À nos splendides égarements - Cécile Biehler - E-Book

À nos splendides égarements E-Book

Cécile Biehler

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Beschreibung

Échanges entre mère et fille

“ L'hirondelle vient de s'envoler emportant avec elle un peu du fil de mes pensées.
Je ne voyais de toute manière plus grand-chose à t'écrire.
Juste encore une dernière question, une seule et la plus importante : qu'est-ce donc réellement la douceur ?
Peut-être qu'à trente ans, il est temps que j'apprenne.
Mais s'il te plaît, ta définition, sans mentir et sans ouvrir le dictionnaire.
Peut-être que c'est un peu comme la tendresse, je n'en suis pas tout-à-fait sûre.
Je vais sortir tenter d'affronter la pluie. ”

Quelle(s) douceur(s) ? Quelle(s) folie(s) ? Celle(s) de la mère, de la fille ou de la société dans laquelle elles évoluent ?
Un simple recueil épistolaire, un conte amer ou une critique détournée du monde actuel ? La dégradation des corps et des êtres, la haine, le rejet ou l’amour ?
Au lecteur d’y répondre, au milieu de frontières mouvantes, pour redéfinir un rapport au réel, à l’autre, à soi-même.

Un ouvrage touchant qui pousse à la réflexion et à l'interprétation !

EXTRAIT

MamanJ'aurais tant aimé que tu ne décolores pas sur moi...
Je me sens souillée, oui, souillée, tellement noire.
J'aurais tant aimé que tu aies pu être d'un plus tendre ivoire.
J'ai malheureusement omis de choisir la couleur de ma mère avant de naître.
Cette honte n'est pas de celles qui se portent à même la peau.
Elle se tapit au fond des entrailles.
J'espère qu'au moins je la porte bien, que, dans quelques éclairs de génie, elle se couvre parfois de pâles reflets iridescents.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Cécile Biehler est monteuse audiovisuelle et poète aux expressions diverses : écriture, peinture, illustration , mosaïque...
Dans son travail, elle tente de se mettre à l'écoute de la vie tout en la réinventant avec ses propres mots, couleurs et matières ; elle sourit à la vie et travaille ce même sourire au corps jusqu'à ce qu'il lui donne et donne à son public le meilleur de lui-même dans une recherche esthétique mais surtout signifiante et poétique.
En résumé : créer comme piocher dans une bibliothèque de plein-air à cœur ouvert. Ecrire comme croire en la vie, en son mystère qui nous dépassera toujours : chaque mot posé est un acte d'humilité et un désir fragile d'humanité.

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Cécile BIEHLER

À nos splendides égarements

Paris 14ème, le 01/06/2006.

Maman

J'aurais tant aimé que tu ne décolores pas sur moi...

Je me sens souillée, oui, souillée, tellement noire.

J'aurais tant aimé que tu aies pu être d'un plus tendre ivoire.

J'ai malheureusement omis de choisir la couleur de ma mère avant de naître.

Cette honte n'est pas de celles qui se portent à même la peau.

Elle se tapit au fond des entrailles.

J'espère qu'au moins je la porte bien, que, dans quelques éclairs de génie, elle se couvre parfois de pâles reflets iridescents.

Juste l'impression d'avoir grandi sous une pluie battante.

Exactement la même que celle qui sévit au-dehors aujourd'hui.

Sauf que, depuis, il a fallu grandir, tant bien que mal.

J'y songe, à cette enfance et à la pluie que j'affronterai encore une fois tout-à-l’heure, pour me rendre jusqu'à la première boîte aux lettres.

Je pourrais bien attendre demain, que tout se calme un peu.

Oui mais demain, je n'aurai plus trente ans, et le magnifique bouquet d'œillets que tu m'as envoyé commencera déjà à se flétrir un peu.

J'aimerais tant réussir à t'aimer avant que tes fleurs ne se fanent.

Est-ce seulement possible ?

J'ai décidé de t'envoyer trente lettres pour fêter dignement mon âge, en tarif lent.

Qu'elles te parviennent doucement, tout comme elles ont pris forme à l'intérieur de moi,mots après mots, peuplant les longues plages de silence de nos face-à-faces.

Elles ne peuvent être qu'empreintes d'un temps, celui de ma reconstruction.

Qu'elles te parviennent doucement, oui, le temps pour l'une d'assumer et pour l'autre de digérer.

Ce temps de silence en soi pour accueillir d'abord, ce temps de silence pour reprendre son souffle ensuite, relever lentement la tête et imaginer l'autre, un peu plus loin ; au-dehors.

Pour l'instant, c'est l'hirondelle des fenêtres que j'aperçois sous la mansarde ; je suis soulagée qu'elle au moins soit protégée de l'intempérie.

Tu m'avais dit un jour qu'elle n'aimait pas les villes polluées ; visiblement elle ne craint pas la mélancolie d'un esprit quelque peu embrouillé.

Je repense à la pluie...

