphale de François Ier dans Milan.

11 décembre 1515 : Entrevue à Bologne entre François Ier et le Pape Léon X. Préparation du Traité de Bologne qui renforce l’emprise royale sur l’Église de France.

23 janvier 1516 : Mort du Roi d’Espagne Ferdinand. Charles de Habsbourg devient Roi d’Espagne, mais doit partager le pouvoir en Castille avec sa mère Jeanne. En l’absence du Roi, la Régence est assurée par le Cardinal Cisneros.

18 février 1516 : Naissance de Mary, fille du Roi d’Angleterre Henry VIII et de la Reine Catherine d’Aragon.

Mars 1516 : Tentative avortée de reconquête de Milan par Francesco Sforza car les mercenaires suisses l’abandonnent.

Août 1516 : Concordat de Bologne entre François Ier et le Pape Léon X signé malgré les protestations du Parlement de Paris et des Théologiens de la Sorbonne menés par Noël Béda.

29 Novembre 1516 : Traité de Paix Perpétuelle entre la France et la Suisse.

17 Septembre 1517 : Débarquement de Charles de Habsbourg en Espagne. Il écarte sa mère du pouvoir et fait exiler son frère cadet Ferdinand.

17 Septembre 1517 : Renouvellement des traités de commerce entre Venise et l’Empire Ottoman.

8 Octobre 1517 : François Ier ordonne la fondation de la ville du Havre.

31 Octobre 1517 : Martin Luther placarde ses 95 thèses sur la porte de l’église de Wittenberg.

26 Mai 1518 : Bataille de Tlemcen où les Espagnols reprennent la ville. Arudj Barberousse est tué.

Juillet 1518 : Une étrange épidémie de danse incontrôlée sévit aux alentours de Strasbourg.

17-24 Août 1518 : La flotte du Vice-Roi de Sicile Hugo de Moncada est décimée devant Alger par Khayr Barberousse qui s’est mis au service du Sultan Ottoman Sélim Ier.

Fin 1518 : Le premier bateau transportant des esclaves africains arrive dans les colonies espagnoles des Caraïbes.

12 Janvier 1519 : Mort de l’Empereur du Saint Empire Romain Germanique Maximilien Ier.

21 Avril 1519 : Hernan Cortés débarque au Yucatan et fonde la ville de Veracruz.

2 Mai 1519 : Mort de Léonard de Vinci à Amboise.

28 Juin 1519 : Charles de Habsbourg est élu à l’unanimité Empereur du Saint Empire Romain Germanique. Il prend le nom de Charles Quint.

8 Novembre 1519 : Cortés et ses troupes entrent dans Tenochtitlan où ils sont accueillis par l’Empereur Moctezuma.

16 Avril 1520 : Début de la révolte des comuneros en Espagne contre les taxes à payer pour l’Empire.

20 Mai 1520 : Charles Quint quitte l’Espagne et laisse la régence à Adrien d’Utrecht.

4 Juin 1520 : Les troupes de Panfilo de Narvaez conquièrent Cempoala et cherchent à arrêter Cortés. Celui-ci finit par les battre et par faire prisonnier Narvaez.

7 Juin 1520 : François Ier et Henry VIII se rencontrent au Camp du Drap d’Or.

1er Juillet 1520 : Les Espagnols sont chassés de Tenochtitlan.

22 Septembre 1520 : Soleyman succède à son père Sélim Ier comme Sultan de l’Empire Ottoman.

10 Décembre 1520 : Martin Luther brûle en public la bulle du Pape Exsurge Domine.

17 Avril 1521 : Martin Luther défend ses thèses devant l’Empereur Charles Quint à la Diète de Worms.

23 Avril 1521 : Bataille de Villalar où les révoltés comuneros sont écrasés par les troupes impériales.

28 Avril 1521 : Charles Quint nomme son frère cadet Ferdinand Archiduc d’Autriche.

19 Mai 1521 : Reconquête de Pampelune par la Navarre mais les Navarrais sont vaincus quelques semaines plus tard par les troupes espagnoles (30 juin 1521).

13 Août 1521 : Cortés conquiert définitivement Tenochtitlan.

29 Août 1521 : Les troupes ottomanes conquièrent la forteresse de Belgrade.

23 Septembre 1521 : Le Chevalier Bayard permet la fin du siège de Mézières par les troupes impériales.

22 Octobre 1521 : L’armée impériale fuit devant l’arrivée des troupes françaises près de Valenciennes.

1er décembre 1521 : Mort du Pape Léon X.

9 Janvier 1522 : Élection à la Papauté d’Adrien d’Utrecht par le Conclave réuni dans la Chapelle Sixtine.

22 Janvier 1522 : Naissance de Charles, troisième fils de François Ier et de la Reine Claude.

25 Mars 1522 : Le Chevalier basque Iñigo de Loyola, grièvement blessé à la bataille de Pampelune en 1521, décide de consacrer sa vie à Dieu lors d’un séjour à Montserrat.

27 Avril 1522 : Bataille de la Bicocca gagnée par l’armée de Prospero Colonna. Les troupes françaises menées par Odet de Foix doivent se retirer du Milanais.

29 Mai 1522 : L’Angleterre entre en guerre avec la France (et la Bretagne) et attaque Morlaix et Cherbourg.

21 Septembre 1522 : Martin Luther publie sa traduction en allemand de la Bible.

25 Décembre 1522 : Après plusieurs mois de siège, les Chevaliers Hospitaliers capitulent et cèdent Rhodes à l’Empire Ottoman.

DRAMATIS PERSONAE

Le Royaume de France

François Ier, le Roi de France

La Salamandre, animal-emblème de François Ier qui « allume le bon feu et éteint le mauvais »

Xanthos, le cheval de François Ier

Triboulet, le bouffon de François Ier

Blaise de Monluc, le page de François Ier

Claude de France, la Reine de France

François, le Dauphin, fils aîné de François Ier et de Claude

Henri et Charles, frères cadets du Dauphin

Louise de Savoie, mère du Roi, veuve depuis l’âge de 19 ans

Charles de Bourbon, ancien Connétable de France, disparu après avoir été spolié de ses biens territoriaux par Louise de Savoie et François Ier et après avoir écrit une lettre d’allégeance à Charles Quint

Ayne de Montmorency, ami d’enfance de François Ier, a combattu à Marignan, Tlemcen et La Bicoque. A adopté deux orphelins au cours des Guerres d’Italie, Jérôme et Sabine.

Guillaume de Montmorency, Baron, père d’Ayne de Montmorency

Jérôme de Montmorency, fils adoptif d’Ayne de Montmorency, frère jumeau de Sabine

Sabine de Montmorency, fille adoptive d’Ayne de Montmorency, sœur jumelle de Jérôme

Antoine Duprat, Chancelier de France

Françoise de Foix, favorite du Roi, sœur d’Odet de Foix

Odet de Foix, frère de la favorite du Roi Françoise de Foix, rendu responsable de la défaite de la Bicoque qui a fait perdre à la France le Milanais

Philippe Villiers de l’Isle d’Adam, Grand Maître des Hospitaliers, chassé de Rhodes par les Ottomans. Réfugié en France

Marguerite d'Alençon, sœur du Roi

Le Duc d'Alençon, mari de Marguerite

Marin de Montchenu, Maître de Cérémonie et ami d’enfance du Roi

Galiot de Genouilhac, Sénéchal du Quercy, Grand Maître de l’Artillerie

La Navarre

Henri de Navarre, Roi de Navarre, allié du Roi de France

L’Empire (Espagne, Flandres, terres germaniques et Autriche)

Charles Quint ou Charles de Habsbourg, Roi d’Espagne et Empereur du Saint Empire Romain Germanique

L’Aigle à deux têtes, animal-emblème de Charles de Habsbourg

Ferdinand de Habsbourg, frère cadet de Charles de Habsbourg, Archiduc d’Autriche et Gouverneur du Tyrol

Anne Jagellon, épouse de Ferdinand de Habsbourg, sœur du Roi de Bohême et de Hongrie Ludvík II

Jacob Fugger, banquier, homme le riche d’Europe qui a prêté des sommes importantes à Charles Quint pour assurer son élection à la tête de l’Empire

Johanna Gheynst, servante auprès de Charles de Lalaing, avec qui Charles Quint a eu sa première relation sexuelle.

