Aélys aux cheveux d or - Delly . - E-Book

Aélys aux cheveux d or E-Book

Delly

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Beschreibung

- On ne se marie pas pour son plaisir ! décrète d'un ton sévère dame Véronique, la gouvernante de la jeune Aélys. Aélys de Croix-Givre vient d'apprendre que son père, avant de mourir, l'a destinée au prince Lothaire. Elle repousse avec effroi l'idée de s'unir au descendant des Waldenstein qui, toujours, furent "aussi cruels et terribles que les pires fauves". Le prince est superbe, hautain, satanique. Ne prenait-il pas plaisir, adolescent, à faire fouetter ses serviteurs ? Vaincre est sa passion. Aélys le hait, il le sait. La perspective de l'épouser le séduit. Soumettre cette jeune fée aux cheveux d'or sera fort amusant... Dans l'entourage du prince, on s'oppose à ce mariage. Pour évincer Aélys, la belle Sidonia, de sang noble elle aussi, est prête à tout. Aélys et Lothaire s'épouseront-ils ? Quand le prince contemple i sa fiancée, il passe parfois, dans son regard, une étrange douceur...

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Aélys aux cheveux d or

Pages de titreRomanIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVDeuxième partieIIIIIIIVVVIPage de copyright

Delly

Aélys aux cheveux d’or

Roman

Delly est le nom de plume conjoint d’un frère et d’une sœur, Jeanne-Marie Petitjean de La Rosière, née à Avignon en 1875, et Frédéric Petitjean de La Rosière, né à Vannes en 1876, auteurs de romans d’amour populaires.

Les romans de Delly, peu connus des lecteurs actuels et ignorés par le monde universitaire, furent extrêmement populaires entre 1910 et 1950, et comptèrent parmi les plus grands succès de l’édition mondiale à cette époque.

I

Le Vieux-Château semblait endormi sous la brûlante lumière d’été qui cuisait les murs noirs et desséchait les mousses dont étaient couverts les toits en pente rapide faits pour supporter le lourd poids des neiges.

On n’entendait pas un bruit aux alentours. Dans la forêt qui commençait à la clôture du jardin, les oiseaux se taisaient, comme accablés eux-mêmes par la lourdeur d’une atmosphère chargée d’orage. Deux jeunes chiens de Saint-Bernard dormaient près d’un vieux chat gris, tous étendus dans l’ombre du porche cintré sous lequel apparaissait entrouverte la vieille porte cloutée de fer.

Par cette ouverture se glissa soudain une toute petite fille. Quand elle passa dans la zone ensoleillée, ses cheveux parurent flamber sous la lumière ardente qui les enveloppait. Un des chiens redressa un peu la tête, fit un mouvement pour se soulever, puis s’étendit à nouveau en refermant les yeux.

Déjà, d’un bond, l’enfant avait gagné l’ombre du parc. Elle s’élança dans un sentier, en sautant comme un faon. Ses cheveux, libres de toute entrave, flottaient autour d’elle en longues boucles soyeuses d’un ardent blond doré. Le corps menu était à l’aise dans la robe de percale blanche à fleurettes vertes que retenait autour de la taille une ceinture de soie verte fanée. La petite fille pouvait donc courir sans entraves dans les sentiers étroits, mal tracés, dont ses pieds minuscules, chaussés d’escarpins de toile grise, semblaient à peine toucher le sol.

Ce parc de Croix-Givre avait un aspect un peu sauvage, dans cette partie voisine de la forêt. Mais, un peu plus loin, il commençait de présenter une apparence plus civilisée qui s’accentuait aux approches du château. Toutefois, il n’avait rien d’un parc ratissé, minutieusement soigné. Jean Forignon, le jardinier, et ses deux aides se contentaient d’élaguer les arbres trop exubérants, d’enlever à la fin de l’automne les feuilles mortes dans les principales allées, de couper deux ou trois fois pendant l’été l’herbe qui formait dans les clairières de grandes pelouses rustiques. Pour le reste, ils dédaignaient de s’en occuper, réservant leurs soins au parterre à la française qui s’étendait autour de la résidence.

Un ancêtre de Jean Forignon, élève de Le Nôtre, l’avait tracé à l’époque où Edme-Henri de Croix-Givre s’installait dans le nouveau château bâti d’après le modèle du palais de Trianon. Depuis, chaque Forignon l’avait soigné, entretenu avec une affection jalouse, même pendant les périodes, parfois très longues, où le Château-Vert était délaissé par ses possesseurs.

Quand la petite fille eut inspecté l’espace que pouvait embrasser son regard, elle continua d’avancer.

Près du grand bassin, elle s’arrêta un instant.

Elle pencha la tête pour regarder l’eau bleue moirée de rides étincelantes et les grosses boucles dorées glissèrent sur sa poitrine, encadrèrent son petit visage devenu tout à coup rieur. Ses yeux brun fauve, dans l’ombre des cils foncés, suivaient les remous produits par l’eau retombant en pluie étincelante dans le miroir azuré. Puis la petite fille se redressa et reprit sa marche, devenue plus circonspecte encore.

Elle allait vers le château dont une des façades se dressait en face d’elle, précédée d’une terrasse à balustres garnie de caisses d’orangers, qui longeait également les deux ailes faisant retour. Entre celles-ci s’étendait un parterre fleuri au centre duquel une fontaine de marbre en forme de dragon laissait couler des flots d’une eau pure et fraîche venue des sources de la montagne.

