À la recherche de la Patagonie - Marc Nouaux - E-Book

À la recherche de la Patagonie E-Book

Marc Nouaux

0,0
9,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Un road trip en Patagonie, de Mendoza jusqu'en terre de Feu.
« Je rumine pendant de longues heures notre manque de courage et d’audace, pense à tous ces aventuriers des siècles derniers qui ne s’encombraient pas des obstacles: ils les surmontaient. L’apprentissage de l’itinérance peut être à ce prix : celui des désillusions.»
Prendre la route et mettre le cap au sud depuis la bruyante Mendoza pour atteindre la Patagonie argentine et sa mythique Terre de Feu relève assurément d’un exercice de sérénité intérieure. Sur la Ruta 40 ou sur les pistes secondaires, les rencontres avec la nature et les hommes ébranlent les certitudes, brisent les poncifs et instillent le doute. Est-on bien dans ce grandiose décor que d’aucuns louent comme une terre rêvée parce que désertée par la présence humaine ? Et pourtant, des hommes et femmes ont adopté cette géographie de l’extrême, mais ils ne sont pas toujours ceux que l’on croit.
Reste alors à avaler les kilomètres, faire l’expérience du voyage à la rencontre de l’imprévu, et se fondre dans l’âpreté des éléments qui se jouent du voyageur, pour voir, par soi-même, ce que cache la sauvagerie de ce territoire majestueux.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Marc Nouaux est né en 1987 sur les bords du bassin d’Arcachon. Étudiant en histoire, il s’est formé au journalisme en autodidacte, à Bordeaux. Il a voyagé et séjourné dans de nombreux pays, avant de s’installer avec sa compagne à Buenos Aires, en 2016, point de départ d’une descente de plusieurs mois pour arriver en Terre de Feu. Quatre ans après avoir été atteint du virus de la route, il s’est installé à Athènes.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



. Marc Nouaux .

elytis

À la recherche

de la Patagonie

. Sur la route jusqu’à Ushuaïa .

À Marie qui écarte les nuages depuis vingt-trois ans pour que le soleil ne cesse jamais de briller.

. Monter dans la benne .

D’abord, il faut réussir à sortir du centre, grimper dans un bus, disons le 163, celui qui nous mènera à l’une des sorties sud de la ville, au bord de la Ruta 40. La matinée est déjà un peu entamée, il faut vite s’extirper de ces étouffants cuadras1 qui clouent au sol les piétons et les noient dans une cacophonie irrespirable. Quitter en stop un centre-ville d’une aire urbaine de presque un million d’habitants, c’est comme espérer maîtriser la bille noire d’une roulette de casino, celle qui se balade, va-et-vient, prend une direction, puis une autre et enfin, sans raison rationnelle si ce n’est qu’elle n’a plus assez de vitesse pour se déplacer, se fixe sur un numéro. Nous prendrons le bus. Au bord de la Plaza España, tout n’est que bruit et fumée : les camions, les bus, les bagnoles et leurs conducteurs, les motos et leurs pilotes, les agents de voirie et leurs balais, les promeneurs et leurs chiens ou leurs mômes, les oiseaux, tous râlent ou gueulent. Nous aussi. Et même les silencieux font du bruit, pour la bonne raison que leurs faces déprimées manifestent une lassitude lourde, expression encore plus assourdissante qu’un simple soupir. Il est vraiment temps de tourner le dos à ce fracas, alors nous balançons nos bardas à l’arrière du 163, tout ce qu’il y a de plus argentin en matière de bus urbain : un chauffeur pressé dont on jurerait que l’objectif est de faire dégueuler les passagers renfrognés, un moteur qui grogne comme un ours affamé, et des vieux sièges en Skaï troués qui disparaissent dans un nuage de poussière si on a le malheur d’y rebondir.

