Le fou, la deuxième seconde et la mort - Michel Ples - E-Book

Le fou, la deuxième seconde et la mort E-Book

Michel Plès

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Beschreibung

Le fou. Michael Leps est l'auteur de ce récit, mais ne lui dites pas. Il ne le sait pas. Comme il ne sait pas que toutes les histoires (trois) qu'il a rédigées jusqu'à présent sous la dictée d'une voix intérieure sont VRAIES. Mais il y a des tas de choses que Michael ne sait pas. La première, bien sûr, c'est qu'il est fou. La deuxième, qu'il est amoureux. La troisième, qu'un défunt lui parle. La quatrième, comment aborder... ... la deuxième seconde. Mélissa, treize ans, se souvient d'avoir été poussée, ou d'être tombée, ou les deux... avec violence en tout cas. Et d'avoir entendu un claquement. Comme celui d'une porte. Ce qu'elle ne comprend pas, c'est de se retrouver assise par terre, toute nue et le dos appuyé contre un mur glacé. Et... au milieu de tous ces gens qui ne la regardent pas. Et... dans cet endroit, bruyant, trop éclairé qui, pense-t-elle, doit être une station de métro, mais elle n'en est pas certaine car elle n'en a jamais vu. Ce qu'elle soupçonne avec une acuité indéniable, par contre, c'est d'avoir franchi la deuxième seconde. Ce que l'on nomme communément... ... la mort. « Ne comptez pas sur moi pour vous dessiner une carte de l'Au-delà ou de l'En-deçà, ou quel que soit le nom de ce foutu monde... » On est averti. Ryan n'en dira pas plus. Ou guère. Pour une bonne raison, il ne sait pas grand-chose de son univers, à part... qu'il a été désigné pour accueillir ceux qui sont comme lui. Morts. Assassinés. Il reçoit donc ces Nouveaux Arrivés, afin de les préparer à un mystérieux Départ.

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Du même auteur :

Pick-Up

(BoD, Book on Demand 2015)

Elle Pleure pas Lucy (réédition corrigée de Pick-Up)

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Lough Neagh (Le monde de Maureen)

(BoD, Book on Demand 2017)

À propos de moi... S. Borges

(BoD, Book on Demand 2018)

Blog de l'auteur :

http://www.michel-ples.fr/

Réalisation de la couverture :

Arthur Plès.

Le fou.

Michael Leps est l'auteur de ce récit, mais ne lui dites pas. Il ne le sait pas. Comme il ne sait pas que toutes les histoires (trois) qu'il a rédigées jusqu'à présent sous la dictée d'une voix intérieure sont VRAIES. Mais il y a des tas de choses que Michael ne sait pas. La première, bien sûr, c'est qu'il est fou. La deuxième, qu'il est amoureux. La troisième, qu'un défunt lui parle. La quatrième c'est... comment peut-il aborder, sans sombrer...

… la deuxième seconde.

Mélissa, treize ans, se souvient d'avoir été poussée, ou d'être tombée, ou les deux... avec violence en tout cas. Et d'avoir entendu un claquement. Comme celui d'une porte. Ce qu'elle ne comprend pas, c'est de se retrouver assise par terre, toute nue et le dos appuyé contre un mur glacé. Et... au milieu de tous ces gens qui ne la regardent pas. Et... dans cet endroit, bruyant, trop éclairé qui, pense-t-elle, doit être une station de métro, mais elle n'en est pas certaine car elle n'en a jamais vu.

Ce qu'elle soupçonne avec une acuité indéniable par contre, c'est d'avoir franchi la deuxième seconde. Une étape que certains associent à...

… la mort.

« Ne comptez pas sur moi pour vous dessiner une carte de l'Au-delà ou de l'En-deçà, ou quel que soit le nom de ce foutu monde... » On est averti. Ryan n'en dira pas plus. Ou guère. Pour une bonne raison, il ne sait pas grand-chose de son univers, à part... qu'il a été désigné pour accueillir ceux qui sont comme lui.

Morts.

Assassinés.

Il reçoit donc ces Nouveaux Arrivés, afin de les préparer à un mystérieux Départ.

Roman fantastique, intrigue policière, choeur de voix en mode subjectif/objectif, « Le fou, la deuxième seconde et la mort », pourrait avoir vocation à devenir la Bible des temps futurs. C'est un schizophrène qui le dit, et un mort qui en témoigne. Et si ça fout les jetons, il ne faut pas oublier que le paradis c'est ici et c'est maintenant. Carpe diem.

À propos de l'auteur :

Né au Maroc, vivant en Normandie, Michel Plès a attendu soixante ans pour écrire et publier un premier roman "Elle Pleure pas Lucy (Pick-Up)". Par conviction, par impatience, par jeu (par orgueil?) et grâce aux « opportunités déraisonnables » d'Internet, il choisit d'assurer et d'assumer les rôles d'auteur-correcteur-éditeur-imprimeur.

"Le fou, la deuxième seconde et la mort" est son quatrième roman.

À tous ceux que la mort effraie... Carpe diem

Sommaire

Chapitre 1 : Ryan (1)

Chapitre 2 : Ryan (2)

Chapitre 3 : Ryan (3)

Chapitre 4 : Ryan (4)

Chapitre 5 : Michael (1)

Chapitre 6 : Michael (2)

Chapitre 7 : Michael (3)

Chapitre 8 : Mélissa (1)

Chapitre 9 : Mélissa (2)

Chapitre 10 : Une journée de Méli

Chapitre 11 : Alicia (1)

Chapitre 12 : Alicia (2)

Chapitre 13 : La plage

Chapitre 14 : Le chat

Chapitre 15 : Ombres

Chapitre 16 : Îlots

Chapitre 17 : Le jardinier

Chapitre 18 : Un pied dedans

Chapitre 19 : Diversion

Chapitre 20 : Farniente

Chapitre 21 : Boulettes

Chapitre 22 : Adèle

Chapitre 23 : Burnout

Chapitre 24 : Vieilles histoires

Chapitre 25 : Libres

Chapitre 26 : Un air de vacances

Chapitre 27 : La main de Dieu

Chapitre 28 : Et pendant ce temps

Chapitre 29 : les liches

Chapitre 30 : Méli, enfin

Chapitre 31 : À si peu

Chapitre 32 : L'épilogue

Épilogue (1)

Épilogue (2)

Épilogue (3)

Épilogue (4)

1

Ryan (1)

Je la remarquai immédiatement en émergeant sur le quai. Je cherchais un homme ou une femme adulte, et fus surpris de découvrir une petite sœur d'infortune. Elle était assise sur le sol, les genoux ramenés contre sa poitrine, adossée contre le mur carrelé. Elle tremblait, effrayée par l'agitation qui régnait dans la station de métro. Ses cheveux étaient longs, blonds et son visage était pâle.

Elle ne comprenait pas.

Personne ne le peut.

Recroquevillée telle qu'elle se tenait, je lui donnai dix ou onze ans, mais sa frayeur la faisait paraître peut-être plus jeune qu'elle ne l'était. Ou plus âgée. Elle était nue, bien sûr, ce qui, à chaque fois, alimentait ma colère. Était-il nécessaire d'ajouter l'humiliation à la violence de la translation ?

Elle n'était pas arrivée là par accident, ni à la suite de causes naturelles, comme aucun d'entre nous.

Nous.

Les victimes de violences. Les assassinés découverts au matin. Les suppliciés sur l'autel de l'indifférence. Nous, les exterminés par le feu, le gaz, les tirs déments, les bombes ; les trucidés à grands coups de machettes émoussées, de battes de base-ball, de balles perdues ; de tout ce qui blesse, écorche, taillade, mutile et broie ; de tout ce qui nous a tués.

Nous, les morts innocents en quête d'une justice frivole car rien, ni la reconnaissance, ni le souvenir, ni la punition, n'est en mesure de réparer l'atteinte faite à la vie.

Notre vie.

La foule composée d'hommes, de femmes, d'ados des deux sexes, regards rivés sur les vitres de protection derrière lesquelles arriverait la prochaine rame, ignorait la gamine. Non, par une monstrueuse indifférence, mais parce qu'elle ne la voyait plus.

Elle était sortie du Monde Vivant.

De la première seconde.

Quelques-uns nous apercevaient, cependant. Nous entendaient.

Les enfants au cerveau immature, encore incapable d'ériger les barrières destinées à les maintenir dans une vie d'illusion et... les fous.

