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Mai, 1885. Deux ans après leur voyage fantastique, Quatresous et Fontaine n'avaient plus un signe du monde des Alterï. Mais, soudain, Paris est envahie par les Muses, et des visages supposés perdus à jamais resurgissent du passé. De vieux amis en nouveaux ennemis, comment distinguer la vérité ? Ou, au contraire, devraient-ils la fuir à tout prix...? Après 1883 : Express d'Orient, retrouvez Quatresous dans une nouvelle aventure à travers mystère et magie dans le Paris des années 1880!
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Seitenzahl: 278
Veröffentlichungsjahr: 2021
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Prologue - Boulevard Saint-Germain, Paris
Chapitre 1 - Rue du Chat-Qui-Pêche
Chapitre 2 - Du Chat-Qui-Pêche à Victor Hugo
Chapitre 3 - L'avenue Victor Hugo
Chapitre 4 - Notre-Dame de Paris
Chapitre 5 - Parvis de Notre-Dame
Chapitre 6 - Église Saint-Sulpice
Chapitre 7 - Kmen
Chapitre 8 - Cimetière du Père Lachaise
Chapitre 9 - Rues Rambuteau et du Temple
Chapitre 10 - Rues du Temple et Rambuteau
Chapitre 11 - Le Dragon
Chapitre 12 - La cour du Dragon
Chapitre 13 - Le conseil du Dragon
Chapitre 14 - Rue du Luxembourg
Chapitre 15 - La Morgue de Paris
Chapitre 16 - Sous Paris
Chapitre 17 - Les Catacombes
Chapitre 18 - Rues de Paris
Chapitre 19 - Les toits de Notre-Dame
Chapitre 20 - L'Hôtel-Dieu
Épilogue - Paris
Plus je relisais la dépêche, et plus le visage de Mademoiselle Melusine s'imposait comme en surimpression sur le papier.
— Eh ben, Quatresous, gouailla la voix pointue de Sidonie Isambert, tu nous fais la tête d'une poule à qui on aurait présenté le hachoir. C't'à cause de cette dépêche, là ?
Il y a de grandes chances, puisque je suis en train de la lire, pensai-je. Mademoiselle Melusine n'aurait pas hésité à répondre cela. Moi, je ne répondis rien.
— Fais voir ça ! dit Sidonie en m'arrachant le papier des mains. Oooh ! Non ! Le pauvre vieux !
— Un peu plus de travail et un peu moins de vacarme, s'il vous plaît ! dit l'un des rédacteurs en chef depuis le couloir.
— Oui, monsieur Poirier !
Jules Poirier ? Léon Poirier ? J'étais incapable de distinguer les deux frères l'un de l'autre. Une hydre à deux têtes, voilà ce qu'ils étaient pour moi. Au moins, c'était une hydre aimable avec ses employés. Les blouses sévères de l'atelier de composition reprirent leurs places devant les tables de montage.
Mes doigts tremblaient un peu en piochant les lettres de métal dans les casses, les petits casiers où elles étaient triées. Et les espaces. Ne pas oublier les espaces.
« Victor Hugo a été prisjeudi soir d'une in disposition... »
— C'est horrible ! me souffla Clémentine Flamery en secouant ses boucles rousses. Il ne peut pas mourir ! C'est un héros national ! Avec lui, la France meurt aussi !
Je répondis d'un vague signe de tête, que Clémentine accepta comme la confirmation de ses convictions les plus profondes.
« ...qui s'est aggravée subitement... »
Je me concentrai sur le texte, plaçant les lettres à l'envers, de droite à gauche. Trente-deux caractères sur cette ligne c'est bien il faudra les espacer plus attention j'ai des majuscules elles sont plus larges quarante-et-un ici c'est trop je dois couper un mot il me faut un tiret attraper le « e » accent aigu...
— Il a 83 ans, quand même ! fit remarquer Louise Voisin à ma droite, toujours penchée sur son article de politique étrangère. C'est un âge honorable. Vénérable, même.
« ...souffrait d'une lésion du cœur... »
Mademoiselle Melusine, elle aussi, souffrait du cœur. Lorsque je l'avais rencontrée en octobre 1883 à bord du train l'Orient Express, elle avait eu vingt ans et une maladie cardiaque résultant d'un « mauvais mélange » entre son père humain et sa mère loup-garou. Ou bien disait-on louve-garou ? « Garoute » ? Dans tous les cas, Mademoiselle Melusine avait bien failli en mourir pendant le voyage.
« ...a été atteint d'une congestion pulmonai re... »
— Mais on est sûrs de ça ? demanda Louise.
— Ça vient du Rappel ! grinça Sidonie entre ses dents. C'est son journal ! Et c'est signé de son docteur.
