Anshar - Rebecca Cornhel - E-Book

Anshar E-Book

Rebecca Cornhel

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Beschreibung

Nea et Jahan ont réussi à s'échapper de Karukera... pour arriver sur un royaume en proie au doute. À l'abri des regards, derrière les murs épais du palais, Sutekh, ancien conseiller à la couronne, a pris la place du Pharaon - et il compte bien la garder. Privé de son héritage, Jahan se retrouve face à une vérité trafiquée, soutenue par le Grand Conseil et par Zirat, sa soeur aînée, revenue du temple de Tiamat pour se tenir aux côtés de l'usurpateur. Malgré les appels à la prudence de Nea, Jahan vacille. Qui croire, quand même les souvenirs semblent corrompus ? Quand d'anciens alliés refont surface, l'idée d'une paix possible s'éloigne peu à peu. Désormais partagé entre loyauté familiale et soif de justice, Jahan va devoir faire un choix : fuir... ou se battre.

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Seitenzahl: 631

Veröffentlichungsjahr: 2025

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À mes premiers lecteurs

Sommaire

PROLOGUE

CHAPITRE 1

CHAPITRE 2

CHAPITRE 3

CHAPITRE 4

CHAPITRE 5

CHAPITRE 6

CHAPITRE 7

CHAPITRE 8

CHAPITRE 9

CHAPITRE 10

CHAPITRE 11

CHAPITRE 12

CHAPITRE 13

CHAPITRE 14

CHAPITRE 15

CHAPITRE 16

CHAPITRE 17

CHAPITRE 18

CHAPITRE 19

CHAPITRE 20

CHAPITRE 21

CHAPITRE 22

CHAPITRE 23

CHAPITRE 24

CHAPITRE 25

CHAPITRE 26

CHAPITRE 27

CHAPITRE 28

CHAPITRE 29

CHAPITRE 30

CHAPITRE 31

CHAPITRE 32

CHAPITRE 33

CHAPITRE 34

CHAPITRE 35

• PROLOGUE •

Trois mois plus tôt…

Minoo n’arrivait pas à dormir.

Depuis le moment où elle s’était glissée dans son lit, elle n’avait eu de cesse de tourner en rond sous les draps de lin—tour à tour fermant les yeux et s’intimant l’ordre de calmer son esprit, continuant sa lecture pour essayer de penser à autre chose, et fixant la nuit qui s’enfuyait tranquillement vers l’ouest par l’interstice des rideaux tirés.

Nabu était silencieuse sous les étoiles, sa frénésie habituelle assoupie le temps de quelques heures. Le moindre petit bruit résonnait dans ce silence familier, aussi clair qu’une goutte d’eau qui rebondissait sur du métal.

Minoo se tourna sur le flanc, cinglant les draps avec ses jambes pour les extirper de leur emprise brûlante, à la recherche d’une once de fraîcheur… sans grand succès. La nuit était particulièrement chaude et moite ce soir, s’accrochant à sa nuque et se collant dans sa crinière de petites boucles joyeuses. Comme si un orage se préparait.

Elle tourna sur le dos, agacée par cette lourdeur poisseuse qui n’arrangeait rien à son état, fixant un moment les fresques colorées qui habillaient le plafond de sa chambre. Les symboles délicatement gravés et estampillés de couleurs vives et d’or vacillaient sous un rayon de nuit, semblant prendre vie au milieu du silence.

Minoo lâcha un soupir bruyant qui roula tout autour d’elle, abandonnant l’espoir de trouver le sommeil. Elle ralluma sa lampe à huile, posée sur la table de chevet en acajou à sa droite, et récupéra son livre oublié au milieu des draps froissés.

Elle se redressa en tournant rapidement les pages pour retrouver l’endroit où elle s’était arrêtée plus tôt, dégageant en même temps d’une main agacée les quelques mèches de cheveux collées à sa nuque brûlante.

Elle retrouva les dernières lignes qu’elle avait enregistrées (« La sédentarité du peuple d’Anshar n’arrive que vers la fin du Deuxième Âge, poussée par un besoin croissant de terres cultivables dans un royaume majoritairement composé de landes arides »), et elle se cala confortablement contre ses oreillers—les lèvres pincées avec résolution, prête à plonger dans le texte.

Mais même les récits de l’âge de l’Aube Rose ne réussirent pas à la happer. Minoo referma brutalement l’ouvrage, une moue ennuyée courbant ses lèvres. Elle releva la tête sur sa chambre baignée d’ombres et de reflets bleu-argent, balayant son regard agité au hasard des contrastes, le bout de ses doigts tapotant la couverture en cuir de son livre sur un rythme décousu.

Une légère pulsation familière chatouilla son palais—un mélange d’agacement et d’ennui qui lui décrocha un petit sourire en coin.

— Me dis pas que t’es pas au moins aussi impatiente que moi, elle renvoya en pensée à son dragon, le ton taquin.

