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"Comme souvent ces derniers temps, depuis que la décision de quitter la police s'était imposée à mon esprit d'une manière autoritaire, et plus encore, depuis le décès de Fassiha, je ne me souvenais pas de m'être réveillé, douché, d'avoir déjeuné, pris ma voiture, cherché un emplacement pour me garer, monté les cinq marches menant au commissariat, puis... J'étais là, simplement. Sans que je puisse dire à nouveau, tant il me semblait ne jamais quitter ces lieux. J'étais là pour encore une semaine." L'heure de la retraite a donc sonné pour le commandant Stefan Borges. L'heure du bilan. L'heure des souvenirs. L'heure de vérité. Il est prêt mais ne le sait pas encore. Une femme va l'aider. Venue d'un passé soigneusement occulté. Roman sombre, journal d'un fou, huis clos surnaturel, "A propos de moi... S. Borges" décrit sans complaisance les turpitudes d'un trio d'anges déchus, obsédés par la laideur; d'assassins en quête de jouissance mais aussi de ressenti. Ce qui ne faisait que transparaître dans "Elle Pleure pas Lucy" et dans "Lough Neagh" se révèle enfin dans cette oeuvre, au long de laquelle, Michel Plès exploite les codes usuels du polar (suspense, ellipses, coups de théâtre...) pour simplement raconter une histoire de désirs, de folie, et, surtout, d'amour. Sombre, oui.
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Seitenzahl: 638
Veröffentlichungsjahr: 2018
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Du même auteur :
Elle Pleure pas Lucy (Pick-Up).
(BoD-Book-on-Demand)
Lough Neagh (Le Monde de Maureen)
(BoD-Book-on-Demand)
Blog de l'auteur :
www.michel-ples.fr
À propos de l'auteur :
Né au Maroc, vivant en Normandie, Michel Plès a attendu soixante ans pour écrire et publier un premier roman (Elle Pleure pas Lucy). Par conviction, par impatience, par jeu, (par orgueil?), et grâce aux « opportunités déraisonnables » d'Internet, il choisit d'être auteur-correcteur-éditeur.
« À propos de moi, S. Borges » est son troisième roman.
Difficile de dédier une histoire aussi tordue à une personne aimée...
À moi, donc.
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
2016. Commissariat de Montédouard.
Le brigadier Martel lève les yeux de son journal en entendant le soupir de l'amortisseur pneumatique de la porte du commissariat. Une femme est entrée. Grande, très grande. Mince, élancée, dans la quarantaine. Ses cheveux mi-longs, raides et coupés au carré cachent en partie un visage déjà dissimulé par de larges lunettes de soleil. Elle porte un tailleur assez chic qui, pour ce qu'en connaît Martel, semble pourtant démodé.
La femme s'approche sans hésiter du comptoir d'accueil et, avant que Martel ait pu prononcer un mot :
– Je voudrais voir l'inspecteur Borges. Stefan Borges.
Puis, voyant que le brigadier la fixe bouche bée, elle ajoute, ironique :
– S'il vous plaît.
– Je... C'est une blague ? Vous...
– C'est très sérieux. Je suis venue lui donner des informations sur des crimes et en avouer quelques autres de mon fait.
Le brigadier fronce les sourcils en dévisageant la femme. L'incertitude, le désarroi, lui fait tirer une grimace un peu niaise. Il croit à une farce mais a peur de se tromper.
Il réussit à bafouiller :
– Le... commissariat ne prend plus de plaintes... Madame. Il... il faut vous adresser à la gendarmerie.
– Je ne viens pas pour déposer une plainte. Je viens parler de crimes qui concernent l'inspecteur Borges. C'est à lui que je veux parler.
– Je... oh, merde !
Martel lève un doigt tremblant et se reprend :
– Excusez-moi. Vous patientez une minute ?
Il se saisit du combiné téléphonique, frappe nerveusement un numéro et s'éloigne autant que le fil le permet, l'écouteur plaqué sur l'oreille, son regard évitant la femme.
Il chuchote longuement. Écoute puis s'énerve, plaintif :
– Mais c'est à lui qu'elle veut parler ! Qu'est-ce que j'en fais ?!
Il écoute à nouveau, puis :
– Bien, monsieur le commissaire.
Il raccroche et dit à la femme, sans regarder son visage :
– Suivez-moi, s'il vous plaît... Madame.
Il contourne le comptoir et s'engage dans un couloir sans même s'assurer que la femme lui emboîte le pas.
Arrivé devant la porte de la salle d'interrogatoire, il ouvre le battant et s'efface, le regard toujours fuyant. La femme entre avec assurance, s'approche d'une table garnie de deux chaises en vis-à-vis et s'installe sur l'une d'elles.
Martel abaisse l'interrupteur commandant la caméra, situé à côté de la porte et sort en refermant celle-ci.
Le claquement précipité de ses pas résonne dans le couloir.
*
Comme souvent ces derniers temps, depuis que la décision de quitter la police s'était imposée à mon esprit d'une manière autoritaire, et plus encore, depuis le décès de Fassiha, je ne me souvenais pas de m'être réveillé, douché, d'avoir déjeuné, pris ma voiture, cherché un emplacement pour me garer, monté les cinq marches menant au commissariat, puis...
J'étais là, simplement. Sans que je puisse dire "à nouveau", tant il me semblait ne jamais quitter ces lieux. J'étais là pour encore une semaine.
J'étais entré dans la salle d'interrogatoire, j'avais entendu le battant se refermer et comme une cavalcade derrière la mince cloison.
La femme était assise devant la table, face à l'immense miroir sans tain derrière lequel se dissimulait une petite salle sombre d'observation, le dos droit, le regard baissé sur une paire de lunettes de soleil à verres larges, posée sur le bureau. Je connaissais la raison de sa présence ici, le brigadier d'accueil avait dû m'en faire part sur le chemin. Comment aurais-je pu savoir, sinon ?
Que cet interrogatoire me tombe dessus n'était, par contre, pas une surprise. Hormis le commissaire, j'étais le seul officier présent dans le commissariat, aujourd'hui et pour la semaine à venir. Un officier chapeautant inutilement une demi-douzaine d'agents en uniforme, désœuvrés, traînant leur vague à l'âme dans les deux mille mètres carrés d'un bâtiment en voie de désaffectation. La gendarmerie avait repris le flambeau. Les affaires courantes, les plaintes, les délits, les effractions, les vols, les agressions, les ivrognes... tout. Depuis... les jours disparaissaient, tout simplement. Notre seule tâche pour cette ultime semaine consistait à diriger les contribuables déboussolés vers les locaux de la gendarmerie.
Alors, pourquoi, merde, cet abruti de Martel, le brigadier d'accueil, n'en avait-il pas fait autant avec cette femme ?
Aucune épidémie n'avait décimé les forces de l'ordre de Montédouard. Cinq ans auparavant, l'utilité d'un commissariat dans notre, désormais, petite ville n'avait pas provoqué un long débat. La fermeture annoncée n'avait entraîné que vaguelettes de protestations. Et, à la vitesse où s'opérait l'exode au sein de notre communauté, il faudrait moins de dix ans avant de "fermer" également la ville. Celle-ci avait perdu en effet mille quatre cents habitants l'année passée, une évasion record au niveau national, et nul besoin de tenir compte des nouveaux résidents : il n'y en avait pas.
Pas qui y restaient très longtemps, en tout cas. Montédouard était une ville de notables peu désireux de se soumettre à une concurrence loyale, de retraités protectionnistes, de veuves bigotes et d'employés serviables, chantres de la stagnation lénifiante prônée par des patrons vieillissants. Même les quelques réfugiés syriens que le maire avait été contraint d'accueillir s'étaient enfuis en moins d'un mois.
Non, Montédouard n'était pas une ville accueillante. De dix-neuf mille habitants, il y avait cinquante ans, sa population était descendue à onze mille. Le protectionnisme, la frilosité, la lâcheté, pour tout dire, de ses édiles l'avait engagée sur un déclin douillet qui faisait ressembler la cité à un centre de soins palliatifs.
Le commissariat, suivant en cela l'hôpital, la maternité et le tribunal, allait fermer dans une semaine. Mon commissariat. J'en étais le doyen mais pas le chef, loin s'en fallait.