Je n'eus pas à me frayer un chemin jusqu'à la fillette, la foule s'écarta machinalement pour me laisser passer. Pour surtout, éviter le frisson glacé que leur procurerait tout contact avec mon corps. Car, même s'ils ne pouvaient me voir, leur cerveau primitif, leur mémoire atavique leur murmurait ma présence.

J'ôtai mon blouson et en recouvris le corps maigre de l'enfant. Pour ménager sa pudeur, pas pour la réchauffer. Rien ne pouvait plus la réchauffer, mais elle s'habituerait rapidement au froid, à l'onde glacée qui courait à présent dans ses veines, jusqu'à finir par associer la chaleur de la vie à un intolérable pourrissement.

La faim étrange, perpétuelle, insatiable, qui la tenaillerait, serait plus longue à dompter.

Mais avant qu'elle y parvienne... j'en aurai terminé avec cette nouvelle mission.

Je pliai les jambes et m'assis en tailleur en face d'elle. Le train entra en hurlant dans la station. J'enveloppai ma nouvelle Cliente dans une bulle de silence (j'ai appris quelques trucs, à la longue...).

– Bonjour, je m'appelle Ryan. Je suis venu t'accueillir. Te souviens-tu de quelque chose ? De ton nom ? De ton âge ?

Après un tel choc, la majorité d'entre eux perdait, pour un temps, tout souvenir. Je devrais dire de « tels chocs ». Les violences qu'ils avaient subies s'ajoutant à la révélation de l'inacceptable, parce que indicible événement.

La mort.

Leur mort.

Les yeux de l'enfant paraissaient démesurés, bleus, les sourcils fournis, plus foncés que les cheveux, légèrement en accent circonflexe. Le nez s'annonçait fort, et sa bouche d'une taille commune mais aux lèvres fines ne ferait jamais rêver. Pas une beauté canonique, donc. Pas une rose ou une orchidée, mais une pâquerette perdue au milieu d'un champ de ronces et d'orties.

Son regard restait fixé sur le mien. Elle ne sembla pas surprise par ma façon de communiquer avec elle. Comme si elle en avait déjà fait l'expérience, ce qui était impossible. J'attendis patiemment. C'était la première fois que j'avais à m'occuper d'un enfant. À un adulte, j'aurai asséné la vérité aussitôt après m'être présenté. Brutalement. Cela ne servait à rien de laisser le doute s'installer, d'entretenir un espoir irrationnel, de prolonger une douleur obsolète.

Mais à un enfant ?

Une jeune fille ? (l'observant de près, je revoyais son âge à la hausse.)

On ne m'avait pas laissé le temps d'être père. Je n'avais eu que celui d'être un (faux) petit frère.

J'aurais pu passer mon chemin. Ne jeter qu'un coup d'œil à la gamine et, peut-être, lui faire un petit signe d'impuissance, l'invitant à patienter, à espérer un autre que moi. Je n'étais tenu à aucune obligation, mais... un autre que moi... il n'y en avait pas. Pas sur ce plan.

Elle répondit alors que je m'apprêtais à reformuler ma question :

– Méli... sa. On m'a poussée. Pourquoi est-ce que je suis toute nue ?

Je souris, mais restai perplexe un instant. Sa « voix » était claire, colorée, chantante... elle s'exprimait sans hésitation. Peut-être était-ce une aptitude innée chez les enfants... Après ce court instant d'étonnement, je fus satisfait. Elle se souvenait de son prénom, d'avoir été propulsée violemment et s'inquiétait de sa nudité.

La chasse aux souvenirs s'annonçait raisonnablement aisée.

Je ne perdis pas de temps à la rassurer. Les mots que je « prononçais » étaient accompagnés de la pureté de mes intentions et de mon altruisme bienveillant. Cette disposition d'esprit était la raison de ma présence. La raison pour laquelle j'avais été choisi.

Je tendis mon bras :

– Donne-moi ta main.

Elle n'hésita qu'une seconde, extirpa un bras maigre du blouson en prenant soin de retenir le vêtement et, posa une main menue sur la mienne. Je la recouvris entièrement de mon autre main et dis :

– Ferme tes yeux, Mélissa. Imagine que tu es en train de t'habiller...

Elle baissa les paupières :

– Je... je ne sais pas quoi mettre...

– Tu es dans ta chambre, c'est le matin et tu viens de te réveiller. Fouille dans ton armoire de jeune fille, il doit bien y avoir des vêtements que tu aimes.

– Je... il n'y a pas d'armoire... Il n'y a rien.

– D'accord. Recommençons : tu es dans un magasin. Un grand... Tu es déjà entrée dans un de ces magasins où l'on trouve de tout...

– Je ne crois pas. Mais je sais que ça existe... Je suis toute nue ?

– Euh... ouais. C'est la nuit, le magasin est fermé. Tu es seule. Personne ne te voit.

– Toi, tu me vois.

– Non. Tu es seule, Mélissa, et...

– Je préfère que tu restes avec moi. Tant pis, si tu me vois...

– D'accord. Je suis avec toi et je t'ai prêté mon blouson... C'est mieux comme ça ?

– Ça va...

Nous traversons le rez-de-chaussée du magasin, dédié aux bijoux, à la librairie et aux multimédias et empruntons l'escalator sur deux étages pour arriver à la lingerie pour enfants. Nous prenons à droite, l'espace réservé aux filles.

– Voilà. Sers-toi.

J'ajoute, constatant son hésitation :

– Mélissa, tu peux choisir ce que tu veux.

– Je... je ne sais pas par quoi commencer.

– Des sous-vêtements ? Une culotte, des chaussettes, selon ce que tu vas prendre comme chaussures...

– Des tennis... les rouges, là.

– Alors des chaussettes. C'est là-bas.

Elle fait trois pas et se retourne :

– Tu viens avec moi ?

J'acquiesce de la tête et la suis. Au gré de ses hésitations, elle choisit des sous-vêtements, culotte, chaussettes et brassière, et me demande de me retourner pour les enfiler. Lorsqu'elle me dit : « c'est bon », elle a remis mon blouson. Elle choisit ensuite un sweat à capuche et fermeture Éclair, un slim en jean lui arrivant à mi-mollet et termine par les chaussures rouges. C'est en essayant celles-ci, qu'elle me dit :

– Je suis en train de dormir et je rêve, c'est ça ? Je vais me réveiller et tout va disparaître...

J'élude :

– Retournons dans la station de métro.

La bulle de silence éclata soudain. Nous ouvrîmes nos yeux. La rame de métro quittait la station et le quai commençait déjà à se remplir de monde. Je me levai et tendis la main pour récupérer mon blouson.

– Je peux le garder encore un moment ?

– Oui. Viens, tu dois avoir faim.

Nous nous étions installé sur la terrasse d'un Subway après avoir confectionné nos sandwiches. Mélissa n'avait marqué aucun étonnement lorsque je l'avais entraînée derrière le comptoir soudainement déserté par la serveuse, et l'avais invitée à choisir elle-même parmi tous les aliments, ceux qui lui faisaient envie. Elle se prêta au jeu, faisant preuve d'une adaptation phénoménale et d'une méconnaissance insolite (pour son âge) des usages dans ce genre d'établissements. Elle se montra, d'ailleurs, raisonnable. Effilés de dinde, de la salade et quelques rondelles de tomates. Hésitant devant les sauces présentées, elle désigna le bol de mayonnaise :

– Celle-là, j'aime bien, mais ça me rend malade...

– Sers-toi. Rien ne te rendra malade, à présent.

– C'est vrai ? Je ne vais pas vomir ?

– Non. C'est promis.

Sur le chemin qui nous avait amenés au Subway, Mélissa avait posé peu de questions concernant sa nouvelle condition, plus curieuse du monde, son monde pourtant, qui l'entourait. Elle me dit qu'elle n'était jamais venue à Paris, et, après un temps de réflexion, avoua avec un sourire malicieux ne pas se souvenir, par ailleurs, de s'être rendue quelque part. Elle montrait une telle aptitude à encaisser sa situation que je me demandai un instant si elle n'était pas l'une de ces Revenants qu'il m'arrivait d'accueillir.

Un instant seulement.

Car il n'y avait nul désespoir en elle, contrairement aux Revenants. Elle n'avait accusé aucune réaction violente, aucune forme de prostration, aucune colère ou indignation, telles qu'en avaient affecté les adultes que j'avais jusqu'à présent « traités ». Elle avait au contraire fait preuve d'une réelle curiosité, d'une docilité un peu timide et... oui, d'humour.

