Lough Neagh - Michel Plès - E-Book

Lough Neagh E-Book

Michel Plès

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Beschreibung

Maureen Parker-O'Neill est une auteure de romans érotiques à succès. Son fils, Ryan est éditeur à Concarneau. Sa fille Agnès, libraire dans la même ville. Les mots, chez les Parker-O'Neill, c'est un peu une affaire de famille. Mais de mot à mort il n'y a qu'un air. Une musique à deux temps. Un pour se souvenir et un autre pour enquêter. Car Maureen Parker-O'Neill s'est jetée dans les eaux sombres du Lough Neagh, un lac d'Irlande du nord qui a vu naître sur sa rive, cinquante-quatre ans plus tôt, le bébé O'Neill. La maladie, l'accident, Ryan aurait accepté, mais le suicide, il ne le peut. Alors il va remonter le temps, le long de la vie de sa mère, s'immerger dans l'histoire d'une province meurtrie, l'Ulster, qui tente de panser les plaies des troubles passés. Pour comprendre, faire son deuil ? Au début, oui. Et puis... Le temps passant, la terre d'Irlande ralentissant ses pas, l'Histoire le rattrapant, lui viendra la pensée absurde qu'il lui suffit de refuser un épilogue détesté pour refaire le monde à sa convenance. Une fois de plus, après "Elle Pleure Pas Lucy" (Pick-Up), l'auteur nous livre un récit émouvant, léger et dense à la fois, entre thriller et roman classique, avec ce style si particulier, reconnaissable, et ce sens de la narration qui capture l'attention du lecteur pour ne la relâcher que longtemps après la dernière phrase lue.

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Du même auteur

Théâtre : "Les Animaux Ne Regarde Pas Les Étoiles"

(www.theatrotheque.com)

Roman : "Elle Pleure Pas Lucy" ("Pick-Up")

(BoD-Book on Demand)

Blog de l'auteur :

www.michel-ples.fr

À propos de l'auteur :

Né en 1954 au Maroc, Michel Plès n'est pas ce que l'on pourrait appeler un érudit. Ses faits d'armes en matière littéraire se résument, avant soixante ans, à zéro. Pas d'essais, pas d'articles, pas même la moindre nouvelle. Études courtes (collège), service armé court (trois mois), déambulation anarchique vite expédiée, il n'est pas un aventurier, et servitude volontaire (assumée) au sein de la même entreprise pendant quarante ans. Une seule passion, la lecture. Un seul but, écrire un roman un jour. À soixante ans, il écrit Pick-Up (devenu "Elle Pleure Pas Lucy") et enchaîne sur "Lough Neagh".

Il vit en Normandie et ne compte pas arrêter d'écrire de sitôt.

Antrim, Ulster.

Deux fumeurs sur le trottoir d'un pub d'où s'échappent les paroles d'une chanson triste reprise en cœur.

– Comme je te le dis, mec ! Ce putain de géant, Finn Mac Cumaill, a pris une poignée de la terre d'Irlande et l'a balancée sur son ennemi. Mais ce con l'a raté, la terre est tombée dans la mer et c'est devenu l'île de Man.

– Et le trou ?

– Le Lough Neagh. Paraît qu'on peut encore voir l'empreinte de ses doigts, au fond.

Sommaire

CHAPITRE UN

CHAPITRE DEUX

CHAPITRE TROIS

CHAPITRE QUATRE

CHAPITRE CINQ

CHAPITRE SIX

CHAPITRE SEPT

CHAPITRE HUIT

CHAPITRE NEUF

CHAPITRE DIX

CHAPITRE ONZE

CHAPITRE DOUZE

CHAPITRE TREIZE

CHAPITRE QUATORZE

CHAPITRE QUINZE

CHAPITRE SEIZE

CHAPITRE DIX-SEPT

CHAPITRE DIX-HUIT

CHAPITRE DIX-NEUF

CHAPITRE VINGT

CHAPITRE VINGT ET UN

CHAPITRE VINGT DEUX

CHAPITRE VINGT-TROIS

CHAPITRE VINGT-QUATRE

CHAPITRE VINGT-CINQ

CHAPITRE VINGT-SIX

CHAPITRE VINGT-SEPT

CHAPITRE VINGT-HUIT

CHAPITRE VINGT-NEUF

CHAPITRE TRENTE

CHAPITRE TRENTE ET UN

CHAPITRE TRENTE-DEUX

CHAPITRE TRENTE-TROIS

ÉPILOGUE

CHAPITRE UN

Me voilà donc assis à la terrasse de ce café en train de cogiter sur ma nouvelle, mais récurrente, situation de célibataire. Il faut savoir que c'est un état que je n'ai pas vraiment choisi. Enfin... je veux dire, c'est un peu ma faute, mais la décision ne m'appartient pas... pas directement en tout cas. Indirectement c'est une autre affaire...

Est-on responsable du destin qui nous met en relation étroite avec une personne envers laquelle on ne peut que ressentir une affinité sexuelle ? Sans, bien sûr, que cette personne soit pour autant l'Elue, la Seule, l'Unique, celle avec qui l'on envisage de passer le restant de sa vie.

Bien évidemment non.

Est-il bien raisonnable de croire, d'ailleurs, qu'il n'existe qu'une personne élue, génétiquement destinée, sur, combien ? cinq milliards de prétendant(e)s dans l'ignorance de cette inéluctable opportunité ?

Non, bien sûr.

Le sexe est affaire de phéromone, d'espace/temps, de situation et d'opportunité. L'amour, c'est autre chose.

Mais les deux ne sont que le fruit d'un hasard, peut-être pas malintentionné, mais sacrément vicelard.

Oui, le hasard peut être vicieux. Le hasard, c'est ce qui remplace Dieu chez les athées. Seule amicale méritant mon affiliation sans réserve puisque aussi bien, ses adhérents ne se réunissent jamais (pour parler de quoi, d'ailleurs, de hasard?), ne paient pas de cotisations, ne "prosélytent" pas et ont même tendance à faire profils bas ; béants de stupéfaction, irrités comme sous les assauts d'une mouche particulièrement opiniâtre, face à cette époque religieusement tourmentée.

Si les voies du Seigneur sont impénétrables, il faut tout de même être sacrément obtus pour ne pas s'apercevoir que ce ne sont pas la justice, la bonté, la tolérance et l'humilité qui les pavent de bonnes intentions.

Le hasard, lui, a au moins l'excuse d'être imprévisible.

Alors, est-ce que Francine, cette salope, est responsable d'avoir baisé avec mon meilleur pote, l'enculé, alors que c'est moi-même qui les ai présentés ?

Non, évidemment.

Je les ai mis en présence. Leurs phéromones se sont accordées et il y a nécessairement eu une seconde magique, détachée du temps où l'opportunité d'une fornication sauvage s'est présentée.

Voilà tout.

Le hasard, c'est moi. Je suis le Dieu des athées.

Et peut-être même le roi des cons.

Dieu, le hasard et moi donc, le roi des cons, avons bien fait les choses. Nous n'avons pas d'enfant. Enfin, Dieu en a et le hasard aussi, c'est connu, ce vicelard. Mais Francine et moi, non. Il faut dire qu'en deux mois de vie commune, nous nous sommes juste entraînés à en faire. Encore quelques mois et nous aurions été prêts. C'est dommage toutes ces simulations pour rien. Il y a tout de même eu un paquet de spermatozoïdes perdus dans cette affaire...

Je commande une troisième Leffe. Je sens que j'y vois plus clair. J'ai un voisin. À deux tables de la mienne. Un vieux. Enfin, genre soixante ans. Il a enquillé les cafés comme moi les pressions. Il est en train de lire un livre dont je n'aperçois ni le titre ni la couverture. Il sourit avachi sur son siège, une e-clope dans une main et le bouquin dans l'autre. Alors que je le fixe, son regard s'échappe du livre et se pose sur moi. Il me considère avec, me semble-t-il, une certaine curiosité, le visage un peu penché et me sourit. Je lui fais un petit signe de tête et détourne mon attention sans sourire en retour.

Trop tôt pour draguer.

Le café et sa terrasse sont situés dans un secteur piétonnier à l'intérieur de la Ville Close. Peu de monde en ce milieu d'après-midi. Les touristes boudent l'humidité pourtant vivifiante de cette fin de printemps, les Concarnois travaillent, les chômeurs préfèrent garder le peu de pognons qu'ils possèdent et maraudent devant les vitrines sans grand espoir; restent plus que des vieux, trop pressés, trop occupés à rattraper le temps perdu pour prêter attention au trentenaire au fond du trou que je suis.