Par choix.
Même si je pouvais m'enorgueillir de quelques lauriers dus à l'expérience et à l'opportunisme plus qu'à mes dons de limier, je n'avais jamais eu la vocation. Seulement un but.
Que j'avais atteint bien des années plus tôt en y laissant une moitié d'âme.
Fassiha, ce but atteint mais demeuré mystérieux pour elle, m'avait dit :
– Je vais rester dans cette ville, pour être auprès d'eux... et de toi.
Je suis resté. Pour être auprès de celle que je n'avais pu sauver... et de Fassiha.
Le regard baissé, les mains posées sur la table de part et d'autre de la paire de lunettes, la femme attendait que je finisse d'installer le gobelet de café qu'un Martel inhabituellement prévenant venait de m'amener, mon bloc et mon crayon, mon portable, mon ennui. Le papier et le crayon étaient inutiles, je le savais. L'entretien (l'interrogatoire ?) était filmé et enregistré. La prise de notes résultait d'une habitude ancienne, adoptée pour la galerie à une époque où je pensais nécessaire de donner l'illusion d'une conscience professionnelle de bon aloi.
J'informai mon interlocutrice de l'enregistrement, audio et vidéo, de notre conversation et fis un résumé des événements de la matinée. Comme tous les matins depuis l'enterrement, entendre ma voix me surprit. Je vivais dorénavant dans un tel silence.
– À huit heures dix ce matin, vous êtes entrée dans le commissariat et avez dit à l'agent réceptionniste que vous veniez confesser, je vous cite, "des crimes". Puis vous avez refusé de dire votre nom...
– On ne me l'a pas demandé et je n'ai, de toute façon, pas de nom à moi.
Sa voix était basse, rauque. Elle portait un foulard autour du cou. Je pensai qu'elle avait peut-être eu un problème aux cordes vocales avant de remarquer la nicotine qui tachait ses doigts.
– Comment puis-je vous appeler ?
– Vous n'avez pas besoin de m'appeler, je suis ici, en face de vous.
– Je suis un fonctionnaire de police, Madame. Quelqu'un de très terre à terre. Un nom, voire un simple prénom, un alias même, m'éviterait de consulter plus que nécessaire mon dictionnaire des synonymes lors de la rédaction de mon rapport.
Son visage était toujours baissé, mais je crus distinguer une esquisse de sourire.
– Appelez-moi Ellen.
Son regard croisa le mien, enfin. Je me hâtai d'y échapper pour inscrire son nom sur le calepin.
– Sans "H". À l'anglaise, avec deux "l", précisa-t-elle.
– C'est votre véritable prénom ou...
– Je viens de vous le dire, je n'ai porté que les noms qu'il m'a donnés.
Je rectifiai docilement. Sa remarque entraînait une question, ou mille, mais pour le moment je tenais à rester le maître d'œuvre. À tout le moins, à en donner l'illusion.
– Ces crimes... Il y en a combien ?
– Deux... Mais il y en a eu quinze en tout, dont deux seulement à mon actif.
Elle semblait le regretter. Une folle...
– Quels genres de crimes ?
– Je ne comprends pas.
– Des crimes de sang, des délits, des infractions ? Quel sens donnez-vous à ce mot ?
– Le sens le plus communément admis. Celui qui voit la mort d'hommes et de femmes.
Je me redressai et m'adossai au siège. Ellen, puisque c'était ainsi qu'il me fallait l'appeler, était déjà assise lorsque j'étais entré dans la salle d'interrogatoire, mais je pouvais deviner qu'elle était grande et bien charpentée. Ses mains, osseuses, semblaient fortes et l'expression de son regard... bon Dieu ! Alors une meurtrière ?
Pourquoi pas ?
– Quinze... personnes, donc. Hommes et femmes. Et c'est vous qui les avez assassinées ?
– Vous ne m'écoutez pas ? J'en ai exécuté deux. Il me les a donnés.
– C'est-à-dire ? Et les autres ?
– Treize, mais ce n'est pas moi qui les ai tués.
Encore cette note de regret...
Je saisis mon gobelet de café, déjà froid, et le vidai. Il m'en faudrait d'autres, même si je doutais que la caféine me soit d'un grand secours en la circonstance. J'avais surtout envie de fumer, et pas cette saloperie de cigarette électronique que je tétais sans joie depuis quelques semaines. Autre symbole de ce que j'étais devenu, un quidam, timide et lâche, qui ne voulait plus défier la mort.
Fassiha m'avait gentiment contraint à adopter ce substitut.
– Je ne veux pas que tu partes avant moi.
Et elle était partie, elle, mon amie, cette réincarnation d'une autre, aimée aussi, partie aussi. Une semaine avant cet entretien surréaliste, le cancer que je provoquais depuis l'âge de quatorze ans l'avait emmené, elle, comme pour me punir, moi.
Il me fallait relever son propos :
– Qui l'a fait ? Celui qui vous a... donné les deux ? Vous avez un... complice ou plusieurs ?
– Je peux fumer ?
– Non. C'est un bâtiment public. Je peux vous faire apporter des chewing-gums à la nicotine ou des patchs...
Je ne lui dis pas que depuis quelque temps, depuis que nous n'étions plus qu'une dizaine dans un hôtel de ville prévu pour plus d'une centaine de flics, les cendriers avaient fait leur réapparition dans des endroits à peine dissimulés. Mon refus de lui accorder cette satisfaction tenait donc plus d'une tentative mesquine de prendre l'ascendant que d'un respect scrupuleux des textes.
Comme pour confirmer ma pensée, j'entendis le faible grésillement de l'oreillette que j'avais pris machinalement en entrant dans la salle et posé sur la table. Je saisis l'appareil de deux doigts et le collai dans mon oreille. La voix du commissaire Barthélémy Ondelatte me creva le tympan :
– À quoi vous jouez Borges ? Laissez-la cloper si ça lui chante !
Il prononçait Bor-je, comme si la sifflante terminale de mon patronyme constituait une insulte à l'orthodoxie phonétique de la langue française.
Je décrochai l'engin et le fis glisser sur la table, hors de portée de mes mains et de mon oreille. Si ce lécheur de cul de préfet voulait mener l'entretien, il pouvait toujours prendre ma place.
Je notai "complice(s) ?" sur mon carnet et remis à plus tard ma question. La femme devant moi m'intriguait plus que ses actes supposés.
Où l'avais-je rencontrée ? était-elle de ces personnes que je croisais tous les jours sans les remarquer ? Une ombre de la rue, oubliée sitôt dépassée, mais dont l'image persistait quelques secondes avant de se déliter en fines poussières, remplacée par une autre ombre, promise au même sort ?
– Vous affirmez avoir tué deux personnes sur quinze, ce qui me pose un petit problème de comptabilité : Je n'ai pas quinze cadavres. En fait, je n'en ai pas un seul... On est à Montédouard. Si quelqu'un avait expédié dans l'autre monde 0,1 pour cent de la population d'une ville comme la nôtre, une ville où les habitants sont si apathiques qu'ils ne songent même plus à s'entretuer, ça ne passerait pas inaperçu.
– Auriez-vous un problème de mémoire, inspecteur ?
– Commandant, cela fait plusieurs années déjà que l'on nous a militarisé.
Et divisionnaire depuis deux semaines. Petit cadeau de l'institution avant mon départ programmé en préretraite puisque j'avais refusé la mutation. Quant à ma mémoire... Le refoulement comme le déni sert à ceux qui se souviennent trop clairement, et n'a rien à voir avec un trou de mémoire.
– Ces meurtres sont donc anciens ?
– Le premier a eu lieu sept mois après votre prise de fonctions au commissariat de Montédouard, il y a vingt-sept ans...
Les souvenirs affluèrent à ces mots...
2016. Bureau du commissaire.
Dès que le brigadier Martel est sorti de son bureau, le commissaire Barthélémy Ondelatte a allumé son PC et l'a connecté sur la salle d'interrogatoire. En voyant la femme sur l'écran, il a compris que ce qui allait se jouer aujourd'hui dépasserait ses compétences.
Il a aussitôt appelé sa femme, ou plutôt sa future ex-femme...
Qu'il ait pensé immédiatement à Adeline ne le surprend pas, il est resté convaincu, malgré l'état de leurs relations, qu'elle est la meilleure dans son domaine.