Mélissa frissonna, la bouche pleine, déjà ourlée de mayonnaise.

– J'ai froid. On aurait dû se mettre à l'intérieur.

Je ne lui avais encore rien dit. Même si j'étais persuadé qu'elle avait deviné, il était important de lui dire. Pour elle, bien sûr, pour en finir avec la possibilité d'un doute, mais aussi pour moi, car c'était dès cet instant que commencerait mon « travail ».

Mais... sa présence, son insouciance, sa manière de poser des questions sans attendre de réponse, m'étaient agréables. Je reculais l'instant où tout basculerait. Et puis... j'étais intrigué. Le Guide qui officiait avant moi et qui m'avait formé à cette tâche m'avait dit qu'aucun enfant ne passait entre nos mains. Sauf en deux occasions : une erreur d'aiguillage et... Je préférai ne pas envisager l'autre éventualité...

– Crois-moi, cela n'aurait rien changé.

– Évidemment, c'est un rêve. Ma couverture a dû glisser... ça m'apprendra à faire mon lit avant de me coucher. Quand est-ce que je vais me réveiller ?

– Tu as hâte ?

Elle essuya sa bouche, avala sa bouchée avant de dire :

– Non. Je suis bien à part qu'il fait froid. Ça va se terminer en cauchemar ? Tu vas me faire du mal ? Je ne me souviens plus de ton nom...

– Plus personne ne te fera du mal, et je m'appelle Ryan. Ryan Aonghussa.

Elle pouffa :

– Drôle de nom.

– C'est irlandais. Et toi, tu te souviens de ton nom complet ?

Elle réfléchit un instant, puis :

– Mélissa... je ne sais pas. Quelqu'un m'appelle Méli, mais je ne sais plus qui. Je... je n'ai jamais eu besoin de plus, je crois.

Je ne pouvais plus reculer.

– Décris-moi ton dernier souvenir.

– Il y a comme le bruit d'un grand coup de vent. On me pousse tellement fort que ça me coupe la respiration et que je m'envole... ou je tombe, je ne sais plus. Et puis une porte claque et... je suis assise par terre, toute nue, là où tu m'as trouvée, avec plein de monde autour de moi. Des gens qui ne font pas attention à moi. Et... j'ai un peu peur.

« Un peu » ? Quelle avait été la vie de cette gamine pour qu'un tel traumatisme lui fasse seulement « un peu » peur ?

Sa description de l'Instant ne variait guère de celles que l'on m'avait contées auparavant. Les images changeaient. Le bruit du vent devenait un hurlement, un roulement de cymbales, un bang supersonique ou, plus original, un accord majeur de guitare électrique, ampli à fond (ceux-là avaient trop vu Retour vers le futur) ; la poussée dans le dos devenait une bourrade violente, un formidable coup de pied au cul ; et la porte qui claque, un coup de feu, de tonnerre, un cri bref et puissant.

Après tout ce temps, toutes ces remises à niveau, ces réinitialisations, comme l'on dit maintenant, je ne m'étais jamais lassé d'entendre les descriptions de cet ultime moment. C'était notre point commun. On sortait tous de la même manière.

Comme du même ventre.

– Et avant ce monstrueux coup de vent ? Comment vivais-tu ? Quelles étaient tes habitudes ? Qui t'entourait ?

Un autre temps de réflexion, à nouveau, sans cesser de me fixer.

– Je ne sais pas. Je ne vois rien. Il y a bien des images, je le sais, mais je n'arrive pas à les éclairer. C'est comme si je ne voulais pas... Elles me font peur.

– Tu as peur, là ?

– Non. C'est bizarre... j'ai l'impression que c'est la première fois que je me sens bien...

– Tu te sens... soulagée ?

– Je ne sais pas. Peut-être. Dis... Ce n'est pas un rêve, hein ?

– Non.

– C'est quoi, alors ? Je suis malade, j'ai de la fièvre ? Ça arrive de temps en temps et ça me fait la même chose. Le froid et la faim en moins. Je délire, je vois des choses...

– Non plus.

– C'est plus grave encore ? Pourquoi tu ne me le dis pas ?

– Je pense que tu le sais déjà.

– D'accord. Je crois que j'ai...

Elle s'interrompit et désigna d'un doigt tendu un passant parmi la foule qui se pressait sur le trottoir :

– Celui-là ! Il nous a regardés ! Personne ne nous voit, mais lui... J'ai l'impression que c'est moi qu'il fixait. Comme s'il me connaissait !

Je jetai un bref coup d'œil à la silhouette vêtue d'un long manteau sombre qui s'éloignait rapidement et revint à Mélissa.

– Ça arrive. Certains nous voient. Il y a aussi ceux qui... sont comme nous.

– Comme nous, comment ?

– Qui sont morts. Comme nous.

2

Ryan (2)

Ne comptez pas sur moi pour vous dessiner une carte de l'au-delà, ou de l'en deçà, ou de quel que soit le nom de ce foutu monde. Ce n'est d'ailleurs pas un monde différent du vôtre. C'est le vôtre. Et l'état de conscience dans lequel je m'y meus, c'est celui qui vous attend.

Du moins, un certain nombre d'entre vous.

Les victimes de meurtres.

Les assassinés par indifférence, par accident, par hasard, par opportunité, par sadisme, mais aussi ceux dont c'est l'appartenance que l'on veut éradiquer ; l'appartenance à une race, un peuple, une tribu, parce que leur culture, leur couleur, leur religion, leurs mœurs voire leur sexe en font des cibles de choix pour les barbares de tout poil.

Ça fait du monde...

Mais cela ne fait pas un monde.

Je dis volontiers « nous », c'est une litote.

Il n'y a que « je ».

Et parfois toi. Toi que l'on vient d'occire et de confier à mes bons soins ; de te sortir de la maison des Vivants d'un bon coup de pied au cul et sur qui l'on vient de claquer la porte.

Pas de retour possible.

Toi à qui je vais devoir dire : « désolé, rien de neuf ».

Pas de paradis, de purgatoire ou d'enfer ni de vérité ultime, ou peut-être pas encore. Cet état n'est pas définitif. Oui, tu vas encore mourir et accéder à un état de conscience... autre. Une fois, encore, pour ce que j'en sais. Peut-être dix fois. Ou cent, ou mille, ou... à l'infini. C'est une tour de x étages, chacun d'eux représente un état de conscience, une vie, mais je n'en connais pas le nombre. Une anomalie, une volonté suprême ou juste une mécanique défaillante, a fait que je suis resté bloqué au premier étage.

Quelqu'un m'a dit :

– Puisque tu es pour demeurer, autant que tu serves à quelque chose.

Pour tout dire, le monde d'après fonctionne aussi bien que celui d'avant.

Désolé, je ne suis pas messager de bonnes nouvelles.

*

Méli (elle préférait que je l'appelle ainsi) resta un instant à regarder les passants emmitouflés dans leurs habits d'hiver, les clients du Subway réfugiés à l'intérieur, le ciel gris, lourd, la circulation omniprésente, et puis moi pour finir.

Elle dit :

– Ça ne change pas grand-chose...

– C'est toujours le même monde. C'est nous qui sommes sur un autre plan... Imagine que l'on soit en train de vivre une seconde en avance sur tous ces gens. Ils ne peuvent nous voir, car lorsqu'ils regardent, nous ne sommes plus là.

– Et si... on ne bouge pas ? Ils vont nous voir la deuxième seconde...

– Aucun être vivant n'est immobile dans le temps. Il suffit d'un mouvement d'un millième de millimètre et notre image, notre présence disparaît à leurs yeux. Avant même qu'elle soit apparue.

« Écoute : Je ne sais pas comment cela marche. Il n'y a pas de notice. Pas de panneaux indicateurs, pas d'administration et, donc probablement pas d'administrateur. Tout ce que je sais de cette situation, je l'ai déduit ou, plutôt, inventé, mis à la portée de mon esprit. Ce n'est peut-être pas conforme à la réalité, mais cela a l'avantage d'y coller.

– Je ne comprends pas... pourquoi ? À quoi ça sert ?

Je lui souris et lui tendis la main comme pour la saluer. Elle la prit après une infime hésitation.

– Bienvenue au club, Méli.

