Allemagne, je t'aime - Maureen Thumas-Eitel - E-Book

Allemagne, je t'aime E-Book

Maureen Thumas-Eitel

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Beschreibung

Toucher son salaire mensuel en liquide, faire ses courses chez le discounter, payer des impôts sur ses relations sexuelles, abandonner ses bouteilles de soda vides sur les bancs publics...
Voici, entre autres, ce qui attend le Français quand il décide de vivre outre-Rhin.
Expatriée en Allemagne juste après ses études, Maureen Thumas y enchaîne les petits boulots, d’abord à Berlin puis à Magdebourg.
En parallèle, elle se cherche une vocation, s’intéresse à son avenir et n’oublie pas de tomber amoureuse.
Dans ce témoignage, elle croque avec humour le comportement de ses nouveaux concitoyens et retranscrit les attitudes et autres bizarreries de nos voisins, sans oublier d’avoir un regard plein d’auto-dérision sur ses habitudes de Bretonne. Elle déconstruit les clichés, sans se priver d’en échafauder de nouveaux... pour notre plus grand plaisir !

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© La Boîte à Pandore

Paris

http ://www.laboiteapandore.fr

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ISBN : 978-2-39009-495-1 – EAN : 9782390094951

Toute reproduction ou adaptation d’un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisation écrite de l’éditeur.

Maureen Thumas-eitel

Allemagne, je t'aime

À nos actes manqués, au Petit Prince, à l’Alchimiste, à mon mari et à celui qui jouait du piano, debout.

Avant-propos

« Aua ! », m’exclamai-je en m’entaillant le doigt et réalisant soudainement la portée de ce cri. Sous la lame du couteau et sous le coup de la douleur, j’aurais aussi pu dire « Aïe ! ». Mais non, c’était bel et bien « Aua ! » qui venait de résonner dans la cuisine. Ces trois lettres, c’était la preuve par quatre que mon intégration en Allemagne touchait à sa fin. Déjà, quelques jours plus tôt, quand je m’étais surprise à faire part de mes états d’âme à mon chien, en allemand, ça m’avait mis la puce à l’oreille. Alors quand cette onomatopée m’a échappé, je sus qu’au terme de deux ans, l’Allemagne avait eu raison de moi. Deux longues années pendant lesquelles je m’étais adaptée, intégrée, assimilée. Je crois que la fine nuance entre ces termes réside dans le degré d’influence que tu as eu, toi, étranger, sur ton pays d’accueil. Autrement dit, le nombre de crêperies (si tu es breton) ou de kebabs (si tu es turc) s’est-il significativement étoffé depuis ton arrivée ?

Alors, assimilée ou intégrée, je laisse là aux experts le soin de convenir du terme approprié. Pour les autres, l’idée reste la même : j’avais atteint un point de non-retour. L’Allemagne m’avait définitivement adoptée et j’en avais fait mon chez-moi. J’avais, depuis le début de cette aventure, le statut d’expatriée (je le garderai probablement jusqu’à la fin, au moins aux yeux des Allemands : on ne se défait pas aussi facilement de ses origines, surtout quand votre accent vous colle à la peau), mais j’étais en plus devenue une habitante. Le statut d’expat, pour les intimes, est déjà un privilège en soi. Ainsi, certains Turcs dans le pays depuis bien plus longtemps que moi, voire depuis plusieurs générations, conserveront, eux, leur statut d’immigré. J’avais un jour lu que l’expatrié, c’était l’émigré riche, celui qui avait fait le choix de quitter son pays, pas celui qui y avait été contraint. Ceci étant, moi non plus je n’avais pas eu le choix de quitter la France : quand j’avais vu les beaux yeux marron de cet Allemand, un après-midi de mars, à Lyon, je n’avais pas pu faire autrement que de le suivre. Alors certes, ce n’était pas pour des raisons économiques, mais ma présence en Allemagne n’était pas non plus tout à fait le fruit d’un choix délibéré. Experts en sémantique, je vous invite à revoir votre définition.

« Aua ! » Que cette simple onomatopée, deux a autour d’un u, prononcée « aoua », soit devenue la preuve par A plus B de mon intégration ici, c’était un comble. Enfin, un comble de plus, car depuis que j’avais atterri à Berlin, je n’avais été épargnée par rien et je n’étais toujours pas au bout de mes surprises.