La petite fille obliqua vers la droite et se glissa entre deux rangées d’ifs auxquels la fantaisie de Forignon l’aïeul – le grand Forignon, comme le désignaient ses descendants – avait donné la forme de champignons pieusement conservée par les autres Forignon. Elle atteignit ainsi l’extrémité d’une des ailes, au bas des degrés de marbre qui menaient à la terrasse.

Là encore, l’enfant s’arrêta quelques secondes. Elle hésitait visiblement. Puis elle secoua ses boucles, d’un vif mouvement de sa petite tête, eut un sourire mutin qui donna une extraordinaire expression de charme espiègle à sa physionomie, et murmura :

– Je veux voir le petit prince ! Tant pis si Véronique me punit !

En deux bonds, elle fut sur la terrasse. À cette fin de l’aile, il n’existait qu’une fenêtre, placée haut. L’enfant contourna l’angle et s’avança à pas légers.

Il y avait là de hautes portes, entièrement faites de glaces.

Comme une sylphide, la petite fille glissait légèrement sur les dalles de marbre. Elle s’arrêta devant une première porte de glaces, puis devant une seconde, en appuyant chaque fois son visage contre les vitres pour essayer de voir à l’intérieur. Mais d’épais rideaux foncés tombaient devant ces fenêtres, et à peine distinguait-on dans leur écartement une dorure ternie, l’éclat d’une soierie, un fragment de miroir.

L’enfant avança encore. Elle vit que la troisième porte était ouverte et s’avança doucement jusqu’au seuil.

Elle avait devant elle un salon tendu de damas vert pâle, des meubles délicats et charmants, décorés de marqueteries et de bronzes, œuvres de Riesener et de ses émules, de hautes glaces encastrées dans les blanches boiseries sculptées. En face de la porte ouverte, sur un large sofa de brocart violet, était étendu un petit garçon vêtu d’un costume de soie blanche. La tête reposait sur un coussin du même violet foncé, qui faisait ressortir à la fois le brun satiné des cheveux épais, bouclés comme une toison d’astrakan, et la blancheur mate du fin visage aux paupières closes, sur laquelle tranchaient la pourpre des lèvres et la teinte sombre des sourcils bien dessinés. Une des mains délicates reposait sur la tête blonde d’un autre petit garçon assis près du sofa, sur un coussin, et qui, lui aussi, paraissait endormi. L’autre s’enfonçait dans la fourrure d’un tout jeune félin, un léopard qui dormait, blotti contre l’enfant.

La petite fille ouvrait très grands ses yeux où la stupéfaction, l’émerveillement, faisaient passer des éclairs d’or. Elle était si absorbée dans sa contemplation qu’elle ne s’aperçut pas que le petit garçon blond soulevait ses paupières et la regardait avec un mélange de surprise et d’indignation.

Mademoiselle ne vit pas non plus une forme souple, étendue à quelques pas de la porte, derrière une caisse d’orangers, et qui se levait sans bruit, avançait à pas veloutés. Mais quand cet être fut près d’elle et se pencha en prononçant tout bas quelques mots en une langue inconnue, quand, surtout, levant la tête, elle vit son visage d’un brun jaunâtre, au nez court, aux pommettes saillantes et des petits yeux noirs brillant d’une colère presque féroce, l’enfant se mit à trembler, pâlit, essaya en vain de jeter un cri qui s’étouffa dans sa gorge.

À ce moment, le petit garçon brun entrouvrit ses paupières que bordaient des cils épais et courts, d’un brun soyeux et doré. Deux grands yeux noirs apparurent, se posèrent avec un étonnement nonchalant sur la petite fille effrayée.

– Qu’est-ce, Valérien ? demanda une jeune voix impérieuse.

– Je ne sais qui est cette petite effrontée, Altesse... Mais Fragui va la châtier comme elle le mérite !

Tout en parlant, le petit garçon blond qui répondait au nom de Valérien levait sur l’autre enfant ses yeux d’un bleu brillant, à l’expression humble, presque adoratrice.

D’une pièce voisine surgit à cet instant une femme d’une cinquantaine d’années, dont la petite stature n’excluait pas une certaine allure majestueuse. La soie grise de la robe tombait en plis raides autour d’une taille replète ; les barbes d’un bonnet de dentelle blanche garni de rubans bleu de roi encadraient un visage rond et encore frais, qui exprimait en ce moment une surprise courroucée. En s’avançant, la nouvelle venue demanda avec autorité, dans un français teinté d’accent germanique :

– Qu’y a-t-il donc ? Se serait-on permis d’éveiller Votre Altesse ?

Derrière elle se glissa une grande fillette dont les cheveux blond cendré tombaient en deux nattes sur la robe blanche à taille haute. Elle jeta un coup d’œil plein de morgue dédaigneuse sur la petite inconnue, puis le reporta – mais devenu subitement d’une tendre douceur – sur le petit garçon brun auquel Valérien venait de donner le titre d’Altesse.

Il n’avait point paru entendre la question qui lui était adressée. Sans quitter sa pose indolente, il caressait de la main gauche le léopard réveillé, lui aussi, tandis que la droite retombait négligemment le long du sofa. Entre leurs cils demi-clos, les yeux d’un noir velouté considéraient le groupe formé par la petite fille et l’homme au type kalmouk dont le regard se tournait vers lui, non plus féroce, mais contenant une soumission fanatique.