J'aligne mes trois verres dont le dernier, en phase avec mon humeur, est à moitié vide. Le serveur ne les retire pas à mesure que je les descends. C'est un peu gênant. Tout le monde peut constater que je suis en train de m'alcooliser grave. Ce mec n'a donc aucune sensibilité ?

Pour la peine, je lui fais signe que je désire l'addition. Il s'approche et me désigne, sur la table, les trois coupelles, contenant chacune un ticket de caisse.

– Savez pas additionner ?

Je lui file un billet de vingt. Il le prend en soupirant et fait semblant de regarder dans la pochette qu'il porte autour de la taille.

– Pas la monnaie...

Je le fixe en cherchant une réplique cinglante. J'en connais des tonnes. C'est mon métier. Pas de les écrire. De les lire. Je suis éditeur indépendant (indépendant, ça veut dire que je rame pour joindre les deux bouts de chaque mois, pour garder mes employés sans les payer et pour trouver un auteur capable de me fournir une putain de réplique cinglante lorsque j'en ai besoin).

– Qu'est-ce que je peux avoir pour la différence ?

– Pas grand-chose. Un verre d'eau ?

– Minérale ?

– Et puis quoi encore ? Plate et javelisée.

– C'est gratuit, ça, normalement.

– C'était. Les temps changent. La gratuité ne fait plus recette. Alors ?

– Gardez la monnaie...

Il s'éclipse sans un merci. Je saisis mon verre à demi vide et en écluse le contenu d'une traite. Je vais pour me lever lorsqu'une silhouette s'approche de ma table et me fait de l'ombre. Le vieux a quitté sa place et frôle mon espace d'intimité, qui est, je le reconnais, plus étendu que chez la plupart des gens. Il dépose son livre à côté de mes verres.

– Je l'ai terminé. Cela vous intéresse-t-il ?

Je lève la tête mais pas tant que ça. C'est un petit vieux. Un mètre soixante-cinq, largement comptés. Son allure me fait immédiatement penser à John Belushi des Blues Brothers. Avec vingt ou trente ans de plus. C'est-à-dire... Merde, l'âge qu'aurait le chanteur/acteur actuellement ? Même costume sombre, fatigué, sur une chemise blanche; cravate, chapeau et lunettes noires compris. Pour parfaire la ressemblance, je réalise qu'il vient de me parler en anglais. Il me regarde en souriant durant les quelques secondes pendant lesquelles je reste bouche bée, le discours enflammé précédant "Everybody Need Somme Body To Love" semble descendre du ciel.

Je lui réponds enfin, dans la même langue.

– Ce n'est pas un journal. Vous ne conservez jamais vos livres ?

– Oh, il ne m'appartient pas. Un client de ce café l'a laissé sur ma table hier. Je l'ai lu et je pense qu'il est plus correct pour moi de faire la même chose aujourd'hui. C'est peut-être une coutume de ce pays...

– Je ne le pense pas, non.

En moi-même, je me dis qu'il ne faudrait pas que ça le devienne si je voulais continuer à vivoter de mon travail.

Le vieux reprend, en français, cette fois, avec cette même voix grasseyante et profonde, et un accent fort, plutôt agréable.

– C'est dommage... Connaissez-vous Boneville ?

– Bauneville ? Non, je ne crois pas. C'est le nom d'une ville, je suppose ?

– Pas vraiment, non. C'est plus... une situation. Un ami m'a dit un jour qu'être Bonevillais était une "définition de l'être". Mais c'est un jeune intellectuel plutôt romantique. Je n'ai pas bien compris ce qu'il a voulu dire... Ah ! J'aperçois ma fille et sa compagne. Bonne journée monsieur et, bonne lecture.

Je le regarde rejoindre un couple de jeunes femmes bras dessus, bras dessous. Toutes les deux, grandes, brunes et élancées. L'une d'elles porte des lunettes noires et tient ce qu'il me semble être une canne d'aveugle. Le vieux s'arrête et les laisse venir à lui. Les deux femmes l'accostent, l'embrassent et, le prenant chacune par un bras, l'entraînent dans leur promenade.

Leurs sourires m'épuisent tout en m'offrant l'image d'un avenir plus riant. Un jour, moi aussi, je serai vieux.

Je jette un coup d'œil au livre sur la table de bistrot. Je détecte immédiatement l'autoédition. Pouah ! Si ce n'est pas de la provocation, ça ! Il doit parler de camion, car la couverture arbore la photo d'une vieille camionnette dans une grange et que son titre est "Pick-up". Le nom de l'auteur a été noirci au feutre, comme censuré.

Je me lève et pars, laissant le bouquin en compagnie des reliefs de mon affliction du jour.

Librairie "L'Herbe Rouge". Agnès lève les yeux au ciel lorsqu'elle m'aperçoit. Je rejoins son comptoir et me penche pour l'embrasser. Elle recule :

– C'est pas contagieux, au moins ?

Toujours vautré sur le comptoir, je baisse les yeux sur son décolleté. Il m'arrive de penser que les clients mâles, et quelquefois femelles, du magasin ne viennent pas uniquement pour apaiser leur soif de culture.

Agnès me colle un baiser sur le crâne et me repousse des deux mains :

– Arrête de faire l'andouille. Les clients nous regardent.

Je me redresse et jette un regard circulaire. Trois retraités, deux hommes, une femme, musardent dans les rayons sans nous prêter attention. Une réplique d'un sketch d'Albert Dupontel me vient à l'esprit : "Il n'y a que des vieux, dehors ?" J'en souris bêtement en notant mentalement qu'il faudra que je demande à Ludi, mon associée, secrétaire, comptable et souffre douleur, de prendre contact avec l'acteur/cinéaste au cas où celui-ci désirerait écrire autre chose que des scénarios. J'aurais peut-être enfin quelques répliques cinglantes en tête à balancer aux serveurs malpolis et voleurs.

Agnès m'observe :

– Quel est le drame du jour ?

Je tique un peu. Je ne creuse pas un nouveau trou chaque jour, contrairement à ce que peut faire penser la remarque de ma grande sœur. Un an de différence, presque jour pour jour. Paf, paf. J'imagine bien nos parents dire, après coup :"Voilà. Ça, c'est fait". Après coup. C'est-à-dire à la fin des deux ans qu'avait nécessité l'opération.

– Tu peux m'héberger quelques jours le temps que Francine et mon meilleur pote dégagent de chez moi ?

– Tu ferais un mauvais écrivain. En une phrase, tu racontes toute ta vie. Qu'est-ce que tu as fait de ton portable ?

Je tâte les poches de mon pantalon et de ma veste, et fais un bruit grossier avec ma bouche.

– Julien a appelé cinq fois en une heure.

– Il avait l'air comment ?

– Comme Julien. Affolé, très énervé, visiblement au bord de la syncope.

– Merde. Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

– Il est là.

– Hein ? Où ? Dis-je, en tournant la tête.

– Non. Il a dit : "Il est là".

– Passe-moi ton téléphone.

J'arrive en nage et essoufflé à l'agence, mouillé dedans comme dehors grâce à l'action combinée de la transpiration et de la pluie fine qui m'a accompagné. Les jambes flageolantes. J'ai emprunté l'assemblage hétéroclite de tubes hors d'âge qu'Agnès s'obstine à appeler un vélo. C'est vieux, c'est lourd, dépourvu de dérailleur, et les freins restent bloqués plusieurs minutes après chaque pression sur la poignée.

Je passe dans le bureau de Julien. Je le trouve au milieu de la pièce, encore plus tendu qu'à l'ordinaire, il sautille nerveusement, ses deux mains volent avec fébrilité, mimant une intense conversation.

Il se rend compte de ma présence et s'approche de moi, roulant des yeux, ouvrant et fermant la bouche comme un poisson dictant d'obscures et ultimes volontés sur l'étal du mareyeur.

Je bloque ses deux foutues mains :

– Respire à fond, mon Juju.

Inspiration. Expiration. Trois fois. Je commence à trouver le temps long.

– C'est bon là. Vas-y.

Il regarde mes mains emprisonnant les siennes puis mon costume dégoulinant et fait une grimace écœurée.

– Tu es tout mouillé...

– Il est où, bordel ?