Et si cela lui donne une occasion de la revoir. Peut-être de parvenir enfin à s'expliquer...
Il lui a décrit la situation au téléphone. Elle a dit :
– Je suis là dans dix minutes...
– Comment ça, dans dix minutes ?! Tu es où ?
– Je... Je suis sur la route. J'avais prévu de venir à Montédouard aujourd'hui...
Le commissaire a ravalé ses questions.
– Je t'attends.
Dès qu'il avait pris ses fonctions de liquidateur, Ondelatte avait fait installer une table supplémentaire pour poser un ordinateur. Il n'aimait pas voir un PC sur son bureau. C'est à cette petite table qu'ils sont assis, Adeline et lui, trop près l'un de l'autre pour ne pas réveiller une intimité encore présente dans leur souvenirs. Du moins, dans ceux du commissaire. Adeline Ondelatte, elle, semble captivée uniquement par l'image retransmise de la salle d'interrogatoire.
– C'est passionnant, Barth.
– Emmerdant, surtout ! À cinq jours de la fermeture !
– C'est lié, sans aucun doute. Merci de m'avoir appelée...
– Tu venais de toute façon... Je peux savoir pourquoi ?
Le regard trop fixe, dirigé vers l'écran, elle dit :
– On en parle plus tard ?
C'est l'une des raisons de la débâcle de leur union. Ce "plus tard" qui revient comme un leitmotiv. À l'instar des cordonniers mal chaussés, les psy n'entendent pas grand-chose à la psychologie de leur couple.
1989. Montédouard.
Vingt-sept ans plus tôt j'ai... vingt-sept ans. Marrant, ça. Est-ce un signe ? Un cycle ?
Vingt-sept ans. Je sors inspecteur stagiaire de l'école de police de Seine-et-Marne. Mes notes sont bonnes. Très bonnes. Aucun de mes instructeurs n'a compris pourquoi, détenteur d'une maîtrise de droit, je n'ai pas suivi la filière pour être commissaire. Je leur ai dit que je tenais à me frotter à la réalité. Ça ne leur a pas suffi, alors je me suis fait plus con que nature afin de me placer juste au-dessus des autres élèves inspecteur. Mon orgueil et le niveau intellectuel de mes futurs collègues m'interdisaient d'intégrer le cœur de la mêlée. Bonnes notes, première place, prééminence du choix de mon affectation et stupeur du directeur de l'école lorsque je jette mon dévolu sur la petite ville de Montédouard, alors que, merde ! Ce garçon est complètement fou ! Montédouard ? Ce trou du cul insituable ? Alors que le "36" lui ouvre grand les portes ? Encore une fois, je la joue plein d'humilité, si onctueux que je redoute de me liquéfier : "J'aime la police par-dessus tout, monsieur le directeur. Je ne veux pas être propulsé aux premiers rangs alors que je ne possède aucune expérience de terrain. Je veux apprendre. Commencer au plus bas, tout près de la ruralité, puis ensuite, plus tard, me frotter aux banlieues des grandes villes, côtoyer la délinquance endémique, les gangs, la drogue, la violence extrême et enfin, suffisamment aguerri et expérimenté, postuler pour rejoindre l'élite, au sein de ce fameux "36 Quai des Orfèvres" qui fait la fierté de la France."
J'en ai fait trop. Je l'ai vu tout de suite à son air ébahi et à la déception qui sourd de son propos :
– Bon sang, mon garçon ! Vous ne savez vraiment pas où vous mettez les pieds, hein ?
En fait, si. Cette année passée au milieu de mes futurs confrères n'a fait que confirmer ce que je pensais. Dans la police, on trouve, majoritairement, deux sortes d'individus : ceux qui sont là parce qu'ils estiment plus simple d'être le chasseur que la proie et que, tant qu'à assouvir leurs pulsions de violence, autant en posséder un droit légitime, et ceux qui y croient. Les doux rêveurs, les assoiffés de justice, d'ordre, les empathiques bien-pensants, les investis d'une mission dont ils ne verront jamais l'épilogue. Majoritairement, j'ai dit, car certains individus échappent à ces deux tendances : les psychopathes. Ceux qui ne croient en rien, surtout pas en l'Homme et en son hypothétique capacité à instaurer des règles sociales qu'il n'a de cesse de bafouer, les parasites obséquieux, les manipulateurs paranoïaques, les invisibles à force de duplicité, les cyniques sans foi que rien n'émeut. Combien sont-ils ? Je ne sais pas. Ils sont si bien cachés que les compter reviendrait à inventorier les cristaux de sucre dissous dans un bol de café, mais il y en a.
Au moins un.
L'institution, donc, convient parfaitement à l'illusionniste que je suis.
Et Montédouard constitue un but, pas un choix de hasard.
*
Que cette femme, Ellen (ce prénom ne lui convenait décidément pas), connût la date de ma prise de fonctions au commissariat de Montédouard me perturba quelques secondes. Son visage, son allure, ses gestes, sa présence même, m'étaient familiers. Pourtant, je ne connaissais rien d'elle, sinon qu'elle avait commis "des crimes". Et si je décidai, plus par désœuvrement que par conviction, de la croire, le premier de ceux-ci concernait Gerald Sorbet, un banquier que son fils (16 ans) avait découvert dans le garage, en deux morceaux.
*
C'est un grand jour ! Du moins l'inspecteur principal Régis Debrey (non, rien à voir...), mon chef, semble le croire. Mon stage est terminé et me voilà donc inspecteur titulaire. Et pour bien marquer le coup, il m'annonce qu'il vient d'envoyer une équipe de képis (les bleus portent la casquette depuis cinq ans, mais Debrey compte encore en anciens francs) au domicile du banquier Gerald Sorbet et que, vu l'influence du bonhomme dans les affaires économiques et politiques de la ville, il serait peut-être judicieux d'envoyer un officier de police pour encadrer les pieds plats.
Je suis en train de terminer un PV sur un problème de voisinage qui s'est achevé par une distribution générale de gnons entre deux familles (bourgeoises, comme quoi...) du centre-ville. J'avais coffré tous les adultes, deux hommes, trois femmes dont une grand-mère, et laissé les ados sur place, histoire de leur offrir une nuit tranquille. En général, on garde les excités une heure et on les relâche, mais j'avais pris un des gnons distribués.
Par la grand-mère, pour tout dire.
Je me suis vengé en l'enfermant dans une cellule de dégrisement tout juste libérée par l'ivrogne le plus connu de Montédouard, un ancien légionnaire plus gueulard que méchant. Et très sale. J'ai bien sûr interdit que l'on passe la cellule au jet avant de la réutiliser.
– Peut-être qu'un inspecteur principal marquerait plus le coup, chef ?
– Pas le temps, Borges. Il paraît que l'un de nous a coffré la belle-mère du maire...
– J'y vais tout de suite, chef.
L'inspecteur principal Debrey est un vieux con gentil. Un de ceux qui croient en un tas de choses qui me laissent, au mieux, perplexe. Je lui sers donc du "chef" sans modération. Il aime ça. Il a des valeurs, même s'il m'a souvent invité à le tutoyer, ce que je m'obstine à refuser. Ce n'est pas par respect, l'emploi du vous me tient à distance raisonnable de mes inévitables congénères.
*
Quand on pèse plus de cent kilogrammes, c'est con de se pendre à l'aide d'un câble de frein de vélo. Le mince filin d'acier a tenu, pas le cou du bonhomme. Tranché comme au rasoir. On est plus proche de la décapitation chirurgicale que de l'arrachement dû au poids du banquier.
Un technicien de scène de crime est en train de mesurer la distance séparant la tête du reste du corps. Les pieds au bord de l'impressionnante flaque de sang. Le nez en l'air, je regarde la boucle oblongue du câble fixé à une poutre de l'ancienne grange aménagée en garage de luxe. De luxe car y sont garées une Bentley, une Porche, une Austin Healey et une Peugeot haut de gamme maquillée comme une escort-girl. Avec classe mais on devine néanmoins la vulgarité putassière sous la ronce de noyer.
– Un câble de vélo... Drôle d'idée, pensé-je à voix haute.