Ce fut Valérien qui répondit à l’interrogation avec un accent indigné :

– Oui, comtesse, cette vilaine créature est apparue ici tout d’un coup ! Cela a suffi pour gêner le sommeil du prince... Mais Fragui va la fouetter, avant de la renvoyer chez elle !

– Hélas ! mon petit Valérien, nous sommes ici en un pays où nous ne pourrions agir comme dans les autres domaines de Son Altesse, sans nous attirer des désagréments avec les gens des alentours ! Voilà pourquoi j’ai cherché à dissuader notre cher prince de venir passer quelques semaines dans cette demeure, sachant qu’il risquait d’être offensé sans pouvoir châtier les coupables comme ils devraient l’être.

– S’il me plaisait de faire châtier la petite fille, je ne m’occuperais pas de ce qu’en pensent ces gens-là.

Les mots tombaient avec une lenteur dédaigneuse des lèvres à peine entrouvertes du petit prince.

La dame au bonnet que Valérien venait d’appeler comtesse couvrit l’enfant d’un regard adulateur, en répliquant avec empressement :

– Peut-être, en effet, pourrait-on faire un exemple, si Votre Altesse le désire ?

– Non, je ne le veux pas.

La comtesse tourna vers la petite fille un regard qui, tout à coup, prenait la plus froide dureté et ordonna :

– Venez demander pardon à notre cher prince et le remercier de vous faire grâce d’une punition si bien méritée.

Ce petit elfe aux cheveux d’or devait avoir déjà une âme courageuse, car, le premier moment de frayeur passé, elle se ressaisissait et supportait sans effronterie, mais sans crainte apparente non plus, l’attention peu bienveillante de ces étrangers. En entendant l’ordre donné par la comtesse, elle resta immobile, tout son petit visage témoignant d’une surprise incrédule.

– Avez-vous compris ? Venez vous mettre à genoux et remerciez Son Altesse, créature effrontée.

Le corps de l’enfant se raidit, la petite tête se redressa en un mouvement d’ardente fierté. Dans les yeux fauves passaient des éclairs d’indignation et de révolte. La petite fille dit avec un accent de frémissante protestation :

– Moi, à genoux ? Pourquoi ? Je n’ai rien fait de mal... Je voulais seulement « le » voir...

Sa main se tendait vers l’enfant vêtu de blanc qui continuait de la considérer entre ses cils demi-baissés.

– Vous entendez, Altesse ? Vous voyez ?... s’écria la comtesse en rejetant en arrière, d’un geste impatient, ses barbes de dentelle. Cette enfant de rien n’a même pas conscience de la faute qu’elle a commise en osant approcher des lieux où reposait Votre Altesse ! C’est intolérable !... Aussi, quel que soit votre désir de ne pas nous attirer d’ennuis dans ce pays, conviendrait-il de donner une leçon sévère à une aussi déplaisante péronnelle. Quelques coups de verges lui apprendront le respect dû à un prince de Waldenstein.

La voix du petit prince s’éleva, musicale et impérative à la fois :

– C’est Valérien qui m’a réveillé, en remuant sa tête sous ma main. C’est lui qui sera fouetté. Qu’on renvoie la petite fille.

Valérien eut un léger tressaillement. Il baissa un peu les yeux, glissa un sournois coup d’œil haineux vers la petite étrangère. Puis, se soulevant, il se mit à genoux, prit la main fine qui sortait d’une manchette de dentelle, et la baisa humblement.

Le Kalmouk franchit le seuil du salon et s’avança, en sortant d’une de ses bottes un paquet de verges. La petite fille ouvrait plus grands encore ses beaux yeux qui s’emplissaient de stupéfaction et d’émoi. La comtesse lui dit durement :

– Allons, va-t’en, puisque le prince veut bien te faire grâce.

– Mais moi, je ne veux pas que le petit garçon soit battu ! Il n’a rien fait, lui non plus !

Une généreuse indignation transportait l’enfant. D’un bond, elle fut près de Valérien qui commençait d’enlever sa petite veste de fine toile claire.

– ... Il ne faut pas qu’il soit battu ! Ce serait trop méchant !

Elle s’adressait avec intrépidité au petit prince et ne baissait pas son regard, ne tremblait pas devant le subit froncement des fins sourcils bruns et l’éclair jailli des yeux noirs qui, cette fois, s’ouvraient tout à fait, s’attachaient avec une surprise hautaine sur la petite créature audacieuse dont le visage et toute la menue personne frémissaient de révolte.

– C’en est trop ! s’écria la comtesse. Cet insolent avorton doit être puni ! Altesse, il faut donner l’ordre à Fragui...

Des pas précipités se faisaient entendre au dehors. Une femme apparut tout à coup au seuil du salon – une grande femme robuste dont les cheveux grisonnants étaient coiffés d’un bonnet de tulle noir. La chaleur, et sans doute la rapidité de la course, empourpraient le visage maigre, aux lignes fermes et presque rigides. L’arrivante dit avec une voix étouffée par l’essoufflement :

– Ah ! elle est ici ! Je pensais bien... Que le prince m’excuse. Je vais emmener l’enfant qui a été un peu trop curieuse.

– En vérité, vous avez vite fait d’arranger les choses !