– Dans... dans ton bureau. Mais tu ne peux pas le recevoir dans cet état, c'est... c'est une star...

– C'est un écrivain irlandais, faut pas pousser non plus.

– Il y en a eu des grands.

– Il y en a toujours. Ce qui ne les empêche pas de passer plus de temps dans des pubs pourris, à picoler et beugler des chansons tristes, que devant leurs claviers. Passe-moi ton sweat.

– Hein ? Pou... pourquoi ?

– T'as une serviette ?

– Non...

– Alors ?

– Je ne vous imaginais pas comme ça...

Julien a installé notre visiteur dans mon fauteuil et lui a servi un whisky. Jameson, of course. Julien est un vrai pro, son infirmité ne l'empêche pas de réfléchir. Et comme il a deviné à quel endroit j'ai passé l'après-midi, il a posé une bouteille de Perrier et un verre pour moi sur la petite table ronde qui nous sépare.

J'ai du mal à trouver mon confort sur le petit canapé trop mou, réservé d'ordinaire aux invités; je n'aime pas qu'ils s'attardent. La conversation se déroule en anglais.

– C'est-à-dire ? Essoufflé, en nage et en costume fripé ?

Si je n'ajoute pas, métis en surcharge pondérale, aux cheveux couleur de cendre, c'est parce que je crédite mon interlocuteur d'une tolérance au moins égale à celle qui transparaît dans ses œuvres. Je n'ai jamais souffert de la teinte de ma peau. Ou si peu et si bassement que c'est sorti, à peine entré, de ma mémoire. Les quolibets de gamins jaloux ont plutôt visé mes rondeurs, mon inaptitude aux sports quels qu'ils soient et la coloration hésitante de mes cheveux. De même, si je ne mets aucune agressivité dans l'affirmation assumée de ma demi-négrité, je n'en oublie pas moins qui je suis. Ryan Parker. Fils d'un musicien américain, saxophoniste, originaire de Harlem et d'une écrivaine irlandaise versée dans la littérature érotique ; indépendantiste, et rousse comme il n'est pas permis.

Exilés volontaires, mes parents se sont rencontrés à Paris, se sont aimés le temps d'assurer une descendance viable et se sont quittés dans les meilleurs termes ; ce qu'ils considéraient comme leur devoir, accompli.

Mon interlocuteur ne réagit pas au test et fait un geste large :

– Non. Je veux parler de votre... structure. J'imaginais une maison d'édition plus importante.

– Nous assurons les mêmes services, mais avec des coûts allégés. Les travaux de rédaction, correction et mise en page sont soutenus par des professionnels qui opèrent en free-lance, chez eux, dans leur jardin ou au bistrot du coin, on s'en fout ; l'administratif, gestion comptable et commercialisation sont traités dans nos locaux... Les rotatives sont à la cave.

Haussement de sourcils. Je le rassure :

– C'est une blague...

Il sourit poliment.

– Bien, je crois que vous connaissez la raison de ma visite et...

– Avant, j'ai une question...

– Oui ?

J'écarte les mains et affiche ce que je pense être une moue d'incompréhension :

– Pourquoi nous ? Mon comptable vient justement de me le rappeler. Vous êtes une star...

Il prend le temps de boire une gorgée de son whisky, la dernière, vu l'inclinaison du verre, avant de répondre.

– Jessica O'Neill.

– Ah... soupirais-je. J'aurais dû m'en douter. Il n'y a pas tant d'écrivains irlandais vivants pour qu'ils s'ignorent...

– J'aime assez ce qu'écrit Jessica...

– Je ne peux pas vous en dire grand-chose. Découvrir les fantasmes érotiques de ma mère, même sous forme littéraire, m'a toujours paru suffisamment perturbant pour que je me tienne éloigné de ses œuvres.

Jessica, en réalité Maureen Parker O'Neill, ou encore Maman, fait montre d'une belle plume selon Agnès qui n'a jamais éprouvé la moindre pudeur à dévorer la production littéraire de sa mère. "Dommage qu'avec la demi-teinte et les taches de rousseur, elle ne m'ait pas aussi transmis son imagination dans ce domaine. J'aurais eu moins de mal à garder mes mecs". La raison pour laquelle Agnès ne garde pas ses mecs est simple. Elle fait les mauvais choix et... pense la même chose de mes propres choix.

Et n'a pas tort.

Braden Mc Laughlin, puisque c'est de lui dont il s'agit, s'étonne :

– Vous n'avez jamais lu un seul ouvrage de votre mère ?

Le reproche est à peine voilé.

– Un court extrait, une fois.

Le début sonnait comme : "Je posai mes genoux sur le tapis douillet, fis glisser la Fermeture Éclair de son pantalon, ouvris grand la bouche et..." Je n'étais pas allé plus loin. Le fait que tous les écrits de Jessica O'Neill, Maman donc, se présentent à la première personne du singulier plaide en faveur de mon indifférence bornée.

Je réoriente la conversation dans une direction moins sulfureuse :

– Et c'est donc ma mère qui vous a conseillé de prendre contact avec nous ?

Maman ne m'avait pas prévenu. Je lui avais téléphoné trois jours auparavant pour lui faire part de mon étonnement devant la prolongation inhabituelle de son séjour à Antrim. Elle m'avait assuré qu'elle serait de retour dans moins d'une semaine...

J'ai encore dans l'oreille la tonalité de sa voix. J'avais eu la désagréable impression qu'elle-même n'y croyait pas.

Elle ne m'avait pas parlé de Mc Laughlin.

– Son agent en fait, poursuit la star. Qui est aussi le mien. Julia Milazzi.

– Je connais... Je ne savais pas que Julia... Pourquoi n'est-elle pas venue avec vous ?

L'absence de la Milazzi ne me pèse pas plus que ça. Julia a œuvré sans relâche afin d'empêcher ma mère de rejoindre notre écurie d'auteur, ce qui, sans élever considérablement le niveau littéraire de notre maison (par le propos plus que par le style), aurait eu le mérite de faire grimper nos ventes.

– Je ne confie à Julia que les corvées. J'aime croire que je suis le maître de mon avenir et de ma production.

Je lui sers un autre verre. J'ai eu vent des habitudes du bonhomme. La "Select Reserve" est bien partie pour prendre une sérieuse déculottée avant la fin de l'entretien.

Je remarque :

– Julia ne porte pas les éditions Parker O'Neill dans son cœur, pourtant... Mais... Peu importe, ça ne répond pas à ma question initiale : Une star, auteur de cinq best-sellers mondiaux, démarchant une petite maison d'édition de province, spécialisée, un peu malgré elle, dans les écrits de culture gaélique... Il y a un lapin ?

– ... ?

– C'est une expression, souris-je. Le genre d'expression qui veut dire qu'il va y avoir un moment où je vais signer un contrat dégageant une drôle d'odeur de soufre, à l'aide d'une plume trempée dans un liquide rouge que je préfère ne pas voir quitter mon corps.

Mc Laughlin se rencogne dans mon fauteuil et se met à réfléchir. Il ne sourit pas. Il avait dû être bel homme, avant l'accident mystérieux qui lui avait valu un visage défiguré, reconstruit avec les moyens du bord une première fois, puis, une deuxième fois plus récemment, grâce au produit des ventes de ses œuvres et aux progrès de la chirurgie esthétique. Son faciès demeure pourtant trop lisse, irrémédiablement imberbe et comme dépourvu de traits distinctifs. Personne ne connaît son âge, mais je lui donne une petite cinquantaine. En bonne forme. Taille moyenne et belle allure, ne serait-ce... ce visage qui, en pleine lumière, dégage quelque chose d'inquiétant ; une fixité de gros reptile en attente d'une proie ou... d'une idée lumineuse ? qui sait quelles folles espérances nourrit un crocodile, vautré, comme mort, sur une berge ?

Maman m'a raconté que, lorsqu'un malpoli lui demande la cause de son affliction passée, Mc Laughlin lâche, sinistre : "Rien qui n'ait un lien avec la littérature" et se contente de dévisager son interlocuteur indiscret. C'est en général suffisant pour que le malotru s'éclipse ou change nerveusement de sujet.

Le silence dure. J'attends sans rien dire en le fixant, autant m'habituer dès maintenant. Il lève son verre, en inspecte pensivement le contenu et en avale une gorgée digne d'un acteur américain. Il sourit enfin, mais je ne peux déterminer quelle attitude est la plus effrayante : le sourire ou la sécheresse du masque.