Nouvelle pulsation de Tii, cette fois franchement amusée, rapidement suivie d’une autre, plus apaisante, qui lui demandait quand même d’essayer de dormir un peu.

— Je sais, je sais…

Tii lui renvoya un chatouillis réconfortant, avant de s’effacer. Minoo lâcha un long soupir en essayant de calmer son esprit agité, laissant son corps s’enfoncer au milieu des oreillers.

Si la chaleur poisseuse de la nuit était en partie responsable de son insomnie, c’était surtout ce qui l’attendait au matin qui la tenait aussi éveillée malgré l’heure tardive.

À l’aube, si les dieux étaient cléments, Minoo et son dragon allaient enfin pouvoir commencer à apprendre les manœuvres de vol plus complexes. Et de dire qu’elle avait hâte de s’y mettre était un euphémisme. Elle en tremblait presque d’impatience.

Le décrochage en vol, les vrilles, les piqués… Tout ce qu’elle avait admiré depuis le moment où elle avait chevauché Tii pour la première fois, à ses cinq ans, tous ces exercices délicats qu’elle avait vus son frère et ses sœurs effectuer nombre de fois au fil des ans, elle allait enfin pouvoir le mettre en pratique. C’était tout un nouveau monde qui s’ouvrait à elle. Une myriade de possibilités qui lui donnaient le vertige.

Elle avait bien essayé de convaincre Anis de démarrer les leçons plus tôt quand il avait loué ses talents, mais ce dernier avait été formel ; les règles étaient les règles, et on ne dérogeait pas aux règles. Sans compter qu’Anis avait bien trop peur du courroux de Jahan si ce dernier venait à apprendre qu’il avait avancé les leçons de sa sœur cadette.

Minoo lâcha une nouvelle expiration impatiente, son regard glissant sur les longs rideaux qui cachaient sa terrasse privée. Un rayon de lune glissait par les interstices, zébrant les appartements de bleu onirique. Beaucoup trop d’immobilité et de calme à son goût.

Elle repoussa les draps d’un grand geste du poignet, envoyant valdinguer son livre au sol—et réveillant Bastet, un des nombreux chats du palais, qui dormait roulée en boule sur une des méridiennes.

Bastet la suivit de ses yeux jaunes alors qu’elle récupérait son caftan de soie turquoise posé au bout de son lit et traversait les appartements sur la pointe des pieds, avant de revenir cacher son museau sous ses pattes, retournant à son sommeil. Minoo lui lança un regard en coin en se glissant dans le couloir, refermant les portes sans un bruit.

Le palais était calme et silencieux, sa lourde carcasse familière profondément endormie. On n’entendait que le crépitement discret des torches accrochées aux murs, leurs lueurs orangées ondulant audessus des ornements peints sur la pierre blanche.

Minoo traversa le large couloir jusqu’aux appartements de sa sœur, les yeux baissés sur la fine ligne dorée qui passait sous l’interstice des double-portes. Elle toqua doucement et repoussa le battant de droite.

Raja était installée dans une de ses méridiennes installées au centre des appartements, ses jambes repliées vers elle et un livre calé contre ses cuisses. Les lampes à huile disposées ici et là illuminaient doucement son profil attentif et sa longue tresse de cheveux noirs et lisses qui reposait sur son épaule. Un pan de son caftan tombait au sol dans une flaque de soie noire et argentée.

Raja releva la tête en entendant sa cadette entrer, ses yeux (d’un bleu profond comme ceux de leur père) bordés de longs cils épais clignant plusieurs fois, comme si elle avait du mal à sortir de sa lecture. Elle avait le regard brillant, presque ivre de tous les mots qu’elle venait sans doute d’enchaîner sans se soucier de l’heure tardive.

— Qu’est-ce que tu fais encore debout à cette heure-ci ? demanda Raja de sa voix douce et profonde. Il est presque une heure passée.

— Je pourrais te poser la même question, rétorqua Minoo en s’approchant.

Elle se laissa tomber à l’autre bout de la méridienne et croisa ses jambes en tailleur, lançant un regard autour d’elle. Son attention s’arrêta sur la couverture du livre que Raja gardait ouvert sur ses cuisses. Elle pencha la tête avec exagération pour en lire le titre.

— Toujours dans tes histoires d’amouuuuuuur ? elle demanda avec un sourire effronté.

La tête toujours penchée sur le côté, elle lança un regard malicieux à sa sœur qui pinçait les lèvres—apparemment déterminée à oublier sa présence.

— Tu vas encore être fatiguée demain, reprit Minoo en se redressant.

— Ce n’est pas moi qui ai une longue journée qui m’attend, rétorqua doucement Raja. Anis ne te laissera jamais voler si tu n’es pas correctement reposée.

— Oh Tihrak, soupira Minoo d’un ton théâtral, traînant la voix et entourant ses bras autour d’elle pour mimer une étreinte. Parlemoi encore de tes aventures.