Avis au lecteur

Avant de vous laisser poursuivre cette lecture, je voudrais encore prendre le temps pour quelques précisions. D’abord, je voudrais faire remarquer que ce récit n’a pas prétention à avoir une quelconque portée sociologique. Je n’ai pas eu l’ambition de réaliser une étude poussée sur l’interculturalité franco-allemande, mais seulement de raconter la façon dont j’ai, moi, perçu les choses. J’ai parfois volontairement forcé le trait, pour faire rire, un peu, mais surtout, pour me faire mieux comprendre. Si les faits que je raconte peuvent paraître caricaturaux, c’est parce qu’ils sont souvent la somme de situations isolées vécues de façon répétée. Ainsi, si je m’étais contentée de décrire la décoration kitch du jardin de ma voisine en période de Pâques – guirlandes d’œufs enroulées autour des buissons – cela aurait pu être perçu comme un cas particulier ou passer pour l’expression artistique d’une personnalité extravertie. J’écrirai donc plutôt qu’en période de Pâques, « œufs colorés et lapins en plastique font leur apparition dans le paysage urbain, les citoyens mettant beaucoup d’entrain dans la préparation de cette fête ». Il faudra comprendre que la vérité se trouve un peu entre les deux. Puisque ce livre n’est pas une étude sociologique, on aurait tort de trop vouloir généraliser mes propos. D’ailleurs, cette histoire se déroule à Berlin, et Berlin est tout sauf représentatif de l’Allemagne. Berlin est une ville qui se lève tard, qui se réveille à 10 h pour commencer à s’activer à midi. Une ville où le petit-déjeuner dans les restaurants est servi jusqu’à 16 h, horaire où le reste du pays est sur le chemin du retour du travail. Berlin est cosmopolite au possible et influencé par des dizaines de cultures. Je ne dis pas que Francfort compte cent pour cent d’Allemands, ni qu’il n’y a pas d’autres nationalités en présence dans des villes comme Leipzig, Dortmund, Düsseldorf ou Nuremberg, mais seulement que du point de vue de la proportion, Berlin joue dans une autre catégorie. Berlin est un quartier du monde.

Enfin, ne vous y trompez pas ; malgré tout le mal que je vais en dire, j’aime l’Allemagne et j’aime les Allemands. Je suis même à deux doigts d’en épouser un. Il pousse des soupirs d’exaspération chaque fois que je mets en évidence la singularité des habitudes de ses compatriotes. Il m’a pourtant incitée à écrire ce livre. C’est que, malgré son français hésitant, il a fini par comprendre l’expression « qui aime bien châtie bien ». Du reste, c’est vrai qu’elle caractérise parfaitement la relation que j’entretiens avec son pays.

Exercice de style 

Afin de rendre le récit qui va suivre plus varié, diversifié, bariolé, nuancé, autrement dit moins monotone, plat, répétitif, insipide, uniforme, terne, ennuyeux ou barbant, j’ai pris le soin de chercher des synonymes et périphrases pour le terme « allemand ». Pour des raisons évidentes, cet adjectif sera maintes fois usité dans le récit suivant. A priori, la langue française, la langue parlée entre autres dans l’Hexagone, ne manque pas de figures de style permettant de faire référence à une chose sans la citer directement. Au moins en théorie... car ma récente recherche sur Google a confirmé ce que je craignais : les Français sèchent subitement quand il s’agit de trouver des expressions pour désigner ceux qui ne le sont pas. Wikipédia m’indique en effet qu’en dehors du terme « germain » et de ses dérivés « germanique » et « germanophone », les synonymes du mot « allemand » ont tous une connotation péjorative, voire injurieuse. C’est dire l’image que se font les Français de leurs voisins. Ah ! « Voisin ». Ce terme est peut-être finalement le plus approprié pour désigner l’Allemand. En effet, le voisin, c’est celui que nous croyons connaître, tant il nous est proche. Celui qui habite sous nos pieds ou au-dessus de nos têtes (parfois littéralement) et celui, pourtant, dont nous ne savons pas grand-chose. Nous connaissons de lui tout au plus l’heure à laquelle il rentre et sort. Pour aller où ? Pour y faire quoi ? Cela dépend de notre degré d’imagination et de notre propension à le lui demander… Pour l’Allemand, c’est à peu de choses près la même chose. Nous avons de lui toute une série de clichés que nous n’avons jamais pris le temps d’aller vérifier. Il faut croire que nous préférons passer nos vacances au soleil plutôt qu’à la mer du Nord ou que la Bavière n’est pas la destination privilégiée des jeunes mariés pour leur voyage de noces1. Par conséquent, des Allemands, nous en savons très peu.