Martin Luther, religieux établi à Wittenberg, qui s’est élevé contre les pratiques du Pape et a traduit la Bible en allemand. Excommunié par le Pape. Protégé par le Duc Frédéric de Saxe.

Frédéric de Saxe, Duc, Prince Électeur favorable à Martin Luther

Philippus Theophrastus Aureolus Bombastus von Hohenheim dit Paracelse, nain d’origine suisse, médecin, Grand Esprit

Iñigo de Loyola, ancien capitaine grièvement blessé à la jambe au siège de Pampelune. A choisi la voie religieuse comme voie de reconversion.

Pedro de la Vega, ancien meneur de la révolte des comuneros, trahi par son frère Garcilaso. A décidé d’accompagner Iñigo de Loyola.

Le Royaume de Bohême et de Hongrie

Ludvík II, Roi de Bohême et de Hongrie

Marie de Habsbourg, sœur de Ferdinand de Habsbourg et de Charles Quint. Épouse de Ludvík II. Reine de Bohême et de Hongrie.

Janos Zapolya, Général hongrois au service du Roi Ludvík II

Jovan Nenad, mercenaire serbe au service de la Hongrie

Zdeňek de Rožmital, noble tchèque

Benedikt Rejt, architecte demi-elfe

L’Ordre des Chevaliers Teutoniques

Albert von Brandenburg-Ansbach, Grand Maître des Chevaliers Teutoniques

La Suisse

Ulrich Zwingli, lutin, curé de Zürich

Érasme, Grand Esprit, humaniste, théologien, helléniste et latiniste

Le Royaume d’Angleterre

Henry VIII, Roi d’Angleterre

Catherine d’Aragon, Reine d’Angleterre

Mary Tudor, fille d’Henry VIII et de Catherine d’Aragon

Thomas Wolsey, Cardinal et Chancelier du Royaume d’Angleterre

Charles Brandon, Duc de Suffolk, beau-frère d’Henry VIII

Mary Boleyn, favorite du Roi

Anne Boleyn, sœur de Mary Boleyn

Venise

Andrea Gritti, nouveau Doge de Venise, opposé à la France

Mariano Baldecci, espion vénitien au service de la France

Bartolomeo, assistant de Mariano Baldecci

Rome

Adrien VI ou Adrien d’Utrecht, Pape nouvellement élu, ancien Régent d’Espagne et Grand Inquisiteur au service de Charles Quint

Jules de Médicis, Cardinal, secrétaire, cousin et amant de l’ancien Pape Léon X

Barnabé, prêtre chargé de récupérer de la potestas pour le Pape

Prospero Colonna, ancien condottiero italien qui a remporté la victoire de la Bicoque avec les mort-vivants contre les Français. A décidé de ne plus servir le Pape et de ne plus mener d’armée de mort-vivants.

L’Empire Ottoman

Soleyman, Sultan

Pîrî Mehmed Pacha, Grand Vizir

Ibrâhîm, ami de Soleyman, fauconnier et Maître de la Chambre du Sultan

Aleksandra/Roxelane/Hürrem : ancienne esclave de Crimée devenue la favorite du Sultan et la mère de son enfant Şehzade Mehmed

Mahidevran, ancienne favorite de Soleyman. Mère des deux premiers fils de Soleyman. L’un d’entre eux a été empoisonné par Roxelane.

Khayr Barberousse, pirate, Beylerbey (gouverneur) d’Alger dont le frère a été tué par Ayne de Montmorency à la bataille de Tlemcen.

Kurtoğlu Muslihiddin Reis, Grand Amiral de la Flotte ottomane

La Nouvelle-Espagne

Hernan Cortés, conquistador, qui a pris la direction d’une expédition contre les ordres du Gouverneur de Cuba Velázquez de Cuellar. A conquis l’Empire aztèque en s’emparant de sa capitale, Tenochtitlan, dans une bataille contre le Serpent à plumes Quetzalcoatl, avec l’aide des axolotls.

Malinalli, compagne de Cortés et traductrice

Martin, surnommé El Mestizo, fils d’Hernan Cortés et de Malinalli

Francisco de las Casas, cousin de Cortés

Felipe de Olmos, conquistador, bras droit d’Hernan Cortés. Gouverneur de Veracruz.

Geronimo de Aguilar, frère franciscain qui, après un naufrage, avait vécu parmi les peuples natifs. A rejoint Hernan Cortés et le soutient.

Alonso Hernández Puertocarrero, jeune conquistador, fidèle à Hernan Cortés, parti avec un premier convoi pour ramener le Quinto Réal à l’Empereur Charles Quint

Pedro de Alvarado, conquistador, généralement hostile aux méthodes d'Hernan Cortés

Cristóbal de Olid, conquistador, hostile à Hernan Cortés

Diego Velázquez de Cuéllar, Gouverneur de Cuba, ennemi d’Hernan Cortés

Panfilo de Narvaez, Général, envoyé par le Gouverneur de Cuba pour capturer Cortés, fait prisonnier par celui-ci

Aztèques et peuples natifs

Doña Isabel Moctezuma (nom d’origine : Tecuichpoch) : fille de l’Empereur Moctezuma

Sommaire

PROLOGUE 1

PROLOGUE 2

CHAPITRE 1

CHAPITRE 2

CHAPITRE 3

CHAPITRE 4

CHAPITRE 5

CHAPITRE 6

CHAPITRE 7

CHAPITRE 8

CHAPITRE 9

CHAPITRE 10

CHAPITRE 11

CHAPITRE 12

CHAPITRE 13

CHAPITRE 14

CHAPITRE 15

CHAPITRE 16

CHAPITRE 17

CHAPITRE 18

CHAPITRE 19

CHAPITRE 20

CHAPITRE 21

CHAPITRE 22

CHAPITRE 23

CHAPITRE 24

CHAPITRE 25

CHAPITRE 26

CHAPITRE 27

CHAPITRE 28

CHAPITRE 29

CHAPITRE 30

CHAPITRE 31

CHAPITRE 32

CHAPITRE 33

CHAPITRE 34

CHAPITRE 35

CHAPITRE 36

CHAPITRE 37

CHAPITRE 38

CHAPITRE 39

CHAPITRE 40

CHAPITRE 41

CHAPITRE 42

CHAPITRE 43

CHAPITRE 44

CHAPITRE 45

CHAPITRE 46

CHAPITRE 47

ÉPILOGUE 1

ÉPILOGUE 2

ÉPILOGUE 3

ÉPILOGUE 4

PROLOGUE 1

« C’est avec émotion que je vous présente votre nouveau prêtre qui va célébrer la messe à partir d’aujourd’hui. Voici, mes chers paroissiens, Martin Luther. »

Un jeune homme de vingt-cinq ans, un peu grassouillet, gravit lentement les marches de l’autel. Il tenait ses mains l’une dans l’autre pour masquer les tremblements que la peur produisait. Il se tourna pour faire face au public. Il baissa rapidement les yeux puis se râcla la gorge dans l’espoir de la décontracter.

« L’Évangile de ce jour, 4 Avril 1507, est Marc 9:25. L’enfant possédé par un démon sourd et muet. Surdum et mutum daemonium, ego precipio tibi, exi ab eo… »

Le visage de Martin Luther se figea soudain. Puis il s’effondra au sol sous les regards hébétés de l’assistance : « Ich bin’s nit, ich bin’s nit1 ! Non sum, non sum ! » s’écria-t-il.

« Une crise de haut mal ! Aidez-le ! » s’écria le Recteur de la toute nouvelle Université de Wittenberg. Plusieurs personnes se précipitèrent. « Il ne doit pas s’étouffer avec sa langue », dit un médecin mais quand il s’approcha de sa bouche, Luther le repoussa du bras et se releva rapidement. Il mit un peu de temps à comprendre pourquoi il était ainsi entouré de tant de personnes. Il lissa sa soutane froissée. « Vous pouvez retourner à vos places. Tout va bien », dit-il d’une voix claire.