À genoux sur le sol de béton vitrifié de couleur émeraude, sans me regarder, le technicien remarque :
– C'est pas un câble de vélo, il fait pas loin de huit mètres... Et c'est du cinq.
– Cinq quoi ?
– Dixième. Un câble de vélo fait en général 1,5mm de diamètre pour deux mètres de long. Ça, c'est du 0,54 mm, sept torons de sept fils inoxydables, pour être précis. Costaud mais pas au point de supporter le quintal plus du monsieur. Surtout avec une chute de plus d'un mètre.
– Pourquoi le câble ne s'est-il pas rompu ?
Le bonhomme s'est relevé, sa tête me dit vaguement quelque chose. J'ai dû le croiser au commissariat. Grand, costaud, la mâchoire carrée, le nez de traviole et le sourcil, le cheveu, noirs et broussailleux. Laid, dans le genre sympa de jour, on a envie de lui lancer des cacahuètes, et effrayant la nuit où l'on ne peut que l'imaginer un long couteau dégoulinant de sang à la main. Pas vraiment une tronche de scientifique. Il s'approche de moi, l'orangoutang, en haussant les épaules.
– La chair est faible. L'effet de cisaillement a été instantané. Plus rapide que la force d'inertie. Le type n'est pas mort pendu mais décapité. S'il était mort étranglé puis décapité, il n'y aurait pas eu autant de sang.
D'un geste habituel, il retire son gant droit et me tend une main poilue que je devine moite d'être restée enfermée dans le caoutchouc depuis une heure.
– Simon Langdale, responsable technique. T'es l'inspecteur stagiaire ?
Je prends sa main.
Moite, comme prévu. Mais ferme.
– Inspecteur tout court, depuis ce matin. Borges.
– T'as pas de prénom ?
J'essuie ma main sur mon pantalon sans même me cacher.
– Pas que j'utilise volontiers. C'est un suicide, alors ?
– C'est ton premier ?
– Quoi ? Suicide ?
– Macchabée. Ça n'a pas l'air de te perturber plus que ça.
Le vilain a l'air déçu. Je jette un œil torve sur les deux bouts de mort baignant dans leur jus et hausse les épaules à mon tour.
– Il ne va plus me bouffer... Alors ?
– Ouais, suicide. La méthode est discutable, mais le geste reste sûr. Notre banquier, conseiller municipal, membre éminent du Lions' club, et citoyen influent de notre cité a placé cette échelle hors d'âge pour atteindre la poutre que tu vois là, à trois mètres du sol. Il est monté et a enroulé le câble une dizaine de fois sur la traverse en faisant un nœud à chaque tour. Il ne devait pas trop savoir comment le fixer. C'est original et plutôt efficace. Pour la boucle, il s'est un peu emmerdé. Il l'a fait façon bourreau. On ne peut guère douter de sa détermination. Ça a dû lui prendre une bonne vingtaine de minutes avec ce foutu câble qui glisse et ne demande qu'à se remettre en ligne. Puis il a passé la boucle autour de son cou et a sauté de l'échelle en ayant laissé plus d'un mètre de mou. Le choc de la chute l'a décapité. Le nœud coulant n'a même pas eu le temps de se refermer.
Il émet un bruit avec sa bouche. Un bruit mouillé, dégueulasse, évoquant de manière réaliste la traversée du câble dans la peau et la chair du suicidé.
– C'est ce qu'il y aura sur votre rapport ?
– Ne te crois pas quitte d'enquêter. C'est la version préliminaire. J'ai d'autres indices à analyser. Genre, pourquoi il a pris soin de se dessaper si c'était pour entasser à la va-vite ses fringues sur le sol. Je peux comprendre qu'il ait été soigneux mais en tas comme ça ? Un costar à 6000 balles ?
Je me garde de lui soumettre une hypothèse. Le suicide me convient mais comme il va bien falloir remplir les blancs sur le PV, je demande :
– C'est son fils qui l'a découvert... Il est où le môme ?
Il me désigne les deux pandores en faction devant l'entrée du garage.
– Ces deux-là sont arrivés les premiers sur les lieux...
Il retourne à sa collecte. Je vais pour faire demi-tour, mais je ne résiste pas au plaisir de jouer encore un peu. Je demande :
– Qui utilise ce genre de câbles ?
– Des bricoleurs ? Des maquettistes ? Des passionnés de modèles réduits, peut-être ? Un banquier déprimé ? Va savoir...
Je fais un tour sur moi-même, détaillant le garage. L'endroit est une ancienne grange rénovée, je l'ai dit. Les murs sont en pierres apparentes, soigneusement jointoyées. Deux anneaux sont fixés sur l'un d'eux et sur un autre, deux crochets servant, je suppose, à poser l'échelle ancienne et décorative. Le sol, si l'on excepte les saloperies liées au dernier geste du banquier, est d'une propreté à décourager d'y marcher. La charpente apparente culmine à une dizaine de mètres et une isolation mince en feuilles d'aluminium met le tout hors-poussière. Deux cents mètres carrés à vue de nez, sans aucune cloison à part un réduit de trois mètres sur trois, dans un angle, et dont la porte est fermée.
Le technicien a suivi mon regard.
– C'est une buanderie. Machine à laver, sèche-linge et congélateur-coffre. Et c'est tout. C'est aussi propre et dénudé que le reste.
Car les seuls objets "utiles" dans le garage sont les quatre voitures et l'échelle. Pas un établi, pas un balai, un râteau, une pelle, pas un outil, marteau, pince, tournevis, pendu au mur... C'est un garage de riche. Une boîte pour bijoux sur roues. Le garage d'une famille qui fait appel au plombier pour démonter un siphon d'évier, à l'électricien pour réenclencher un disjoncteur, au paysagiste pour balayer une allée jonchée de feuilles mortes. Je connais. La fin de mon adolescence aurait pu se dérouler au sein d'une telle famille où se livrer à une activité autre qu'intellectuelle ou sportive (genre tennis, golf, équitation, pas foot, n'est-ce pas?) était de très mauvais goût. Mes parents en avaient décidé autrement, ce qui m'avait surpris, si peu habitué à ce qu'ils fissent preuve de décision me concernant.
Donc, pas un garage d'accro au travail manuel.
Alors huit mètres d'un câble si fin qu'il en est spécifique ?
Simon Langdale est en train de mitrailler la scène avec un appareil photo tellement gros qu'on pourrait croire qu'il tourne un film. Le flash fait penser aux lumières stroboscopiques d'une boîte de nuit. Les deux uniformes fument une clope dehors.
– Pourquoi y a-t-il si peu de monde, ici ?
Langdale, montre le cadavre :
– Il ne va pas se sauver. Et mes sous-fifres sont en grève.
– Pourquoi ?
– Parce qu'ils sont sous-fifres...
Je rejoins les deux poulets sur le pas de la porte. L'un d'eux m'aperçoit et donne un coup de coude à l'autre. Ils jettent précipitamment leurs mégots encore trop longs et portent deux doigts à leurs casquettes pour me saluer. Je me retiens de leur signaler qu'ils ne sont que fonctionnaires, pas militaires, et que le port de l'uniforme n'implique pas l'obligation du garde-à-vous.
Mais comme j'aime taquiner, je regarde les mégots encore fumants et leur fais remarquer sèchement :
– Tant que le suicide n'est pas démontré, c'est une scène de crime et vous êtes en train de la polluer.
Puis je les dévisage. Quelques secondes passent jusqu'à ce que l'un d'eux, le plus jeune, rose de confusion, se baisse et ramasse les déchets. L'autre, la cinquantaine enrobée, moustache poivre et sel, épaisse, surmontant une bouche lippue et terminant un pif comme un bout d'éponge mal taillée aux reflets violets, se contente d'afficher un petit sourire qu'il pense provocateur. Front bas, intelligence à l'avenant et agressivité veule. C'est au gros lard que je m'adresse :
– C'est vous qui avez reçu l'appel du garçon ?
Il ne se donne pas la peine de répondre et désigne de son pouce son jeune collègue en détournant le regard, manière de me faire savoir que mon nouveau statut d'inspecteur titulaire ne l'impressionne pas.