Nous les savons blonds, doués au foot, constructeurs de belles automobiles, économiquement performants, pas trop fins gourmets, grands fans de saucisses (cela va de pair), buveurs de bière (cela aussi, ça se combine bien), belliqueux (Première et Seconde guerres mondiales). Nous avons la vague idée que, culturellement, ils ont vu naître Goethe et ceux qui ont eu la chance d’avoir un père mélomane connaîtront éventuellement Wagner en prime. Dans les grandes lignes, niveau géographie, nous connaissons la Forêt-Noire (et pas seulement le gâteau), nous savons placer Berlin et Cologne sur une carte et nous avons déjà entendu parler de Francfort (au moins pour ses saucisses2). Si pour vous aussi, l’Allemagne se résume à cela, le hasard a bien fait de placer ce bouquin entre vos mains.

Enfin, si dans les pages suivantes, les expressions « les Allemands » et « nos voisins » sont un peu redondantes, c’est principalement parce que la langue française ne m’a pas laissé beaucoup d’autres options, ayant volontairement écarté « teuton », « boches », « schleu », « fritz » et autre « doryphore ». Aussi je clos cette parenthèse en sollicitant votre indulgence si le style fait parfois défaut.

1. Ce qui est d’ailleurs bien dommage, car avec ses nombreux châteaux, cette région prolonge l’ambiance « conte de fées » et couronne idéalement le rêve de princesse.

2. Que l’on dit ici venir de Vienne.

L’homme de Berlin

« Moi, il m’en faut peu pour croir’ dans la vie,Que tout peut changer, et pourquoi pas lui ?...Lui... l’homm’de Berlin. »

Édith Piaf

Je suis arrivée à Berlin par avion, par un bel après-midi d’été. Je laissais derrière moi une très belle histoire d’amour et un poste de chargée de mission dans une agence de développement économique, fonction que j’avais obtenue au terme de cinq ans d’études. Je quittais tout cela pour l’aventure. Je partais sans billet retour, sans date de fin ni finalité. Seul comptait le présent. Je m’étais suffisamment répété cette citation de Chamfort selon laquelle « les raisonnables ont duré tandis que les passionnés ont vécu ». À choisir, je préférais faire partie de la deuxième catégorie. Cela allait changer de mon passé de première de classe.

Au boulot, j’avais choisi la formule sobre : les e-mails qui me seraient adressés après mon départ seraient automatiquement renvoyés à leur expéditeur avec un message automatique. C’était de bien meilleur goût que la formule avec laquelle j’avais un temps hésité et qui disait : « Je ne puis donner suite à ce message, étant partie vivre, jusqu’à l’ivresse, ma jeunesse3. » C’était peut-être poétique, mais pas vraiment crédible pour quelqu’un connu pour ne pas boire d’alcool. Et puis, c’était manquer de respect à tous ceux qui allaient continuer pour les prochaines années leur routine métro, boulot, dodo. C’était méchant et présomptueux, et comme je ne suis ni l’un ni l’autre, je décidai que le traditionnel « Undelivered mail returned to sender » ferait tout aussi bien l’affaire.

Aznavour dans la tête, mon sac sur l’épaule et une heure et demie de vol plus tard, je me retrouvai nez à nez avec Jörg, l’homme qui m’avait fait franchir le pas. En excellent gentleman, il était venu me chercher à l’aéroport, me confirmant de facto que j’avais fait le bon choix. Il faisait beau et qu’est-ce qu’il était beau. Lui et la vie me souriaient. Je m’apprêtais à découvrir Berlin, l’été, comme la touriste que j’étais encore.

J’explorai Berlin à vélo, je ne peux donc pas vraiment parler de mes premiers « pas » dans la capitale. Ce moyen de transport me permit d’apprécier les contrastes et je ne tardai pas de découvrir qu’il y en avait ici pour tous les goûts. Je passais en quelques coups de pédales d’un décor chic, tel le Friedrichstadt Palast, théâtre où se jouent les plus grandes comédies musicales et les spectacles mainstream4, à une ambiance plus underground5 comme le Bethanienhaus, ancien hôpital un temps squatté avant d’obtenir le statut de galeries d’art pour artistes en devenir.