Mademoiselle Melusine avait une fascination pour la médecine. Sûrement, en lisant cet article, elle aurait donné tout un tas de statistiques morbides et j'aurais eu le plus grand mal à deviner si elle était sérieuse ou sarcastique. J'aurais voulu savoir si elle allait bien. Mais chaque fois que nous avions frappé à la porte de sa famille à Saint Leu, Mademoiselle Melusine avait été mystérieusement absente. Son traitement avait-il mal tourné ?
« Les médecins jugent son état alarmant. »
Je compressai les blocs de lettres en pavé, les cerclai de cordage pour que l'ensemble soit solide et stable. Un peu d'encre, et je sortis une épreuve sur un bout de feuille pour en chasser les fautes. Malgré mes efforts de concentration, mes mains avaient travaillé seules. Combien de lettres avais-je manquées ? Aucune, semblait-il. Mes mains savaient ce qu'elles faisaient, elles, au moins.
— Il va peut-être se remettre ? demanda Clémentine avec toute la naïveté de ses dix-huit ans.
— Tu crois ? railla Sidonie. Non, ça a l'air sérieux. Il est aux portes de la mort, je te dis ! Il est fichu, il va y passer !
— Ferme un peu ton moulin à paroles et mérite tes 10 francs d'aujourd'hui, gronda Louise. Avant qu'ils ne nous remplacent tous par des machines !
Nous étions le 19 mai 1885. Je n'avais pas revu Mademoiselle Melusine depuis plus d'un an, lorsqu'elle nous avait annoncé que le traitement d'urgence qu'elle avait reçu lui avait bien sauvé la vie. Elle n'avait pas pu nous en dire plus, car la nature surnaturelle de cette intervention avait pu avoir des conséquences dont elle n'était pas prête à discuter. Eh bien, ce soir, je ne pouvais plus penser qu'aux malades du cœur. J'avais besoin de discuter, et avec quelqu'un qui connaissait les Alterï.
— Auteur, poète, artiste, philosophe, historien, académicien, révolutionnaire, grand contributeur à la Troisième République, soupira Louise. En voilà un qui aura un enterrement en grande pompe.
L'épreuve lue, relue et vérifiée, je posai mon bloc de lettres avec ceux qui devaient constituer la une du journal. Je vérifiai plusieurs fois que je le posais dans le bon sens. Un article imprimé à l'envers ne faisait pas bon effet, si on tenait à son travail. La moindre erreur de montage une fois la presse lancée faisait perdre du temps, et donc, de l'argent, au journal.
— Quelqu'un aurait vu Fontaine ? demandai-je.
— Ton cousin ? dit Gustave Jacquart, toujours en retard parce que ses doigts épais avaient du mal à attraper les petits « s » qu'il fallait coller au bout des blocs-mots les plus courants pour les mettre au pluriel. Il y est déjà sûrement, tu sais ?
Charles Fontaine et moi n'étions pas réellement cousins, mais afin de pouvoir m'installer chez lui, j'étais officiellement « de sa famille éloignée, du côté de son père ». Lorsque j'avais demandé pourquoi je ne pouvais pas être du côté de sa mère, il m'avait répondu que je n'avais pas la bonne couleur, avec ma peau pâle et mes cheveux couleur paille. Le temps que je trouve comment reformuler ma question, il avait déjà changé de sujet deux fois.
— Il y est, où ça ? demandai-je à Gustave en sortant les « s » de leur casse pour les poser devant lui.
— Avenue Victor Hugo, pardi. C'est quand même quelque chose d'habiter dans une rue qui porte son propre nom !
— La moitié de Paris dit encore Avenue d'Eylau, dit Louise.
— Eylau ou pas, dit Gustave, c'est là-bas que Fontaine est, à guetter la moindre nouvelle. Tous les journalistes sont là-bas, je parie.
— Comme des vautours ! s'esclaffa Sidonie.
— C'est grâce à eux qu'on a du travail, dit sévèrement Louise.
— Qui est bientôt fini pour aujourd'hui, dit Gustave en finissant enfin son cordage. Tu veux venir au café avec nous ? me demanda-t-il.
— Non merci, dis-je comme chaque fois qu'il me le proposait. Je vous verrai tous demain.
Je retirai ma blouse, enfilai mon manteau élimé, et en trois pas je me perdis dans la rue, les bruits de sabots et les cris des chauffeurs de l'heure de pointe.
Les locaux du Curieux se trouvaient boulevard Saint-Germain, à dix minutes à pied à peine de la rue du Chat-Qui-Pêche, où nous logions. Pourtant, en passant devant les chevaux de l'omnibus O (qui allait de Ménilmontant à Montparnasse), je m'arrêtai d'un coup. Pour une fois, je pouvais bien m'offrir le trajet, cela serait plus rapide...