Après une bonne heure de traversée pénible de Mendoza, l’immensité de la plaine nous frappe à la figure : à l’exception des Andes qui pointent enfin le bout de leurs cimes à une centaine de bornes à l’ouest, il n’y a aucun relief, seulement des hectares de pampa uniforme qui semblent ne mener nulle part. Comme l’humeur est contagieuse, je crois que nous aussi nous faisions la gueule dans le 163. Une fois descendus, la magie de l’infiniment grand opère instantanément et nous arrache facilement des sourires, même si nous errons au bord d’une double voie où défilent des centaines de véhicules hurleurs. Patagonie, enfin tu montres le bout de ton nez… Un aperçu du moins, car il semblerait que l’horizon écrase les distances et que le Bout du monde demeure encore on ne sait où, là-bas, tout au fond du décor. Maintenant que nous sommes au bord de cette route tant attendue, cette Ruta 40 qui serait une sorte de Route 66 de l’hémisphère sud, il faut bien choisir l’endroit pour lever le pouce, ne pas se mettre, comme nous, en bordure d’une double voie où les automobilistes déboulent à plus de cent à l’heure. L’endroit repéré sur la carte avait été mal choisi, rien ne vaut l’expérience du terrain qui dévoile son verdict implacable. Lancés ainsi sur cette route, les conducteurs ne sont pas plus serviables que ceux croisés la semaine précédente à Corrientes, au nord du pays, qui ralentissaient à notre hauteur simplement pour nous indiquer la direction de l’arrêt de bus. Nos échecs successifs créent le doute alors que, depuis plusieurs mois, les amis argentins nous répètent que voyager en stop dans ce pays est un jeu d’enfant. Tendre le pouce n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît et, peu expérimenté dans cette pratique, je me repose d’abord sur l’expérience de Mélissa, née et élevée en Haute-Savoie, une région où la montagne permet cette solidarité de proximité qui érige le stop parmi les alternatives efficaces pour se déplacer. Notre première tentative avortée à Corrientes nous pose en revanchards et motivés. Il est absolument hors de question de laisser place au doute ; la descente vers le sud s’effectuera en stop, il en va de l’essence même de ce voyage : aller à la rencontre de la Patagonie oubliée, celle où il n’y a rien à voir mais tout à raconter. Nous avançons jusqu’à une station-service aperçue au loin, ce sera probablement mieux pour trouver un chauffeur en négociant directement avec lui car il n’y a rien de plus simple que parler avec un Argentin. Bavard qui brise le silence même lorsqu’il n’a rien à dire, l’Argentin aime les mots, surtout lorsqu’ils sont emphatiques et prononcés de manière théâtrale.

Franco nous avance d’une soixantaine de kilomètres et incarne à jamais le rôle du premier gars à nous rapprocher del Fin del Mundo2. C’est un trentenaire jovial, beau gosse, la mèche et le sourire du chamuyero3, le verbe chantant et spontané. Comme il est vigneron, la conversation s’engage facilement sur le terrain des vendanges imminentes et des cépages d’Argentine importés d’Europe ; ce duel constant entre le malbec et le cabernet sauvignon qui s’affrontent dans les rayons des Chinos4. Franco raconte ses endroits favoris de la Patagonie, celle qu’il aimait tant parcourir dans tous ses recoins, avant d’avoir ses trois filles. C’est un régal de l’entendre s’émouvoir au son de ses propres souvenirs qui lui donneraient envie de sauter de son pick-up et d’enfiler un gros sac sur le dos pour partir avec nous, sans réfléchir. Les soixante kilomètres défilent très vite et nous discutons comme des copains grâce à cette légèreté de ton inhérente aux Argentins, peuple prolixe et enjoué, rarement timide et surtout pas avare en émotions. Nos quelques mois à vivre porteños5 nous permettent de maîtriser le castillan version argentine, une sorte d’espagnol italianisé par cette vague migratoire transalpine du début du xxe siècle. Les Argentins ont un accent chantant, prononcent « ch » là où un hispanophone prononcerait « ye » et ils possèdent un vocabulaire spécifique comme la pileta6, el boliche7, ou los chetos8. Connaître ces termes endémiques à l’Argentine offre un meilleur contact, rassure et met en confiance nos interlocuteurs. Adeptes de l’art de la conversation, les Argentins sont toujours rassurés à l’idée d’embarquer un touriste qui va pouvoir échanger en espagnol. Formés à l’école de la solidarité par la fatalité des crises économiques successives et par la marginalité de certains territoires, ils tendent facilement la main, surtout à ceux qui parlent le même langage. À force de déballer ses souvenirs, Franco est devenu nostalgique de ses virées dans la plaine patagonienne. Il nous dépose au bord de la Ruta 40 avant de tourner à droite pour s’enfoncer dans sa routine : un chemin, poussiéreux certes, mais bordé de belles vignes qui dorent sous le soleil de l’automne austral qui vient à grands pas. Au loin, nous apercevons les premiers arrondis formés par l’avant-garde de la cordillère, bruns et secs comme se doivent de l’être des sommets à la fin de l’été.