L'autre n'est qu'un gamin, à peine vingt ans, la joue rose, l'œil bleu vif, le cheveu blond, grand, mince, joli poupon. Avant que je l'interroge, il m'apprend qu'il était à l'accueil ce matin lorsqu'il a reçu l'appel d'un adolescent qui venait de découvrir son père mort dans le garage de la propriété.
– Comme l'équipe de jour n'était pas encore arrivée, j'ai demandé au brigadier Boret de m'accompagner et nous sommes venus.
Boret, voilà ! Tout le monde l'appelle "Goret", ce qui m'interdit d'en faire autant. Dommage.
Je jette un coup d'œil au gros qui grimace et grogne.
Le mignon a continué :
– Le jeune nous attendait sur le chemin. Il n'avait même pas réveillé sa mère.
Il est visiblement scandalisé. C'est un gentil. Il y croit. Il n'est pas là par hasard, lui.
– Et il est où, maintenant ?
– Ben, il est parti à l'école...
– Il retrouve son père en deux morceaux et il s'en va tranquillou au bahut ?
– C'est un peu ça. Il n'avait pas l'air traumatisé. Il râlait parce qu'il fallait qu'il se rende au lycée à vélo. C'est son père qui l'emmène d'habitude. C'était très... irréel.
Une voix grasse, porcine justement, chatouille agréablement mes oreilles :
– Putain de gamins de riches. Ils aiment rien ni personne. Sont pas faits comme nous...
Je goûte la remarque une seconde, j'en suis un, gosse de riche, et demande :
– Et la mère ? Elle s'est réveillée, finalement ?
– Pas longtemps, répond Gras-du-bide, déjà lassé de tenir la chandelle. On l'a emmené voir son bonhomme et elle nous a fait une crise de... d'hystérique.
– D'épilepsie, le reprend Bébé-flic.
– Pareil. Du coup, on a appelé le SAMU. Ils l'ont emmenée à l'hosto en disant que pour l'autre client, il n'y avait plus d'urgence.
J'allume une clope sans leur en offrir.
– Si je comprends bien, il n'y a personne dans cette maison. Un édile de Montédouard se fout en l'air dans son garage, on est trois sur les lieux et la famille a foutu le camp...
– Et moi, je suis l'homme invisible ?
Simon Langdale sort de la grange, tirant une valise à roulettes en aluminium, nous offrant la vision surréaliste d'un gorille s'apprêtant à monter dans un avion.
– J'en ai fini. Vous pouvez faire enlever le corps. C'est au médecin légiste de prendre la relève. Tu auras mon rapport... quand tu l'auras, Borges.
Je le regarde partir vers sa camionnette de service. Il me manque déjà.
Le Gros quête mon attention :
– Heu... Monsieur ?
Hmm ! Ce "Monsieur" hésitant mais respectueux vient de lui agrandir le trou. Et de faire frétiller le mien.
– Il y a quelqu'un, en fait. La boniche. Elle est dans la maison. C'est une Arabe.
Mignon secoue la tête et lève les yeux au ciel, le rabat-joie. Je fronce les sourcils en direction de Boret, me penche vers lui et l'interroge sur le ton de la confidence :
– Et vous croyez qu'elle est dans le coup, brigadier ?
Le gros con laisse soudain pendre sa mâchoire. Il est magnifique. C'est le plus beau spécimen du commissariat. Il faut absolument que je le prenne en photo. Je veux son portrait sur mon bureau.
Je fais demi-tour en leur lançant :
– Je vais l'interroger. Occupez-vous de faire venir les nettoyeurs. Ça ne va pas tarder à puer avec cette chaleur.
D'une pichenette, je balance mon mégot devant l'entrée du garage.
La propriété des Sorbet se situe au sommet de la chaîne de collines boisées dominant Montédouard et couvrant un tiers du périmètre de la cité. La vue sur la ville pourrait être magnifique s'il n'y avait la forêt des Mangouilles tout autour pour la boucher et si, bien sûr, Montédouard avait une vue magnifique à proposer.
Le domaine, un ancien haras, a été conçu, fort à propos, en un seul bâtiment en forme de fer à cheval.
Je me tiens au milieu de la cour, immobile, humant l'air, cherchant... quoi ? Une ancienne odeur de crottin ? Le souvenir d'une émotion ? La fumée d'une cigarette me piquant délicieusement le nez ? La vision d'une main aux veines saillantes caressant les plans d'une propriété presque en ruine ? Et puis cette même main volant au-dessus d'une autre immense feuille de dessin où figurait la projection du domaine restauré, rénové, modernisé. Il y avait eu une voix aussi mais je ne l'entends plus. Les sons sont les premiers à disparaître. Tandis que les images perdurent à l'infini.
Muettes. Ce qui n'est pas plus mal.
Pas d'émotion. C'est un bienfait que m'a généreusement accordé ce dieu qui, dit-on, préside à toute vie.
Je regarde les anciens box pour chevaux tapissant le fond arrondi du fer à cheval. Les demi-portes ont été conservées mais ne sont plus fonctionnelles. Elles se sont fermées définitivement sur des vitres derrière lesquelles clapote une piscine intérieure de vingt mètres de long en forme de haricot pour épouser la courbure du bâtiment. Sur le plan en coupe, une autre main, plus fine, avait dessiné sur les bords carrelés du bassin, des bains de soleil, un salon d'extérieur en rotin, une table basse, un bar et des bacs à plantes. Je ne me donne pas la peine de m'approcher pour vérifier, je n'ai aucune raison de penser qu'il n'en soit pas ainsi, malgré les années écoulées.
Je me dirige vers la partie du bâtiment réservée à l'habitation et faisant face à la grange/garage que je viens de quitter. Quelques marches, larges, en demi-cercle, et me voilà devant la porte d'entrée que je pousse sans m'annoncer. Le couple Sorbet n'a pas fait preuve d'une grande imagination. L'ameublement moderne il y a dix ans, rétro à présent, date un peu. Il est tel que l'avait envisagé cette autre main à quelques rares ajouts près. Vases, bibelots, tableaux, le tout d'un goût hasardeux.
J'emprunte le couloir menant à la cuisine. Celle-ci est excentrée, ce n'est pas une cuisine que l'on montre, un lieu ouvert où vaque la maîtresse de maison, non. C'est un atelier dissimulé pour serviteur zélé, un endroit où celle ou celui qui s'y échine n'a pas le droit aux compliments des invités bâfrant ses créations culinaires. Des convives rassasiés qui féliciteront leur hôtesse pour avoir su dénicher une telle perle mais laisseront sans même y penser ladite perle dans l'ignorance de leur plaisir.
Des nouveaux riches, passés vite de rien à trop, copiant les habitudes pourtant perdues des anciens.
La porte de la cuisine est ouverte, je m'y encadre et appuie une épaule sur le chambranle.
C'est une pièce de belles dimensions, bien éclairée, suréquipée, moderne, fonctionnelle. Le couple qui l'a créée, je ne parle pas des Sorbet, a fait preuve d'une réelle humanité : "D'accord, on va vous ignorer, vous mépriser, vous exploiter mais vous aurez la satisfaction de travailler dans un endroit que les plus grands chefs vous envieront".
À condition qu'un cador de la boustifaille entende un jour parler de ce paradis sous-employé.
Une femme, face à un évier si grand qu'elle pourrait s'y baigner, me tourne le dos et semble laver une vaisselle de petit déjeuner pour la troisième ou... dixième fois. Je l'entends renifler et pousser de légers gémissements. Elle est petite, mince et, de dos, en tout cas, joliment tournée. Des cheveux bruns, longs et bouclés tenus par un élastique et tombant en dessous des omoplates, des fesses cambrées, moulées dans un jean serré sur lesquelles viennent battre les boucles du nœud d'un tablier gris, pas celui, blanc, bordé de dentelles de la soubrette impertinente, non, un grossier tablier de plonge qui lui descend bas en dessous du genou.
– La laver une fois de plus n'effacera pas les péchés de cette maison.
Elle sursaute, crie et se retourne dans une même fraction de seconde. Je montre ma carte comme je l'ai vu faire dans les films :
– Flic.
Ce n'est pas une femme, même si ce que je perçois de son corps donnerait à le penser. C'est une fille. Jeune. Elle a porté une main gantée de caoutchouc vert à sa bouche, me dissimulant en partie son visage. Sa peau est claire, laiteuse, ses yeux, bleus, pour le moment humides et rougis, et son nez, du moins ce que j'en aperçois derrière ses doigts, fin et petit. Bonjour l'exotisme. Arabe, a dit Gros Con ?