Sur mon deux-roues, je réalisais l’immensité de la ville. Au bout de trois jours, mes mollets courbaturés me poussèrent à regarder ce qu’en disait Google. Pressentiment confirmé : la capitale allemande est six fois plus étendue que la capitale française (pour comparer avec ce que l’on connaît). Moi qui avais l’habitude de traverser Paris, à pied, en deux heures de temps ! De fait, il n’est pas choquant d’avoir un zoo en plein cœur de la ville. Cela donne des perspectives visuelles rigolotes : au premier plan, une girafe, au second, l’énorme sigle Mercedes surplombant les bureaux de la firme.

Aller aux toilettes dans un café permettait aussi de bien saisir le contraste entre le gigantisme de Berlin et l’étroitesse de Paris. Ce fut quand je me retrouvai coincée entre deux cloisons, elles-mêmes difficilement encastrées entre deux tables d’une brasserie de Montparnasse, à l’occasion d’un rapide aller-retour sur Paris, que je compris le luxe de Berlin. Le prix de l’immobilier aidant, les toilettes dans les restaurants y font rarement en dessous de quinze mètres carrés. C’est presque un endroit où l’on reste s’attarder devant les prospectus vantant les activités du quartier : salons de massage, concerts, salons de tatouage, cours de yoga, etc. D’autres restaurateurs ou tenanciers optent pour la quantité et on se retrouve alors à devoir choisir entre trois cabines hommes et trois cabines femmes, quand la cabine transgenre n’est pas en option.

Malgré la surface disponible, la ville se densifie à vue d’œil. Berlin, Bangkok, même combat ! Même nuée de piétons qui s’élancent quand le feu passe au vert. Le tout accentué par le fait que les Allemands ne se glissent pas au compte-gouttes les uns après les autres entre les voitures, mais attendent sagement que le petit bonhomme change de couleur. Quand, pour laisser du répit à mes mollets, mes petons prirent la relève pour une exploration pédestre, traverser la rue fut toujours un grand moment de solitude. Pour rappel, j’étais là pour l’aventure, pour être in-con-ven-tion-nel-le. Je n’allais tout de même pas réellement attendre au feu rouge alors qu’il n’y avait personne à droite et que la voiture qui arrivait à gauche n’était encore qu’un minuscule point à l’horizon, si ? Au début, pas encore au fait des us et coutumes, je m’élançais, laissant derrière moi une quinzaine de piétons, scandalisés par mon insolence. J’ouvrais ainsi la voie aux deux ou trois indécis sur le ton du « qui m’aime me suive ». Visiblement pas grand-monde, ou seulement quelques archipressés. Heureusement, je n’étais pas toujours la seule malfrat et j’eus aussi mes petites traversées victorieuses, quand, à contresens, quelqu’un de téméraire avait aussi flairé le zéro danger. Il nous arrivait alors, au milieu de la route, d’échanger le regard triomphant des truands qui ont réussi leur coup avant de se séparer incognito. L’histoire montrera que je ne ferai pas la maligne bien longtemps.

Les jours s’enchaînaient. La journée, je flânais, partageais avec Jörg sa pause déjeuner et le retrouvais le soir chez lui, qui prenait progressivement des allures de chez nous. Nous alternions les moments romantiques : petits déjeuners sur le balcon, accompagnés d’œufs à la coque… durs – il ne s’agit pas d’attraper la salmonelle… qui semble être bien plus répandue en Allemagne, au moins dans les esprits ! – ; sorties au parc ‒ jamais sans notre indispensable couverture bleue, en plastique et qui présentait le grand avantage de pouvoir se replier comme un sac. Faire primer la praticité sur l’esthétisme ne semblait pas être un sacrilège.