Luther retourna devant l’autel tandis que les personnes qui étaient venues l’aider retournaient à leur place, sous les murmures de l’assistance. Cette fois-ci, il fit face à ses paroissiens sans peur et il reprit : « Alors… L’enfant possédé par un démon. »

1 Je suis le néant ! Je suis le néant !

PROLOGUE 2

L’astronome et Recteur de l’Université de Tübingen Johannes Stöffler atteignit Iggelheim, sur les bords des méandres du Rhin. Il fut impressionné par ce qu’il découvrit. Un véritable chantier naval avait été aménagé par le Comte d’Iggelheim et au vu des dimensions des échafaudages, le bateau en construction allait être bien trop grand pour naviguer sur le fleuve. Mais il n’était pas prévu pour cela.

Johannes Stöffler aperçut le Comte d’Iggelheim qui supervisait les travaux, au milieu des grognements d’efforts des ouvriers et du bruit des scies et des marteaux. Affairé et attentif aux moindres détails, il ne prêta attention à l’astronome que lorsque ce dernier se présenta. Le Comte perdit alors son air hautain habituel et se montra particulièrement affable : « Nous sommes très honorés de votre venue. Vous voyez, j’ai pris de l’avance pour être sûr d’être prêt pour le jour que vous aviez indiqué. Votre prédiction tient-elle toujours ?

— Les révolutions célestes sont immuables. Ce sera bien le 4 Février 1524 qu’une conjonction exceptionnelle de planètes aura lieu dans le signe astrologique des Poissons. Ce que j’ai prévu il y a 20 ans reste toujours valable.

— Alors le Déluge aura bien lieu. Vous êtes bien entendu prioritaire pour monter sur l’Arche que je suis en train de construire. Si l’Astrologie est la Reine des sciences, vous en êtes indéniablement le meilleur ambassadeur.

— Je vous remercie.

— Tous n’auront pas cette chance... L’Arche fera 20 mètres de largeur et 130 mètres de longueur mais j’atteins les limites de ce que je peux financer. Je ne peux prétendre faire aussi bien que Noé, mais j’ai quand même fait bâtir trois étages, comme Dieu lui avait demandé. Je sauverai néanmoins plus d’humains que lui et je ne laisserai embarquer que des animaux domestiqués pour l’élevage.

— Chacun fait comme il peut et selon ses moyens, répliqua l’astronome. Nous devons tous nous préparer au pire. »

CHAPITRE 1

Nulle pierre ne peut être polie sans friction, nul homme ne peut parfaire son expérience sans épreuve.Confucius

Adrien d’Utrecht ou plutôt Adrien VI s’assit lentement sur la cathèdre en se soutenant par les bras accrochés aux accoudoirs. Raide et crispé, ses poignets lui firent mal et ses tendons et ses os soulevèrent la peau du dos de ses mains. Il avait le visage long et plus émacié que jamais. Il n’avait quasiment rien pu avaler depuis deux jours, et il avait dormi à peine en passant la plus grande partie de ses nuits les yeux écarquillés sur l’obscurité et l’esprit rongé par l’anxiété. Ce qu'il allait subir était insupportable pour quelqu'un comme lui, phobique de la nudité.

Adrien VI avait face à lui une douzaine de Cardinaux, ainsi que le Doyen du Sacré Collège et le camerlengo2, Francesco Armellini. Le Cardinal Jules de Médicis le contemplait de ses yeux mi-clos qui lui donnaient toujours un air hautain. Un petit sourire narquois soulevait ses lèvres. Il jouissait de la souffrance qu’il décelait chez son adversaire qui avait eu l’outrecuidance de l’emporter au Conclave. Jules de Médicis s’imaginait assis sur la même cathèdre que le Pape et il n’aurait pas fait aussi grand cas de ce qui allait se passer. Cela l’aurait amusé, et peut-être même cela lui aurait provoqué une érection.

L’un des Cardinaux se leva, s’avança vers la cathèdre puis il se mit à genou aux pieds d’Adrien VI et ôta un panneau de bois précieux sculpté à la base de la cathèdre. Il se retourna sur le dos et glissa sa tête dessous. Il ôta un panneau de la forme d’un disque dans le siège. Le Pape était maintenant assis sur une chaise percée. Adrien VI resta immobile, tétanisé, avec une expression d’enfant buté. Tous les regards face à lui commencèrent à s’assombrir. Une voix étouffée de sous la cathèdre dit sur un ton suppliant : « Votre Sainteté, s’il vous plaît. C’est la procédure. »

S’enracina lentement dans l’esprit du Pape l’idée qu’il n’avait pas le choix. Alors, après avoir jeté un regard au Christ sur un grand crucifix qui ornait un mur de la pièce, il s’exécuta dans un geste exaspéré et fouilla sous sa robe, tout en prenant mille précautions pour ne pas que les personnes face à lui voient ce qu’elle cachait. Qu’une seule paire d’yeux puisse voir ce qu'il avait à exhiber était déjà bien suffisant. Le visage d’Adrien se froissa en une grimace affichée quand on découvrait un insecte flottant dans sa soupe. De sous la cathèdre finit par émerger une exclamation : « Duos habet et bene pendentes !3 ». Les Cardinaux répondirent en chœur : « Deo gratias ! »

Cette première épreuve passée, qui avait pour objet la vérification de la masculinité du Pape pour éviter une nouvelle affaire comme celle de la Papesse Jeanne, une deuxième épreuve encore plus redoutée attendait Adrien VI. On amena le Pape devant la tombe de Saint Pierre dans la crypte de la Basilique. On le laissa seul dans le noir. Le silence autour de lui était total et le bruit de sa respiration angoissée assourdissant. L’air qui l’entourait semblait peser plus lourd que d’ordinaire. C’était un air qui n’avait été traversé par aucun vent depuis plusieurs siècles. Brusquement, il sentit qu’il était enveloppé dans quelque chose qu'il n’arriva pas à identifier. Le Pape se débattit pour se libérer mais ses mouvements étaient entravés. Une lueur verdâtre apparut et il se rendit compte qu’il était pris dans un filet de corde épaisse. Un filet de pêcheur. Il se retourna et vit flotter dans l’air un vieil homme barbu qui tenait de ses deux mains noueuses les cordes principales du filet où il avait été pris : « C’est bien plus gros que tout ce que j’ai pêché dans le lac de Tibériade », dit le fantôme d’un air amusé et Adrien comprit qu’il avait face à lui Saint Pierre en personne. « Simon Kephas4, dit le fantôme en s’inclinant après avoir lu dans les pensées du Pape. Mais cela veut dire Pierre également. Qui ai-je pris dans mes filets aujourd’hui ?

— Adrien d’Utr... Adrien Le Sixième. »

Les présentations ayant été faites, le visage du fantôme se durcit : « Tu es le 215ème que je dois former à la nécromancie. Certains de tes prédécesseurs étaient avides d’apprendre mais furent médiocres au final ; d’autres redoutaient cette épreuve et finirent par faire un usage remarquable de la potestas. Personne ne peut prévoir comment il se comportera face à la mort. »

La lumière du fantôme s’amplifia et Adrien vit le cadavre d’un jeune homme nu étendu dos contre le sol. Une remontée de bile lui acidifia la gorge. Il détourna le regard. « Ta tâche est simple, dit Saint Pierre tout en attachant fermement le filet à un anneau en fonte encastré dans le mur. Seul le cadavre peut te libérer de ce filet. Tu vois la dague là-bas ? », et il montra l’arme dont la poignée était un crucifix et qui était posée un peu plus loin sur le sol. « Je vais te donner un peu de potestas et tu vas devoir faire ramper le cadavre jusqu’à la dague, la lui faire prendre dans la main droite, et non la main gauche, et lui faire couper les cordes du filet qui te retient prisonnier. Personne d’autre ne pourra te libérer. Si tu échoues, eh bien tu finiras comme Boniface VI, Célestin IV ou Théodore II qui moururent ici au bout de quelques jours de soif, de faim et d’épuisement. »