– Monsieur Parker O'Neill...

– C'est Parker, tout court et... appelez-moi Ryan. Je réserve le monsieur à mes créanciers.

– Bien. Ryan, donc... Avez-vous lu quelques-uns de mes ouvrages ?

– Tous ceux signés par Braden Mc Laughlin, en tout cas...

– Il n'y en a pas d'autres et je vais y venir, justement. Mais avant, juste par curiosité, les avez-vous aimés ?

Je n'ai pas à mentir.

– Je dois reconnaître qu'ils m'ont enthousiasmé au-delà du raisonnable. Je suis un très mauvais critique littéraire. Je fonctionne au feeling, à l'instinct. Décortiquer un style, une phraséologie ou même le déroulement d'un récit, m'ennuie. J'aime ou je n'aime pas. Et j'aime vos romans. J'en apprécie la noirceur, la poésie et, malgré tout, l'optimisme qui s'en dégage. Quant au style... Il me transporte loin et m'y laisse longtemps après en avoir terminé la lecture. Et... Je dois dire que vous avez une supporter très active en la personne de ma mère. C'est elle qui m'a initié à votre univers... Vous vous connaissez depuis longtemps ?

Je perçois alors l'insoupçonnable : une expression dans son regard. Impossible à déchiffrer, mais c'est déjà un début.

– Nous nous sommes connus vers la fin de notre adolescence, mais... Si elle n'a pas jugé utile de vous en parler, je ne crois pas qu'elle apprécierait que je le fasse...

J'encaisse sans mal cette fin de non-recevoir. Ma curiosité envers tout ce qui touche mes proches me procure souvent ce genre de vent. Je prends cependant note de cuisiner ma divine maman dès son retour.

Mc Laughlin vide son godet en rejetant la tête en arrière et toque le verre sur la table au plateau de même matière, semblant vouloir dire : "Un autre, patron".

Je ne me fais pas prier et en profite pour me verser, à moi aussi, la moitié de la dose que je lui ai servie, en y ajoutant la quantité équivalente de Perrier. Je ne suis pas un fan du Jameson, mais ne désire pas pour autant sortir le Talisker vingt ans d'âge que je planque dans mon bar. Pas devant un tel soiffard.

Du moins, pas avant d'avoir signé le contrat.

Il reprend :

– Sérieusement... Connaissez-vous mon véritable nom ?

– Je ne me suis pas encore posé la question de savoir si vous écriviez sous pseudonyme...

– C'est le cas. Savez-vous où je vis ? Avec qui ? Si j'ai des enfants ? Voire quelles sont mes préférences sexuelles ?

Je lève la main en souriant pour couper court au flot de questions et, cette fois, m'apprête à mentir, car je vois où il veut en venir.

– J'ai grand-peur de ne m'intéresser plus aux œuvres, qu'à la vie privée de ceux qui les écrivent.

Il écarte les bras en signe d'évidence :

– Voilà. Vous venez d'énoncer la raison de ma présence et de mon désir d'intégrer votre vivier d'auteurs.

– Goldman ne respecte pas votre intimité ? Vous m'étonnez...

– Goldman respecte parce que je bataille sans cesse. Mais je suis las de ferrailler contre leurs demandes pressantes d'interviews, de débats littéraires télévisés, de dédicaces et même, quelle horreur, de séances de lectures publiques. Sans parler des blogues et autres conneries facebookeuses.

Son regard s'évade sur les murs à la déco minimaliste de mon bureau et semble s'arrêter sur deux cadres disposés l'un à côté de l'autre. L'un est un portrait dédicacé de Bruce Springsteen en compagnie d'un homme tenant un saxophone. Mon père, Louis Parker Jr. La photo avait été prise dans les coulisses d'un concert du Boss à New-York. Papa avait remplacé le saxo au pied levé pour une représentation. La plus belle expérience de sa vie, m'avait-il écrit. L'autre cadre contient un vinyle "33 tours" enregistré par le groupe de rock que Papa avait créé alors que j'étais âgé de deux ans. Le groupe n'avait pas survécu à l'enregistrement...

La pause dure suffisamment pour que je m'interroge sur la signification de cette soudaine fixité dont font l'objet les deux cadres.

Braden Mc Laughlin inspire et poursuit, semblant revenir de très loin :

– Je suis un homme secret, Ryan. La notoriété ne m'intéresse pas. La compagnie de mes confrères ou consœurs m'ennuie. Je ne pense rien de mes lecteurs. Je crois même qu'ils m'indiffèrent. J'ai toujours refusé que l'on appose ma photo sur les couvertures de mes livres.

– Les éditions Goldman ont pourtant parié sur le mystère Braden Mc Laughlin. C'est en grande partie grâce à cette culture du secret que vous êtes célèbre. Sans préjuger de la qualité de vos œuvres, bien sûr.

– C'était leur jeu. Et comme cela allait dans le sens de ma... phobie de la communication, l'accord était parfait.

– Était ?

– Oui. Était. La société évolue d'une façon pitoyable, à mon avis. On vit dans un monde sans pudeur. L'intimité s'étale au grand jour. Il est de bon ton, voire obsessionnellement existentiel, d'afficher aux yeux de tous la vacuité intellectuelle, l'odieuse banalité qui voudrait faire de l'humain lambda ce qu'il n'atteindra jamais... Et Goldman veut surfer sur cette vague infatuée. Goldman me veut à poil, exposé en place publique. Et, de préférence, la queue en étendard et le sourire aux lèvres. Vous m'avez vu sourire, Ryan ? Je ne veux pas que le monde ait cette image grimaçante de Braden Mc Laughlin. D'ailleurs, Braden Mc Laughlin n'existe pas. Ce n'est qu'un nom, et, un nom n'est pas un objet. Un nom ne se montre pas. Ne se voit pas.

Nouvelle gorgée de whisky. Je l'imite, trempant juste les lèvres dans mon breuvage et m'étonne :

– C'est étrange... Les propos que vous me tenez ne reflètent pas, et de loin, l'humanisme bienveillant qui imprègne vos romans.

– Parce que c'est Braden Mc Laughlin qui les écrit. L'homme que vous avez devant vous, et, qui défend bec et ongles son intimité, n'est rien d'autre que celui qui se dissimule derrière ce nom. Un homme différent de l'écrivain célèbre.

Je souris, repose mon verre, et me lève.

– Cette discussion est passionnante, Braden... Heu... Dois-je continuer d'appeler l'homme qui se trouve devant moi, Braden ?

– Bien sûr. Il transmettra.

Assez bêtement, je me prends à mon propre piège en considérant sa remarque au premier degré. Devant mon air ébahi, il reprend, me parodiant sans sourire :

– C'est une blague... Ce dédoublement de ma personnalité reste une allégorie. Une figure d'esprit. Soyez sans crainte, vous n'avez pas affaire à un cas psychopathique.

Me sentant un peu con, je gagne mon bureau après avoir souri finement. Je décroche le téléphone interne et appelle Julien pour lui demander de passer chez Leguenec, LE traiteur de Concarneau, et de nous ramener de quoi tenir... Deux heures ?

Braden me montre trois doigts.

– D'accord. Dévalise-le et rapporte une bouteille de whisky.

Une nouvelle fois, l'écrivain lève la main et me surprend :

– Scotch... Goût tourbé.

– Laisse tomber le whisky, fais-je à Julien.

Je raccroche et me tourne pour ouvrir mon bar et sortir la bouteille de Talisker millésimé. Je la montre à Braden Mc Laughlin qui lâche :

– Cela me paraît plus en phase avec notre propos.

Ce type commence à bien me plaire. J'ai déjà oublié Francine et même le nom de mon meilleur pote.

CHAPITRE DEUX

Il est trois heures du matin lorsque je glisse et tourne la clé dans la serrure. J'ouvre doucement la porte de l'appartement d'Agnès. Un beau clair de lune illumine le salon, les doubles-rideaux n'ont pas été tirés. Je me déchausse et me dirige vers le couloir desservant les deux chambres dont les portes sont restées ouvertes. Je jette un œil dans celle de Max qui est vide. Je souris. C'est une nuit câlins ?

Max Parker O'Neill n'est pas mon neveu, comme son prénom pourrait l'indiquer. Max est ma nièce de huit ans, la fille d'Agnès. Et depuis que Max s'appelle Max, je suis toujours étonné de rencontrer un garçon ou un homme portant ce prénom, désormais de fille, pour Agnès et moi.