La comtesse toisait avec un froid dédain la nouvelle venue qui avait salué avec déférence, mais sans aucune nuance de servilité.

– ... Vous ne semblez pas vous douter, ma bonne femme, que cette petite misérable a commis un grave manquement au respect dû à Son Altesse en arrivant ainsi jusqu’au seuil de son appartement et qu’elle venait de l’offenser plus gravement encore en osant blâmer un de ses actes ?

La femme tourna vers celle qui lui parlait ainsi des yeux d’un bleu dur et ce fut elle, à son tour, qui toisa la noble dame.

– Cette « petite misérable » s’appelle Aélys de Croix-Givre, et elle est la cousine du prince de Waldenstein.

Sur ces mots, elle s’approcha de la petite fille et lui prit la main.

– Venez, enfant, dit-elle.

Aélys, docilement, se laissa emmener. Elles sortirent toutes deux avant que la comtesse fût revenue de sa première surprise.

– Aélys de Croix-Givre ? répéta la fillette blonde qui était restée spectatrice muette de toute la scène.

La comtesse leva les bras au plafond.

– C’est une chose abominable d’avoir affaire à de pareilles gens ! Cette femme... cette insolente... Et qu’est-ce que cette Aélys de Croix-Givre ?

– La dernière descendante de la branche cadette, dit le petit prince.

Il s’était un peu soulevé, le coude au coussin de brocart violet et appuyait sa joue contre sa main.

– ... C’est la fille de Ferry, qui rendit Croix-Givre à mon père. Aussi, je lui pardonne.

– Mais la femme, Altesse ! Cette créature qui s’est comportée si grossièrement...

L’enfant eut un singulier sourire, par lequel s’exprimait le plus orgueilleux mépris. Il laissa retomber sa tête sur le coussin, étira son corps mince, avec la souplesse indolente d’un jeune fauve, et dit sur un ton de nonchalant dédain :

– La femme, ce n’est rien... Va, Fragui, et frappe fort. J’ai besoin de me distraire, car la comtesse Fritzel m’a ennuyé avec toutes ces histoires.

Les Croix-Givre faisaient orgueilleusement remonter leur noblesse à des temps fort reculés. En tout cas, elle était authentiquement assez ancienne pour se mesurer sur ce point avec les plus vieilles familles d’Europe.

Au temps de la domination autrichienne sur la Franche Comté, ils avaient conservé bon nombre de leurs privilèges et encore augmenté leurs grandes richesses. Ils étaient de si puissants seigneurs que le prince Karl de Waldenstein, neveu du prince souverain de ce nom, ne dédaigna pas de demander en mariage la fille de l’un d’eux, Amélyse, célèbre pour sa beauté. Plus tard, il y eut encore dans la famille un autre mariage autrichien : celui de la fille d’Edme-Henri, seule héritière de la branche aînée, avec le prince Otto, de cette même maison de Waldenstein.

Vers la fin du seizième siècle, un cadet, Luc de Croix-Givre, amoureux d’une jeune fille appartenant à une très noble famille du Rouergue, s’était engagé au service du roi de France et avait brillamment réussi dans la carrière des armes. Toutefois, il n’y avait pas fait fortune. Son patrimoine était mince et sa femme ne lui avait apporté d’autres biens qu’un charmant visage et une intelligence fort cultivée pour l’époque. Par la suite, il advint que ses descendants, comme lui, consultèrent beaucoup plus leur cœur que leur intérêt pour choisir la compagne de leur vie. En outre, ils avaient l’âme généreuse et la main largement ouverte. Aussi leur situation pécuniaire, jamais florissante, avait-elle traversé des périodes critiques. À l’époque où Edme-Henri, dernier représentant masculin de la branche aînée, céda le Vieux-Château à son cousin, ce dernier se trouvait précisément dans une de ces phases difficiles et venait de vendre au marquis de Seignelay, fils de Louvois, le petit domaine qu’il possédait dans l’Île-de-France. L’antique demeure des Croix-Givre continua d’abriter par la suite ses fils et ses petits-fils. Ferry ne la quitta pas pour le Château-Vert, quand les habitants du bourg de Cornillan décrétèrent, au nom de la Nation, qu’il devenait propriétaire des domaines du ci-devant prince de Waldenstein.

Ce Ferry avait été une figure un peu mystérieuse. Jeune officier dans un régiment royal, au moment de la Révolution, il s’était d’abord retiré de l’armée, puis, en 1794, s’engageait dans les troupes républicaines. Il se battit avec bravoure, atteignit le grade de colonel et alors se retira au Vieux-Château. Il venait d’épouser Adélaïde de Fragols, d’aussi noble famille que lui, pauvre et fort jolie. Fut-ce l’influence de cette jeune femme qui changea les idées de Ferry ? Ou bien l’âge mûr l’incitait-il à revenir aux traditions de sa race ? Toujours est-il que le républicain d’autrefois se rangeait dans le parti monarchiste. Il conspira même contre Napoléon, avec tant d’habileté que jamais on ne le soupçonna. Plusieurs fois, il fit des voyages en Autriche, alla voir ses cousins de Waldenstein. Puis le prince Magnus vint à Croix-Givre pour reprendre possession de son domaine. Il y revint quelques années plus tard, en apprenant que Ferry était gravement atteint d’une fièvre pernicieuse, gagna la maladie de son cousin et mourut deux jours après lui, au Château-Vert.