– Ton nom, ton âge ?
Elle n'est pas surprise par mon ton. L'habitude, sûrement.
– Isabelle, Monsieur. J'ai... j'ai dix-huit ans.
Isabelle ?!
– Et moi, quatre-vingts. Recommence.
– Seize, mais j'ai le droit de travailler...
– Je connais la loi, merci.
Sa main est descendue rejoindre l'autre, sur son ventre que la cambrure de ses fesses arrondit artificiellement. Sa bouche est pulpeuse bien que petite. Cette gamine est une beauté rare.
Je me dirige vers la table recouverte d'Inox, attiré par la cafetière aux trois quarts pleine qui semble n'attendre que mon bon vouloir. Ce n'est pas une vraie table, plutôt un plan de travail mais des tabourets hauts y sont accolés. J'en prends un.
– Enlève tes gants et ton tablier et viens causer... Isabelle ? Isa ?
– Je préfère Isabelle.
– Moi aussi. Isabelle comment ?
– Boumedienne.
C'est le seul élément qui vient confirmer l'allusion nauséeuse du Gros.
– Un rapport avec... Non, laisse tomber.
Elle a ôté ses oripeaux d'esclave, pris une tasse dans un élément haut et l'a posé devant moi. Pour ce faire, elle s'est approchée jusqu'à me frôler. Elle verse le café. Une odeur de savonnette, de transpiration et de shampoing à la pomme chatouille les poils de mes narines. Elle porte un t-shirt vert menthe orné d'une portée musicale argentée. Plutôt vilain mais on lui pardonne d'autant plus que le bout de tissu tendu par une poitrine généreuse s'avère un peu court et que le jean est un taille-basse. Le genre qui descend en "v" des hanches et ne s'arrête que sur une braguette de deux centimètres. Je jette un coup d'œil sur la partie de ventre découverte.
Seize ans. Ce serait une première. Le souvenir pas si lointain de mes ébats d'adolescent me revient. Non. Il s'agirait une transgression inutile et décevante. Mes jeunes partenaires d'alors se découvraient plus fortes en gueule que réellement vicelardes.
Je lui demande donc d'aller s'asseoir en face de moi.
– Lequel... Tes parents sont originaires d'où ?
Elle va pour lever ses yeux rougis au ciel, mais se souvient que je suis flic. Et c'est une gamine élevée pour dire oui Madame, oui Monsieur. Et surtout : oui monsieur l'agent.
– Ma mère est marocaine et mon père algérien. Moi je suis née ici.
– Que font-ils ? Ils travaillent ?
– Évidemment ! Maman est la gouvernante de Mme Sorbet. Elle s'occupe de la maison pour elle. Et mon père est facteur, en ville.
– Pourquoi ta mère n'est-elle pas ici ?
– Elle est partie à l'hôpital pour rejoindre Mme Sorbet. Elle... Madame est un peu malade. Moi, je viens de bonne heure pour préparer le déjeuner.
– Qu'est-ce qu'elle a comme maladie ?
Isabelle porte un doigt sur sa tempe.
– Elle est dingue ?
– Non ! Elle...Maman dit qu'elle est fragile. Elle prend beaucoup de médicaments et...
– Elle picole ?
– Un peu... Et elle fait des crises de... d'épilepsie.
– Elle en a fait une ce matin.
Les yeux de la belle s'embuent.
– Je sais. J'étais là quand l'ambulance l'a emmenée.
Les larmes arrivent.
– Tu as vu Monsieur Sorbet ?
Elle acquiesce de la tête, ne fait rien pour retenir ses larmes, me fixant sans ciller. Son menton tremble.
– Tu me racontes ?
Sa tête fait non.
– Je vais le faire, alors. Tu es arrivée, tu as vu la police et l'ambulance à l'entrée du garage ? ("oui", de la tête). Tu t'es approchée ? ("oui"). Les flics et les ambulanciers étaient occupés auprès de madame Sorbet ? ("oui", reniflement). Alors tu es entrée et tu as vu ton patron et tout le sang sur le sol du garage.
Les sanglots viennent enfin. Je vais avoir une bonne raison d'engueuler une nouvelle fois mes deux perdreaux. Avoir permis à une gamine de contempler ça ne fait pas vraiment partie de la procédure.
Je la laisse pleurer un moment en l'observant. Elle ne me quitte pas du regard. Son visage est trempé ; de son nez, de ses yeux coule une rivière claire, une eau que j'imagine salée et qui me fait prendre conscience de la sécheresse de ma bouche, me fait passer la langue sur mes lèvres. J'ai soudain envie de fermer les yeux. De me délecter de toute cette liquidité, larmes, morve, salive, car d'une telle détresse, seul un nectar peut jaillir. Elle sanglote mais ses immenses yeux bleus ne cillent pas. Elle ne cherche pas à s'essuyer, comme pour sceller l'offrande faite à mon regard.
C'est très beau. Ce petit plaisir vaut bien un décapité.
Quand je sens que je vais me lasser, j'attrape un torchon qui traîne sur la table et lui tends. Je calme mes muqueuses d'une gorgée de café pendant qu'elle s'essuie, se mouche et chevrote, ayant récupéré une partie de sa voix :
– Pourquoi quelqu'un lui a fait ça ?
– Tu penses que c'est quelqu'un qui l'a tué ?
– Ben... On ne peut pas se couper la tête tout seul, hein ?
– Avec un peu d'imagination, si. Quand as-tu vu ton patron pour la dernière fois ? En un seul morceau, je veux dire.
Elle se retient de sourire, ce qui entraîne une petite moue adorable. Haussement d'épaules, silence... Je prends une autre gorgée de café, froid, trop léger, sans la quitter du regard. J'attends, puis lui sors un bobard de flic :
– Tu sais ce qu'est la majorité pénale ?
Elle hoche négativement la tête.
– Ça veut dire que, comme tu as seize ans, je peux t'emmener au commissariat, t'interroger aussi longtemps qu'il me plaît et te garder en cellule pendant deux ou trois jours. Et ça c'est le menu de base. On peut aussi consommer à la carte... Je repose ma question : Quand as-tu... ?
– Hier soir. Après le dîner. J'avais mis les couverts dans le lave-vaisselle et je nettoyais la cuisine en attendant Maman. Il est venu.
– Ta mère était où ?
– Avec madame Sorbet. Le soir, avant de partir, elle l'accompagne dans sa chambre et la couche. Elle s'occupe d'elle comme... comme si c'était un enfant. Elle l'aime bien. Elle ne revient me chercher que, lorsque Madame sorbet est endormie. Ça ne dure pas très longtemps avec tous ses médicaments.
– Et pendant ce temps-là, Monsieur Sorbet vient faire la causette avec toi, dans cette cuisine isolée...
À nouveau, elle me fixe sans répondre. Même si j'avais ignoré la vérité, je l'aurais devinée à sa mine.
– Tu veux que je fasse les réponses à ta place ?
Ses yeux s'agrandissent au-delà du possible. Peut-être de peur. Pas la peur des représailles, le fumier est mort, la peur d'éprouver une honte pire encore que celle ressentie lors des visites priapiques du banquier.
Encore sous le coup de son offrande ingénue, cette détresse spontanée, et presque reconnaissant, je lui fais grâce, pour le moment, d'une description détaillée et saute à la conclusion :
– Et c'était comme ça tous les soirs ?
"Non", de la tête.
– Mais souvent ?
"Non". Puis :
– Quelquefois. Vous ne le direz pas à Maman, hein ? C'était pas ma faute. Il l'aurait mise dehors et moi avec et... madame Sorbet n'aurait pas pu le supporter.
L'image d'une Anne-Lyse Sorbet en tenue de cuir noir, cuissardes à talons hauts, effilés, fouet dans une main, s'impose à mon esprit. Je la chasse. Ce n'est pas le moment.
Et il me faut encore de cette émotion brute. J'ai soudain soif de cette humidité. Soif d'une affliction sincère dont je n'ai, jusqu'à présent, jamais réussi à percer le mystère.
– Isabelle, si tu ne veux pas que je le dise à ta mère alors tu dois me raconter jusqu'où cela allait. C'est important.