Adrien voulut supplier le fantôme de le libérer. Il voulut hurler qu’il préférait renoncer à la Papauté, qu’il allait pénétrer dans une grotte et vivre en ermite jusqu’à la fin de ses jours. Mais le fantôme toucha de ses doigts glacés les lèvres du Pape qui ne put plus rien dire. « Je préfère que tu te taises. J’ai entendu assez de hurlements, de supplications, de jurons et de malédictions durant tous ces siècles. » Le Pape sentit en parallèle ses muscles se contracter et tirer sur leurs tendons. Ses articulations devinrent alternativement rigides puis détendues. Le fantôme le chargeait en potestas. Cela l’amusait : « Mon pacte avec le Nécromancien a été la meilleure chose qui soit arrivée à l’Église. Si on avait écouté les recommandations de Jésus, elle ne serait pas aussi puissante aujourd’hui. Je ne sais pas où est actuellement ce Nécromancien qui se faisait parfois appeler le Treizième, mais il a accompli une belle œuvre. »

Adrien ressentit la pulsation d’un atroce mal de crâne, comme si une créature avait pénétré son cerveau et s’y creusait de la place par à-coups. « On s’y habitue. Ne t’en fais pas », tenta de le rassurer Saint Pierre et il flotta vers le cadavre : « Commence par concentrer ton attention sur le mort. La potestas a soif de vie. Elle ne veut bien se détacher d’un vivant que si on le brûle sur un bûcher. C’est pour ça que les prêtres peuvent alors facilement la recueillir. Mais maintenant, tu dois la transmettre à un mort. Or la potestas ne le supportera pas. Alors elle va préférer lui donner l’illusion de la vie plutôt que de s’avouer vaincue. Tu dois forcer la transmission et c’est elle-même qui réveillera le cadavre. »

Adrien se contracta et comme s’il essayait d’expulser ce qu’il contenait. Il ne réussit qu’à se souiller d’urines et d’excréments. Il voulut hurler son humiliation mais ses lèvres étaient toujours closes par le gel. « C’est pas grave. Une erreur de débutant », commenta Saint Pierre d’un ton conciliant. Adrien sanglota pendant une demi-heure tandis que le fantôme tournait lentement et patiemment autour de lui. Puis le Pape se ressaisit. Il se concentra sur la douleur dans son crâne et les tensions dans ses muscles. Une anomalie s’était immiscée dans la trame de son corps, s’était enroulée dans sa chair comme les fibres d’une corde. Il tenta d’en délimiter le contour. L’effort le fit trembler et lui fit perler de la sueur. La peau moite lui avait toujours provoqué de la répugnance. Son arrivée en Espagne depuis les Pays-Bas puis son transfert en Italie avait été un calvaire. Il se couvrait avec minutie toute la peau d’une poudre blanche crayeuse qui absorbait tout. Maintenant, il se sentait visqueux comme un mollusque, puant comme un porc, avili jusqu’à la moelle des os. Le Pape s’allongea sur le sol et seule une longue prière lui permit de se calmer.

« La prière ne va pas t’aider. Ce n’est pas la bonne sorte de magie », lui chuchota Saint Pierre à l’oreille. Adrien le repoussa de la main. Sa main ne fit que traverser de l’air glacial et elle s’écorcha contre les mailles rêches du filet de pêcheur.

« C’est démoniaque ! » aurait hurlé Adrien s’il avait pu desserrer les lèvres. Il resta en état de catatonie pendant une heure et Saint Pierre passa le temps en chantant une vieille chanson en araméen. Puis le fantôme déclara impatiemment : « À cette heure, Grégoire VII avait déjà fait ramper le cadavre jusqu’à la dague. Le Pape Borgia Alexandre VI quant à lui, en était à essayer de couper les cordes du filet avec un couteau qu’il avait dissimulé sous sa robe. J’avais dû lui paralyser les mains de mon souffle glacé pour qu’il ne triche pas. » Il y eut un petit gloussement puis Saint Pierre se mit à siffler l’air qu’il avait chanté auparavant.

Le sifflement sinistre et strident fit naître de la chair de poule sur toute la surface du corps d’Adrien. Il reprit courage car il était temps d’en finir. Il chercha à nouveau à délimiter la frontière entre la potestas et son propre être. Puis il essaya d’expulser l’anomalie. Le mort tressaillit. « Bien ! » s’exclama Saint Pierre. La tentative avait laissé le Pape épuisé comme après une journée d’effort.

« Léon III avait mis à peu près le même temps à faire tressaillir le corps. Si vous suivez une pente de progression similaire, dans un peu moins d’un jour, le mort aura commencé à ramper. »

Adrien VI s’évanouit.

2 Chambellan ou assistant du Pape

3 Il en a deux et elles sont bien pendantes !

4 Nom d’origine de l’Apôtre. Kephas veut dire « pierre » en araméen

CHAPITRE 2

Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai Que nous venons sur cette terre pour vivre Nous venons seulement pour dormir Nous venons seulement pour rêver.Poème aztèque

Pedro de Alvarado n’était pas dupe. Il se doutait bien que Hernan Cortés l’avait envoyé conquérir des territoires au sud de l’ancien Empire Azteca pour se débarrasser de lui. Mais peu importait les raisons et seul comptait le résultat : il était à la tête de 600 hommes, de quatre canons et il allait pouvoir conquérir à sa guise et selon ses méthodes de nouveaux territoires. Certes, ces derniers tomberaient dans l’escarcelle de Cortés qui s’était autoproclamé Vice-Roi de la Nouvelle Espagne. Cortés espérait que ce titre deviendrait officiel après réception par l’Empereur Charles du second Quinto Real, encore plus magnificent que le premier. Mais Alvarado serait le Gouverneur de toutes les terres qu’il aurait conquises, et cela suffisait à sa fierté et à sa motivation.

Cortés lui avait conseillé de prendre des hommes-oiseaux avec lui, des Tlaxcalans qui les avaient vaillamment servis. Alvarado avait refusé comme un enfant repousse des épinards. Je lui laisse ses emplumés et aussi ses axolotls géants. Les amphibiens qui avaient été déterminants pour la conquête finale de Tenochtitlan commençaient à poser problème. Nombreux et constamment affamés ils s’en prenaient aux gibiers et aux élevages des alentours et ne dédaignaient pas de croquer un bout de paysan azteca ou tlaxcalan pour améliorer l’ordinaire.

Les régions au sud de l’ancien Empire étaient appelées Cuauhtēmallān par les Aztecas, ce qui voulait dire “la contrée remplie d’arbres” et indéniablement ce nom était justifié. Pedro de Alvarado et sa troupe durent se frayer un chemin dans un labyrinthe d’arbres et de lianes. Même les racines formaient par endroits tout un réseau depuis le sol jusqu'à la hauteur du torse. Il fallait choisir entre les escalader ou les contourner. L’air immobile était étouffant et saturé d’odeurs lourdes. Chaque geste donnait l’impression d’accomplir un tour de force. Un instant, on crut devoir abandonner les canons et les caisses de poudre dont le transport demandait des efforts surhumains dans ces conditions. Mais Alvarado menaça de pendre à un arbre tous ceux qui oseraient émettre à nouveau cette idée. « Et pour l’arbre où accrocher une corde, il me semble que nous n'avons que l’embarras du choix ! »

Les soldats avaient dû garder leurs armures car ils étaient tour à tour attaqués par des lianes qui se transformaient en serpents, des plantes carnivores qui cherchaient à leur mordre les mollets et des fruits qui tombaient des arbres en éclatant et en les criblant de graines aux arêtes tranchantes. « Les œuvres du Diable, éructa Alvarado après une attaque qui s’était avérée particulièrement vigoureuse. Mais Dieu nous permet de tracer un sentier de lumière. Avançons encore, avançons toujours. »

Ils avancèrent surtout vers une corniche à l’orée de la forêt suivie d’une falaise qui constituait une impasse. Un peu plus loin sur le côté, une cascade dévalait la pente abrupte formant un rideau argenté d’où s’élevait une brume. Le soleil y créait un perpétuel arc-en-ciel. Peu sensibles à la beauté du lieu, les Espagnols durent rebrousser chemin mais ils ne purent profiter du sentier qu’ils s’étaient taillés à coup de sabre et de machette car la forêt en avait déjà effacé toute trace. Ils durent à nouveau se frayer un chemin. Plusieurs soldats en tête de la troupe furent giflés par des lianes qu’ils pensaient avoir coupées. D’autres tombèrent dans des fondrières qui n’avaient pas été présentes quelques minutes auparavant. À moins que la troupe n’ait pas repris exactement le même chemin en sens inverse. Ils ne trouvèrent pas les piquets de fer que des soldats plantaient épisodiquement pour permettre à une éventuelle troupe de secours de les retrouver.