Le papa biologique de ma nièce n'ayant pu résister à l'appel du large avant l'échéance naturelle des neuf mois, c'est à moi qu'est revenue la corvée de subir les sautes d'humeur de la future maman, de l'accompagner aux échographies et au cours d'accouchement et enfin, d'assister, comme on dit pour le papa.

Ce n'est pas moi qui ai déposé la petite chose fripée et gluante sur la poitrine gonflée de sa mère, bien sûr, mais c'est moi qui ai coupé le cordon ombilical. J'ai même assisté à une démonstration de l'élasticité du placenta, effectuée à mon intention, par l'obstétricien, visiblement désireux de repousser dans leurs derniers retranchements, mes capacités d'abstraction.

Pas de chance pour le pervers facétieux, la poche sanglante, dans laquelle il avait fourré ses mains pour la tendre, provoqua plus d'émerveillement que de dégoût.

Donc, Max est un peu plus que ma nièce, vu que c'est moi qui me suis tapé la corvée. Planter une graine n'a rien d'héroïque. Tandis que, assister... tenir le bébé dans ses bras, s'étonner, ravi, qu'il s'y love comme s'il était encore à l'intérieur de sa foutue poche, sentir sa chaleur, avoir peur de sa fragilité et se prendre pour un géant...

Je ne l'ai jamais dit à ma sœur, mais je n'éprouve que de la reconnaissance pour le marin irresponsable et bourlingueur. Tant qu'il reste sur son bateau. Loin, très loin de nous.

Max, donc. Ma nièce doit encore dormir dans le lit de sa mère.

Je pousse la porte déjà entrouverte de la chambre d'Agnès. Les rideaux ne sont pas tirés, non plus. J'aperçois le lit vide et ne comprends pas.

Je gagne la cuisine pour boire un verre d'eau. La bouteille de Talisker a rendu l'âme au cours de l'entretien avec Mc Laughlin. Je n'en ai bu qu'un quart, Braden se chargeant du reste et, malgré la moitié de sang irlandais qui coule dans mes veines, j'ai l'impression de marcher sur un matelas à ressorts. Un Post-it est collé sur le bar. "Appelle-moi dès que tu rentres, à n'importe quelle heure."

D'après ce que j'en sais, et je suis bien renseigné, ma sœur traverse un Sahara sentimental en ce moment. Le mot m'est donc destiné.

Fébrile, j'extirpe mon téléphone de ma poche et appelle ma frangine. Agnès décroche à la première sonnerie.

– Qu'est-ce qui se passe ? Il y a un problème avec Max ?

– Ryan... Je...

Sa voix est faible, brisée. La panique monte le long de mes jambes et menace de me submerger.

– Agnès ? Explique-moi. C'est pas... Max, hein ?

– C'est...

Un sanglot, puis un silence qui s'éternise, pesant, toxique comme un souffle remonté tout droit des limbes, puis une voix que je connais bien. Que j'entends depuis que j'ai trois ans. Ludivine. Mon associée. La fille de celle qui fut notre nourrice, notre amie de toujours, et... plus encore. Tellement plus...

– Ryan, c'est Ludi.

– Ludi ? Elles sont chez toi ? Qu'est-ce... ?

– Ryan, écoute-moi, s'il te plaît.

– D'accord... d'accord.

– C'est ta maman, Ryan... C'est Maureen. Elle est morte.

CHAPITRE TROIS

Je suis enfin prêt à accueillir l'immense chagrin qui, jusqu'à présent, et par la force des choses, n'a été qu'un brouillard diffus, lourd de menaces, flottant à la limite de ma conscience. L'incommensurable surprise, le dépaysement, les tracasseries administratives pour rapatrier le corps, les interrogatoires immondes, lourds d'une haine absurde et ancienne sont parvenus à tenir le supplice à distance ; la torpeur d'incrédulité qui s'est emparée de mon esprit s'ouvre enfin à la douleur.

Je ne m'étais jamais rendu compte que la vie sociale de Maman était remplie de tant de monde. Le petit cimetière de Névez, où nous avons déposé la dépouille de Maureen Parker O'Neill, n'a jamais, de son histoire, subi une telle affluence de célébrités mêlées de nombre d'habitants de Port Manec'h. Ceux-ci ont toujours apprécié la simplicité élégante de leur romancière à demeure, et ont tenu à lui rendre un hommage émouvant de sincérité.

Aëlez, avec une malice attendrissante, faisait souvent allusion au fait qu'il ne devait pas y avoir beaucoup de villages bretons dont les étagères s'ornaient d'autant de livres coquins.

Aëlez savait vendre, auprès des résidents, le talent de celle qu'elle considérait comme l'un des nombreux enfants qu'elle avait accueillis au cours de sa carrière de nourrice.

Ludi, la fille d'Aëlez, avait pris en charge Max, tandis que je repoussais à grand-peine mon brouillard, soutenais une Agnès submergée par le chagrin et la colère, et couvais maladroitement mon ancienne et toujours nourrice, dont je devinais les vieilles et frêles jambes prêtes à se dérober.

C'était hier.

Et puis je m'étais éveillé, encore vêtu, sur l'énorme canapé du salon. Il était cinq heures. L'heure à laquelle Maman se levait tous les matins quel que soit l'endroit où elle se trouvait. Écrivant en esprit déjà, ses lignes du jour.

Et, à l'heure à laquelle elle prenait habituellement son petit déjeuner frugal, une tasse de thé fort accompagnée d'un biscuit d'une sécheresse peu avenante, je m'allongeai sur ce qui avait été son lit, déjà occupé par ma sœur et sa fille. Max se réveilla, se colla à moi, passant son bras sur mon torse et sembla se rendormir.

Je pris conscience que, ce qui restait des Parker O'Neill, tenait dans un lit pour deux personnes.

Aux premiers sanglots, la minuscule main de ma nièce tapota ma poitrine.

C'était ce matin.

Il est 14 heures. Le brouillard commence enfin à se dissiper, les larmes à sécher. Ne reste que des filets de regrets qui jamais ne s'estomperont. Des non-dits éternels et anodins qui soudain deviennent impératifs, et la tonalité inhabituelle d'une voix dont les propos, les derniers, passent en boucle dans mon esprit. Maureen avait tenté de me rassurer. Elle avait écrit quelque chose de différent, cette fois. De plus long, aussi, d'où son retard. Mais elle ne m'en avait pas dit davantage. Juste que c'était une surprise... C'est sur cette dernière syllabe que sa voix s'était brisée et qu'elle avait rapidement mis fin à la conversation.

Et puis j'avais été occupé. Empêtré dans une rupture sentimentale à combustion lente. Je n'avais essayé de la joindre que deux jours plus tard mais sans résultat. Et pour cause... À l'heure où je l'avais appelée, elle naviguait déjà vers un destin qu'elle avait peut-être mûri depuis longtemps. Un choix que je ne pouvais accepter. Si éloigné de ce qu'elle était, si... incongru.

Les filles se sont levées et sont sorties, parlant bas. Un éclat de rire vite étouffé de ma nièce. Le bruit léger de la porte se refermant.

Je les ai entendues déjeuner. Agnès, Max et Ludi qui avait apporté des pizzas, je pense, d'après les exclamations de plaisir de Max.

Puis un tapotement léger sur la porte de la chambre ; ma sœur, murmurant sans entrer :

– On va faire un tour... sur la plage.

Les pépiements de Max, préparant seaux, pelles, moules à sable...

Puis le silence.

Il est 14 heures, donc. J'ai dû dormir une demi-heure depuis que les filles sont sorties.

Je me lève. La chambre de ma mère est équipée d'une salle d'eau. Rare luxe auquel elle s'était pliée, devant nos récriminations. La salle de bains commune étant située entre la chambre d'Agnès et la mienne, nous avions fortement revendiqué, auprès de Jessica La-lève-tôt, notre droit à une grasse matinée silencieuse les samedis, dimanches et tout autre jour ressemblant à des vacances.

Je prends une douche, chaude puis froide, passe un t-shirt large, un bermuda dans le même style et des sandales. Elles m'ont laissé une part de pizza. Je m'en saisis, sors, et descends jusqu'à la plage en mangeant.

De la maison située sur les hauteurs, un chemin privé descend en zigzaguant jusqu'à une petite plage de sable à gros grains d'une vingtaine de mètres de long, recouverte à marée haute mais accueillante à mi-marée, parsemée de gros rochers recouverts de coquillages aux arêtes coupantes que l'on ne peut escalader que chaussé de sandales.