Pour circuler dans Paris lorsque vous n'aviez pas votre attelage personnel, vous pouviez prendre le fiacre, l'omnibus ou le tramway. Le fiacre, c'était trop cher pour nous. Il n'y avait pas une grande différence entre l'omnibus et le tramway, si ce n'était que le tramway était plus stable car il circulait sur des rails, et que ses voitures étaient plus grandes. Grandes ou petites, les voitures étaient toujours pleines, et il fallait souvent s'installer sur le toit, appelé « impériale ».
Je fouillai rapidement les poches de mon manteau ; pas de monnaie. Même pas 15 centimes pour le billet. Tant pis. J'userais mes souliers.
Juste au coin de notre rue, j'entrai dans le café du Chat-qui-Pêche afin d'y récupérer le courrier (car Fontaine le faisait envoyer là, en espérant échapper à une inspection de la concierge). J'espérai un message, une carte, ou un télégramme peut-être. J'inspectai les lettres à toute vitesse ; rien à mon nom. Dommage. Je m'engouffrai alors dans notre ruelle et ouvrit la porte de l'entrée de service avec précipitation.
La petite porte s'ouvrait sur un passage menant à une cour intérieure aux façades grises et craquelées, aux toits de guingois et aux fenêtres étroites. Pour une sombre histoire de copropriété, il y avait deux cages d'escaliers qui desservaient chacune leur côté de l'immeuble, lequel était séparé en deux entrées au même numéro sur le quai Saint-Michel. Là encore, je n'avais pas posé de questions. Je traversai la cour en quelques pas.
— Mademoiselle !
Marguerite Briquard, notre logeuse, avait un œil de lynx. Ou peut-être des pigeons dressés pour nous surveiller depuis le haut des toits. Rien ou presque ne lui échappait.
— Bonjour Madame Briquard, dis-je en me dirigeant droit vers elle. Vous avez vu Monsieur Fontaine ? Il n'aurait pas laissé de message ?
— Monsieur Fontaine ? répondit la logeuse de sa voix doucereuse et plaintive. Ma foi, non.
— Merci quand même, dis-je en essayant de cacher ma déception.
— Mais puisque vous êtes là, mon petit, vous pourriez m'aider et remplir ce seau d'eau ? J'ai encore reçu une plainte pour l'odeur de la tuyauterie des cabinets d'aisance. Si vous pouviez aller le jeter dans le cabinet à votre étage, vous serez gentille, puisque vous montez.
Comme si j'avais le choix, pensai-je. Si je ne le faisais pas, l'air serait irrespirable, sous les toits.
— Bien sûr, Madame Briquard, répondis-je en saisissant le seau qu'elle m'indiquait.
J'entrai dans la cuisine du rez-de-chaussée où se trouvait l'unique robinet de tout l'immeuble, alimenté par un réservoir en sous-sol. L'eau courante n'en était qu'à ses balbutiements à Paris, je devais monter régulièrement l'eau dont nous avions besoin. Plus vite, implorai-je en regardant l'eau couler dans le seau, plus vite ! Peut-être que, par miracle, Fontaine avait réussi à éviter la logeuse et qu'il était déjà là-haut...
Je gravis l'escalier aussi vite que le seau me le permit. Je crus mourir d'asphyxie en arrivant sur notre palier, au sixième. L'odeur était réellement infecte, à vous prendre à la gorge et à vous piquer les yeux ; tous les gaz remontaient en force depuis la fosse sous l'immeuble comme s'ils voulaient conquérir Paris. Je me dépêchai de verser l'eau pour bloquer le passage dans le tuyau. Enfin, je pus respirer. J'abandonnais le seau et ouvris la porte de l'appartement.
Une odeur de vieux papier et de tabac froid m'accueillit ; il régnait dans la grande pièce cette atmosphère lourde et sèche de boiserie brute que l'on trouvait sous les toits, les jours où la chaleur commençait à s'installer. Fontaine n'était pas là. Son absence était un vide pesant et silencieux, malgré l'encombrement de l'appartement. Je ne pouvais pas rester ici, pas encore.
Je ne pouvais pas non plus rester les bras ballants, à laisser mon esprit s'emballer ; je devais me mettre en mouvement, faire quelque chose... peut-être même parler à quelqu'un. Je puisai dans une petite caisse dissimulée derrière les œuvres d’Émile Zola pour y prendre le montant du loyer. Je sortis sur le palier, récupérai le seau de la logeuse, ainsi que le nôtre. Je retrouvai Madame Briquard exactement là où je l'avais laissée, au pied des escaliers.
— Alors ? demanda-t-elle. C'est fait ?
— C'est fait, répondis-je.