Au bout d’une heure harassante, les Espagnols débouchèrent à nouveau sur la corniche surplombant le précipice. Ils se penchèrent en avant et en utilisant la cascade comme repère, ils purent apercevoir l’endroit où ils avaient débouché précédemment. Sans s’en rendre compte, ils avaient suivi pour trajectoire un demi-cercle et ils durent à nouveau tourner les talons. Les cris d’un singe hurleur quelque part dans la canopée semblaient se moquer d’eux.

Ils retournèrent au cœur de la forêt. Alvarado avançait obstinément juste derrière les soldats qui maniaient la machette et taillaient une brèche dans l’épais mur végétal face à eux. En bon soldat, il savait qu’avancer ainsi en file indienne exposait sa troupe à toutes les attaques possibles avec peu de capacités pour se défendre. La forêt lui imposait sa volonté et il avait l’impression d’être entouré des ennemis qu’elle camouflait. Il devait être le grand chasseur (El Cazador ! lui avait-on crié lors de la prise de Tenochtitlan) et maintenant il se sentait devenu le gibier. Perdu dans ses pensées, il se fit arrêter par l’un de ses lieutenants :

« Vous entendez ?

— Non, rien.

— Justement. On n’entend même plus un oiseau. »

Ce n’est qu’à ce moment que Pedro de Alvarado se rendit compte que la forêt jusqu’alors saturée de cris d’oiseaux, de singes, du bourdonnement des ailes des insectes et de mille autres bruissements d’origines inconnues était devenue silencieuse. On entendit juste le craquement d’une branche, le son métallique d’une armure, une goutte d’eau de l’averse de l’heure précédente qui tomba d'une feuille dans une flaque. Le conquistador cilla nerveusement. Il eut la certitude que quelqu'un ou quelque chose était là, dans l’ombre du sous-bois ou dans les arbres et qui les guettait.

***

La pourriture puante produite par le cadavre du Serpent à plumes commençait à envahir les eaux du lac de Tenochtitlan. C’est là sa vengeance par-delà la mort. La victoire de la lente décrépitude sur la vie, pensa Cortés en contemplant la gelée laiteuse et filandreuse qui rendait toxique et non navigable un quart du lac et qui s’immisçait même dans les canaux de la ville. Les chinampas5 avaient dû être abandonnées par peur du poison que le cadavre de Quetzalcoatl répandait. Autre conséquence, les axolotls avaient de moins en moins d’espace vital dans ces eaux et ils s’aventuraient de plus en plus à terre causant de multiples dégâts. Assouvir la faim de ces bêtes n’était pas une mince affaire. Ils se comportaient comme des nouveaux Dieux à qui on devait faire des offrandes et des sacrifices. Le seul point positif fut que deux axolotls s’étaient chargé d’attraper et de dévorer un jaguar qui s’était échappé du zoo impérial et qui avait semé la terreur dans tout un quartier de la ville durant plusieurs jours.

Après la mort de Quetzalcoatl, Tenochtitlan n’avait été plus qu’un champ de ruines imprégné d’une odeur de sang et de mort. Il avait fallu brûler des montagnes de cadavres et achever de démolir des bâtiments à moitié écroulés. Les jardins avaient été dévastés, certains des canaux bouchés par des amoncellements de pierres, de plumes et de chairs mêlés. Les Aztecas survivants avaient participé au déblaiement, au nettoyage et à la reconstruction, subjugués par leurs nouveaux maîtres et vénérant les axolotls avec dévotion. En parallèle, les Aztecas n’avaient pas été épargnés par les épidémies amenées par les Espagnols. Huey zahuatl était le terme qui désignait ce fléau et les habitants de Tenochtitlan le prononçait avec fatalisme, comme la preuve évidente de leur déchéance. Une nouvelle montagne de cadavres dût être incinérée. En retour, quelques Conquistadors furent atteints de fièvre bilieuse ou vomito, et ceux qui en étaient morts avaient reçu une sépulture dans un nouveau cimetière en bordure du lac.

Cortés avait vu avec soulagement le départ de Pedro de Alvarado, lui qui le rendait nerveux dès qu’il faisait le nettoyage quotidien de son escopeta. Ce danger ambulant écarté, il se devait maintenant d’occuper ses autres Lieutenants et il ne trouva rien de mieux que de leur accorder des titres de noblesse et des encomiendas, de grandes portions de terre où ils pourraient construire leur maison et faire cultiver ce qu’ils souhaitaient. Néanmoins, il y aurait une grande différence avec ce qu’il avait vu à Cuba. Il n’y aurait pas d’esclaves et le propriétaire devrait payer les labours et les récoltes effectuées en or ou en nourriture (au moins une livre de tortillas “salée et pimentée comme il se doit” par jour de travail). Cela ne posa pas de problèmes car tous les Lieutenants de Cortés étaient riches des trésors pillés dans les temples et les Palais de Cholula ou de Tenochtitlan. Par ailleurs, l’évangélisation par Geronimo de Aguilar avait commencé à porter ses fruits et de plus en plus d’Aztecas avaient été baptisés, et portaient un collier au cou avec une croix. Cela rendait impossible leur mise en esclavage. Cependant, pour éviter des abus éventuels en attendant une évangélisation complète, Cortés décréta un certain nombre de garde-fous : les enfants de moins de douze ans et les femmes ne devaient pas travailler dans les encomiendas. La durée du travail journalier fut fixée à 10 heures maximum, avec une pause d’une heure pour déjeuner.

Cortés continua à tirer les leçons des contre-exemples vus à Hispaniola et à Cuba. Il fit en sorte que les encomiendas ne perturbent pas trop l’économie locale et que toute la société n’ait pas à subir de brusques bouleversements supplémentaires. Il ajusta la répartition des terres ou repartimientos en tenant compte des anciennes divisions territoriales aztecas. Les marchés ne désemplirent pas, permettant aux paysans et aux artisans de vivre comme avant. Il y eut même des améliorations : les Espagnols montrèrent le fonctionnement des roues aux Aztecas qui les adoptèrent aussitôt. Ils leur montrèrent également comment travailler le fer, ce qui constitua une grande nouveauté. Les conquistadors avaient craint que les Aztecas n’en profitent pour fabriquer des armes et des armures, alors Cortés avait strictement réglementé l’usage de la métallurgie à la réalisation d'outils pour l'agriculture ou pour les constructions. Mais ni ces progrès techniques, ni les efforts d’évangélisation de Aguilar n’empêchèrent les naturales d’invoquer Tlaloc pour qu’il frappe de sa hache les nuages et qu’il pleuve au bon moment pour la pousse du maïs.

« Ils ont cette vision du monde trop enracinée en eux, confia Geronimo à Cortés. Ils pensent que les plus vils fléaux et les pires cataclysmes s’abattraient sur eux s’ils n’invoquaient pas leurs Dieux, en plus de faire leurs prières chrétiennes.