Mme de Croix-Givre ne survécut que quelques mois à son mari. Elle s’éteignit, minée par le chagrin, dans les bras de dame Véronique, qui remplissait en cette demeure les multiples fonctions de dame de compagnie, garde-malade et femme de charge.

Ce fut dame Véronique encore qui s’occupa de la petite fille orpheline. Jusqu’à l’âge de six ans, Aélys demeura au Vieux-Château. Puis – c’était deux jours après l’indiscrète visite au petit prince de Waldenstein – dame Véronique lui tint ce langage :

– Il est temps que vous receviez une éducation conforme à votre rang, Aélys. D’ailleurs, je dois suivre en ce point les instructions de M. de Croix-Givre, votre très regretté père. Demain, je vous conduirai à l’abbaye de la Combe-des-Bois, où l’on vous instruira comme il convient.

La Combe-des-Bois était située dans la montagne, plus haut encore que Croix-Givre. C’était un très vieux bâtiment, de sombre aspect, bâti dans une étroite vallée qu’entouraient de toutes parts des escarpements couverts de sapins et de mélèzes. Mais Aélys, habituée au sévère logis des anciens Croix-Givre, n’en avait pas été impressionnée. D’autre part, le doux accueil des religieuses avait semblé bon à son cœur qui ne connaissait que le froid dévouement de dame Véronique. Elle aima aussitôt l’abbaye, ses habitantes et tout particulièrement l’abbesse, qui était une parente de sa mère.

Les années passèrent ainsi, pour elle, paisiblement. Pendant un mois d’été, elle séjournait au Vieux-Château où continuait de vivre dame Véronique avec sa servante Félicie. Alors elle s’en donnait à cœur joie de courir comme une biche dans le parc et dans la forêt. Ceci, seul, lui manquait à la Combe-des-Bois. Dame Véronique lui laissait toute liberté, pourvu qu’elle fût toujours accompagnée des chiens de Saint-Bernard, gardiens fidèles. Sans doute jugeait-elle que ce léger petit elfe avait besoin d’air, d’espace et de mouvement, avant d’aller se renfermer dans l’espace restreint de l’abbaye et de son parc.

Car Aélys restait toujours la même petite créature aux allures de feu follet, aux cheveux de flamme. À quatorze ans, elle était encore menue, délicate, bien portante cependant, vive, agile comme un écureuil, tout à tour rieuse, tendre, pensive, parfois mélancolique, âme charmante et candide, fière et ardente, toujours délicatement bonne.

Elle était chérie des religieuses et des élèves, à part quelques jalouses qu’offusquaient ses succès dans les études. Pour toutes ses compagnes, elle se montrait aimable et serviable ; mais elle n’avait qu’une amie : Cécile de Forsan, une maigre petite fille brune dont les grands-parents avaient été guillotinés en 1794, dont les parents avaient péri dans un incendie, et qui restait seule, sans fortune, élevée à la Combe-des-Bois par la charité de l’abbesse.

Elles étaient d’ailleurs plusieurs dans le même cas, en cette maison où se faisait l’éducation d’une centaine de filles nobles. Et, sur ce nombre, quelques-unes seulement appartenaient à des familles ayant conservé, à travers l’orage révolutionnaire, un assez grand état de fortune. Aussi l’existence était-elle simple à la Combe-des-Bois. Mais les jeunes personnes qui en sortaient avaient reçu les meilleures leçons de bienséance et de morale, une instruction solide, des préceptes de bonnes manières, sous la direction de Mme de Fragols, l’abbesse, femme d’une parfaite distinction d’esprit et d’intelligence large, intuitive, en même temps que très grande dame.

Un matin de juin, Aélys, en sortant de la chapelle où une religieuse venait de lui donner sa leçon d’orgue, fut avertie par une sœur converse que l’abbesse la demandait.

Quand elle fut en présence de Mme de Fragols, la fillette, non sans quelque surprise, s’entendit annoncer qu’elle allait partir pour le Vieux-Château.

– Oui, vous avez vos vacances plus tôt cette année, mon enfant, dit l’abbesse. Dame Véronique a des raisons... des raisons sérieuses pour cela.

Elle regardait avec une affection mêlée de tristesse l’enfant agenouillée près d’elle. Sa main était posée sur le petit bonnet de soie noire à tuyaux qui couvrait la tête d’Aélys, en laissant pourtant passer quelques-unes de ces boucles dorées qu’il était impossible de discipliner. Elle retint un soupir et ajouta :

– Dame Véronique agit selon les volontés de votre père, qui doivent être sacrées pour vous.

En se remémorant un peu après cette parole, Aélys songea : « Qu’est-ce que Mme l’abbesse a voulu dire ainsi ? Pour quel motif Véronique veut-elle m’avoir plus tôt cette année ? »

Mais elle ne s’attarda pas à cette énigme. Pour le moment, la perspective de revoir Croix-Givre suffisait à l’occuper. Trois jours plus tard, elle montait avec une religieuse dans la voiture qui devait les conduire à Cornillan, où les attendrait dame Véronique.

II

Il faisait presque nuit quand Aélys et sa compagne débarquèrent au « Sapin d’argent », l’unique auberge de Cornillan.