*

Je suis mort en 1981, à Belfast, d'une balle perdue par des belligérants de bord indéfini, au cours de ce que l'on nomme pudiquement les Troubles d'Irlande du Nord. Je suis mort sur le coup. Le camarade qui m'accompagnait a eu moins de chance, son agonie a duré quelques heures. Je lui ai tenu la main jusqu'au bout dans l'espoir qu'il viendrait me rejoindre. Mais ça ne marche pas comme ça.

La poussée brutale, le coup de pied au cul monstrueux, ne m'a pas expédié à des dizaines, des centaines ou des milliers de kilomètres comme, je l'apprendrai plus tard, il est d'usage. J'ai vu mon corps sans vie. Ma gorge avait été pour moitié arrachée, ma tête faisait un angle impossible avec mes épaules et j'avais l'air d'avoir été posé sur un tapis de velours écarlate.

J'ai compris immédiatement que j'étais mort et que ce n'était pas fini. J'étais alors un peu croyant. Par défaut. Mes parents, tous deux journalistes, étaient catholiques, ce qui, dans mon pays et à cette époque avait une certaine résonance. Ma mère pratiquait, pas mon père. Nous vivions dans une maison du quartier de Fall's Road en compagnie d'une jeune fille de la campagne que mon père avait tenu à héberger le temps de ses études. Elle était la fille d'un couple, ami de mes parents, qui vivait au bord d'un lac dans le comté d'Antrim non loin de la maison de mes grands-parents. Entre mon père et cette jeune fille presque femme... Non, rien de scabreux, mais il était évident qu'il la considérait comme sa fille. Ma mère, que mon père avait ramené de la République d'Irlande et dont les humeurs variaient au gré des violences de sa province d'adoption, en était parfois contrariée, peut-être jalouse.

Moi non. J'appréciais cette grande sœur providentielle à l'intelligence vive étalant et défendant sans vergogne des idées libertaires propres à faire hurler d'horreur les culs bénis des deux camps qui s'affrontaient dans ce pays déchiré. C'est d'ailleurs en l'écoutant, subjugué, que je me suis mis à ne croire qu'un peu.

Et lorsque je me souvenais qu'elle n'était pas ma grande sœur, je pouvais rêver sans honte à ce que rêvent les enfants de douze ans.

Pas très longtemps.

C'est à cet âge que je suis mort.

La vie de ces trois personnages allait connaître des rebondissements dramatiques après et peut-être à cause de cet événement. Ils seraient la source de ma première grande frustration dans cette nouvelle vie. Jamais je ne réussirais à leur dire que pour moi, cela n'allait pas si mal.

Douze ans, donc. Cela fait trente-six ans. J'ai actuellement l'aspect d'un jeune homme de vingt ans depuis... trente-cinq ans.

Oui. J'ai vieilli de huit ans en une seule de vos années...

Ne cherchez pas. J'ai renoncé.

De toute évidence, cette deuxième vie n'entretient pas le même rapport avec l'unité de temps que la première.

*

Le temps. Et l'espace occupé. Toutes mes hypothèses pour définir les règles régissant la structure de cette seconde vie découlaient de ces deux facteurs.

Je parle de mécanique pas de desseins.

Pour ceux-ci, j'avais rapidement acquis la conviction que toute hypothèse ne serait que pure connerie. Je m'abstenais donc d'en formuler.

J'évoquais tout cela devant Méli alors que nous visitions le premier étage de la tour Eiffel. Le décor l'impressionnait plus que mon bavardage ésotérique.

– C'est grand, mais... c'est joli ?

– Je t'emmènerai au Louvre, plus tard. La nuit, c'est magique.

– On peut faire tout ce que l'on veut, alors. C'est peut-être ça, le paradis. Sauf qu'il fait froid et qu'on a toujours faim.

– Il ne fait pas froid. C'est ton corps qui est froid. Ou plutôt sans chaleur. On s'y habitue. On finit même par aimer cela. C'est dans la chaleur que se développent les bactéries, les microbes, la pourriture. La fraîcheur devient rassurante. La faim... c'est autre chose. On apprend à la gérer. On peut même s'arrêter de manger. On n'en a pas besoin. Je l'ai fait pendant longtemps, des années... L'envie n'augmente pas. Elle est toujours là, c'est tout. C'est un mystère. Je ne parviens pas à l'expliquer. Pourquoi conserver un besoin inutile ?

Méli me surprit, une fois de plus :

– Peut-être pour rester humain...

– Nous sommes humains, Méli. N'en doute pas. Nous aimons, nous détestons, nous mourons, nous pouvons même souffrir. Pas physiquement, mais...

– Nous ne pleurons pas, nous ne sommes plus malades, lorsque l'on se rend dans un endroit, c'est comme dans les livres ou les films ; regarde, on a quitté le restaurant et... on est sorti de l'ascenseur, ici...

– Pourtant, nous avons marché. Nous nous sommes arrêtés pour acheter un blouson à ta taille, puis après encore dans une boulangerie, car tu as voulu un gâteau... Le temps et l'espace sont un peu capricieux dans cette autre vie. Les actions non pertinentes ont tendance à passer à la trappe.

– Pleurer me manque...

– Tu pleurais souvent ?

– La nuit, oui.

– Tu avais mal ? Tu étais malade ?

– Oui, mais ce n'était pas à cause de ça. C'était pour oublier. C'étaient les seuls moments de douceur.

– Que voulais-tu oublier ?

– Je ne sais plus.

Elle me regarda et sourit :

– Apparemment j'ai réussi.

Assise, recroquevillée sur le quai du métro, je lui avais donné dix ans, mais, à présent, j'avais du mal à évaluer son âge. Elle était maigrichonne, fragile, pâle, émouvante sans être jolie, les joues creuses, la poitrine plate, mais elle était aussi trop grande pour une gamine de moins de dix ans. Elle avait l'esprit alerte se manifestant par une voix/pensée précise mais délicate, légère comme une musique lointaine.

– Tu as plus de dix ans...

– Je crois que j'ai treize ans. Je me souviens d'un gâteau avec douze bougies et on en avait cassé une en deux pour faire treize, mais on n'avait pas réussi à l'allumer...

Un corps trop juvénile pour cet âge. Un retard de croissance dû à une maladie chronique ?

– On ? Tu te souviens de qui est « on » ?

– C'est... une fille ? Une femme ?

Elle ne parvenait pas à choisir.

– Qu'est-elle pour toi ?

– Quelquefois c'est ma sœur et d'autres c'est ma mère. Mais il m'arrive de la consoler comme si c'était moi la grande sœur ou... la mère. Je... je crois qu'elle est folle.

– Elle t'a fait du mal ?

– Oh non! pas elle. Elle est folle comme... attardée, simple, tu vois ? Elle n'est pas méchante.

– Qui est méchant, alors ?

– On peut s'en aller ? C'est trop grand ici, trop haut, je n'ai pas l'habitude. Est-ce qu'on a une maison, enfin je veux dire : est-ce que tu as une maison, un toit, une chambre, un endroit où tu dors ?

*

Je suis monté dans l'ambulance sans lâcher la main de Jimmy. Personne ne m'a refoulé et j'ai trouvé cela normal. Nous sommes arrivés aux urgences et, de la même manière, j'ai suivi mon ami mourant dans une salle de soins où quatre personnes se sont affairées autour de son corps. L'une d'elles, une belle femme mince, peut-être du même âge que ma mère, donne des ordres secs aux autres et s'empresse davantage. Je les regarde installer une perfusion de liquide transparent et une autre rouge de sang ; faire plusieurs piqûres, brancher des appareils et les entends prononcer des mots que je ne comprends pas.

Sauf les derniers, émis par la femme médecin :

– Il est stable. On l'emmène en chirurgie !

Je les suis jusqu'à un ascenseur. Deux infirmiers poussent le chariot dans la cage, la femme les congédie. L'un d'eux hésite et dit :

– Il y en a un deuxième qui arrive, Docteur.

Elle secoue la tête :

– Les ambulanciers ont appelé. Il est mort.

La porte de l'ascenseur se referme sur le docteur, Jimmy et moi. Nous montons.

Le deuxième, c'est moi, mais ne veux pas m'en soucier. Même si le mot « mort » résonne encore dans ma tête alors que nous nous précipitons dans le couloir qui mène au bloc.

Je suis resté jusqu'au bout, me tenant inutilement à l'écart pour ne pas gêner. Quand le chirurgien est arrivé, petit homme rond aux yeux doux (il portait déjà un masque), il a demandé au docteur de sortir en l'appelant Eryn.