— Tant qu’ils ne font plus de sacrifices humains et qu’ils ne se mangent plus mutuellement leurs cœurs, cela me convient, répondit Cortés dans un sourire. Nous faisons du bon travail, toi et moi. Nous jetons les bases de siècles de prospérité et de paix sur ces terres. »

Cortés attribua des titres et des terres aux hommes-oiseaux d’importance de la tribu Tlaxcala mais aussi parmi les survivants de Tenochtitlan. Tecuichpoch, la propre fille de l’Empereur Moctezuma, qui avait échappé par miracle à l’incendie du Palais, se convertit à la religion catholique et reçut une encomienda qui contenait un grand élevage de cochenilles et un titre sous le nom de Doña Isabel Moctezuma. Ce fut une grande victoire pour Cortés qui la prit comme modèle d’une transition en douceur entre l’ancien et le nouveau régime. Lorsqu’il lui avait rendu visite pour la première fois après la chute de Tenochtitlan, elle lui avait fait forte impression : elle l’avait reçu dans une robe recouverte de rubis sombres qui ressemblaient à des perles de sang. Le sang de son peuple que Cortés avait fait couler. Entre les petites plumes de son visage, le Conquistador avait cru percevoir les traits de son père Moctezuma. Cortés s’était excusé auprès d’elle pour la destruction de la ville. Elle avait accepté ses excuses telle une grande Reine magnanime. Le conquistador était sorti troublé de cette entrevue.

Felipe de Olmos, quant à lui, reçut cinq arpents de terre boisée près de Veracruz, ville portuaire qu’il devait administrer en tant que Gouverneur. Il prit cette fonction comme une aubaine pour se reposer enfin après des années particulièrement chaotiques. Lui que tout destinait à être un hidalgo sans histoires d’une province reculée de la Castille avait vu sa vie entraînée dans un tourbillon infernal depuis le moment où il avait mis les pieds dans la lamentable affaire navarraise de 1516. Il avait agi par vengeance contre une décision de justice sous les ordres du Roi Ferdinand qu’il avait estimée comme lésant ses droits. Voulant aider la révolte des Pétras, il avait fini par être torturé et prisonnier dans les geôles de l’Inquisition puis chassé d’Espagne vers Cuba. Là il avait secondé Cortés pour prendre le contrôle de l’expédition contre les Aztecas, puis il avait presque été tué par les griffes d’un prêtre et sauvé in extremis par quelque magie noire prodiguée par Malinalli, et enfin, il avait participé à l’ahurissante prise de Tenochtitlan en extrayant des thyroïdes de cadavres frais de chevaux et d’humains. C’était largement suffisant pour toute une vie et Felipe de Olmos prit la ferme décision de se reposer et de ne plus se laisser entraîner dans une quelconque folle aventure. Il avait tellement frôlé de multiples fois la mort qu’il sentait que son crédit de chance était épuisé et que La Grande Faucheuse ne raterait pas son prochain coup.

Parmi les nouveaux propriétaires terriens dans les encomiendas, certains s’adaptèrent à leur nouvelle situation tel Felipe de Olmos mais d’autres ne purent se résigner à se sédentariser. Cortés les sentait fébriles de vivre de nouvelles aventures. Il s’était déjà débarrassé de Pedro de Alvarado quelques semaines auparavant, mais il y avait un autre conquistador qui lui causait du souci : Cristóbal de Olid. Bien bâti de corps mais avec une tête étonnamment petite en proportion, il avait été un secrétaire de Diego Velázquez de Cuéllar à Cuba. Il en avait gardé la mauvaise habitude de se curer les ongles avec sa plume. Puis il avait fini par s’embarquer sur l’expédition qui était tombée aux mains de Cortés. Il s’était vaillamment battu lors de la prise de Tenochtitlan, faisant même un concours avec Pedro de Alvarado de celui qui tuerait le plus d’Aztecas. Alvarado avait gagné mais de justesse et avait été surnommé El Cazador tandis qu’on avait surnommé Olid, El Carnicero6.

Les nouvelles en provenance de l’encomienda de Cristóbal de Olid faisaient état de diverses maltraitances sur les travailleurs aztecas. Ils ne les considéraient à peine mieux que du bétail. Progressivement, plus aucun Azteca ne voulut travailler pour lui. Une nuit, il organisa une rafle dans un village pour faire des prisonniers et les faire travailler de force dans son encomienda. Un groupe d’Aztecas décida de les libérer mais ils furent reçus par des coups d’arquebuse tirés par Cristóbal de Olid lui-même.

Quelques jours après ces incidents, Cortés, accompagné de soldats espagnols, pénétra au petit matin dans sa propriété et l’expulsa.

« Tu n’as aucun droit de faire ça ! éructa Cristóbal.

— Je suis le Vice-Roi sur ces terres. Tu as enfreint mes décrets.

— Tu n’as aucune autorité véritable. Où est la lettre de l’Empereur qui te donne ton titre ? »

Cortés s’attendait à cette réponse mais il n’en fut pas moins agacé.

« Lorsque je t’ai donné ces terres pour construire ton encomienda tu avais moins mis en doute mon autorité.

— Ces terres n’appartenaient à personne !

— Elles appartenaient aux Aztecas. Et c’est sous mon commandement que nous les avons conquises. Je ne tolérerai plus aucune remise en cause de mon pouvoir.

— Tu vas me mettre en prison, c’est ça ? Comme Pánfilo de Narváez ? »

Cortés se rendit compte qu’il avait oublié ce pauvre conquistador envoyé par le Gouverneur de Cuba pour le faire prisonnier il y a trois ans et qui, borgne à la suite de la bataille où il avait été vaincu, croupissait en prison depuis tout ce temps. Il allait falloir songer à le libérer pour solde de tout compte.

« Non. J’ai mieux pour toi. Depuis quelques temps, aucun messager en provenance de l’expédition de Pedro de Alvarado n’est venu donner des nouvelles. Il a dû se passer quelque chose. Tu vas aller le retrouver. Il a sans doute besoin d’aide.

— Je croyais que tu détestais Alvarado.

— Il est un de mes sujets. Il est peut-être en danger. Mon devoir de Vice-Roi est de le protéger. »

Cristóbal de Olid contempla pendant un moment son interlocuteur, comme si c’était une créature étrange qui ne fonctionnait pas tout à fait comme l’idée qu’il se faisait d’un humain. Puis il déclara : « Je ne le rattraperai pas si je dois y aller à pied dans la forêt à partir d'ici. Le sentier qu'il a dû se tailler à la machette a déjà dû être recouvert de nouvelle végétation. Donne-moi un bateau et je contournerai la forêt par l’est et le chercherai en remontant à pied vers le nord. » Cortés estima l’idée ingénieuse et signa un décret pour qu'on lui donne un bateau à Veracruz à cet effet. Rien n'était trop cher pour se débarrasser de ce genre d'individu qui venait perturber l'harmonie que Cortés cherchait si ardemment à établir.

Cortés était aussi inquiet de ne pas avoir des nouvelles de la métropole. Il avait fait partir quelques mois plus tôt deux galions remplis d’or et de pierres précieuses, s’acquittant (largement) du Quinto Real. Il avait aussi joint des cartes de navigation détaillées pour que l’Empereur Charles puisse envoyer des renforts et surtout y joindre un décret qui officialisait Cortés dans la fonction de Vice-Roi de la Nouvelle Espagne qu’il exerçait de facto. « Où est la lettre de l’Empereur qui te donne ton titre ? » La répartie de Cristóbal de Olid était pertinente.

Finalement, Alonso Puertocarrero qu’il avait envoyé en Europe lors du convoi précédent revint à Tenochtitlan avec des nouvelles de l’Ancien Monde. Cortés le fit accueillir par le son des teponaztli, des tambours à fente, fabriqués à partir de troncs d’arbres évidés. La résonance de ces tambours, bien plus importante que celle des huehuetls, semblait plaire aux axolotls qui faisaient onduler leurs têtes en rythme à leur écoute. Devant ce stupéfiant spectacle, Puertocarrero préféra ne rien demander et en savoir le moins possible, sans doute pour préserver la sanité de son esprit.