Dis-moi, maman, que peut bien battre la pluie battante ?

J'en ai toujours eu peur mais bizarrement, beaucoup plus de la toute petite pluie fine que des grosses gouttes. La peur...

Lorsque j'étais enfant, je m'imaginais souvent que la pluie n'était rien d'autre que le ciel qui pleurait à ma place ; je sautais alors dans une flaque à pieds joints, et je vivais la pluie comme une rédemption.

Dis-moi, maman, ce que la pluie bat dans ton quartier, à l'opposé du mien ?

Peut-être les mêmes oiseaux, peut-être des oiseaux différents, peut-être tout autre chose.

Peut-être que chez toi, il ne pleut jamais plus.

Peut-être qu'un amas de volatiles fait barrage juste avant, peut-être qu'ils se nomment eux-mêmes les éclaireurs du ciel.

Peut-être que chez toi il n'y a plus que du soleil.

Si c'est le cas, que ses rayons puissent t'atteindre, s'ils n'ont pu le faire jusqu'alors.

L'hirondelle vient de s'envoler, emportant avec elle un peu du fil de mes pensées.

Je ne voyais de toute manière plus grand-chose à t'écrire.

Juste encore une dernière question, une seule et la plus importante : qu'est-ce donc réellement, la douceur ?

Peut-être qu'à trente ans, il est temps que j'apprenne.

Mais s'il te plaît, ta définition, sans mentir et sans ouvrir le dictionnaire.

Peut-être que c'est un peu comme la tendresse, je n'en suis pas tout-à-fait sûre.

Je vais sortir, tenter d'affronter la pluie.

Ta fille.

PS : Je t'écrirai toutes mes lettres au stylo à bille, pas moyen d'effacer. Tout restera écrit comme je l'aurai pensé.

Tes vérités.

Ma réalité. Celle qui nous fait, l'une de l'autre, si proches et si lointaines.

Mes reproches et ce que je leurs dois.

Mes reproches et ce que je te dois.

Fais-en de même, à armes égales...

Paris 35ème, au cinquantième étage d'un cumulonimbus.

Le 06/06/06.

Ma fille

La définition exacte de la douceur ? Je crois que celle-ci est censée faire partie intégrante de l'instinct maternel...

Pour moi, elle peut être tant de choses...

Simplement caresser les petits chats errants, avant qu'ils ne soient terrassés par cette fameuse pluie battante.

J'ai bien essayé d'en sauver quelques-uns, de chats, en les regroupant sous la lumière de l'abri-bus, mais il paraît que c'est formellement interdit (tout type de réunion nocturne, à l'extérieur). J'ai alors décidé de leur faire prendre la ligne numéro deux ; malheureusement, j'avais le droit de n'en emmener que dix avec ma carte d'abonnement, et n'ai pas eu le cœur à choisir. Finalement je les ai tous laissés ; les tachetés, les zébrés et les tigrés.

Lorsque le bus a démarré, j'ai vu qu'un balayeur de rue les dispersait.

Cette vision m'a coupé les jambes, et j'ai à peine réussi à rejoindre le siège le plus proche. L'un de ceux réservés aux handicapés. Deux autres places étaient occupées, l'une par un jeune garçon en pleine indigestion de gros mots, et l'autre par un petit bonhomme en brioche à qui l'on avait coupé les deux jambes.

Heureusement que j'étais bien assise, car le chauffeur s'est mis à faire la course avec deux, trois cumulus qui lui collaient au pot d'échappement depuis plusieurs stations.

Par malheur, les autorités célestes venaient juste d'inverser le sens de circulation des nuages, et nous nous sommes finalement retrouvés à prendre tous les sens interdits, plus particulièrement celui du toucher. Le petit bonhomme en brioche s'est donc permis d'appuyer sur le ventre du petit garçon, ce qui n'a pas arrangé son état. Il s'est mis à vomir tous ses gros mots sur les usagers les plus proches : des personnes âgées en l'occurrence, puisque c'est toujours elles qui prennent les premières places. Un ou deux verbes particulièrement fleuris se sont même échoués dans les charrettes qu'elles traînent pour faire les courses !

Quelques jours plus tard, j'ai retrouvé nombre de ces petits véhicules au bord du trottoir, amorçant le début de ce qui allait bientôt devenir un véritable embouteillage.

Je ne sais désormais ce qu'ils vont décider d'interdire : les petites charrettes ou carrément les gros mots, qui semblent bien trop lourds à transporter.

Encore des choses qui vont disparaître, déjà que la semaine dernière, ils ont déraciné tous les lampadaires d'un seul coup !

Il paraît qu'ils étaient devenus bien trop hauts, et qu'ils auraient pu se révéler dangereux en cas de tempête.

Moi, quelle aubaine ! J'en ai récupéré un que j'ai installé au milieu du salon. Il est du plus bel effet ! Ou plutôt il l'a été, car depuis hier, il a décidé de ne plus fonctionner !

Je comptais le planter dehors, mais j'ai bien trop peur des dénonciations des voisins.