Eryn a dit avec beaucoup moins de sécheresse que lorsqu'elle donnait des ordres aux soignants :

– C'est un enfant, Dorian.

– Je le vois. Tu ne peux pas rester dans le bloc. Tu le sais.

Jusqu'à la fin, oui. J'ai cru à plusieurs reprises que le petit homme rond au regard doux allait réussir à sauver mon ami. Jusqu'à la fin mon espoir a emprunté deux routes aux destinations opposées. J'ai voulu qu'il le sauve et en même temps ai désiré que Jimmy me rejoigne. Que l'on fasse ce chemin ensemble.

Et puis le chirurgien s'est redressé, a interrompu le geste de l'homme qui tentait de réanimer mon ami pour la cinquième ou sixième fois, a retiré ses gants et son masque en les laissant tomber sur le sol carrelé et a dit calmement en regardant l'horloge au-dessus de la porte battante :

– Heure du décès : 19h 37.

Et puis ils sont tous sortis.

Je regarde autour de moi. Jimmy n'est pas avec moi. Enfin... Jimmy n'est pas comme moi. Il est resté sur la table d'opération.

La femme médecin entre dans le bloc et s'approche de la table. Elle porte une blouse blanche sur laquelle est agrafé un badge signalant : « Dr Eryn Wilson ». C'est une Anglaise. Une Protestante. L'ennemie. Elle retire les tuyaux reliant Jimmy aux divers appareils, recouvre son torse malmené, ensanglanté, d'un tissu chirurgical, ne laissant que son visage à découvert et caresse son front en murmurant des paroles qui ressemblent à des excuses. Je lui dis que ce n'est pas nécessaire, que ce n'est plus qu'une coquille vide, une mue abandonnée, que ce n'est pas si terrible, que Jimmy est parti ailleurs, qu'il ne souffre pas, qu'il a juste un peu peur... Mais elle ne m'entend pas.

Je pousse la porte battante du bloc et me retrouve dehors sur le parvis de l'hôpital avec le vague souvenir d'avoir emprunté le couloir, l'ascenseur... Je fais quelques pas puis m'arrête. Quelques personnes m'entourent. Employés de l'hôpital, patients, visiteurs, toutes m'ignorent.

Que suis-je censé faire, maintenant ?

Un homme s'approche, son regard est posé sur moi, mais je sais qu'il ne me voit pas. Il sourit, pourtant, et, au lieu de me dépasser en m'évitant, il s'arrête en face de moi et dit :

– Bienvenue, je m'appelle Alfa et je suis venu t'accueillir.

C'est un Noir, très grand, mince, habillé avec beaucoup plus de classe que la majorité de mes compatriotes. Ses cheveux sont coupés courts et il porte un petit bouc taillé ras à la perfection.

Il sourit plus largement devant mon ébahissement :

– Bon sang ! Je n'en ai encore jamais eu un qui a détalé aussi vite ! J'ai cru que je n'allais pas te retrouver ! Te souviens-tu de quelque chose ?

– Je... je rentrais de l'école et j'ai reçu une balle, ou plusieurs et je suis mort. Vous... vous êtes le Diable ?

*

Méli riait.

Je me justifiai :

– Hé ! Des Noirs en 1980, en Irlande du Nord, ça courait pas les barricades ! Pas habillés comme des gravures de mode, en tout cas.

– C'est juste que j'imagine la tête que tu as dû faire en croyant que Satan en personne venait te chercher.

Elle rit de plus belle. Ses dents étaient un peu jaunes, ses incisives supérieures écartées et il lui manquait une canine. Tout cela s'arrangerait en peu de temps. En quittant sa première mue, le corps redevenait sain, sans cicatrices, sans blessures. Les dents se montraient plus paresseuses.

Elle se calma et me demanda :

– Que t'a-t-il répondu ?

– C'est à ton tour, Méli.

Méli avait souhaité s'isoler du bruit, des gens, des grands espaces. Je l'avais emmené dans l'un de mes appartements, Boulevard Hausmann, non loin de la place et de l'église St Augustin. Le propriétaire, un Saoudien fortuné, l'avait acheté pour sa femme qui l'occupait trois ou quatre fois dans l'année pour de courtes périodes durant lesquelles elle courait les défilés de mode et les magasins chics. Je connaissais le planning de la dame. L'appartement était libre pour au moins deux mois.

Nous aurions pu l'occuper même en présence de la Saoudienne. Il arrivait assez souvent que je joue l'incruste au sein d'une famille choisie au hasard. J'aimais la compagnie.

Même virtuelle.

J'avais conduit la visite pour Méli. 200 mètres carrés de modernité claire et confortable, quatre chambres, un vaste dressing doté d'un petit canapé et d'une table basse dont l'utilité nous échappa, pas de salle à manger mais un immense salon pourvu de fenêtres de plus de trois mètres de hauteur et une cuisine se réduisant à un bar, des étagères supportant divers alcools – ma Saoudienne ne buvait pas mais recevait fréquemment – et un frigo à l'américaine.

Et pour terminer, une salle de bains de style oriental dont, personnellement, j'avais toujours trouvé la déco trop chargée.

Ce qui n'avait pas été le cas de Méli.

Revenue de son ébahissement, elle avait demandé, timide :

– Je peux prendre un bain ?

J'avais grimacé :

– Tu peux, oui, mais... cela ne t'apportera rien. L'eau ne nous touche pas...

– Tu veux dire que l'on ne peut pas se laver ?!

J'avais haussé les épaules. Qu'aurais-je pu lui dire ? Je n'avais pas d'explication logique. Juste un constat né de l'expérience : La matière en mouvement, vivante ou non ne pouvait entrer en contact avec nous. J'avais cherché longtemps et je continuais encore, dans les livres, et depuis peu sur Internet, mais je n'avais jamais pu établir une corrélation entre le temps, l'espace, et cette propriété mystérieuse. Je montais dans les avions, les voitures, les trains et voyageais, mais la pluie m'évitait et j'étais capable de traverser une autoroute en période de grands départs, façon boule de flipper équipée d'un champ de forces protecteur, sans risquer ma vie. Une balle de pistolet ne pouvait m'atteindre, quelle que fut sa vitesse, elle glissait sur mon corps, mais il me restait la possibilité de me cogner aux arbres, aux réverbères, contre les murs, de m'empaler sur une lame fixe (je l'avais fait à une époque où je tentais vainement de faire valoir mon libre arbitre).

Mourir, muer à nouveau, n'était pas impossible au cours de cette nouvelle vie, il fallait simplement respecter les règles...

Quant à se laver... Nos corps ne sécrétaient aucune sueur, aucune larme ; ne produisaient aucun excrément. Les poussières, les bactéries, les microbes, toutes matières en mouvement, glissaient sur l'épiderme comme en aquaplaning. Nul besoin de se laver.

– Prends un bain. Tu jugeras par toi-même.

Ce qu'elle avait fait. Elle était revenue, vêtue d'un peignoir trop grand, dans le salon où je l'attendais et avait remarqué :

– Au début, c'est marrant, mais après c'est vraiment frustrant, toute cette chaleur que l'on ne sent pas, cette eau qui ne mouille pas...

Elle semblait perdue, toute petite sur l'immense canapé en cuir blanc.

– Je ne sais pas par où commencer. Je ne sais même pas s'il y a un commencement. Pose-moi des questions. Quand tu le fais, il y a une sorte de flash qui se produit, un mot, une image qui vient spontanément.

– La fille, la femme qui vivait avec toi, comment se nomme-telle ? Comment toi l'appelles-tu ?

– Angèle. Oui, c'est ça. Mais je ne l'appelle pas toujours par son prénom. Je dis Maman aussi.

– C'est ta mère ? Ta vraie mère ?

– Je ne sais pas. Elle a toujours été là, avec moi. Alors oui, je le suppose, même si elle me dit parfois que l'on est comme des sœurs.

– Et ton père ?

– C'est... Papa. C'est comme ça qu'elle parle de lui. Quand je suis méchante, elle dit : « Papa va venir et t'emmener ».

– Et cela se produit ?

– Il vient et il l'emmène, elle.

– Tu le vois ?

– Oui.

– Comment est-il ?

Son mouvement d'épaule fut à peine perceptible sous le peignoir trop grand.

– Normal.