Au bruit des grelots de l’attelage, une grande femme vêtue de noir parut sur le seuil. Elle s’avança, embrassa posément Aélys après avoir salué la religieuse, puis les fit entrer dans la salle et de là dans une pièce plus petite qui servait aux aubergistes de salle à manger.

Les cheveux grisonnants de dame Véronique étaient devenus blancs, seul changement apparent que l’âge eut apporté à cette physionomie brune et froide, qui semblait incapable d’exprimer une émotion quelconque. Aélys l’avait toujours vue ainsi, calme, rigide, mais sans dureté, lui témoignant une sollicitude glacée, paraissant incapable d’un geste, d’une parole d’affection. Pourtant, l’enfant, d’instinct, sentait que cette femme étrange lui était complètement dévouée à sa manière, et qu’elle donnerait probablement sa vie pour la sauver d’un danger. Quant aux sentiments d’Aélys pour celle qui avait remplacé près d’elle les parents disparus, ils étaient un mélange d’estime, de confiance, de gratitude sans chaleur et d’une crainte vague. Mais il n’y entrait pas d’affection. Dame Véronique n’était point faite pour en inspirer ; puis, aussi, le cœur d’Aélys, si ardent, si chaud, ne se livrait cependant pas facilement et se repliait ainsi qu’une fleur touchée par les premiers froids d’hiver, devant la froideur comme devant la fausseté ou la sottise vaniteuse.

Tandis que l’hôtesse, Mme Pyramon, apportait le potage, le bruit d’un attelage, un son de trompe, se firent entendre au dehors.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Aélys.

– Un des équipages du prince qui rentre au château, demoiselle, répondit Mme Pyramon tout en plongeant la louche dans la soupière de faïence fleurie.

Aélys dit vivement :

– Le prince de Waldenstein est à Croix-Givre ?

– Il n’y est pas encore, répondit dame Véronique de sa voix nette et mesurée, ses équipages et une partie de sa domesticité l’ont précédé. Lui arrivera à la fin de la semaine.

– On ne sait jamais sur quoi compter avec ce jeune prince, paraît-il, ajouta Mme Pyramon en agitant la louche dans le potage où nageaient d’appétissants petits pois. Il faut toujours qu’on soit prêt à le recevoir, n’importe où... Et gare à qui commet la moindre négligence ! S’il fallait croire ce qu’on chuchote à son sujet... eh bien ! ce ne serait pas drôle d’être à son service !

– Je suppose que vous n’allez pas entrer dans ces commérages, Adèle Pyramon ? dit sèchement dame Véronique. En tout cas, je vous dispense de nous les faire entendre.

L’hôtesse baissa le nez sous le froid regard de désapprobation et s’empressa de servir le potage, puis de disparaître. Dame Véronique jouissait dans tout le pays d’une considération très respectueuse et les brefs jugements qu’elle portait sur les gens et les choses étaient fort rarement discutés.

Aélys demeurait toute pensive. La nouvelle qu’elle venait d’apprendre réveillait un souvenir de sa petite enfance qui, d’ailleurs, en ces huit années, s’était représenté plus d’une fois à son esprit. Un jour, enfant curieuse et téméraire, elle avait quitté secrètement le Vieux-Château pour tâcher d’apercevoir le petit prince depuis quelques jours en résidence au Château-Vert. Et elle l’avait vu... elle avait même manqué d’être sévèrement châtiée pour cette indiscrétion. Mais le prince, à sa place, avait fait fouetter le petit garçon blond qui lui baisait si humblement la main...

Aélys n’avait jamais pu se rappeler cela sans qu’un mouvement d’indignation la secouât. De cet incident, il lui était resté une secrète et violente prévention à l’égard du prince Lothaire de Waldenstein, qu’elle n’avait plus revu depuis lors et qu’elle souhaitait ne jamais revoir. Aussi apprenait-elle avec grand déplaisir sa présence prochaine à Croix-Givre.

« Quel dommage que Véronique m’ait précisément demandée plus tôt cette année ! pensa-t-elle. Je ne vais pas pouvoir aller et venir comme d’habitude dans le parc et dans les jardins. Et puis, de le savoir là me gâtera mon plaisir. En tout cas, il n’y a pas de risque que je cherche à l’apercevoir, cette fois ! »

Dame Véronique et Aélys, ne pouvant remonter si tard au Vieux-Château, passèrent la nuit dans la meilleure chambre de l’auberge. Aélys rêva qu’elle errait dans les jardins de Croix-Givre, poursuivie par le petit prince qui lançait contre elle son léopard. Affolée, elle se réfugiait dans le salon aux tentures de damas vert. Le petit garçon, qui s’appelait Valérien, venait à elle avec un air mauvais, en prononçant des paroles menaçantes. Mais le prince entrait, et Valérien se mettait à ramper devant lui, comme les chiens que le maître vient de châtier.

Aélys s’éveilla sur cette impression. Elle songea avec un profond sentiment de mépris : « J’aurais mieux aimé mourir que d’avoir la bassesse de ce petit garçon ! »

De bonne heure, dame Véronique et sa jeune compagne prirent le chemin du Vieux-Château. La route, qui montait en larges courbes entre les sapins, n’avait jamais cessé d’être bien entretenue aux frais des princes de Waldenstein. Un peu avant d’atteindre le plateau de Croix-Givre, elle bifurquait, l’une des branches conduisait au Château-Vert, l’autre, en fort médiocre état, menant au Vieux-Château.