— Ah, merci mon petit, vous me sauvez la vie ! Et Monsieur Fontaine, alors, il est rentré ?
— Pas encore.
— Ne vous inquiétez pas, il est probablement dans un café avec un de ses amis.
— Je l'espère, dis-je en mettant le seau à sa place et en remplissant notre propre réserve d'eau.
— Vous savez, reprit la logeuse, Monsieur Fontaine est très généreux de s'occuper de vous, orpheline comme vous êtes. À sa place, je vous aurais trouvé un bon mariage, maintenant que vous n'êtes plus domestique. Vieille fille, c'est pas bien, non. Veuve, encore, à la rigueur... mais vieille fille, non...
— Je fais de mon mieux avec ce que la vie m'apporte, Madame, répondis-je.
Fontaine sait à peine s'occuper de lui-même, pensai-je, il faudrait être inconscient pour lui confier quelqu'un. Quelqu'un de vivant, en tout cas. Et à 31 ans, j'étais peut-être « vieille fille » mais je gagnais plus que lui. Je pensais à ramener à manger et à monter les seaux d'eau. Si l'un de nous deux s'occupait de l'autre, ce n'était sûrement pas Fontaine.
— Mais Monsieur Fontaine a toujours été un original, continuait Madame Briquard une fois sur sa lancée. Ça fait bien quinze ans qu'il habite ici, vous savez ! C'était mon père qui louait, à l'époque, vous pensez bien. Ça l'amusait, d'avoir des artistes dans l'immeuble... il y avait Monsieur Fontaine et Monsieur Dumont, je me souviens, un très bel homme, mais un peu, comment vous dire, morbide. Un poète, très porté sur la mélancolie et la boisson, si vous voyez ce que je veux dire. On n'était jamais sûrs qu'ils passeraient l'hiver, tous les deux. On faisait même des paris ! Mais c'est mon père qui est mort, maintenant, et mon mari aussi. Vous comprenez ça mon petit, vous qui êtes orpheline.
— Absolument, fis-je en admirant intérieurement le tact dont elle faisait preuve.
Mademoiselle Melusine n'aurait pas fini de s'amuser avec quelqu'un comme ça, pensai-je. Bon. J'avais eu assez de contacts humains pour me calmer. Il était temps de battre en retraite.
— Tenez, la coupai-je en lui tendant l'argent. Voilà vos 7,50 francs du loyer cette semaine. Je vous les paye en avance.
— En avance ?!
Le loyer était excessif pour une grande pièce non meublée, non raccordée au gaz de ville, et encore moins à l'électricité. Mais c'était Paris. Et l'appartement était confortable. Il avait été divisé en deux afin que chacun eût son espace, et c'était plus grand que tout ce que j'avais connu dans ma vie jusqu'ici. Par ailleurs, mon salaire au journal était très bon, et pour la première fois de ma vie je me sentais à l'aise, sans avoir à faire de sacrifices. C'est un loyer de luxe, pensai-je avec une pointe de nostalgie, mais ça le vaut.
— Merci, mon petit, geignit la logeuse. Heureusement que vous êtes là. Monsieur Fontaine est gentil, très brave, mais il ne paye pas d'avance... en quinze ans, ça n'est jamais arrivé ! Ah, ça alors !
— Merci à vous, Madame Briquard, et bonsoir ! répondis-je en filant avant qu'elle ne se remette du choc.
*** ***
Mademoiselle Melusine me regardait, immobile et pâle, depuis le wagon-restaurant de l'Orient-Express où nous avions été photographiés il y avait plus d'un an et demi. Le cliché était affiché au mur, cloué directement sur le lambris. C'était le seul coin dégagé de l'appartement : partout ailleurs nous étions cernés par des étagères d'almanachs, études, récits de voyage en anglais ou romans gothiques en allemand achetés en gros lors de faillites et de ventes forcées. Le pourpre sombre de sa robe en velours apparaissait noir.
Où était-elle ? Elle et sa famille d'Alterï, son frère violoniste et sa mère qui pouvaient se transformer en loups. C'était comme si les Schaefer avaient disparu de la surface de la terre. Eux, leurs violons et leurs manteaux de pourpre sombre.
Même chose pour le trio de « dhampires », (des semi-vampires, si j'avais bien compris ce qu'ils étaient) qui étaient capables de partager leurs pouvoirs entre eux ; David Winter, maître dans l'art de la télépathie et de la manipulation mentale, Barbara Winter, plutôt versée dans l'intimidation et l'action physique, et Stephen Shepherd, un magicien qui préférait les compromis aux exécutions sommaires. Stephen avait-il survécu aux horribles blessures qu'il avait subies lors de l'attaque des métamorphes ?