Calés à la sortie d’un barrage de policiers qui oblige les véhicules à ralentir, il devient beaucoup plus facile d’intercepter un chauffeur. Un couple d’une vingtaine d’années s’arrête à notre hauteur, leurs visages sont ensoleillés, habités par cette bonne humeur qui accom­pagne les départs en vacances. Avec leur vieille voiture grinçante, rouillée et chargée jusqu’à la gueule, ils filent à San Rafael, destination privilégiée par les Mendocinos en quête d’un plongeon dans le lac qui fait la réputation de la ville. Ils nous indiquent que notre projet de tracer le long de la Ruta 40 est une entreprise risquée et laborieuse car, dans cette partie du pays, elle n’est qu’une succession de pistes poussiéreuses et relativement désertées par les automobilistes. Se fiant à eux, nous les accompagnons à travers la 143, route classique en double voie, bordée d’une plaine infinie qui prévient d’emblée que dans les territoires du Nouveau Monde, les distances entre les villes ne sont comblées que par du néant. Parfois, de grosses propriétés viticoles de milliers d’hectares brisent la monotonie de ce paysage qui se dessine en prélude au sud, dont nous imaginons déjà les premiers contours. Les jeunes nous déposent à une station-service et demandent une photo souvenir : nous posons, rions et nous donnons des accolades ; car les Argentins sont tactiles, ils adorent sentir le contact avec leurs amis, avec leur famille, avec tous ceux qu’ils ont adoptés dans leur sphère de connaissances. Hommes et femmes, indifféremment, se claquent cette bise unique joue contre joue, bras qui encercle l’épaule opposée, tandis que la première se colle à celle de l’autre. Le salut argentin est un bref mais franc moment, fraternel, chaleureux, latin : « ¿ Che ! Boludo ! Cómo estás ? »9

Aidés par un infirmier épuisé de retour d’une garde de plus de vingt heures, nous sommes déposés à un carrefour à la sortie sud de San Rafael que nous avons traversé à la vitesse du voyageur pressé ; nous n’avons d’yeux que pour la Patagonie à tel point que nous peinons à considérer tout ce qui ne s’y apparente pas. L’endroit, plutôt glauque, ne se prête pas à la contemplation et si le destin ne nous trouve pas de voiture, il nous amène un curieux personnage. Ivrogne ou déséquilibré, peut-être un peu des deux, un pauvre hère avance vers nous d’un pas emprunté, vêtu d’un ensemble de survêtement beige, musique dans les oreilles, cheveux gras, yeux et peau jaunes maladifs. Il se met à beugler dans un langage agressif et inaudible qui ne doit appartenir qu’à lui et à son monde, dont on s’inquiète en songeant à quoi il peut ressembler. Plutôt nerveux, filet de bave au bord des lèvres, il nous épie d’un air menaçant, pas de quoi rassurer deux touristes en sac à dos au bord d’un petit bois, le long d’une route où, étrangement, il ne passe plus personne. Il finit par nous dévoiler son ambition : celle de nous faire danser, au son de cette musique brouillonne qui lui passe par les oreilles. Embarrassant, l’instant dure une éternité, forcément, jusqu’à ce que l’homme, attiré par une autre curiosité, nous laisse le champ libre pour grimper à bord d’un pick-up prenant la route d’une départementale qui va nous faire rattraper la 40, plus au sud.

Le chauffeur, un charpentier accompagné de ses ouvriers, nous lance :

« Montez dans la benne, nous allons jusqu’à El Nihuil ! »