L’antique logis, privé de réparations, commençait de crouler. Il n’était d’ailleurs qu’un reste du château-fort qui s’était élevé là. Aux alentours demeuraient quelques vestiges de remparts et une tour ruinée, à demi disparue sous l’envahissement de la forêt.

Aélys retrouva sa grande chambre au plafond à poutrelles enfumées, où deux étroites et hautes fenêtres dispensaient le jour avec avarice. Les meubles en poirier noirci ne contribuaient pas peu à lui donner un aspect sévère et triste. Aussi Aélys n’avait-elle jamais aimé à y séjourner. Elle lui préférait la salle dont la porte ouvrait sur le jardin, où Félicie cultivait quelques fleurs parmi beaucoup de légumes.

Ayant rapidement défait son petit bagage et rangé ce qu’il contenait, Aélys descendit pour retrouver dans cette salle dame Véronique. Celle-ci était assise et tenait sur ses genoux une robe de soie verte.

– Il faut essayer ceci, Aélys, dit-elle.

– Cette robe ? Pourquoi ? C’est une robe à maman ?

– Oui... Je vais l’arranger pour vous.

– Pour moi ?

Aélys regardait la vieille femme avec surprise.

– ... Qu’est-ce que je ferai d’une robe de soie ?...

– Vous en aurez peut-être besoin un jour ou l’autre.

– Je ne vois pas comment ! Ce n’est point pour aller à la messe du dimanche, ni pour rendre visite à Mlle Pharamond que je la mettrais ?

– Il peut se présenter d’autres occasions où il vous faudra être vêtue selon votre rang.

Dame Véronique avait en ce moment plus que jamais l’air énigmatique. Aélys la regardait avec un étonnement mêlé de perplexité. Tout à coup, elle fronça un peu les sourcils, comme si une idée subite lui venait, et demanda avec vivacité :

– Auriez-vous la pensée que je pourrais aller au Château-Vert, pendant que le prince sera là ?

– S’il vous demande, vous irez, naturellement.

Aélys eut un ardent mouvement de protestation.

– Ah ! cela, non ! Je suis bien sûre qu’il me déplairait trop !... Et puis, je suis pauvre, je n’aurais que faire dans ce milieu... Non, non, Véronique, je n’irai jamais au Château-Vert tant que le prince y sera, et je ferai tout mon possible pour ne pas le rencontrer !

– Vous irez, s’il le faut, parce que c’est la volonté de votre père, dit solennellement dame Véronique.

– C’est la volonté de mon père ? répéta Aélys d’une voix devenue hésitante.

Dame Véronique se levait, en secouant légèrement la robe de soie verte. Sans plus résister, Aélys subit l’essayage. Elle était trop longue, trop large pour la frêle fillette.

– Heureusement, conclut dame Véronique, car il y avait des parties usées ou fanées qu’il faudrait supprimer. Je ne vous la ferai pas à la mode, parce que c’est une chose que je ne connais point et qui n’a aucune importance, ajouta-t-elle avec une assurance dédaigneuse. Mais vous serez bien tout de même... et puis, vous êtes une Croix-Givre, une cousine du prince. Cela vaut mieux que tous les falbalas.

Aélys passait une main distraite sur la soie épaisse qui bruissait autour d’elle. Cette nuance verte donnait un singulier éclat à la blancheur délicate de son visage menu, à la teinte fauve de ses yeux. Mais elle ne s’en doutait guère, d’abord parce qu’il n’y avait pas ici de miroir, ensuite parce qu’elle ne se souciait en aucune façon de l’effet qu’elle pourrait produire.

– Oui, ce sera bien, dit dame Véronique après un court instant de réflexion.

Quand Aélys se fut rhabillée, elle alla s’asseoir dans le jardin en attendant le déjeuner. Les deux chiens, heureux de revoir leur jeune maîtresse, s’étaient couchés à ses pieds ; un jeune chat avait sauté sur ses genoux et elle le caressait machinalement. Sa pensée revenait aux paroles singulières de dame Véronique et à cette évocation de la volonté paternelle.

C’était pour obéir à cette volonté d’outre-tombe qu’elle avait été conduite, dès ses six ans sonnés, à la Combe-des-Bois, qu’elle avait été appelée plus tôt cette année au Vieux-Château... qu’elle se voyait menacée de rapports avec le prince de Waldenstein. Ceci lui demeurait incompréhensible. Mais du moment où elle avait entendu cette parole : « C’est la volonté de votre père », elle n’avait plus l’idée de se révolter contre une désagréable perspective.

Car dame Véronique lui avait inspiré un culte pour ce père à peine connu d’elle, puisqu’elle avait quatre ans au moment de sa mort. Ferry de Croix-Givre réalisait, aux yeux d’Aélys, le type du parfait chevalier. Dans son ombre s’estompait la blonde et gracieuse figure d’Adélaïde, cette mère qu’Aélys n’avait presque pas connue non plus et dont dame Véronique parlait peu, comme si elle n’eût été qu’une personne de petite importance.