Ce qu'est en train de faire Max, en chantonnant, lorsque je rejoins mes deux compagnes de chagrin. Elles sont assises sur le sable à côté d'un parasol inutile et me considèrent en souriant largement.

– Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai de la sauce tomate sur le nez ?

Agnès :

– Ça, et tu as mis ton t-shirt à l'envers.

J'essuie mon visage avec le mouchoir en papier qu'elle me tend et répare mon erreur d'habillement.

J'hésite entre rejoindre ma nièce ou me laisser tomber en leur compagnie. J'opte pour le deuxième choix.

Ludi, dessinant des figures cabalistiques dans le sable :

– Tu nous as fait peur. On se demandait à quel moment tu allais craquer.

J'élude la remarque. Ce n'est pas si loin que ça.

– Comment va Aëlez ?

Ludi, toujours :

– Elle est fatiguée et toujours choquée. Elle parle peu. Les sœurs Jaouen restent à son chevet. Elles craignent que ce ne soit le drame de trop pour Maman.

– Oui. Elle ne mérite pas... ça.

– Personne ne mérite les sœurs Jaouen.

Je réponds à son sourire. Ludi a raison. On peut ne pas être prêt à tourner la page, mais il ne faut pas oublier de vivre.

Max nous rejoint. Ma nièce est brune, le cheveu raide, avec une coupe au carré, une silhouette plutôt malingre, un visage fin, malicieux et une peau mate, mais... définitivement blanche. En deux générations seulement, la musique de Louis Parker Jr est devenue inaudible dans les veines de sa descendance.

Max ramasse son seau, sa pelle et prend un air aguicheur :

– Quelqu'un pour jouer avec moi ?

On est tous prêts mais c'est Ludi la plus rapide. Si rapide que je la soupçonne de désirer nous laisser seuls, Agnès et moi.

Ces deux dernières semaines, nous nous sommes peu parlé. Enlacés, touchés, rassurés, regardés oui, mais aucun mot ne voulait sortir de nos gorges serrées.

Il est temps. Deux semaines. Ça ne peut durer toujours.

Je regarde ma sœur. Elle est allongée sur le sable, en appui sur les coudes. Elle a passé une robe d'été, légère et courte. Le temps ne s'y prête pas vraiment en ce début de mois de juin ; il fait frais, le ciel reste lourd de nuages sans être menaçant, mais le besoin d'été nous le fait anticiper. Ma sœur, donc. La bataille génétique Parker/O'Neill a dû être dure. Peau pain d'épice d'un grain et d'une douceur incomparable, cheveux teintés roux, longs, fournis et ondulés en vagues serrées, yeux émeraude en amande, pour le moment caché par des lunettes de soleil, nez légèrement épaté, bouche pulpeuse dans un visage rond, un corps rond, comme le mien mais, en ce qui la concerne, l'architecte n'était pas bourré. Il a mis ce qu'il fallait là où il le fallait.

Agnès se pense grosse et alterne depuis toujours régimes et relâchements boulimiques.

Agnès est la fille la plus sexy que je connaisse. À égalité avec Maureen Parker O'Neill, mais dans un registre opposé.

Alors que je lui faisais part de mon opinion, un jour où elle envisageait, maussade, un nouveau plan de remise en forme : régime sec, randonnée, et même, quelle horreur, course à pied (le fait qu'elle inclut ma participation active dans ses projets n'avait rien à voir avec mon compliment, non), elle remarqua :

– Tu dis ça mais tu ne sors qu'avec des filles maigres.

– Minces. Mes bourrelets mettent leur minceur en évidence, ma peau foncée leur teint de cadavre, et mon intelligence leur... Non, c'est méchant, ça. De toute façon, les rondes ne veulent pas de moi. C'est la vraie, la seule et incompréhensible raison.

– C'est parce que tu leur rappelles trop les privations auxquelles elles se soumettent pour un résultat nul.

Agnès fixe Ludi et sa fille en train de creuser le sable, comme peu désireuse d'apercevoir son chagrin dans mes yeux. J'essuie, de mon index replié, la larme qui glisse de sous ses verres fumés.

– Elle nous aimait plus que tout. Elle l'a écrit.

Je fais allusion au mot que Maman nous a laissé.

– Je ne veux pas en parler.

– Il le faut, Agnès. On ne peut pas continuer à vivre et lui en vouloir. On ne lui en a jamais voulu. De ses absences, de ses choix, de son "autisme littéraire" comme elle appelait sa passion. Son geste doit s'expliquer. Elle... Ce n'est pas une folledingue, c'est la femme la plus raisonnable qu'on ait connue. Elle n'a jamais rien fait sans raison, sans but...

Elle s'obstine :

– Je ne veux pas en parler.

C'est ce que je craignais le plus. Qu'Agnès se mette à haïr sa mère. Après l'avoir adulée, sans réserve, tout comme moi, toutes ces années.

– C'est notre mère, merde ! C'est... Maureen. C'est...

Je ne peux aller plus loin, la gorge nouée, les yeux brûlants. Agnès, voyant ce que son obstination déclenche en moi, change de sujet en restant dans le même thème :

– Noune m'inquiète. Je ne l'ai jamais vu si abattue, aussi peu combative. C'est un état qui ne lui ressemble pas. J'ai l'impression qu'elle s'en veut...

– Elle a 78 ans. Son mari est mort, disparu en mer, son fils s'est tué à moto, l'un des enfants qu'elle a élevés est en prison pour meurtre et elle vient de perdre celle qu'elle considérait comme sa fille... Je comprends qu'elle soit fatiguée de tout ça. Qu'elle estime en avoir suffisamment supporté.

– Non. Pas Noune. Elle est faite de la même matière que ces foutus rochers. Il y a autre chose... Maureen se confiait à elle. Tu crois que... ?

– Quand tu l'appelais Maureen, c'était pour plaisanter ou pour l'asticoter... Ne me fais pas ça, Agnès. C'est insupportable... C'est Maman.

Elle tourne vivement son visage vers moi et remonte ses lunettes sur sa chevelure, dévoilant ses yeux rougis.

– C'est toi qui me dis ça, Ryan Parker ? Toi qui n'as jamais voulu porter son nom ? Qui n'as jamais lu une seule de ses lignes, pourtant magnifiques ? Qui n'as cessé d'émettre des doutes sur son style sans savoir de quoi tu parles ?

C'est injuste. Mais vrai. Nous avions déjà eu cette discussion.

Juillet 2000. Sur cette même plage sous un soleil de plomb. Nous venions de sortir de l'eau, grelottants, et, avec les habits de notre naissance comme seuls vêtements, nous nous étions vautrés sur nos serviettes étalées sur le sable brûlant.

C'était l'avantage de notre plage quasi privée. Le seul chemin y débouchant débutait sur la terrasse de notre maison. Seuls quelques randonneurs en kayak de mer y accostaient de temps en temps mais respectaient notre quiétude de nudistes amateurs. Adoptant même nos us, parfois, le temps de quelques minutes d'une savoureuse liberté.

Cette fois, seule Ludi nous tenait compagnie. Elle était restée dans l'eau froide en véritable Bretonne de sang. Ludi trouvait "charmante" notre impudeur, mais sa pudeur à elle lui imposait le port, au minimum, d'un maillot deux pièces.

Agnès s'était allongée sur le ventre, son magnifique postérieur offert au soleil. Ma sœur terminait une phase "d'après tout, je m'en fous" et son corps brun doré était au maximum de ses formes. Et, malgré les perturbations hormonales inhérentes à mon âge (j'allais sur mes quinze ans, alors) je dégustais la vision de sa beauté plantureuse en amateur d'arts plastiques averti.

Mais pour le moment je ne dégustais rien du tout. Allongé sur le dos, j'avais tout, jusqu'à la couleur, du phoque se séchant et se réchauffant aux rayons charitables du soleil. J'avais fermé mes paupières, appréciant l'obscurité rouge qui avait envahi ma vision.

Agnès était plongée dans la lecture du dernier Jessica O'Neill.

Sa voix me parvint alors que mon esprit s'anéantissait dans une autohypnose bienfaisante.

– Et si je t'en faisais la lecture ? Ce serait différent que de le lire toi-même.

– Tu préfères que je te voie, toi, dans toutes les situations qu'a imaginées Jessica ?

–Euuuh... Et Ludi ? Elle pourrait te faire la lecture.