Ce ne fut pas le cas de Cortés qui, dès qu’il put s’isoler avec Puertocarrero, fut avide de nouvelles et l’assaillit de questions. Puertocarrero lui apprit la mort d’Anton de Alaminos et lui fit un compte-rendu de sa première rencontre avec l’Empereur qui avait fini dans d’apparentes bonnes dispositions à l’égard de Cortés, même s’il ne lui avait pas envoyé des renforts. Charles Quint avait déjà plusieurs fers au feu avec les guerres européennes, la menace ottomane et l’hérésie luthérienne. L’Empereur ne lui avait pas notifié non plus officiellement sa fonction de Vice-Roi. Cortés continuait donc à occuper un vide juridique précaire, ce qui était un comble pour un ancien Magistrat. Puertocarrero n’avait eu aucune information quant à l’arrivée d’un deuxième convoi. D’après les dates de départ de ce convoi et sa propre date de départ d’Europe, il aurait dû avoir des nouvelles si les galions avaient atteint bon port. En plus de l’hypothèse de l’interception par le Gouverneur de Cuba, sans doute toujours vert de rage contre Cortés, il y avait aussi la possibilité d’un naufrage. Sur ce, Puertocarrero ajouta : « Quand je suis parti d’Anvers, les relations étaient très dégradées entre l’Empire et la France. Il n’est pas interdit d’envisager que la France ait pris possession de ce que vous avez envoyé en attaquant les bateaux du deuxième convoi ». Cortés se leva brusquement sous la poussée d’une grande colère. Le Vieux Monde était en train de perturber ce qu’il essayait de bâtir dans le Nouveau. Il était hors de question que d’une quelconque manière les incessantes guerres entre les Royaumes européens s’exportent vers ses nouvelles terres. La prise des cartes maritimes par les Français serait à cet égard une catastrophe. « Mais ce n’est qu’une hypothèse ! » dut préciser Puertocarrero en voyant la figure courroucée et la lippe tremblante de Cortés.

Outre ces nouvelles qui laissèrent un écheveau de noires pensées dans l’esprit du Vice-Roi, Puertocarrero avait amené d’Europe trois moines franciscains qui allaient aider à l’évangélisation et une cinquantaine de hobereaux avides de faire leur preuve sur les nouvelles terres. Il y avait également un cousin de Cortés, Francisco de las Casas. Cela fit un drôle d’effet à Cortés de revoir quelqu’un qu’il connaissait d’avant sa traversée de l’Atlantique et qui venait de son ancienne vie en Espagne. Cette dernière lui parut aussi éloignée que si elle était sur une autre planète.

Il présenta à son cousin toute sa petite famille : Malinalli qui tenait dans ses bras son fils, Martin, qui avait le prénom du père de Cortés. Il était couvert d’un duvet beige comme tous les hybrides. Il était déjà surnommé El Mestizo (le métisse). Les Aztecas l'appelaient Koyometl qui avait la même signification dans leur langue nahuatl. Cortés n’oublierait jamais sa sortie de l’œuf qu’il avait contemplé ses mains entrecroisées avec celles de Malinalli. La venue de la petite famille du Vice-Roi fut accompagnée de l’inclination de tous ceux qui étaient présents et ce n’est qu’alors que Francisco de las Casas put mesurer le pouvoir qu’avait acquis son cousin. Cortés n’était initialement pas particulièrement féru d’étiquette cérémoniale mais ces habitudes de Cour lui permettaient de marquer sa position particulière. Il avait fini par y prendre goût. À défaut de la reconnaissance officielle de l’Empereur, c’était tout ce qu’il pouvait trouver.

Après cette parenthèse familiale, Cortés fit visiter Tenochtitlan ou plutôt ce qu'il en restait à Alonso Puertocarrero. Francisco de las Casas avait décliné l'invitation car il était plus intéressé par la flore et la faune des environs. Les deux hommes utilisèrent pour se déplacer le palanquin doré de feu l’Empereur Moctezuma porté par quatre soldats espagnols et Cortés dut réitérer deux fois son invitation pour que Puertocarrero s’y installe, tellement celui-ci ne se sentait pas à l’aise dans un tel luxe. Chemin faisant, Puertocarrero fut choqué du contraste entre la magnificence qu'il avait vue la première fois, avant la chute de la ville et les ruines actuelles. Malgré les efforts de reconstruction, la plupart des habitants dormaient encore dans les rues. La moitié de la grande place du marché dans le quartier de Tlatelolco n’était plus qu’un vaste camp de fortune. « Je n’ai pas voulu ça mais je n’ai pas eu le choix, expliqua Cortés. Je me console en me disant que tout nouvel Empire se construit sur les cendres du précédent. Je promets que je rebâtirai ici une cité encore plus belle que Tenochtitlan l’a été. » Il désigna du doigt l’église qui était en train d’être érigée sur les ruines de l’une des grandes pyramides. Elle était de taille bien modeste en proportion et les habitants de la ville continuaient à désigner le lieu comme teocalli, la pyramide.

« En sommes-nous capables, de bâtir cette cité plus belle ? demanda pensivement Alonso.

— Jamais Dieu n’a fait peser une aussi lourde tâche sur une paire d’épaules », répondit le Vice-Roi d’un air las après un moment de silence.

Finalement, Cortés demanda à Alonso Puertocarrero de retourner en Espagne voir l’Empereur, en emportant une nouvelle portion du Quinto Real et pour demander une clarification de la situation légale de la Nouvelle Espagne. Le conquistador pria pour que ce troisième convoi soit le bon. « Tu es un natif de Medellin, comme moi. On est des durs. On ne se laisse pas abattre chez nous. Tu dois réussir, Alonso. À mesure que mes responsabilités grandissent, le chemin se fait plus étroit. Et j’ai un besoin vital de l’aval de l’Empereur et de son soutien. »

5 Cultures flottantes sur les lacs

6 Le boucher

CHAPITRE 3

La vie d’un chrétien est un combat, si plein de dangers que l’on ne peut avoir de repos sans pertes.Ulrich Zwingli

Le lutin Ulrich Zwingli avait de la neige collée dans les cheveux qui dépassaient de sa casquette. Zürich n’était pas épargnée par un hiver particulièrement rude qui balayait toute l’Europe de son blizzard glacial.

Les nains avaient toujours regardé Zwingli avec une certaine curiosité condescendante. C’était le seul de sa race à s’être élevé aussi haut dans la hiérarchie ecclésiastique. Il avait débuté comme un simple aumônier militaire, remontant le moral des soldats avec les facéties habituelles des lutins. Il avait été là, à Marignan en 1515, et toute la nuit entre le premier et le deuxième jour de la bataille, il n’avait cessé de donner l’extrême onction aux blessés au seuil de la mort. Il n'avait pas ménagé sa peine au milieu de ce qui devenait un immense charnier. Puis le lendemain encore, une fois la retraite sonnée après l’arrivée des Vénitiens, il avait continué à soulager les âmes avant leur élévation au ciel. Il avait tiré de cette expérience une certaine gravité qui tempérait la disposition joyeuse de sa race. D’échelon en échelon, il avait fini par devenir curé de Zürich.

Et ce qu’il avait fait de cette position avait surpris les nains et même les autres lutins qui vivaient en Suisse. Il avait pris la tête de l’agitation qui avait interrompu le Carême l’année précédente, mettant fin à l’abstinence et au jeûne, considérés comme de vaines tentatives de plaire à Dieu par des moyens détournés et complaisants à sa propre souffrance. Et surtout il n’y avait aucune mention d’abstinence et de jeûne dans la Nouveau Testament. Zwingli avait même distribué des saucisses à tous les Zürichois en plein Carême, ce qui lui avait amené une certaine popularité tout en déchaînant la colère de la hiérarchie catholique. L’Évêque de Constance avait fait un sermon pour mettre en garde le peuple contre le pouvoir de séduction de la saucisse.

Un Grand Conseil fut convoqué à Zürich et l’Évêque de Constance avec ses yeux ronds et ses joues flasques y attendit Zwingli de pied ferme. Dehors, il gelait à pierre fendre mais les larges cheminées de la salle du Conseil et les braises rougeoyantes amenées dans de grands plats en cuivre avaient réchauffé l’atmosphère. De la buée se formait sur les fenêtres et assurait une sorte de huis-clos au Grand Conseil.

Ulrich Zwingli y apparut sous la réprobation de la hiérarchie catholique :

« C’est un pantin à la solde de Luther !

— Je dirai même plus, c’est le lutin de Luther !