Charles Dumont, lui, n'avait pas survécu, même si en théorie il existait toujours quelque part. Il était devenu à sa mort une sorte d'ange, (que ce fut un messager des dieux ou un intermédiaire avec une autre puissance supérieure, nous n'étions pas certains des détails), qui inspirait les auteurs et les artistes. En d'autres mots, il était devenu une Muse.
Quelque part. Oui, il existait quelque part, comme Mademoiselle Melusine, et le trio, et le docteur Meg Sanders et son mari Jack, et Diana Niedermeier la médium Suisse, et toute la famille Whitlock (des esprits de l'eau), et les Lidércek dont je n'avais pas bien compris la nature exacte, et Servais le Kobold, et même Nerio Bianchi, la personnification du Danube dieu-fleuve.
Trente-neuf voyageurs, plus le personnel de bord, pour la plupart disparus sans une trace ; il ne nous en restait que ces clichés. Et la carte de visite que j'avais trouvée dans le compartiment de voyageurs mystérieux, qui s'étaient tout aussi mystérieusement évaporés du wagon, mais qui avaient eu l'intelligence de le faire avant l'arrivée du danger.
Découvrir l'existence du monde des Alterï ne laissait que deux choix : tout oublier, ou tout savoir. Fontaine et moi avions besoin de savoir. Et d'en savoir bien plus que ce que le Dictionnaire Infernal de Collin de Plancy, que je voyais servir de presse-papier à une pile de cartes de l'Europe, pouvait nous apprendre.
*** ***
Clang ! Je me réveillai en sursaut, et renversai en me redressant une pile de journaux du Gaulois sur laquelle j'avais posé les pieds. Imbécile que j'étais ! Dormir dans le fauteuil finissait toujours par ce genre de catastrophe et j'avais juré de ne plus le faire. Quelle heure était-il ? Seulement 6 heures à ma montre... L'appartement était toujours aussi silencieux, Fontaine n'avait pas dû rentrer de la nuit. Je soupirai et étirai mes membres engourdis avant d'aller me rafraîchir un peu. Ma journée au Curieux serait longue.
Fontaine n'était pas passé au journal. Par contre, la nouvelle de la santé de Victor Hugo avait circulé, publiée dans tous les journaux, et tout le monde ne parlait que de lui, partout, tout le temps. Des journalistes n'avaient pas hésité à sonner à la porte du poète pendant toute la nuit. Voilà qui n'allait pas me simplifier la vie.
Je décidai de me plonger dans le travail ; les cordages des pavés de texte n'allaient pas se démonter tous seuls, après tout. Je me concentrai sur les lettres, car si une lettre était placée dans la mauvaise casse elle était considérée comme perdue. Il fallait la remplacer. C'était un coup à se faire soi-même remplacer...
Je n'arrêtai pas de la journée. Pendant la pause, j'évitai le bavardage de Sidonie, Clémentine, Louise et Gustave et pris de l'avance sur la mise en page du feuilleton de la page 2. Pendant mes sept heures, j'évitai comme la peste de composer les dépêches pour la une. Lorsque celle de Fontaine concernant Victor Hugo arriverait, je le saurais instantanément.
Je m'occupais des blocs pré-faits des réclames de la page 4 lorsque Sidonie poussa des cris de tourterelle enrhumée, et que les autres se groupèrent autour d'elle. Ah. Enfin.
— Qu'est-ce que ça dit ?
— « Pas de changement »
— Tu parles d'une dépêche !
— Alors on la met ou pas ?
— Prépare-la toujours. Le chef l'enlèvera des rails si jamais il n'en veut pas.
Bon, pensai-je. Si rien d'intéressant ne se passe, peut-être que Fontaine va pouvoir rentrer, maintenant. Les Poirier pourraient quand même envoyer quelqu'un d'autre, pour prendre le relais. Ils n'avaient pas qu'un seul journaliste qui travaillait pour eux !
Mais le soir arriva, et toujours pas de Fontaine au Curieux. Je filai à la maison avant de devoir refuser l'invitation de Gustave une nouvelle fois.
L'appartement était toujours d'un silence d'outre-tombe. Même les pièges à souris étaient vides. Je pris cela comme un affront personnel ; me rendre jusqu'à la rue Mouffetard pour vendre une souris ou deux m'aurait fait le plus grand bien. À défaut de me rendre à Saint Leu pour y voir Mademoiselle Melusine...
Et pourquoi je n'irais pas à Saint Leu, après tout ? Je pouvais très bien m'y rendre en omnibus, dimanche. Prendre de l'argent pour louer une voiture... non, ce serait trop cher, je pouvais prendre l'omnibus et marcher une partie du trajet. Je me sentais de taille à marcher jusqu'à Strasbourg s'il le fallait !