– Essaye de me le décrire.

– Il est de la même taille que Maman mais il est plus maigre (elle est un peu grasse, il faut dire). Il porte une moustache toute fine et n'a plus de cheveux sur le haut du crâne. Il ne me regarde jamais. Ah oui, il est souvent habillé d'un uniforme.

– C'est un policier ? Un militaire ?

– Non, j'en ai vu à la télé. Ce n'est pas ce genre d'uniforme.

– À la télé... Vois-tu d'autres personnes, à part ces deux-là ?

– Non. On est obligé de faire cela ? Il fait nuit, on va dormir ?

– Tu en as envie ?

– Non. J'ai envie de parler d'autre chose.

– On va sortir. Je t'ai promis le Louvre à minuit.

Elle sauta du canapé et se dirigea vers la salle de bains.

– Je vais voir si mes sous-vêtements sont secs. Je les ai lavés en prenant mon bain...

– Mélissa ?

Elle s'arrêta et se retourna, interrogative.

– Les vêtements que l'on porte... ils ne se salissent pas. Cela ne sert à rien de les laver... Ils ne sont pas réels.

Elle croisa vivement les bras sur son torse.

– J'ai pris le peignoir dans la salle de bains... Il est réel.

– Quand tu l'as pris, il y en avait un autre dessous ? Identique et plié de la même manière ?

– Oui.

– Il n'y en a qu'un seul.

– Ça veut dire quoi ? Que je suis toujours toute nue ? Que tu me vois... ?!

Je la rassurai, amusé par son embarras soudain :

– Tu es comme tu as envie d'être. Et je te vois comme tu as envie que je te voie.

3

Ryan (3)

Le Noir s'esclaffe franchement.

– Bon sang, non ! Je dois même t'avouer que je n'ai jamais rencontré ce monsieur. Tu dois avoir faim, non ?

– Ouais... Vous êtes qui ?

– Je te l'ai dit : Alfa. Je suis là pour t'aider à franchir ce cap. Viens ! Tu sais où on prépare de bons sandwiches par ici ? Il y a une éternité que je suis venu à Belfast.

Il se détourne et s'éloigne. Je le rattrape et marche à sa hauteur, conscient du ridicule de la situation. J'avais emprunté une blouse blanche qui me tombait sur les chevilles, à l'hôpital, avant de sortir, lorsque je m'étais rendu compte que j'étais nu depuis... quoi ? Ma renaissance ? Mes pieds sont nus aussi, mais ne semblent pas souffrir du contact avec le sol.

– Vous avez dit « ce cap » ? Pourquoi ? C'est pas fini ?

Sans transition, nous sommes assis sur un banc dans un parc que je ne connais pas, sûrement un quartier protestant. Je tiens une barquette de fish and chips entre mes mains, une autre est posée sur le banc, entre Alfa et moi. Je dévore, lui ne mange pas.

– Fini ? Rien ne se termine jamais. Du moins, tout le laisse penser. C'est calme, ici. Je croyais que Belfast était à feu et à sang.

– Pas tous les jours...

– C'est une bonne chose. Il faut nous ménager des pauses...

– Des pauses ?

Il me regarde en souriant.

– Tu aurais voulu devenir quoi ? Psychologue ? Psychiatre ?

Journaliste, lorsque je voyais mon père s'accrocher, avec une énergie et une empathie monstrueuse, à une injustice ; critique de spectacles comme ma mère, lorsqu'elle m'invitait à certains et me demandait ce que j'en pensais, et écrivain pour susciter la fierté de ma fausse grande sœur. Et lorsque j'étais avec Jimmy, plus souvent qu'avec les autres, nous voulions devenir footballeurs, rugbymans, acteurs de cinoche, chanteurs de rock, guerilleros...

Psy ?

– Non. Pourquoi vous me demandez ça ?

Quel enfant rêve un jour de devenir psy ?

– Tu emploies une méthode de psy pour me pousser à te faire des confidences. Tu répètes mes derniers mots, histoire de relancer.

– C'est parce que vous faites allusion à des choses que je ne comprends pas...

– D'accord, commençons : Un événement malheureux a entraîné ta mue d'une manière prématurée...

– Moi, je dirais qu'un connard s'est trompé de cible et que je suis mort.

– Ce mot, à partir de maintenant, ne veut plus dire grand-chose. Tu as dû le remarquer. Quant au connard, tu l'as vu ?

– Pas eu le temps. J'étais trop occupé à me regarder et à essayer de comprendre pourquoi j'étais à côté de moi. Et puis j'ai vu Jimmy et j'ai remis à plus tard l'introspection. J'ai commencé à réaliser lorsque je suis monté dans l'ambulance, à poil, et que personne n'a fait attention à moi. Même chose dans le bloc opératoire.

« Pourquoi Jimmy n'est pas avec moi ?

– Ça c'est la leçon n° 25.

– Hein ?!

– Je blague. Fini l'école. Il n'y a pas que des inconvénients... Jimmy est sur un autre plan. Quelqu'un s'occupe de lui.

Ma barquette de nourriture est vide. J'avais eu le sentiment de mastiquer de l'air parfumé. Du goût mais pas de consistance. Du plaisir sans satiété.

– Vous mangez pas ?

– Sers-toi. Moi j'ai arrêté.

– Merci. Après j'irai voir mes parents.

– Mauvaise idée.

– Il faut que j'arrive à leur dire que, moi, ça va.

– Ça ne marche pas comme ça.

*

Le Louvre à minuit, désert, dans le clair-obscur des éclairages de sécurité, labyrinthique, immense, mystérieux... Je n'y avais jamais croisé Belphégor et en avais toujours été un peu déçu.

Alfa m'avait dit :

– La première vie n'est qu'un jardin, Ryan. Un incubateur, un maturateur d'esprit. Idem des corps qui y naissent et le peuplent. Des machines biologiques remarquablement évoluées mais fragiles, souvent défectueuses et, surtout, à durée de vie limitée. Et les esprits, Ryan, aussi brillants soient-ils, n'en demeurent pas moins que des bébés esprits. Oh, ils font des découvertes fantastiques. De la relativité aux particules invisibles, ils décortiquent la vie, soignent les corps, voyagent plus vite que le son, communiquent instantanément, créent des sociétés censées les protéger, fabriquent des armes qui les dépassent, déploient des trésors d'ingéniosité pour se massacrer, mais... tout ce qu'ils mettent en œuvre ne sert qu'une matérialité superficielle. Ils ont le sentiment de travailler pour l'essor de l'Humanité, mais il n'y a pas d'Humanité. Il n'y a que des Humains. Des milliards d'esprits irrémédiablement isolés. Et après... après, lorsqu'ils sortent de cette enfance souvent gâchée, il leur faut tout réapprendre, comprendre que, jusqu'à présent, ils n'ont fait que jouer dans un jardin public, passer le temps dans une salle d'attente.

« Des enfants, Ryan, rien de plus.

Pourtant lorsque je maraudais dans les musées du monde entier, il m'arrivait de penser que certains de ces enfants avaient été si proches d'une vérité qui, même à moi, même maintenant m'échappait, qu'ils avaient dû, au paroxysme de leur créativité, avoir eu la faculté de glisser un œil au-delà de leur mue.

Méli restait silencieuse, tout comme moi. Le lieu s'y prêtait. Nous parcourions les allées, traversions les salles au hasard, nous ne pouvions nous perdre. Je marchais un pas en arrière, la laissant me guider, observant son visage, son langage corporel lorsqu'elle s'arrêtait devant une œuvre, peinture, sculpture, céramique, bijoux. Sa préférence allait nettement aux tableaux montrant des scènes de vie familiales paisibles, couples avec enfants, chiens et chats, femmes en cuisine, aux bains ; son visage grimaçait devant les œuvres, nombreuses, à connotation biblique, les scènes de bataille, sanglantes, les délires boschiens, et, pour je ne sais quelle raison, les natures mortes.

Arrêtée devant un bas-relief, une sculpture de femme ailée allongée de Mathieu Jacquet ayant orné la cheminée d'un roi, elle dit sans me regarder comme se parlant à elle-même :

– Elle est prisonnière dans la pierre.

Je fus tenté de lui dire « comme nous tous », mais j'avais en partie deviné son passé et ne voulus pas me livrer à une comparaison déplacée.

– Elle n'a pas l'air de s'en plaindre.

– Parce qu'elle cache sa colère.