Je ne lui avouai pas qu'il s'agissait là de l'un de mes fantasmes récurrents. Elle lui aurait rapporté mes propos et je ne me sentais pas encore prêt. Ludi avait alors vingt et un ans... le fossé se rétrécissait mais, pour l'heure, demeurait encore infranchissable...

– Ludi ne prononcera jamais à voix haute les mots de Jessica O'Neill. Et puis... Bordel non ! C'est ce foutu "je" qui fout la merde ! Pourquoi pas Noune, pendant que tu y es !

Son rire frais me fit sourire. Prise dans l'escalade, elle enchaîna :

– Ou l'amoureux secret de Maman. Le lieutenant Calestano ?

J'éclatai de rire :

– Arrête ! Les images que tu me mets dans la tête !

Je me calmai et repris, sérieux :

– Étienne Calestano n'est pas l'amoureux de Maman.

– Il est amoureux de Maman. Ça se voit comme un phoque sur la banquise.

– Dit comme ça, c'est pas pareil. Et... Pourquoi tu parles de phoque ?

– C'est une image... Tu crois que Maman est amoureuse ?

– De nous et... des mots...

– Je ne te parle pas de ce genre d'amour...

J'hésitai. L'évoquer devant Agnès pouvait avoir des conséquences. Comme moi, elle l'avait à peine connu, mais il lui manquait.

Je m'y risquai cependant :

– De Papa, toujours, c'est certain.

J'attendis ses prochains mots, peu sûr de moi. Il se passa quelques secondes. Je me risquai à enchaîner :

– Elle nous l'a souvent dit. Il est son grand amour.

Encore un silence. J'eus le temps de fustiger ma balourdise en me traitant de tous les noms les moins aimables que je connaissais avant qu'elle ne me rassure, par le ton de sa voix plus que par le propos.

– Il faudrait peut-être qu'elle tourne la page. Il ne reviendra jamais.

– Hein ?

J'avais ouvert les yeux et pris quelques millions de watts dans les rétines. Je l'entendis remuer sur sa serviette.

– On le sait tous les trois. Ça fait plus d'un an qu'on n'a plus de nouvelles. Et sa dernière lettre était... incompréhensible, complètement déjantée... Maman devrait avoir quelqu'un. Ce n'est pas sain, pour elle, de rester seule... Elle n'a que trente-huit ans. Et c'est loin d'être un boudin...

J'étais d'accord avec la dernière affirmation. Pour le reste...

– Je ne...

– Et puis si tu lisais ses romans, tu saurais qu'elle peut rendre un homme foutrement heureux...

Je me grillai une nouvelle fois les yeux :

– Stop ! Je ne veux rien entendre de plus !

Son soupir caressa ma poitrine, m'indiquant qu'elle s'était tournée sur le côté.

– Qu'est-ce que tu peux être coincé, mon pauvre ! Tu es vraiment incapable de faire la différence entre un personnage de roman et celui ou celle qui écrit ce roman ?

– Non ! Pas quand j'y lis "j'enfonce son sexe jusqu'à ma gorge" ou "je lui offre mes fesses grandes ouvertes"... et que c'est ma mère qui écrit ça !

Je ne le voyais pas mais devinai son sourire :

– Jessica écrit d'une manière plus poétique...

– Justement, plus elle écrira bien et plus l'image sera forte dans mon esprit.

"Bon sang, tu n'imagines pas ce que c'est pour moi de ne pas pouvoir lire ses mots. Au collège, au lycée, mes potes lisent Jessica O'Neill, sans savoir qu'elle est ma mère. Ils s'en gobergent et sûrement se branlent un bon coup une fois le livre reposé, voire en même temps... Merde, Agnès ! J'ai l'impression qu'ils font ça avec ma mère. Et qu'est-ce que je peux leur dire ? "You fuck my mother ?!"

"Il a fallu que je supprime le "O'Neill" de mon nom pour ne pas être reconnu...

"Non, tu ne sais pas ce que c'est. En tant que fille, tu t'identifies au "je". Quand tu lis : "je lui mets la main à la braguette", version soft, tu te vois, toi, tâter les burnes d'un lascar monté comme un âne. Moi, en tant que mec, je ne m'identifie pas. Je vois une fille, ma mère, puisque c'est elle qui écrit "je", tester la vigueur de l'étalon. Ou pire encore, je m'identifie à l'élément mâle et imagine le "je", ma mère toujours, peloter MON entrejambe...

Je sentis mes testicules se ratatiner au soleil.

– Ah putain ! Rien que d'y penser...

Ludi dégoulinante et même pas frigorifiée était venue nous rejoindre et la conversation avait naturellement dévié. L'objet de mes désirs encore inavouables, sans être pincé, goûtait peu les propos scabreux.

– Maman comprenait mon attitude. Elle savait que ce n'était pas de l'indifférence ou même une attitude idiote de provocation. D'ailleurs quand elle séjournait à Antrim, elle m'écrivait de longues lettres où je pouvais apprécier son incroyable talent. Et franchement, pas besoin de lire les romans de Jessica, pour s'apercevoir que Maureen Parker O'Neill entretenait un rapport d'une sensualité débridée aux mots. Son style est si fluide qu'à lui seul il en est érotique. Il caresse les mots, leur fait dire le contraire de leur définition, sans contrainte, jamais... Maman n'était pas amoureuse des mots. C'étaient les mots qui étaient amoureux d'elle. Qui gémissaient et se tordaient sous les caresses de son talent.

Agnès tapote ma cuisse de sa main.

– Excuse-moi. Je n'avais pas le droit de te dire ça.

J'entends à peine ses excuses. Mon esprit est accaparé par un souvenir.

– Tu ne sais pas ? Quand je lisais les lettres de Maman, j'avais toujours l'impression d'être en communion avec son style particulier. Comme si je le connaissais déjà...

– Peut-être qu'un de tes potes a découvert ton affiliation et t'a fait une blague. Genre, il t'a passé un livre de Jessica O'Neill en trafiquant la couverture pour cacher le nom de l'auteure, et que tu t'es branlé sous la douche en le lisant.

Je souris largement, savourant le retour de ma sœur.

– Je ne lis pas sous la douche.

– Tu fais ça de mémoire, alors ?

– Comment tu le sais ?

– Ma chambre est à côté de la salle de bains.

Ludi nous rejoint. Max trotte, dix mètres derrière, suivant son propre itinéraire. Ludivine n'est pas dupe.

– A voir vos sourires idiots et votre silence soudain, vous parliez encore "sexe".

Agnès ramène ses jambes et s'assoit en tailleur pour accueillir sa fille en murmurant :

– What else ?

Ludivine me contourne et se laisse tomber sur le sable, son dos contre le mien. Je sens l'arrière de sa tête appuyer sur la mienne.

Les contacts physiques avec Ludi sont peu fréquents et toujours émotionnellement nécessaires. Qu'elle ait choisi un contact de dos correspond à sa pudeur naturelle.

Je passe mes mains derrière moi et les rejoins sur son ventre plat. Nous restons ainsi une bonne minute, puis je lui dis :

– Et pour toi, ça se passe comment ?

– C'est dur... Mais ça va. On peut rester comme ça encore un peu ?

– Bien sûr.

Encore une autre minute. Je crois sentir les muscles de son dos se détendre. Elle se balance avec douceur. Le bruit des vagues s'accorde avec celui du vent pour nous délivrer les premières mesures de "Babe, I'm Gonna Leave You". Agnès débarrasse les pieds de Max du sable qui s'y est collé. Elle nous jette un regard inquiet. Aucun de nous deux ne souhaite voir Ludivine s'effondrer.

La voix de Ludi me parvient, juste avant le refrain :

– Je n'ai pas voulu te le dire. Tu avais assez de soucis comme ça. Vendredi soir, l'agence a été cambriolée.

L'idée est tellement absurde que je ne sursaute même pas.

– L'agence ? Tu veux dire les éditions Parker O'Neill ? Cambriolées ? Et qu'y a-t-il à voler aux éditions Parker O'Neill, à part des manuscrits de culture gaélique que personne d'autre que nous, ne veut publier ? On nous a piqué nos PC ?

– Non. Même pas. En fait, à première vue on ne nous a rien dérobé. Tout a été fouillé, chamboulé. Même le coffre à manuscrits a été ouvert mais c'est tout.

– Le coffre à... ? C'est pas un vrai coffre.

– L'armoire sécurisée, si tu préfères.