Mais je devais m'annoncer, en premier lieu. Je ne pouvais pas y aller sans le faire, c'était impoli, et l'intimidation que m'inspirait cette famille était plus forte que mon anxiété. Je sortis du papier et de l'encre d'un tiroir, et griffonnai un brouillon avant de faire ma lettre. « Ma chère amie, je passerai dimanche pour prendre de vos nouvelles, amitiés, Quatresous. » Voilà. Courtois et concis. Cela réduisait les risques de faire des fautes.
Je posai la lettre sur le bureau ; je la posterais le lendemain matin en allant au Curieux.
*** ***
Le 21 mai, la capitale entière était en émoi. Tous les parisiens étaient unis, de la petite main des ateliers de couture aux préfets d'arrondissement, et tous se préparaient à une tragédie nationale. Et, bien évidemment, Fontaine restait introuvable.
L'état de Victor Hugo était désespéré. Le poète alternait des crises extrêmes d'oppression pulmonaire avec des états de prostration prolongés, et souffrait tant qu'il avait des piqûres de morphine toutes les demi-heures. J'avais sans arrêt devant les yeux des images de Mademoiselle Melusine grelottante de froid, les lèvres bleues, persuadée qu'elle allait mourir. Je rentrai à l'appartement en courant.
Qu'est-ce que je peux faire ? demandai-je aux visages figés sur le mur. Me rendre chez Victor Hugo dans l'avenue qui porte son nom ? Et puis après ? Je ne savais pas où chercher Fontaine. S'il logeait chez un collègue, cela n'allait pas beaucoup m'avancer, Fontaine avait tellement de collègues, et se faisait des amis aussi facilement qu'il disait bonjour...
J'entendis le cliquetis familier du verrou, et le grincement de l'antique porte s'ouvrant et se fermant. Je jetai un coup d'œil à ma montre ; 11 heures du soir passées. Je me tournai pour accueillir mon ami, anticipant le flot de paroles qui accompagnait invariablement son entrée dans une pièce, et son sourire facile et irritant tout à la fois.
Mais Fontaine ne souriait pas. Il était appuyé contre la porte, encore emmitouflé dans son long manteau boutonné de travers, son visage pâle comme s'il avait vu un fantôme. Ses yeux brun sombre, d'ordinaire toujours en mouvement, étaient fixés devant lui, dans le vide. Je me levai immédiatement et m'approchai de lui.
— Ça y est ? demandai-je. Il est mort ?
— Qui ça ? répondit-il d'une voix éteinte.
— Vous savez, Victor Hugo… ?
— Non, non, pas encore... peut-être. Je ne sais pas.
— Quoi, alors ? insistai-je. Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Charles, dit Fontaine d'une voix tremblante. J'ai vu Charles.
Je regardai Fontaine, sans comprendre, pendant quelques secondes, comme un chat ébloui par une lampe à gaz.
— J'ai vu Charles, répéta Fontaine, comme je vous vois.
Ah. Comment devais-je réagir à ça ? Était-ce une plaisanterie ? Non, pas à propos de Dumont, c'était impossible. Alors... quoi ?
— Mais il est mort, répondis-je avec précaution. Officiellement, en tout cas. Personne ne devrait pouvoir le reconnaître, depuis qu'il est… ce serait très étrange sinon.
— Je ne sais pas, Quatresous, dit Fontaine en se passant nerveusement la main derrière la nuque. Je ne sais pas. Il était là, je vous jure qu'il était là, c'était bien lui…
— Où était-il ? demandai-je. Racontez-moi.
— C'était avenue d'Eylau ! J'y ai passé tout l'après-midi. À 10 heures du soir, l'agonie a été annoncée, ils ont fermé la maison. Je suis sorti et, je ne sais pas sous quelle impulsion, j'ai regardé la façade, et je vous jure, je vous le jure sur tout ce que j'ai de plus cher ! Au premier étage, alors qu'ils fermaient les volets, j'ai distinctement vu Charles.
J'observai attentivement Fontaine. Non, il ne mentait pas, il ne savait pas mentir aussi bien que ça. Devais-je craindre pour son état mental ?
— Vous êtes clairement épuisé, dis-je avec prudence. Vous avez pu imaginer des choses.
— Je sais ce que j'ai vu, dit-il avec un air sombre. Je suis sûr qu'il est là-bas. Ils ne m'ont pas laissé rentrer mais je suis sûr qu'il y est… j'aurais dû insister. J'aurais dû ! Il faut que j'y retourne ! s'écria-t-il en bondissant vers la porte.
— Nous n'irons nulle part ce soir, dis-je en le tirant par le bras pour le faire asseoir sur son fauteuil. Nous ne serions pas bien accueillis à cette heure. Nous ne serions même pas accueillis du tout.