Je ne manquais pas cette occasion de rebondir :

– Tu étais en colère ?

Elle répondit à sa manière, sans éluder, mais en changeant rapidement de sujet :

– Oui... (montrant d'un geste large la salle où nous nous trouvions) à quoi ça sert tout ça ? Les peintures, les sculptures... Pourquoi les gens font-ils ça ?

Les paroles d'Alfa me revinrent.

*

– Je t'avais bien dit que c'était une mauvaise idée.

Je venais de voir mes parents et, bien sûr, je n'avais pu communiquer avec eux. Leur affliction m'avait anéanti et... un peu étonné. Leur métier, journalistes, les faisait déserter le foyer plus fréquemment que dans une famille ordinaire. Je ne m'étais jamais posé la question de leur amour pour moi. Ni du mien pour eux. J'étais un garçon de douze ans plutôt heureux. Mes préoccupations ne s'évadaient pas d'un quotidien que les événements, l'état insurrectionnel qui régnait dans ma ville, l'apparition récente de Maureen, ma fausse sœur, dans notre maison, les conneries habituelles auxquelles Jimmy et moi nous nous livrions et, bien sûr, l'élucidation des mystères du corps des filles, rendaient suffisamment riche pour que mon cerveau reporte à un examen tardif des questionnements qui n'auraient fait que me compliquer la vie.

Un flic était venu chez moi. Maureen y était seule. C'était à elle qu'était revenue la charge cruelle d'apprendre à mes parents mon décès « accidentel ». Elle s'était sentie trop proche de Bartley, mon père, pour pouvoir lui annoncer la nouvelle. Elle avait d'abord appelé ma mère. Peut-être, malgré les différends qui les opposaient parfois, s'était-elle sentie potentiellement mère, solidaire du chagrin qu'elle allait lui causer ?

À peine avais-je formulé le vœu de voir mes parents que je m'étais retrouvé dans notre salon/salle à manger. Plus tard, Alfa me dira qu'en fait, nous avions marché et même pris le bus, mais que la mémoire, dans cette vie, qu'il se refusait à appeler la mort, ne s'embarrassait pas du temps perdu.

C'est sur mon père que se fixa tout d'abord mon attention. Le petit homme mince à en être maigre, nerveux, le poil blond/roux dru couvrant son crâne en épis désordonnés comme ses joues en un chaume râpeux, toujours prêt à bondir de son lit, de son fauteuil de sa chaise, pour dénicher l'info, couvrir un fait, dénoncer une injustice, mais sachant aussi se poser, développer une argumentation avec un talent de diplomate chevronné et inflexible, ne reléguant jamais un humour qui dépouillait mes rares rébellions de tous leurs effets dramatiques ; cet homme, mon héros, assis à la table où nous prenions nos repas le dimanche, une main tenant un verre de whisky sans le porter à ses lèvres, l'autre, posée sur le plateau rayé, serrée en un poing blanchi, venait de s'éteindre. Jamais auparavant, même lors de ses moments de doute profond sur l'utilité de son action, sur l'avenir même d'une province qu'il aimait par-dessus tout ; lorsqu'il maudissait, parfois honteux, la bêtise de ses concitoyens, Protestants et Catholiques confondus, je ne l'avais vu si abattu. Si dénué de vie. Je tentai de poser une main sur son épaule, mais elle glissa. Frustré, désemparé par sa douleur, je m'approchai du fauteuil sur lequel ma mère était effondrée, elle qui d'ordinaire se tenait si droite sans avoir l'air raide et m'agenouillai à côté d'elle, effleurant de ma main l'une des siennes posée sur l'accoudoir. Je ne ressentis aucun contact, aucune chaleur.

– Maman, s'il te plaît, arrête de pleurer. Ce n'est pas si terrible, tu sais. Ce n'est pas ce qu'on croit. Ça ressemble à un rêve. Pas à un cauchemar. Il me reste beaucoup de choses à apprendre, mais je te jure que je n'ai pas mal. Je ne suis pas en colère. Je ne suis pas triste. Quelqu'un s'occupe de moi. Jimmy n'est pas avec moi, mais on prend soin de lui aussi.

Je sentis la présence d'Alfa dans mon dos, dans l'encadrement de la porte qui s'ouvrait sur la pièce. Je devinai qu'il m'écoutait avec attention.

Ma mère redressa la tête comme si elle m'avait entendu et fixa mon père. Je lus dans son regard, ce qui alors allait advenir d'eux. Lorsque le raz-de-marée de chagrin qui les submergeait, qui les unissait pour le moment l'un à l'autre, se retirerait, il ne laisserait que des ruines de leur couple. Ces deux intellectuels tolérants allaient faire de leur vie un enfer. Chacun reprochant à l'autre, avec une mauvaise foi obscurantiste, la venue d'un événement cruel dont, bien sûr, aucun d'eux ne pouvait être tenu responsable. Peut-être mon père reprocherait-il à ma mère ses nombreuses absences, ses sorties incessantes mais professionnelles au cinéma, aux concerts, aux théâtres, aux vernissages de galeries d'art ? Peut-être ce féministe convaincu refoulerait-il sa sensibilité naturelle pour l'accuser de ne pas avoir voulu remplir ses devoirs de mère au foyer ?

De son côté, ma mère ne manquera pas de lui asséner que son engagement politique public, la virulence de certains de ses articles, à l'encontre parfois de son propre camp, ont peut-être fait de lui le porte-parole d'une poignée de pacifistes, mais plus sûrement l'ennemi juré, l'homme à abattre, des plus irréductibles des autres camps. La douleur lui murmurera même que ma mort n'était pas le fait d'une balle perdue, mais une exécution soigneusement programmée pour l'atteindre lui.

Oui, je voyais cela. Je les voyais devenir tout ce qu'ils n'avaient jamais été. Ils allaient mentir, se mentir. Se jeter des mots cruels, définitifs, au visage. Se comporter comme des fauves blessés et aveugles.

Alfa me dira :

– Non, nous ne pouvons voir l'avenir. Et le présent est une chimère. Seul le passé est. Mais il est immuable.

Pourtant...

J'avais vu si clairement cet avenir, leur avenir, que je ne pus en supporter davantage. Je me levai et gagnai la chambre d'amis qui était devenue la chambre de Maureen, notant au passage que la douleur psychique, le désespoir, dans cette autre vie, ne pouvant s'exprimer par le corps sous forme de crampes, de contractions, de tremblements et autres asphyxies, se traduisait par une cacophonie de voix hurlantes sur fond d'autres voix basses, chuchotantes, aux propos abscons, de rires démoniaques, de pleurs légers...

C'est avec cette fanfare dans la tête que je pénétrai dans la chambre de cette trop brève grande sœur. Sans surprise, je la découvris, me tournant le dos, assise à un petit bureau, en train d'écrire. Maureen ne connaissait qu'une seule manière de décharger sa colère, sa joie, ses rêves, son amertume, sa douleur : l'écriture. C'était une frêle jeune fille ou jeune femme, à dix-huit ans, la frontière reste imprécise. Plus encore dans le cas de Maureen dont le corps hésitait encore à se développer. Sa poitrine était plate ou peu s'en fallait, les traits de son visage avaient gardé une douceur enfantine, et le filet de voix qui sortait de sa bouche n'en ferait jamais une chanteuse de rock.

Si je la considérais comme ma grande sœur, c'était parce que je la connaissais depuis toujours. Ses parents, voisins de mes grands-parents que nous visitions fréquemment, étaient des amis d'enfance de mon père, et lorsqu'elle était venue étudier à Belfast, mes parents l'avaient naturellement accueillie.

Une chaise libre était posée en permanence à côté de son bureau, comme une invitation à venir interrompre son inspiration. Je m'y assis et la regardai. Ses cheveux longs, ondulés et roux, me cachaient son visage. Des larmes tombaient sur son cahier d'écolière. Elle écrivait sans relâche, ne s'arrêtant que pour tourner une page, essuyer ses yeux, laisser passer un sanglot.

J'avais tant de choses à lui dire. Sur l'après. Sur la mort. Des choses qui, vu la nature de ses rêves, n'auraient pu que l'intéresser, lui donner une nouvelle source d'inspiration, la rassurer, peut-être, sur mon sort...

Je me tus cependant, tout comme je ne tentai rien pour repousser ses cheveux derrière son oreille.

Je n'en eus pas besoin.