Pas vraiment, en réalité. Quel que soit le trou bouché, le geste porte le même nom juridique, les mêmes implications sociales et, est issu du même évangile. Le viol, la coercition, la soumission, l'asservissement...
La gamine ne baisse pas les yeux. Elle semble chercher en moi ce qu'elle peut dire. Chercher, peut-être, ce que j'attends de sa confession. Au désarroi exprimé par son regard, s'ajoute une lueur de curiosité et de provocation.
Après quelques secondes elle se lance :
– Il... il voulait que je le fasse avec la bouche, mais...
– Mais ?
– C'était très gros. J'avais du mal... Alors il appuyait sur ma tête.
Je fixe ses lèvres charnues et petites. Des images défilent sur mon écran interne. Je ne cherche pas à ignorer le début d'érection qui tend mon pantalon. À ma décharge, je termine une longue période d'abstinence.
– Il t'a dit pourquoi il ne voulait que ta bouche ?
– C'est... c'était à cause des maladies. Il avait peur d'en attraper.
Le petit joueur !
Et... La petite maligne !
– C'est toi qui lui as fait croire ?
– Oui. Je lui ai dit que je voyais plein de garçons. Et même des garçons que je ne connaissais pas... Monsieur ? J'en aurai pas de maladies, moi ? Pour ce que j'ai fait ?
– Ce n'est pas toi qui as fait quelque chose. Et non, tu n'auras pas ce genre de maladie. Pas cette fois.
Un autre type de séquelles, par contre...
Je me lève de mon tabouret.
– Tu as un petit copain, Isabelle ?
– Non.
– Et le fils Sorbet ? Il a ton âge, je crois.
– Adrien ?
Elle sourit pour la première fois et c'est un électrochoc.
– Non, Adrien, il...il est gentil, mais... Il n'aime pas les filles.
– Quelqu'un d'autre est au courant de ce qui se passait dans cette cuisine ?
– Je l'ai juste dit à Adrien. Il venait dans la cuisine de temps en temps pour empêcher son père de...
– Et après ? Que s'est-il passé ?
– Rien. Maman est revenue et nous sommes parties chez nous.
– Tu n'as vu personne ?
– Je... je ne sais pas...
– C'est-à-dire ?
– La piscine était éclairée. Je crois que j'ai vu deux silhouettes à l'intérieur. Un homme et une femme. Et puis après la femme s'est approchée de la fenêtre. Elle était très grande.
– Grande comment ?
– Comme vous, au moins.
– Et l'homme ?
– Je crois que c'était monsieur Sorbet.
Je rumine l'info quelques secondes. Un témoin, donc. Une ado abusée sexuellement, déjà soumise aux usages de notre bonne société. Cela ne devrait pas être trop compliqué.
– Tu préfères que je garde ton secret ?
– Oui, s'il vous plaît.
Je m'approche d'elle, pose ma main derrière sa tête et l'observe un instant. Quelques secondes d'extase car tout peut arriver dans un monde sans limites.
Je me penche et l'embrasse sur le front en lui chuchotant :
– Si quelqu'un recommence : Serre les dents. Le plus fort que tu peux. Il sera bien trop occupé pour te faire du mal.
Je me retourne une dernière fois sur le pas de la porte. Elle est assise sur son tabouret, elle me fixe comme elle l'a fait tout au long de notre conversation. Comme si elle voulait que, toujours, je me souvienne de ce qu'est une vie de merde.
– Pourquoi as-tu arrêté l'école, Isabelle Boumedienne ?
Les commissures de sa petite bouche, trop petite, s'affaissent. Elle hausse les épaules. Seule, au milieu de l'immense cuisine.
À nouveau au centre du fer à cheval, j'écarte les bras, ferme les yeux et, comme on dit, offre mon visage aux rayons du soleil. "Eh bien, Borges ? Que se passe-t-il ? Ne serait-ce pas là un embryon d'émotion ?
– Ta gueule !
2016. Bureau du commissaire.
Adeline Ondelatte referme le dossier du commandant Stefan Borges et fait la moue en direction de celui qu'elle ne parvient pas à considérer comme son ex :
– Drôle de carrière... Après être monté rapidement au grade d'inspecteur principal, il a refusé celui de commissaire et de prendre le poste de directeur intérimaire du commissariat en 92... la raison n'est pas invoquée.
– C'est un dossier de carrière pas une biographie... J'ai fait une demande à Paris pour voir s'ils ont quelque chose sur ses parents, sur de la famille ou sur lui-même avant qu'il intègre l'école de police. Ça peut prendre du temps. Montédouard n'existe déjà plus vu de là-bas.
"Merde, Adeline ! La nouvelle a déjà fait le tour du commissariat. Les quelques pékins qui maraudent dans le bâtiment sont en ébullition. Si on ne refile pas cette affaire aux gendarmes, on va vers les ennuis. On fait de l'obstruction, là !
– Non. Elle est venue d'elle-même. On ne va pas la perdre. Tout ce que l'on a à faire, c'est de les écouter.
– "Les écouter"... tu penses réellement que l'on doit rentrer dans ce jeu ?...
Sur l'écran, une pause silencieuse suit le récit du début de l'enquête sur le suicide de Gérald Sorbet. Adeline la met à profit :
– Je le connais ce type ? Borges...
–Tu l'as peut-être croisé dans les couloirs lors de tes rares visites.
– Non, j'y suis ! Tu me l'as présenté durant une réception à la sous-préfecture en l'honneur de cette romancière... quel est son nom ?
– Fassiha Boumedienne. Elle avait obtenu un prix. Le Femina, je crois. Et tu pourrais t'en souvenir, c'est la seule gloire issue de Montédouard !
– Tu parles de cette ville comme si tu l'aimais...
– C'est de la compassion. Comme au chevet d'un mourant.
– Il l'accompagnait. Je me souviens de son regard et de sa prestance vaguement aristocratique. Un peu déplacée pour un flic...
– Elle était son amie. C'est une des rares choses que tout le monde sait au commissariat sur Stefan Borges. Peut-être même dans toute la ville. On les voyait souvent ensemble, aux terrasses des cafés, au cinéma, aux spectacles... Elle est décédée, il y a une semaine. Elle avait soixante-huit ans, je crois.
– Elle était... sa compagne ?
– Bon sang, Adeline ! Fassiha Boumedienne était une lesbienne assumée. Elle militait en faveur des droits des homosexuels à travers ses romans. Tu devrais vraiment sortir la tête de ton boulot, de temps en temps.
2016. Salle d'interrogatoire.
Ellen souriait. Elle semblait satisfaite, non par mon récit mais par la facilité avec laquelle ce souvenir de l'une de mes premières enquêtes avait refait surface. Elle ne m'avait interrompu que pour m'encourager à poursuivre, les rares fois où j'avais marqué une hésitation.
Je ne voulais pas m'interroger sur le but qu'elle poursuivait. Pas plus sur la ou les raisons qui m'avaient poussé à lui raconter dans le détail ma conversation avec Isabelle Boumedienne. Il m'avait semblé parler d'une autre voix. Comme un pénitent confessant, à la nuit, une vérité presque oubliée.
Constatant que je m'étais tu depuis un moment, elle me relança :
– Vous le saviez que ce n'était pas un suicide.
– Rien ne prouvait le contraire. Ni les éléments d'enquête ni les rapports du légiste et du labo. J'ai fait mon boulot correctement.
L'interrogatoire venait de virer jusqu'à s'inverser. Ellen semblait plus détendue, elle me regardait franchement et je lui avais permis de fumer quand je m'étais rendu compte que je ne tiendrai pas moi-même très longtemps.
Elle parlait :
– Le rapport du légiste faisait état de traces de coups voire de torture légère.
J'avais décidé quelques minutes auparavant de ne pas m'étonner des informations supposées confidentielles qu'elle détenait.
Ne pas m'étonner ne me posait pas de problème. C'était même un don.
– Le médecin légiste m'avait laissé entendre qu'il s'agissait certainement de traces inoffensives d'un jeu sexuel à caractère sadomasochiste. Vu la notoriété du banquier et surtout la santé fragile de sa femme, cela n'a pas été rendu public. Il n'y avait aucun rapport avec son suicide.