— Demain, alors ! s'écria-t-il. Nous questionnerons les domestiques !
— Demain, répondis-je le plus calmement possible, je dois aller travailler. Si vous voulez, je pourrai vous accompagner le soir...
— Non, non, s'écria Fontaine, il faut impérativement que nous y allions le matin ! Manquez un jour !
— Manquer un jour ? répondis-je avec stupeur. Sans bonne raison ? Hors de question, je ne veux pas perdre ma place. Je dois aller à l'atelier, et je ne peux pas être dans deux endroits à la fois.
— Et si vous le pouviez ? dit Fontaine avec une lueur étrange dans les yeux.
Aie. Je n'allais sûrement pas aimer ce qu'il allait me proposer.
— Voici ce que nous allons faire, continua-t-il. Demain, officiellement, vous serez malade et au lit, vous ne perdrez pas votre place pour ça. Et tout aussi officiellement, vous viendrez travailler avec moi ! Vous serez journaliste, avec moi, et nous signerons l'article à deux ! Non, non, j'ai encore mieux ! Je vous réquisitionne comme photographe, vous pourrez vendre des clichés et ça sera votre salaire. Qu'en dites-vous ?
— J'en dis, répondis-je, que j'avais peur que vous ne soyez devenu fou. On dirait que j'avais raison.
— Non non non, c'est parfait ! dit-il. Vous avez gardé vos habits d'homme ?
— C'est illégal, fis-je remarquer.
— Mais est-ce que vous les avez gardés ?
— Si quelqu'un me reconnaît, les policiers peuvent m'arrêter, et j'irai en prison. Ou pire, j'aurai une amende à payer !
— Vous alliez vous dénoncer pour faire débarquer votre ancien patron de l'Orient-Express !
— Madame Desmilliers était désespérée ! répliquai-je. Nous n'avions rien à perdre. C'est différent, maintenant.
— Mais c'est moi qui suis désespéré, Quatresous ! me répondit-il. J'ai besoin de vous pour me dire que je ne suis pas fou. S'il vous plaît, c'est seulement pour demain. S'il vous plaît, répéta-t-il en me serrant le bras. Je n'ai que vous.
Fontaine me suppliait ? Où était l'arrogance, la confiance en soi, la certitude que tout finirait par bien se terminer ?
— Je n'ai plus de vêtements d'homme, dis-je dans un dernier effort. Mes affaires de chauffeur sont usées, et je refuse de porter à nouveau ces habits ridicules de valet...
— J'ai des vêtements ici, je vous en trouverai !
— Très bien, abdiquai-je. On ira au journal demain matin, et on parlera aux directeurs Poirier qui me reconnaîtront immédiatement. Vous verrez que c'est une très mauvaise idée.
*** ***
— C'est une excellente idée ! s'exclama monsieur Poirier (que je pensais être Léon, à moins qu'il fusse son jumeau Jules). Un numéro illustré, avec des gravures d'après des photographies originales, c'est ce qu'il nous faut ! Avec tout le monde qui prépare son édition spéciale sur Victor Hugo, nous aurons l'avantage !
— Et vous, vous avez certainement l'allure d'un artiste ! ajouta l'autre monsieur Poirier (son frère jumeau, qui devait donc être Jules). Vous inspirez la créativité.
Et en plus, il se moquait. Je portais mon pantalon d'habit du soir de 1883, une veste mal ajustée appartenant à Fontaine, un foulard qui avait au moins vingt ans, et j'avais caché mes cheveux sous un chapeau démodé trouvé dans une vieille malle. Tout ce que mon accoutrement inspirait, c'était l'hilarité.
Je serrai contre moi la boîte noire de l'appareil de photographie de Fontaine, et mes plaques photographiques au gélatino-bromure d'argent. Au moins, j'avais le bon équipement avec moi.
— Et c'est l'un des meilleurs de Paris avec un objectif, déclara Fontaine. Il capture la poésie et en fait des images qui saisissent l'âme ! Et le porte-monnaie... Tout ce qu'il demande, c'est une avance pour payer les plaques, les faux-frais pour le transport, et 5 francs par cliché accepté.
— Rien que cela ! railla Leon-ou-Jules.
— Eh bien, je l'approuve, moi ! dit Jules-ou-Leon, en remplissant rapidement un formulaire. Fontaine a l'œil pour ces choses et je lui fais confiance. Tenez, prenez ceci, ajouta-t-il en me tendant le bout de papier. Passez à la comptabilité pour votre avance.
— Merci infiniment ! dit Fontaine. Vous ne le regretterez pas !
— Je compte sur vous, dit « Jules ». Et transmettez nos amitiés à votre cousine, j'espère qu'elle se remettra vite de ce coup de froid.