– Drôle d'idée.

– Tout sera en ordre lundi. Tu reviens ? Non, excuse-moi. Prends ton temps.

– Euh... Écoute Ludi. Je ne sais pas. On pourrait faire un roulement. Il faut aussi que tu t'occupes de Noune.

– D'accord. J'y vais lundi et tu prends la relève Mardi ?

– Tu as des nouvelles de Mc Laughlin ?

– Aucune et nous ne savons pas comment le contacter. D'ailleurs, ...

– Oui ?

– Non. Rien. Il se passe des trucs bizarres à son propos mais j'en saurai plus lundi. Je te laisserai un mémo.

CHAPITRE QUATRE

Agnès avait insisté pour que la dépouille de sa mère reçoive les sacrements de l'Église catholique. Agnès croit "à tout hasard". Je revendique, quant à moi, un athéisme magnanime mais dénué d'incertitudes. Maureen, elle, pourtant élevée dans les préceptes d'une stricte observance de la foi, et déçue du manque de réactivité du Créateur suprême face à la misère du monde, s'était inventé ses propres dieux. Un panthéon pas très sympathique, indifférent aux tourments humains, aux soubresauts tectoniques, aux cataclysmes météorologiques, à la folie guerrière et à l'insoutenable légèreté de l'être. Des dieux, au mieux, suprêmement indifférents, au pire... Il suffit de regarder la télé à l'heure des JT...

Julien avait fait une apparition durant la cérémonie et s'était éclipsé rapidement. Les émotions le terrassaient parfois jusqu'à l'invalidité. Incapable d'articuler la moindre parole, il avait emprisonné rapidement ma main dans les siennes et était passé à Agnès qu'il avait maladroitement prise dans ses bras.

Et nous ne l'avions pas revu.

Ce mardi matin, j'entre dans son bureau. Il sursaute, comme d'habitude, et je lui demande de me faire un résumé des événements des deux dernières semaines.

Il s'y emploie, puis :

– On... On a reçu six manuscrits dont deux en format numérique et un écrit à la main...

– Donc, trois recevables. Tu les as transmis aux lecteurs ?

Je rétribue, à la tâche, quelques lecteurs de confiance, dont le boulot consiste à repérer et à signaler les récits publiables. C'est ainsi que l'on fonctionne et limite les frais au minimum. Nos "freelances" sont déclarés comme auto-entrepreneurs et arrondissent ainsi leurs indemnités de chômage.

– N... non. La trésorerie n'est pas terrible ce mois-là. Je m'en suis chargé.

Juju est le comptable des éditions Parker O'Neill. Au sens large puisqu'il se charge aussi d'une partie de la commercialisation. Et lorsqu'il trouve quelques minutes, chez lui en général, ou lorsqu'il estime que nous n'en avons pas les moyens, il ne rechigne pas à endosser le rôle de primo lecteur de manuscrits. Son avis compte autant, voire plus, que celui de nos lecteurs rétribués.

Pour tout dire, Julien est un employé d'une extraordinaire compétence. Ludi et moi sommes conscients que c'est grâce à son affliction, hyper émotivité résolument incontrôlable, que nous réussissons à le garder au sein de l'équipe en le payant une misère.

Je lui demande :

– Et... ?

Il fronce le nez de dégoût en secouant la tête.

– Je n'en ai parcouru que deux et... non.

– Et Mc Laughlin ?

– Pas de nouvelles.

– Et la Milazzi. C'est son agent. Elle aurait dû prendre contact ?

– Non plus.

Le silence de Julia m'inquiète. Elle ne s'est même pas présentée aux obsèques de son amante. Je n'ai pas réussi à la joindre. Je tombe directement sur sa messagerie, signe que son téléphone est soit éteint, soit déchargé.

Maman ne nous avait pas parlé de rupture.

– Julien... Je... merci d'être venu. J'ai apprécié ta présence... même furtive.

– C'est... C'est normal. Je... C'est pour... Agnès... Je...

Il secoue la tête, perdu :

– Non, rien. Il fallait le faire, hein ?

Je gagne mon bureau en fronçant les sourcils. Pour Agnès ?

Le mémo de Ludi est posé en évidence sur mon bureau. Je m'installe mais avant de le lire, je sors mon mobile, cherche dans le répertoire et passe mes appels.

Julia Milazzi. Chez elle, à Rome. Chez elle encore, à Londres, l'appartement qu'elle partageait avec ma mère. J'essaie, à tout hasard, le numéro de Maman à Paris. Puis une fois de plus le portable de la Romano-Londonienne, telle qu'elle se définit elle-même. En désespoir de cause, j'appelle la petite maison d'Antrim, imaginant pourtant mal Julia seule dans la campagne irlandaise.

Contre toute attente, une voix d'homme répond avec un fort accent. Je tente l'Anglais, me présente et demande à qui ai-je affaire.

– Bartley... (suit un nom que je ne comprends pas). Je suis le pêcheur qui a essayé de sauver votre mère...

Bartley Aonghusa. Je me souviens. Un homme petit et sec d'une soixantaine de dures années. Il m'avait tout d'abord fui. Mais avant de quitter Antrim, je m'étais enquis de son nom et de son adresse auprès de la police irlandaise.

Sa maison ressemblait à celle des parents de Maureen. En pierres sèches, basse, surmontée d'un toit de chaume. Il me reçut, sans me faire entrer chez lui, gêné devant mes remerciements. Il me raconta, les yeux humides, à cause de l'âge ou de l'émotion, je ne savais pas encore, comment il avait vu ma mère tomber de la barque...

– Tomber ? Elle ne s'est pas jetée ?

– Non. Je dis qu'elle s'est laissée tomber. Elle s'est levée. J'ai pensé que ce n'était pas très prudent, sur la barque. Elle a mis ses mains sur sa poitrine, comme ça, et a basculé, comme dans un film au ralenti. C'est là que...

Il fit une pause. Son regard se perdit sur le ciel lourd de nuages. L'humidité de ses yeux, bleus, comme transparents, n'était pas due à l'âge.

Il reprit, enfin :

– Je l'avais croisée, sur le lac. Plusieurs fois. On avait même fini par se saluer tellement on trouvait étrange de ne pas le faire... Donc, quand je l'ai vue, j'étais loin. Bien trop loin. J'ai ramé comme un fou. Je suis arrivé près de sa barque mais il n'y avait plus rien. Même l'eau ne bougeait plus...

– La police m'a dit que vous aviez plongé ?

– C'était idiot mais... il hausse les épaules : J'étais le seul qui lui parlait un peu, ici. On se rencontrait sur le lac et on se parlait. Jamais ailleurs.

– De quoi parliez-vous ?

– Oh, de tout. Du temps, de la beauté du lac, de pêche, je lui avais prêté une canne à pêche, mais elle ne voulait pas faire de mal aux poissons, alors elle avait coupé l'hameçon. Mais elle aimait le geste de lancer la ligne et d'attendre. Et puis elle me racontait les légendes du Lough Neagh que j'avais entendues dans mon enfance. Elle les connaissait toutes. C'était un peu étrange... Le vieil homme qui écoute les contes sortis de la bouche d'une jeune femme...

"Mais on ne parlait pas des vieilles histoires...

– Quelles histoires ?

– La guerre, la police, l'armée... les trahisons, toutes les histoires pour lesquelles les gens la méprisaient.

– Mais vous, non...

– J'ai 72 ans (je révisai mon estimation, non sans admiration). Je ne pêche plus que pour me nourrir. Mon fils est mort pendant les... troubles, comme ils disent, ma femme n'a pu supporter la tristesse de notre couple, elle est retournée en République d'Irlande... Je suis seul depuis longtemps. Coupé de la bêtise de mes contemporains, j'ai eu le temps de devenir intelligent.

Devant mon triste sourire, il se pencha par-dessus la table en plastique du salon de jardin où nous avions pris place, vers moi :

– C'est ça qu'on n'a jamais été, ici, mon garçon. Intelligent.

Je me penchai aussi.

– Quelles étaient ces vieilles histoires ?

Il secoua la tête comme pour dire non.

– Des vieilles choses dont on a honte. Des histoires d'amour, de trahison, de lâcheté. Des histoires d'hommes où les femmes ne sont moins que rien. Des histoires dont même Dieu ne veut pas entendre parler. Elles lui feraient trop honte.

– Et malgré ces histoires, vous avez plongé. Dans les eaux glaciales.