— Erreur ! répondit Zwingli tout de go, et il profita de la capacité des lutins de bondir bien plus haut que ne le laissait supposer leur taille pour sauter sur la table du greffier qui prit un air outré. « Dès 1516, deux ans avant Luther, je commençais à retourner à la source qui est Dieu et qui nous parle à travers les Évangiles. Le salut ne peut être atteint que par la seule parole divine, mes amis, et yo-ho, c’est le Christ qui a rendu de sa lumière sa parole aussi claire que de l’eau de roche. » Et tout le monde présent dans la salle entendit entre ses oreilles le bruit chantant de l’écoulement d’une charmante rivière.

« Cessez de tenter de nous amuser avec vos tours. Vos facéties ne réjouissent que vous ! lança l’Évêque qui secoua sa main devant son visage comme pour chasser une mouche. Un agitateur, un bonimenteur. Voilà ce que vous êtes. Vos paroles sont inconséquentes.

— Si le peuple ne se repent pas, il périra, répliqua Zwingli, avec une voix plus grave que d’habitude. La colère de Dieu frappera les nations qui dévient trop de ses enseignements. » Et tous entendirent un bruit de tonnerre prolongé et menaçant. Ceux qui avaient déjà entendu les rumeurs concernant la prédiction d’un prochain Déluge par les astronomes se sentirent particulièrement mal à l’aise.

« Vous croyez nous impressionner et nous faire peur…

— Il y a bien longtemps que vous craignez plus le Pape que Dieu. Et je ne suis pas sûr que cela soit à votre avantage. Yo-ho ! Je vous mets au défi de rejeter ce que je prêche en utilisant les Écritures seules et non pas ce qu’écrit le Pape.

— Je ne tiens pas à entrer dans des débats théologiques avec quelqu’un comme vous…

— Yo-ho ! C’est bien dommage ! Alors soit ! Je demande l’autorisation de déposer une Pétition où je demande l’autorisation... vous voyez comme je suis poli… l’autorisation, dis-je, de se marier pour les ministres du culte ! »

Il y eut un brouhaha dans la salle. L’Évêque de Constance ne se laissa pas déstabiliser et réclama le retour du silence. Lorsque celui-ci fut rétabli, tout le monde put entendre un bruit de pet sans que l’on sache si c’était réel ou encore l’un des sons magiques du lutin. Les lèvres de l’Évêque s’élargirent en un sourire : « Ulrich Zwingli ici présent... Pourriez-vous nous dire pourquoi vous avez été renvoyé de l’Université de Vienne il y a 25 ans ? » Personne ne comprenait le lien avec la question du célibat des prêtres mais l’Évêque s’était bien renseigné car le lutin répondit : « Un écart dans la chasteté… (pirouette) avant le mariage que je propose d’autoriser ! » Et il s’inclina.

« Une demande qui vient donc d’un dépravé lubrique ! » s’exclama l’Évêque, triomphant, un doigt accusateur pointé sur Zwingli, lequel répondit illico :

« Je mets au défi quiconque ici de jurer devant les Saintes Écritures qu’il n’a jamais eu de rapports charnels ou qu’il n’en aurait jamais eu si l’occasion s’était présentée. » Et toute l’assemblée entendit des soupirs d’amour et des bruits de frottements de muqueuses. Zwingli éclata de rire et se dandina en contemplant les têtes face à lui.

« Vous êtes un être vicieux et indigne de votre fonction ! Je veux bien reconnaître que l’Église Catholique a besoin de réformes... pour ne plus avoir à admettre en son rang des parasites comme vous ! » éructa l’Évêque en se levant brusquement ce qui faillit faire tomber sa mitre. Les esprits s’échauffaient. Zwingli bondit sur le pupitre devant son contradicteur : « Où étiez-vous lors de la bataille de Marignan ? Moi, j’étais à mon poste pour soulager l’âme des mourants. Je leur donnais l’extrême-onction et quand ils étaient morts je leur fermais les yeux. Et où étiez-vous lors de l’épidémie de peste qui a éclaté ici il y a 4 ans ? Moi, j’allais de maison en maison pour aider, conforter, réconforter et recommander l’âme des mourants à Dieu. J’ai risqué ma vie pour rendre les services que mes paroissiens attendaient de moi. J’ai attrapé la peste et j’ai failli en mourir. Mais j’ai guéri. Je ne veux pas dire par miracle, ce serait trop d’arrogance de ma part. Mais Dieu avait visiblement déterminé que je pouvais encore faire œuvre utile. » Et tous entendirent « Yo-ho ! » dans leur tête.

***

Johann Esch et Heinrich Voes étaient dans leur cellule de la prison de Bruxelles. Malgré leur allure spartiate, leur chambre dans le monastère d’Anvers où ils avaient été moines leur paraissait désormais comme le plus luxueux des Palais. Le Premier Inquisiteur du Brabant, François Van Der Hulst, nommé par l’Empereur, les fit sortir et se présenter devant lui. Ils avaient une trentaine d’année, avec tous deux le visage austère mais serein : « Demain matin, on doit vous exécuter, dit l’Inquisiteur. Un prêtre pourra récupérer votre potestas bien sûr. Mais il vous reste une dernière chance d’éviter ce sort. Faites acte d’abjuration comme l’a fait le Prieur de votre maudit monastère. » Un silence accueillit ces paroles. « Vous n’avez que quelques mots à dire, insista l’Inquisiteur. Que vous avez commis de grands péchés mais que vos remords sont plus grands encore ! » Johann et Heinrich se regardèrent et chacun prit du courage dans la détermination de l’autre de maintenir le silence. Le visage de l’Inquisiteur s’empourpra de colère. Il était venu voir la peur dans les yeux des deux Luthériens et il n’y avait découvert qu’une résolution obstinée : « Séparez-les ! Je veux les voir individuellement. »

Van Der Hulst s’isola avec Johann Esch. Il se jeta sur le prisonnier enchaîné et l’attrapa par le col : « Tu crois que tu vas mourir en héros ? Hein ? Tu hurleras comme une femme hystérique quand les flammes te dévoreront ! Et ce ne sera qu’un avant-goût de l’Enfer où ton âme rôtira encore bien plus !

— Ah bon ? Je croyais que ma potestas allait être récupérée par un prêtre, dit Johann Esch d’un air ingénu.

— La potestas et l’âme sont deux choses différentes ! » lui hurla l’Inquisiteur au visage.

C’était la position canonique actuelle de l’Eglise mais de nombreux Conciles avaient longuement discuté de la question et selon les époques, le dogme officiel avait oscillé avec une grande amplitude. Johann Esch ne manqua pas d’en profiter : « La doctrine officielle n’a cessé de varier sur ce sujet. Exactement ce qu’écrit Luther... Cela varie parce que ce n’est pas écrit dans les Évangiles ! Maintenant que Luther a traduit la Bible en allemand et que d’autres suivront cet exemple dans tous les Royaumes, chacun aura accès aux Écritures et pourra libérer la Parole du Christ de tout le tissu de mensonges qui la travestit depuis des siècles. Sola Scriptura7 ! » Johann Esch avait prononcé ces paroles sur un ton exalté. C’était sans doute la dernière fois qu’il allait pouvoir défendre ses idées même s’il n’osait espérer convaincre l’Inquisiteur. Pendant tout son discours, il avait eu en tête une image qu’il avait vue sur la première page d’un livret imprimé, celui qui avait été distribué à Anvers et qui l’avait fait basculer : Martin Luther, sa Bible en allemand à la main et survolé par une colombe, symbole de la Paix et du Saint-Esprit.

« Naïfs...Vous êtes tous complètement naïfs, lui répondit Van der Hulst. Il y aura autant de paroles du Christ que de lecteurs. Chacun choisira ce qui l’arrange. Même des femmes pourront se mettre à interpréter la parole de Dieu, quelle honte ! Tout le monde sera enivré des paroles de l’Évangile mais tous seront saouls et ne tiendront plus debout. Là où régnait l’ordre triomphera le chaos ! La seule chose que je regrette dans votre mort prochaine c’est que vous ne serez plus là pour voir les désordres et les dégâts irréparables que vous allez causer. Lorsque le brasier enflammera vos poils de cul et que vous brûlerez dans votre propre Enfer, vous pourrez encore avoir l’illusion d’œuvrer pour le Bien et cela me désole. »