Elle redressa la tête et regarda dans ma direction pendant de trop courtes secondes et, en un geste d'une grâce infinie, repoussa le nuage roux qui voilait son profil.

Le crayon à papier reprit sa course folle, mais les larmes cessèrent de tomber.

Une main se posa sur mon épaule. Alfa. Les adieux à ma première vie étaient terminés.

Je me levai et le suivis.

« Je t'avais bien dit que c'était une mauvaise idée ».

Le froid et la faim ont disparu. Dans cette vie aussi les douleurs les plus intenses effacent les maux moindres. Nous sommes revenus sur notre banc, dans ce petit parc qu'Alfa semble apprécier et que je n'arrive pas à situer dans Belfast. Des voix hurlent dans ma tête. Celle de mon père, de ma mère, de Maureen, et des milliers d'autres aussi, inconnues ou oubliées.

Je relève la tête et regarde Alfa :

– Ils sont où, les autres ?

– Les autres ?

– Les morts. Tous les morts. Tous ceux qui sont morts depuis... depuis que l'homme existe. Il devrait y avoir foule, non ? On devrait se marcher dessus ! Mais je ne vois que toi.

– Ils sont... partis. Ou sur un autre plan. Ton nouveau monde ne se réduit pas à l'espace terrestre même s'il te semble te mouvoir dans cet espace. Il est infini. Ceux que j'accueille ne restent pas.

– Tu veux dire que je vais mourir à nouveau ?

– Oui. Mais dans très longtemps, car tu es... comme moi.

– Hein ?

– Tu as mué – Je préfère utiliser ce terme, je ne crois pas à la mort – et tu t'es réveillé près de ta première enveloppe. Cela n'arrive que très rarement. La règle veut que l'on se réveille à des centaines, voire des milliers de kilomètres de l'endroit où l'on a été assassiné... C'est une façon, je pense, de ne pas ajouter au traumatisme.

– La règle ?

– Appelle cela comme tu veux. La règle, une machine, une instance supérieure, Dieu, pourquoi pas ? Certains continuent de croire... malgré tout.

« Et plutôt que de rester prostré, désemparé et effrayé comme il est normal de l'être en cette occasion, tu t'es précipité au chevet de ton ami blessé, tu es monté, nu, dans l'ambulance sans te soucier de cette nudité, car tu savais que personne ne pouvait te voir. Et puis tu l'as accompagné jusqu'au bout. Tu as spontanément assimilé la situation. Tu étais prêt...

– J'espérais...

– Je sais. Mais cela ne fonctionne pas ainsi. Le monde dans lequel tu viens de te réveiller n'est pas seulement le tien, il est toi. Et tu y es seul. Irrémédiablement seul.

– Tu es là, pourtant...

– Je n'ai pas l'intention de rester. Ma mission prend fin. Pendant deux cents ans, j'ai accueilli, aidé les Nouveaux Arrivants... Des gens comme toi. Des victimes de meurtres.

– Pourquoi ?

– Pour les apaiser. Tenter de leur expliquer. Leur faire abandonner tout sentiment de colère. Et surtout leur faire accepter leur mort terrestre.

– Non. Je veux dire... Pourquoi as-tu fait cela ? Qui t'a demandé ou ordonné de le faire ?

Nous avions quitté notre banc et le parc depuis un bon moment. Depuis que la nuit avait commencé à tomber, en fait. Alfa semblait fuir l'obscurité. Au cours de notre échange, nous nous étions retrouvés sur la banquette d'un train, puis dans un avion (une première pour moi).

Il me semble que nous marchons dans une rue de New-York alors qu'Alfa me répond :

– Qui demande à l'artiste de peindre ? Au sculpteur de tailler la pierre ? Au musicien de composer ? À l'écrivain de jouer avec les mots ? Personne. Rien ni personne ne m'a demandé de le faire. J'étais destiné à accomplir cette tâche. Je l'ai fait, c'est tout. Mais je suis fatigué...

*

Ce fut cette dernière tirade que je répétais à Méli, dépouillée de sa remarque finale. Moi, je n'étais pas fatigué. Mais elle m'écouta à peine. À quoi bon ? Elle savait maintenant à quoi servait toute cette débauche de créativité.

À rien.

Elle arracha son regard de la femme prisonnière dans la pierre (c'était ainsi que, maintenant, moi aussi, je la voyais), chercha et prit ma main. Je ne me dérobai pas, mais son geste m'étonna. C'était un réflexe de petite fille, pas d'adolescente.

– Je voudrais rentrer.

– À l'appartement ?

– Non. Chez moi.

4

Ryan (4)

«Chez moi ».

Je l'entraînais vers la sortie, en temps réel, cette fois. J'avais besoin de lenteur.

– Sais-tu comment s'appelle l'endroit où tu vivais ?

– Je ne peux pas m'en souvenir, je ne l'ai jamais su.

– Décris-moi la maison, les gens qui t'entouraient, les bruits que tu entendais, ce que tu voyais de la fenêtre, peut-être...

– C'était une petite fenêtre, au ras du plafond et il y avait un rideau noir devant, toujours. De toute façon, elle était derrière les barreaux. J'ai réussi à écarter le rideau, une fois, avec le manche d'un balai, mais c'était la nuit alors qu'il était venu chercher Angèle. J'ai vu la lune. C'était la première fois.

– Des barreaux ?... Tu vivais dans une cage ?

– Non, plutôt une cellule. Il n'y avait des barreaux que sur un côté. Le reste, c'étaient des murs de pierres recouvertes d'une croûte blanche qui s'effritait. Il faisait froid, tout était humide, les murs, nos lits, la table où l'on mangeait, même la télé. Il fallait essuyer l'écran de temps en temps. Elle tombait souvent en panne.

« C'était une cave, je pense. La cave d'une maison. Lorsque... il emmenait Angèle, j'entendais des pas au-dessus de ma tête. Des voix, aussi. Quelquefois des cris, des bruits de chute, de coups...

– Sais-tu à quel âge on t'y a enfermée ?

Nous passions devant la pyramide, elle s'arrêta et me retint.

– Tu ne comprends pas ? J'y suis née. Je ne suis jamais sortie de cet endroit.

La mort vous offrait un corps neuf, exempt de cicatrices ; guérissait vos blessures physiques, vos maladies, vos handicaps, mais ne vous rendait pas plus intelligents. Plus instruits.

– Tu parles bien. Qui t'a appris ?

Nous avons repris notre marche, nos mains sans chaleur toujours unies. Les nuages lourds et épais dans le ciel semblaient éclairés par les lumières de la capitale. J'eus envie de lui faire un cadeau, alors... ce fut assis sur une herbe pauvre, au sommet d'un mont, face à une lune pleine, qu'elle me répondit, non sans avoir d'abord crié de surprise et de plaisir en fixant l'astre :

– Elle est encore plus belle ! Tu m'apprendras ?

J'éludai une fois de plus, car, non, je ne lui apprendrai jamais ce genre de choses. Je n'en aurai pas le temps.

– Nous ne sommes pas vraiment ici. C'est... un souvenir que je partage avec toi.

Et comme depuis le début, elle accepta ce petit miracle sans le commenter, et répondit à ma question :

– Je crois que c'est Angèle qui m'a appris à lire. Enfin, qui m'a montré le peu qu'elle savait et j'ai continué avec les livres qu'elle me ramenait. J'ai eu plus de mal pour apprendre à écrire. Je ne sais toujours pas très bien, d'ailleurs. Et puis je regardais la télé tout le temps. C'était ma fenêtre à moi. Angèle disait que j'allais devenir si intelligente qu'un jour je trouverai le moyen de nous sauver.

« Je n'en ai pas eu le temps... ou alors, la seule façon que j'ai trouvée, ç'a été de...

– Non. Quelqu'un t'a assassinée. Tu ne serais pas ici sinon. Pas avec moi.

Je regrettai aussitôt ma brutalité, mais son attention sembla glisser dessus pour ne retenir qu'une seule conséquence.

– Où... où vont les autres alors ? Ceux qui meurent normalement ?

*

– Je ne sais pas, m'avoue Alfa. Tout ce que je peux te dire, c'est que moi, je n'ai accueilli que des victimes de malveillances. Pas le moindre accidenté, suicidé ; pas plus que de décès dû à l'âge, la maladie, la malchance...

– Je suis mort par accident, moi. Une balle perdue...

– Si tu es ici, c'est que cette balle t'était destinée...

Je ris et secoue la tête.