Nous nous amusions aussi à chercher le prénom de nos hypothétiques enfants franco-allemands. Je devais toujours repenser à l’arrêt sur image de ma mère lorsque je lui avais prononcé pour la première fois le nom de mon compagnon : Jörg. Elle avait d’abord cru à une blague et lui expliquer que c’était la version allemande de notre « Georges » à nous n’avait pas aidé davantage. « Yeurgue », répétait-elle, comme pour se familiariser avec la prononciation. Non, je ne pouvais décemment pas lui infliger « Otto-Rüdigger » comme petit-fils. Premier veto. Par goût, je bannis aussi les prénoms se terminant en « a », ce qui eut immédiatement pour effet d’éliminer les deux tiers des prénoms féminins allemands : Julia, Clara, Rebecca, Maria, Lara, Lena, Lina, Mara, Norah, Branda, Angela et autres Santa Barbara. En allemand, on ne peut se faire une idée finale sur la sonorité du prénom qu’en l’accolant à un article le, la, un, une. L’Allemand te demandera par exemple si tu as vu la Sonia ou si tu sais où se trouve le Paul. Ce qui est un peu dérangeant avec cette habitude, c’est qu’elle complique d’autant la conversation, car elle nécessite la déclinaison de l’article. Ainsi, j’ai passé du temps avec le Lisa (car la préposition « avec » est toujours suivie du datif et que la au datif devient le). Mais même à cela, on finit par s’y faire. On peut même aller jusqu’à trouver cela extrêmement Süß6, c’est-à-dire très mignon. Nous ne tombions d’accord sur rien de définitif, mais nous avions quand même un peu avancé et avions tous les deux fini par accepter l’idée selon laquelle nous pourrions retenir un prénom dont la prononciation varierait d’un pays à l’autre : Sophie, si c’était une fille deviendrait « Zophie » ; Hugo, si c’était un garçon et qui se prononcerait alors « Hougo », en insistant sur le h aspiré.

En dehors des désaccords de principe sur le prénom des enfants, tout allait donc pour le mieux entre Jörg et moi. Nous réussîmes même à démêler un vieux contentieux particulièrement cliché. Tous les couples franco-allemands vous le diront : le lit est le lieu où s’expriment pleinement les différences interculturelles. Le lit, au sens propre, en tant que meuble, pas au sens métaphorique. Et plus particulièrement la façon de le faire et de border les draps. Il faut savoir que les Allemands ne se partagent pas la couette. Ils ont une couette par personne, posée l’une à côté de l’autre. Oui, posée, car la couette allemande classique est trop courte pour être bordée, ce qui a pour désagréable conséquence de laisser les pieds dépasser. L’Allemand trouve cela fantastique d’avoir les pieds à l’air ‒ on comprend d’autant moins sa manie d’enfiler des chaussettes dans des sandales ‒, tandis que le Français s’en trouve tout décontenancé. Dans mon couple, l’argument romantique d’une énorme couette pour deux l’emporta, mettant ainsi un terme au plus grand conflit franco-allemand de ces dernières années.

Les premières semaines, baragouiner l’allemand me fut largement suffisant. En fait, mon niveau me permettait d’entrer en interaction avec quelqu’un et d’aussitôt demander à mon interlocuteur s’il était possible de continuer la conversation en anglais. C’était également dans cette langue que j’échangeais avec Jörg, que se passait notre quotidien, nos moments intimes comme nos disputes. Je voyais chaque jour un peu moins la nécessité d’apprendre l’allemand dans un contexte aussi multiculturel. La recherche d’un travail qualifié me ramena très vite à la réalité.

Ma conscience, plus que mon compte en banque, commença à me dire qu’il était mal de passer son temps à buller. J’avais la chance d’avoir quelques économies grâce à des parents non seulement aisés, mais aussi généreux. Mais l’idée du protestantisme dont j’avais hérité a ses revers : en plus d’une aisance financière, les adeptes de cette doctrine n’omettent pas de vous transmettre des valeurs, notamment celle du travail. Celle qui dit qu’il faut gagner son pain à la sueur de son front. Ils donnent à leurs enfants accès à de l’argent non pas pour qu’ils le dépensent (grand Dieu !), mais pour qu’ils le fassent fructifier. Comme quoi il y a aussi des avantages à être fille de poète, même raté. Ma morale ‒ à cette époque ‒ me disait donc qu’il était préférable d’être cadre, salariée, consultante ou free-lance dans une grande boîte pétrolière que de se tourner les pouces sur le balcon. Je choisis donc arbitrairement le mois de septembre comme celui qui sonna la fin des vacances. Je décidai de mettre officiellement fin à ma quête d’aventure pour me mettre à la recherche, presque aussi épique, d’un emploi. En parallèle à la recherche de prénoms, Jörg et moi élaborâmes donc un plan de carrière.