– Mais maintenant que c'est un meurtre ?
– Prouvez-le.
Ellen sourit.
– Depuis quand est-ce au meurtrier de prouver son méfait ?
– Depuis que le meurtre existe et qu'un nombre, dont vous n'avez pas idée, de timbrés incapables d'écraser un moustique se rêvent assassins sans scrupules.
– Vous me prenez pour une folle ?
Je sentis une fatigue devenue coutumière peser sur mes épaules. J'avais cinquante-quatre ans et, de nos jours, c'était un âge où tout était encore permis. Du moins pour les gens ordinaires. Les réfractaires à la mort, à l'oubli. Les obsédés du bien-fondé cosmique de toute vie. Ceux qui sont persuadés qu'un Einstein de la médecine mettra au jour et à leur disposition le secret de l'immortalité avant que la faucheuse ne leur fasse signe de son long doigt décharné. Parce qu'il ne peut en aller autrement. Comment concevoir son propre corps pourrissant ou réduit en cendres ? Et l'esprit, alors ? Cette émanation terrestre de l'âme. Cette partie d'un dieu créé de toutes pièces pour nier un néant inconcevable ?
La fatigue, oui. Cette monstrueuse lassitude qui, en quelques jours, avait asséché mes illusions. Jusqu'à ce qu'elles tombent en fines poussières, dévoilant l'unique personnage que j'avais toujours refusé de devenir. Un homme sans beauté. Aux maigres désirs. Aux pulsions effacées. Un homme laid. Une créature réduite à sa fonction. Un flic.
Fassiha avait-elle compris que cet auto-aveuglement prendrait fin en même temps que sa vie ? L'inquiétude que j'avais perçue dans ses derniers regards, ses dernières paroles, n'était pas due à la mort qui la talonnait. Elle se savait mon ultime rempart. Elle avait peur pour moi.
Et Ellen, alors ? Etait-elle venue à moi pour mettre fin à une situation absurde qui durait par lâcheté ?
J'en avais l'intuition confuse.
L'intime conviction, dans mon langage de flic.
Quelle que fût cette femme pour moi, il me fallait l'aider à faire jaillir une dernière étincelle aveuglante de ce corps sans vie.
Mais cela n'allait pas jusqu'à lui faciliter le boulot.
– Pour être honnête, oui, lui répondis-je. Aussi dingue que je le suis moi-même. Notre conversation promet d'être intéressante...
– Et si nous parlions d'Isabelle ?
Je me raidis. Elle continua :
– Le moins que l'on puisse dire, c'est que vous avez réduit son témoignage à peau de chagrin. Quid des attentions particulières que lui portait le banquier ? De la femme qu'elle aurait aperçue dans la piscine des Sorbet ? Sans compter que la petite avait quelques bonnes raisons de nourrir du ressentiment vis-à-vis de son patron. Pourquoi, dans un premier temps, ne pas l'avoir considérée comme suspecte ?
J'allai chercher, loin, un reste de mes talents d'autrefois pour faire, laconique :
– Un mètre cinquante-neuf, quarante-cinq kilos... Sorbet lui rendait quinze centimètres et surtout, pesait plus du double de son poids. Je la vois mal forcer un tel gaillard à monter sur une échelle et à lui passer un câble autour du cou.
– Parlons-en aussi, de ce fameux câble...
– Non ! Je commence à en avoir assez de cette comédie ! Qui êtes-vous, bon Dieu ! Que cherchez-vous ?
– Puisque vous me demandez de prouver mon propre meurtre, il me semble naturel que ce soit moi qui choisisse la direction de cet entretien. Le câble, donc... Dites-moi, à propos... Vous semblez bien connaître la taille et le poids de la petite Boumedienne...
La salope ! Avec la perte brutale de mes désirs inavouables, était venue... la douleur.
Je déglutis péniblement.
– Pas sur ce terrain, Ellen. Pas maintenant.
À son regard je devinai que ce "pas maintenant" ne durerait que le temps d''une respiration.
– Soit. Le rapport de Simon Langdale, le responsable du labo, s'il conclut à la forte possibilité d'un suicide, fait état de restrictions troublantes.
– Des interrogations sans intérêt, non élucidées parce que, justement, sans intérêt.
Ellen hocha la tête avec un agacement évident qui me décrocha le premier sourire de ces derniers mois de douleur, de stupéfaction et de silence. Il ne s'était passé que soixante-trois jours entre le diagnostic de la maladie et la mort de Fassiha. Comme Jo, trente-sept ans auparavant, Fassiha avait accepté l'échéance. Pas moi.
Pas cette fois.
Ma "prévenue", sans motif pour le moment, devenue inquisitrice, semblait prendre son rôle inattendu très au sérieux.
– "Sans intérêt", c'est votre avis, mon cher !
– Appelez-moi Borges. Vous en mourez d'envie.
– Oserais-je ?...
Elle s'amusait, aussi. L'un de ses yeux verts brillait plus que son voisin. Elle portait des lentilles de contact. Mais je ne savais trop ce qui avait déclenché cette certitude. La vie, apparue au fil de l'entretien, sur son visage, dans ses gestes, son attitude, gommait les années et la rendait plus troublante à mes sens que je ne le souhaitais.
Elle reprit :
– L'incision faite par le câble, tout d'abord. Un peu trop nette et horizontale pour Langdale. Une pendaison aurait tranché le cou de manière oblique...
– Langdale a reproduit la situation avec des mannequins, plusieurs fois, sans résultats probants.
– Passons. La boucle du câble, toujours assez détendue pour y passer une tête...
– Idem. Un câble ne coulisse pas comme une corde.
– Du sang maculait les fils d'acier...
– Normal.
– Aucune trace, par contre, des particules de chair qui auraient dû se trouver avec le sang.
– Le mystère s'épaissit... quatre-vingts pour cent des indices trouvés sur une scène de crime restent sans explication.
– Et pour en finir avec ce damné câble : Qu'est-ce qu'il foutait chez les Sorbet ? Une famille si peu... manuelle qu'on n'a pas été fichu de retrouver un tournevis dans les sept cent cinquante mètres carrés de l'ancien haras.
– Il ne m'a fallu qu'une demi-heure pour dénicher un câble identique chez un quincaillier vendant en gros aux professionnels.
– Il en avait vendu récemment ?
– Non. C'était un câble particulier, mais ce n'est pas le seul détaillant de la région.
– Qui vous a demandé de classer l'affaire en suicide ?
Elle sautait du coq à l'âne, comme un vrai flic, cherchant à me déstabiliser. Je me sentais prêt à répondre de la même façon. Je connaissais les ficelles.
– Rien ni personne. Tout et tout le monde. C'est une petite ville. Même si le suicide demeure un acte honteux, il est encore préférable à des pratiques SM, ou des abus sexuels sur des mineures. En creusant un peu, on aurait même pu découvrir quelque malversation financière...
– Personne n'a creusé.
– C'était un suicide.
– Je l'ai tué.
– Prouvez-le.
– La femme qu'a vue Isabelle dans la piscine en compagnie du banquier, c'était moi. Personne à part vous, la gamine, le banquier et la femme mystérieuse ne savait qu'une personne autre que madame Sorbet se trouvait avec son mari ce soir-là. Le dossier de l'enquête n'en fait pas état. Je ne suis ni vous, ni Isabelle, ni le banquier mais je le sais. Concluez vous-même.
– Admettons. Première chose : Quel était votre mobile ?
Elle dodelina de la tête, visiblement indécise.
– La vengeance ? avança-t-elle comme par défaut.
– Vous n'en êtes pas sûre ?!
– C'était, il y a longtemps... On peut sauter ce passage ?
– Comment voulez-vous que je vous inculpe si vous ne me donnez rien ?
– Qui parle d'inculper ?... Oh bon, d'accord ! Il était laid.
Je sursautai. Sa réponse m'évoquait d'anciennes pulsions.
Les miennes.
– Qu'avez-vous dit ?!
– Laid. Dehors comme dedans. Gras, arrogant, inculte et dégénéré. C'était un acte prémédité. Vous voulez la suite ? Ou vous voulez continuer à poser vos petites questions merdiques, tourner autour du pot, ne pas faire face à une vérité qui vous dérange ?
1989. Montédouard.
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