Ce devait être le signal que la conversation était terminée, car Fontaine sortit du bureau du directeur sans plus un mot. Je lui emboîtai le pas, encore sous le choc, et laissai la porte se refermer derrière moi. Fontaine me regardait avec un air goguenard, le sourcil levé.
— Vous les faites chanter, c'est ça ? demandai-je. Vous avez un moyen de pression sur eux et ils ne peuvent rien vous refuser ?
— Ce serait bien pratique, répondit Fontaine, mais en fait...
— Eh, Fontaine ! appela la voix de Gustave depuis la porte de l'atelier de composition. Tu sais où est ta cousine ? Elle n'est pas venue travailler ce matin !
Ah. Gustave. Au moins lui allait me reconnaître. C'était certain.
— Je ne t'ai pas dit ? répondit Fontaine en s'approchant de lui. Elle est malade, elle a la fièvre. Elle a dû attraper froid sous la pluie hier.
— Oh la pauvre, dit Gustave avec une déception évidente. Dis, je voulais te demander, elle a quelqu'un ou pas ? Parce que je voudrais bien que tu places un mot gentil pour moi, sinon.
— Jeeeeeee... commença Fontaine visiblement pris de court. Eh bien, eh bien. Non, pas que je sache. Mais, ajouta-t-il en me lançant un coup d'œil, tu la connais, sa vie, c'est le travail avant tout.
— Mais c'est toi qui décides, non ? insista Gustave. Tu es sa seule famille. Si tu trouves un bon parti, tu la maries, et on n'en parle plus !
— Au fait ! coupa Fontaine. Je voulais te présenter mon nouveau photographe ! C'est mon ami Louis !
— Enchanté ! me dit Gustave en venant me serrer vigoureusement la main. Tu dois être bien patient pour travailler avec ce fou !
Je le regardai dans les yeux, attendant avec appréhension d'y voir le moment où il allait réaliser qui j'étais. Quelle serait sa réaction ? Qu'allait-il dire aux Poirier ? Je réalisai que je le surplombais pratiquement d'une tête. C'était moins évident d'ordinaire, lorsque nous étions tous penchés sur notre travail.
— Pas très causant, hein ? dit Gustave en faisant un pas en arrière. Normal, Fontaine parle pour deux ! Ou cinq !
Il se mit à rire, un peu nerveusement. Il allait me reconnaître d'une seconde à l'autre. C'était inévitable.
— On est pressés, on va y aller maintenant, déclara Fontaine. Au-revoir Gustave !
— Au-revoir ! répondit Gustave en retournant vers la porte de l'atelier. Et n'oublie pas de parler de moi à ta cousine, hein !
Il disparut dans l'atelier. Il ne m'avait pas reconnue. Rien. Pas un signe. Pas même un « je vous ai déjà vu quelque part, non ? ». Impossible.
— Vous voyez ? me dit Fontaine. Je pense que la démonstration est claire ! Venez, Quatresous. L'Avenue d'Eylau nous attend !
*** ***
Notre correspondance entre les lignes AF et AB prit environ 1 heure de trajet, pour 30 centimes fraîchement avancés par le Curieux. C'est une aventure, me dis-je. Une aventure périlleuse, mais tous frais payés.
Il pleuvait à verse lorsque nous arrivâmes à hauteur du numéro 130 de l'avenue d'Eylau. Il était 9 heures du matin en ce vendredi 22 mai ; l'on devinait à peine le perron de la maison, qui avait été tendu de tissu noir. La rue était également noire, mais de monde. Il fallait s'y attendre ; à Paris il fallait être vu et avoir vu, même sous des torrents d'eau. Si Dumont était ici, quelque part dans cette foule de parapluies et des chapeaux, nous ne le trouverions jamais. En tout cas, Fontaine avait eu raison, personne ne ferait attention à moi ici. Mais pour les clichés en extérieur, il faudrait attendre un peu que la rue soit plus visible.
Cela n'empêcha pas Fontaine de jouer des coudes et de son statut de journaliste pour atteindre la porte. Nous fûmes reçus par Madame Noël, la gouvernante de Victor Hugo depuis des années. Elle était d'un certain âge, les traits tirés, l'air quelque peu désespéré de voir encore un journaliste, de surcroît dégoulinant de pluie.
— Les docteurs sont encore avec lui, nous annonça-t-elle, ils vont bientôt rendre leur bulletin. Vous devriez attendre avec les autres.
Alors que nous entrions, j'entendis un journaliste demander des détails sur la santé du poète à un homme dont j'avais vu des gravures dans les journaux : Édouard Lockroy, journaliste et homme politique, ami et voisin de Victor Hugo (et le beau-père de ses petits-enfants).