Forte de mon master d’école de commerce et portée par l’enthousiasme de Jörg, je me mis à croire que les start-up berlinoises n’attendaient que moi. Les diplômes ont encore très bonne réputation en Allemagne. Les études supérieures sont réservées à une minorité et n’obtient pas un bac « + cinq » qui veut. Il existe en allemand une vraie différence sémantique entre avoir fait des études, sous-entendu être allé à l’université (studieren) et avoir suivi une formation (ausbildung). Une ou deux fois, à l’occasion de discussions de comptoir, je commis la maladresse de demander innocemment à mes interlocuteurs où ils avaient étudié. Ils m’avaient tous corrigée en me donnant leur réponse : « J’ai fait ma formation dans telle ou telle ville. » Par la suite, j’évitai de faire l’amalgame.

Si les études universitaires ont une si bonne réputation, c’est qu’elles se méritent. En Allemagne, il faut en moyenne sept à huit ans pour obtenir un bac plus cinq. Je n’ai jamais réussi à savoir si c’était par choix ou par contrainte que les étudiants étalaient leurs études sur autant de semestres. Les personnes inscrites à l’université choisissent les matières qu’elles passeront ou ne passeront pas à la prochaine session d’examens et ce programme à la carte les incite à traîner en longueur. Sur les bancs de la fac, les étudiants Erasmus français font figure de gamins à côté de leurs camarades de trois ans leurs aînés. Cet écart d’âge s’explique aussi par le fait que les Allemands font leurs études au fur et à mesure et non pas d’une traite comme on a tendance à le faire en France. Ils commencent par suivre une formation, sans avoir obtenu le bac, se mettent à exercer leur profession puis décident, à 25 ans, de se reconvertir. Pour toutes ces raisons, il paraîtrait presque suspect d’avoir terminé son master à 23 ans.

Les Allemands qui s’acharnent et décident de rédiger une thèse jouiront d’une tout autre réputation que celle du thésard français, souvent perçu comme un rat de bibliothèque effrayé par l’entrée dans le monde du travail. En Allemagne comme en France, les bac+9 se voient décerner le titre de Docteur. Mais de l’autre côté du Rhin, ils ne manquent pas de le notifier absolument partout : sur leur boîte aux lettres, dans leur signature d’e-mail, sur leurs documents officiels et officieux, sur les affiches électorales et même sur leur passeport. En toute logique, ils attendent de leurs interlocuteurs que ceux-ci les interpellent, à l’oral aussi bien qu’à l’écrit, en leur rappelant leur grade : « Madame Professeur Docteur Hermann ». Cette mention de l’état civil est également à renseigner lors de l’achat en ligne d’un billet de train. Autrement dit, en Allemagne, on peut être M., Mme, Melle, Marié, Veuf, Célibataire ou Docteur.

Je n’étais pas encore chevronnée à ce point, mais mon master aurait quand même dû m’ouvrir quelques portes. La réalité s’avéra plus difficile. Je me rendis compte que trouver un job à Berlin était peut-être aisé, mais trouver un travail qualifié était une autre histoire. Les postes existants étant exagérément prisés. C’est ce que j’appris en appelant l’ONG à laquelle j’avais postulé une semaine plus tôt. Je m’étais entendu répondre :

— Nous reviendrons vers vous quand nous aurons fini d’étudier les deux cent cinquante candidatures.

Sans voix, je dus admettre que cela risquait d’être plus difficile que prévu et que, sur le court terme, j’avais tout intérêt à chercher un petit boulot. Les choses s’accélérèrent aussitôt et en l’espace de cinq jours, je passai un entretien et signai mon contrat d’embauche. J’étais officiellement devenue vendeuse de fromage au Grand Lemaison, le très réputé centre commercial, français, de Berlin.

3. Paroles de la chanson Sa jeunesse de Charles Aznavour.

4. Grand public.

5. Alternatif.

6. Süß, est la version allemande du cute ou sweet anglais. Utilisée presque exclusivement par la gent féminine et souvent de façon excessivement appuyée : süüüüß. Variante : wie süüüüß, comme on dirait how cute. La traduction française fait un peu défaut, elle s’approcherait de trop-mi-gnoooon…

Dans les dédales de l’administration