Nous chargeons les sacs et nous nous calons dans cette benne entre un gars déjà installé, des bidons d’essence et des planches dont les clous dépassent dangereusement. La cinquantaine, maigre, la peau hâlée, une petite mous­tache fine, le regard triste et fatigué, notre nouveau compagnon de route nous glisse un sourire timide et édenté. Il a l’air épuisé par le labeur qui s’achève et nous échangeons avec lui trois banalités avant de l’abandonner à son silence. Les yeux mi-clos, avachi, les coudes enfoncés dans la tôle, il est difficile de déchiffrer ce qu’il observe : le paysage, le goudron, le rien peut-être ? En le voyant ainsi, usé, vide mais bien vivant, j’ai l’impression d’avoir fait un saut dans la remorque d’un camion américain en pleine Beat Generation. On dirait un compagnon de route de Jack Kerouac10, un de ces nombreux gars sans grande illusion, qui se trimbalaient d’est en ouest aux États-Unis pour suivre la piste des saisons et gagner de quoi se payer du pain et du whisky aux quatre coins du pays. Sa face burinée par les années de boulot semble revenir un peu à la vie lorsqu’il redresse le nez pour ressentir les bienfaits procurés par le trajet à l’air libre. C’est fou comme l’arrière d’une benne apporte un sentiment de liberté ! On est ainsi transporté par le vent sous un soleil magnifique et l’on sillonne à travers la route sans se poser la moindre question ; le museau est submergé par la fraîche brise de l’existence, celle qui rend vivant. On s’émerveille, on se laisse glisser, on observe : le chemin est plat, de grandes plaines s’étendent sur lesquelles se succèdent champs, terres vierges et quelques maisons, rares présences humaines. En un roulement de cailloux, la ruta 144, cette fine bande de goudron coupée en deux par une ligne jaune continue, s’élève, serpente et se faufile entre deux grandes barres rocheuses. Dos à la route, nous profitons à reculons de l’entrée dans le canyon del Atuel, surprise géologique au milieu de la plaine qui prend tout à coup un rayonnement sélénite. Sur les flancs apparaissent de grandes collines caillouteuses tachetées de ces buissons verts, purs clichés de la steppe patagonienne. Le vent frappe avec délectation nos faces radieuses, habitées par cette sensation de liberté qui happe et procure des frissons, rendus toujours plus intenses par les regards complices échangés avec Mélissa. Lorsque je la vois sourire, la route est plus belle, surtout lorsqu’on l’emprunte à reculons. Les éléments s’introduisent avec surprise, se superposent abruptement et s’évanouissent à l’horizon, disparaissent avec lenteur et discrétion, comme une introduction patagonienne.

Le chauffeur nous lâche à hauteur d’une vieille gargote blanche et décrépie. À terre, un vent étourdissant et glacial venu du sud contraste terriblement avec la douceur d’un soleil qui console encore en cette après-midi de fin d’été. Nous nous approchons et lisons un vieux panneau où seule la couleur des caractères a été repassée : « vente de sandwichs, ponchos, cigarettes et vin ». Des torchons de toutes les couleurs sèchent sur une corde accrochée à la maison près de laquelle un tonneau métallique fume dangereusement après que le tenancier y a jeté son mégot. Le temps de s’approcher, voici que de grandes flammes se mettent à jaillir et deux gars déboulent en courant, morts de rire, seaux d’eau à la main pour éteindre l’éphémère incendie. Postés sous le panneau, nous attendons notre prochain compagnon de voyage, celui que le sort nous offrira. Autour de nous, pendant une demi-heure, pas un mouvement, juste ce reste d’odeur de cramé qui s’évanouit dans l’atmosphère silencieuse de la plaine désertique à peine brisée de temps à autre par le frou-frou du vent qui balaie la poussière. Avachis sur leurs chaises de camping, les propriétaires, tour à tour pyromanes et pompiers, ont eu leur dose d’adrénaline pour la journée et ils s’abandonnent désormais à l’ennui, l’activité qui semble la plus en vogue dans le secteur. « Ils ont trop peu de distractions pour en négliger aucune », pour reprendre une formule de Nicolas Bouvier11, et le passage de deux auto-stoppeurs ainsi que le début d’un incendie constituent deux événements d’une importance suffisante pour ne pas avoir à en vivre d’autres au cours d’une même journée. Tout à coup, une Clio beige fonce à toute allure dans un sens, repasse dans l’autre, puis réapparaît une troisième fois et enfin, s’arrête à notre hauteur. Selon un proverbe cité par Luis Sepúlveda12, « En Patagonie, on dit que faire demi-tour et revenir en arrière porte malheur. Alors, les gens préfèrent reculer. » Nelson, le chauffeur, un blond aux yeux bleus et au visage plat qui doit avoir la trentaine, fait fi de ce dicton et se moque de s’attirer le mauvais œil car il a déjà d’autres chats à fouetter. Il baisse la vitre : «Je suis complètement perdu, je n’ai presque plus d’essence, je suis dans la merde mais si vous voulez galérer avec moi, vous pouvez monter. »