Bien sûr, ma fille, qu'il pleut aussi dans mon quartier, ou plus exactement, il s'est mis à pleuvoir au moment où j'ai reçu ton courrier ; un peu comme si tu avais fait tout ton possible pour que la pluie battante me revienne en pleine figure.

Pourquoi, ma fille ? J'étais si contente que tu m'écrives enfin.

Moi qui aimait tant te raconter, lorsque tu étais plus petite, les couleurs de mon paysage intérieur.

Moi qui te racontais les éboueurs, leurs vestes zinzoline et les corbeaux garance, ou que sais-je encore.

Le rôle de mère me paraît parfois être une tâche bien ingrate.

Par la fenêtre, à travers les grosses gouttes, je vois les barres d'immeubles qui se mettent à pencher doucement.

Je crains que ce ne soit l'œuvre de l'ange noir.

Je t'avais prévenue :tout notre univers s'écrouleraitun jour...

L'ange noir, celui qui me suit partout avec ses mocassins vernis...

Toujours se méfier de l'ange noir dans la rue et du Mexique dans les stades de football, prends garde ma fille ! D'en haut, ils ne nous lâcheront plus !

J'ai tout fait pourtant pour que le cordon ombilical ne te transmette pas leurs sombres litanies, mais je crois qu'ils étaient à l'intérieur de moi depuis le tout début ; alors je n'ai pas pu lutter, forcément, je ne le pouvais pas...

Oui, méfie-toi, ma fille, même si tu ne les crains pas.

Méfie-toi, ma fille, même si tu ne me crois pas.

Je vais aller poster cette lettre à l'automate qui remplace depuis quelques semaines le postier. La dernière fois, il semblait être mal réglé, il ne parlait plus qu'en néerlandais, enfin, quand moi je suis passée ; après, il s'est remis à fonctionner parfaitement normalement.

Tu vois, ma fille, tant de choses étranges se déroulent ici !

Peut-être devrais-je t'envoyer tes courriers en poste restante, on ne sait jamais, des fois qu'ils te retrouvent...

Ta mère qui t'aime du mieux qu'elle peut.

Paris 14ème, le 10/06/2006.

Maman

Encore une de ces lettres terribles, si terribles... J'aurais préféré que tu les aiesenvoyéesà quelqu'un d'autre. A une autre fille, par exemple, plus en mesure de les recevoir avec une certaine distance.

Tu sais, être ta fille me laisse à moi aussi quelques taches bien ingrates !

Ton paysage intérieur...

Comment oses-tu seulement écrire cela ! Tu baignes dans un univers où coulent des rivières de sang, où les pleureuses ne peuvent plus chanter qu'en la mineur, un lieu dont on n'entrevoit même plus la plus infime logique de construction ou d'urbanisme. Un monde semblant s'effriter perpétuellement, tout juste à la frontière entre un parc d'attractions et une cellule d'isolement.

Je me souviens, tu m'y emmenais souvent : des contes où des petites filles se promenaient déguisées en citrouilles comme pour la fête d’Halloween, mais des enfants qui se cognaient partout. On avait oublié de leur créer des yeux, ou plutôt de leur en crever en deux triangles noirs.

Que tout le monde ait ton regard, ce regard terrible et déjà perdu à jamais, voilà ce que tu aurais souhaité.

Voilà ce que tu tentes de ré-engendrer à l'infini : un univers où ne subsisteraient que quelques mutilés de guerre, des bus entiers de places prioritaires.

C'est là où j'ai dû vivre à travers toi et où tu as réussi à subsister à travers moi.

Moi, spectatrice impuissante et bien involontaire de la folie de ma propre mère.

Je me souviens encore de tes créations cauchemardesques : même tes chats errants adorés tentaient de déserter. Un jour, j'en ai vu un qui attendait son visa devant le Consulat de Norvège.

Parfois, d'autres espèces se mettaient à se battre.

Je me rappelle d'un combat sanglant entre un rouge-gorge et un rouge-queue, pour la seule place restante dans le premier avion en partance.

Ça a été la cohue générale, se terminant par une pluie d'animaux sur ta ville en ruines, où ne subsistaient encore que quelques habitants.

L'un d'eux ouvrit ses volets juste à ce moment-là, et un malheureux pic-vert rebondissant sur les jalousies se retrouva sur la route.

Je le sais bien, je suis passée sur lui, tout juste après avec ma bicyclette, même pas le temps d'un coup de frein... J'ai pensé que je le sentirais à peine, un peu comme un simple gravillon, mais j'ai entendu distinctement la plainte de l'oisillon, son petit cri de douleur.

Aucune trace de sang par contre, il m'a semblé avoir été vidé de sa substance avant même de venir au monde.

Lors de son enterrement, tous les oiseaux lui firent une haie d'honneur : le Serin Cini, le Verdier d'Europe ou encore la pie bavarde qui n'écouta que distraitement l'oraison funèbre.