« Enfin, il ne me reste qu’à espérer que le prince n’aura aucune idée d’appeler au château sa cousine pauvre et ignorée ! songea-t-elle. Au reste, c’est bien certainement ce qu’il fera, car il n’a pas dû garder un bon souvenir de la petite fille qui osa l’accuser de méchanceté, lui qu’on traitait comme une idole et qui n’avait qu’un geste à faire pour que tout le monde obéît. Du moins, c’est ce que j’ai entendu dire à Mme Schulz ; – et il avait en effet bien l’air de cela ! »

Mme Schulz était la femme du régisseur de Croix-Givre. Fille de petits commerçants de Pontarlier, elle avait épousé cet Oscar Schulz, d’origine autrichienne comme l’étaient aussi le garde général et les forestiers des domaines princiers de la Comté, qui descendaient de gens que le prince Otto avait fait venir de ses terres de Waldenstein. La plupart se mariaient entre eux ; mais il y avait eu cependant quelques unions avec des Comtois, à la désapprobation générale des habitants de Cornillan, qui voyaient les étrangers d’un œil sans bienveillance.

Aélys, en allant faire une promenade dans la forêt cet après-midi-là, rencontra précisément Mme Schulz. Bonne personne, très charitable, elle revenait de voir le fils d’un des gardes forestiers, un jeune homme de seize ans, infirme depuis huit ans à la suite d’un accident.

– J’ai profité pour y aller du temps qui nous reste avant l’arrivée de Son Altesse, expliqua-t-elle. Car, après ça, quel tintouin nous allons avoir ! Déjà c’est commencé depuis qu’une partie de la domesticité est arrivée. Encore faut-il reconnaître que ce monde-là a l’air tout à fait discipliné, comme des gens habitués à marcher au doigt et à l’œil, sans se permettre la moindre incartade. Eh ! c’est qu’il paraît que le prince n’est pas doux, s’il faut en croire le peu qu’on ose chuchoter ! Pourvu que Schulz n’ait pas d’ennuis pendant son séjour ici !

– Espérons que ce séjour ne sera pas long ! dit Aélys du fond du cœur. Je suis très ennuyée à l’idée que je ne pourrai pas me promener librement dans Croix-Givre, comme j’en avais coutume.

– Ah ! c’est vrai, demoiselle, vous allez être gênée !... D’autant plus qu’il y a une telle étiquette autour du prince ! Déjà, autrefois, quand il n’était encore qu’un enfant, c’était tout un aria ! Il ne fallait pas qu’il rencontre quelqu’un d’étranger au château quand il se promenait dans les jardins ou dans le parc. Et maintenant qu’il est un jeune homme de vingt ans, qu’est-ce que ça doit être !

Elle soupira en murmurant :

– Oui, j’ai peur que nous ayons des ennuis !

– Vient-il seul ? demanda Aélys.

– Seul ? Pensez-vous, demoiselle ! Il y a toujours un tas de gens après lui, pour le flatter, pour tâcher d’attraper quelque chose de ses faveurs. Il arrive de Paris avec sa tante, la princesse Jutta, sœur du défunt prince Magnus – une femme orgueilleuse comme pas une – puis un comte Brorzen qui est, paraît-il, allié aux Waldenstein par sa défunte femme, la fille de celui-ci, une comtesse Sidonie Brorzen, qui était déjà à douze ans toute remplie de morgue... et je ne sais qui encore : l’aide de camp du prince, la dame d’honneur de la princesse... enfin, tout un train dont vous n’avez pas idée, demoiselle ! Ah ! Son Altesse aurait bien dû oublier encore Croix-Givre, comme il le faisait depuis huit ans !

Sur ces mots, Mme Schulz prit congé d’Aélys. La fillette, en la quittant, se dirigea vers la demeure du garde forestier Mathias Heller. À chacun de ses séjours ici, elle ne manquait jamais d’aller visiter le jeune infirme, dont la patience et la douceur attiraient toutes les sympathies. Les parents étaient de fort braves gens, très reconnaissants de l’intérêt que leur témoignait « la petite demoiselle du Vieux-Château ».

Johann Heller se trouvait seul, quand Aélys arriva à la petite maison forestière. Mais presque aussitôt survint sa mère, une grande femme blonde dont le visage portait les marques du chagrin causé par l’infirmité de son fils.

– Non, il ne va pas mieux ! dit-elle avec un soupir, répondant ainsi à une question d’Aélys. Je pense que les médecins de par ici n’v connaissent pas grand-chose. Si nous étions riches, je le mènerais à un grand médecin de Paris ou de Vienne.

– Il ne pourrait probablement pas davantage, ma pauvre maman ! dit Johann avec un sourire mélancolique.

Il était couché sur son petit lit étroit, que la mère avait tiré devant la fenêtre ouverte sur le jardin où elle cultivait quelques légumes. Dans le pâle visage émacié, les yeux bleus avaient une douceur angélique. Pensivement, l’adolescent répéta :

– Il ne pourrait pas...

– Qui sait ? dit Aélys. Ah ! si j’avais un peu de fortune, j’aurais été si heureuse de vous aider !

– C’est que vous êtes tellement bonne, mademoiselle ! dit Rosa Heller avec émotion. Bien sûr que, si vous étiez riche, l’argent ne serait pas perdu pour les pauvres gens, avec vous ! Hélas ! il est à ceux qui nous méprisent comme la poussière du chemin !

Un pli d’amertume soulevait sa lèvre. Johann étendit sa main amaigrie et la posa sur celle de sa mère.

– Bienheureux les pauvres... Nous aurons grande joie et grand bonheur dans le ciel, maman.