Il habite de l’autre côté de la Patagonie, dans la province de Santa Cruz et cherche à atteindre Mendoza, sans GPS en état de fonctionnement, sans essence, seulement animé par un désir : rejoindre la fille qui lui a donné rendez-vous. Un animal en rut fait confiance à son flair mais un homme dans le même état a besoin d’un GPS, surtout dans le Sud argentin. Nous tentons de lui trouver une issue en consultant la carte routière et repérons El Sosneado, petit hameau situé à quatre-vingt-dix kilomètres qui devrait au moins posséder une station-service et nous permettre à chacun de rattraper la Ruta 40 : lui pourra monter vers le nord par la piste que nous avions boudée en début de journée tandis que nous pourrons descendre vers le sud. Pendant deux heures, nous rions bien avec Nelson, visage poupon avec de bonnes joues roses et des yeux ronds et bleus très slaves. Il a une façon d’observer qui est fascinante et, pendant qu’il conduit, il tourne la tête soudainement et jette des regards surpris, amusés et incrédules. Il fait partie des gens que l’on sait sympathiques au premier coup d’œil, ceux qui communiquent une réelle bonne humeur grâce à une face illuminée et bienveillante. Au fil de la conversation il en dit plus sur sa quête : il va rejoindre une fille de dix ans sa cadette qui vit toujours chez ses parents, probablement rencontrée sur Internet. Il reste évasif et ne sait pas trop dans quoi il s’embarque mais il est en vacances alors il a le temps de faire un peu de tourisme. Il ne connaît pas Mendoza, « ce sera l’occasion ». Il évoque Santa Cruz, située au bord de l’Atlantique et sa petite ville dans laquelle il s’active inlassablement en étant féru de pêche et musicien amateur, salarié dans un laboratoire et animateur bénévole dans une radio locale. Nelson possède un planning qui lui permet de ne jamais être rattrapé par l’ennui, un luxe en Patagonie. Alors qu’il vante sa région, il nous glisse son numéro de téléphone afin de le contacter lorsque nous y serons dans quelques semaines. Les Argentins n’hésitent jamais à laisser leur contact « au cas où » de façon à ce que « tu m’appelles quand tu veux si tu as besoin ». Nelson nous lâche à El Sosneado, à la station-service où il fait le plein de carburant avant de repartir sans trop savoir où, chacun lui donnant des informations contradictoires. En Argentine, même quand on ne sait pas, on donne une réponse et au cœur de ces vastes plaines, on peut mettre des heures avant de comprendre que l’on fait fausse route.

Nelson a filé depuis quelques minutes à peine lorsqu’un type nous interpelle depuis la fenêtre de son Range Rover. C’est pratique ici, il n’y a même plus besoin de tendre le pouce, les conducteurs viennent eux-mêmes vous chercher. Nous grimpons sur la banquette arrière où un gringalet de dix-huit ans déjà installé nous accueille timidement. Devant, sur le siège passager, un gros barbu aux mains remplies de sandwichs de milanesa de pollo13 se tient prêt à distribuer le casse-croûte à ses copains. Le chauffeur démarre, je ne vois que le haut de son visage à travers un rétroviseur intérieur. Son regard me file la chair de poule. Un mono sourcil très fourni assure la jonction entre deux yeux noir sombre, rapprochés par la pilosité comme pour accentuer la dureté. Il me fait penser à l’acteur allemand Daniel Brühl. Dans ce cas précis, il jouerait le rôle d’un psychopathe. Les trois gars avalent leur sandwich et les deux passagers sont à peine plus souriants que le chauffeur qui nourrit rapidement en moi un mauvais pressentiment. Sans un mot, sans raison, il freine brusquement au milieu de la chaussée déserte. Il redémarre, puis refreine aussi sec. L’intérieur du véhicule est en proie à un lourd silence, à peine brisé par le ronronnement du moteur et la mastication des gourmands. L’instant me glace. Autour de nous, personne, seulement cette Ruta 40 entourée des buissons touffus qui constituent l’unique et maigre végétation d’un décor gris et poussiéreux. À gauche et à l’horizon, il n’y a que de la pampa à perte de vue. À droite, hissée à des dizaines de kilomètres, la cordillère des Andes. À mesure que s’égrènent les plaines, je me sens respirer plus fort, petit emballement du cœur symptomatique du stress qui s’installe. Avec l’arrivée de la fatigue et les décharges d’adrénaline procurées par cette première journée de stop, je suis à fleur de peau, itinérant en apprentissage, encore mal à l’aise avec le lâcher-prise. Surtout, le regard toujours sombre de ce Daniel Brühl argentin m’inquiète. Lorsque l’on sent un danger, les sentiments sont décuplés, le sang-froid se perd, il n’y a rien d’autre qui compte que la peur et l’on voit défiler dans sa tête des images pénibles de souffrance et de violence. Je tente de me raisonner : pourquoi être aussi alarmiste, alors que ce ne sont probablement que de bons gars qui nous rendent service ? Tout de même, ces coups de frein…