Raja pinça les lèvres pour ravaler une expiration ennuyée, forçant son esprit sur son texte.

— Mon fier et valeureux prince musclé plein de courage et de… d’invention, continua Minoo, en fronçant les sourcils d’un air dubitatif. Qui n’existe pas. Pas du tout.

— La ferme, grogna Raja.

— Comment tu peux autant aimer ces récits imaginaires, quand nos livres d’histoire sont dix fois plus intéressants ? interrogea Minoo, en laissant retomber ses bras.

Raja lâcha un soupir dépité, refermant son livre d’un coup sec.

— Les livres d’histoire te disent seulement ce qui a été, elle expliqua en se levant.

— Non, contra Minoo en la regardant traverser le salon, ils donnent un aperçu de ce qui nous attend. Notre monde regorge d’aventures qui n’attendent qu’à être vécues. C’est quand même plus intéressant que tes romans.

Son livre toujours dans une main, Raja souffla sur la flamme d’une lampe à huile posée sur une commode. Son regard s’attarda sur le léger tourbillon de fumée blanche qui s’étira dans la nuit.

— Parfois, elle murmura d’une voix absente, on a juste besoin d’oublier la réalité pendant un temps.

— Mmh… marmonna Minoo, peu convaincue, en la regardant aller éteindre une autre lampe. Et ça n’a évidemment rien à voir avec le fait que ton cher Tihrak chevauche aussi bien les dragons que les princesses ?

— Minoo ! siffla Raja en se tournant vers sa sœur.

— Quoi ? se défendit Minoo, incapable de contrôler ses gloussements.

Raja la fixa sans rien dire, son regard sombre dévoilant tout à la fois son offense, sa gêne et son agacement.

— Je peux savoir ce que tu fais ici ? elle finit par demander dans un soupir.

— J’arrive pas à dormir, confessa Minoo, en lançant un regard absent sur sa gauche.

Les appartements de Raja, décorés dans les tons bleu nuit et or, croulaient sous les piles de livres de toutes sortes éparpillés ici et là. Minoo ne connaissait personne de son entourage qui avait autant d’appétit pour la lecture.

Raja avait toujours préféré la compagnie de ses histoires de papier à celle des humains. On la retrouvait régulièrement à travers le palais, à se promener avec sa solitude ou cachée dans un recoin tranquille, à dévorer ces pages gorgées d’encre pendant des heures. Beaucoup considéraient Raja comme quelqu’un de sauvage—de peu avenante et avare de paroles. Mais Minoo savait que c’était seulement une façon qu’elle avait trouvée pour se protéger.

Minoo releva la tête vers sa sœur, occupée à éteindre une autre lampe. Son visage s’adoucit alors qu’elle observait le profil de son aînée, tellement similaire à celui de leur père—des traits à la fois fougueux et doux. Des petites taches de rousseur s’éparpillaient sur l’arête de son nez (le nez droit et fin des Silani) et sur le haut de ses joues, ressortant au milieu de sa peau cuivrée.

— Tu veux venir avec moi aux cuisines, chercher quelque chose à manger ? proposa Minoo en se laissant glisser à bas de la méridienne à la manière d’une anguille.

— Je n’ai pas faim, répondit Raja, en récupérant une petite lampe à huile posée sur un des meubles en acajou.

Minoo fit une moue boudeuse, toujours affalée au sol comme une poupée de chiffon. Elle regarda sa sœur poser sa lampe sur la table basse, à côté de celle qui brûlait toujours, et se rasseoir dans la méridienne en se calant confortablement contre le dossier. Raja replia ses jambes vers elle et posa son livre sur ses cuisses.

— Pas faim de nourriture, en tout cas, sourit Minoo en la regardant ouvrir son livre.

— Bonne nuit, nini, répliqua Raja, le ton doux mais légèrement insistant, son attention déjà de retour à sa lecture.

Minoo resta la fixer encore une seconde avec son grand sourire aux lèvres, avant de relâcher son expression en même temps qu’elle se relevait. Elle trottina tranquillement jusqu’aux portes.

— Tu sais, elle reprit, une main sur la poignée de la porte, peutêtre que tu pourrais rencontrer ton propre Tihrak, toi aussi, si tu sortais un peu plus souvent le nez de tes romans.

— Minoo… gronda Raja sans quitter sa lecture des yeux.

— OK, OK, chantonna Minoo en ouvrant le battant de gauche, un nouveau sourire au coin des lèvres.

Elle se faufila dans le couloir et referma la porte le plus lentement possible, gardant son visage dans l’entrebâillement et son regard tourné sur sa sœur—du moins jusqu’à ce qu’elle se prenne un coussin en pleine face. Gloussant doucement, elle referma le battant et s’éloigna dans le couloir sur la pointe des pieds.

Elle descendit les étages l’un après l’autre, ses pieds nus silencieux sur les larges dalles polies. Le vent du désert roulait paresseusement au-dessus de la ville, s’engouffrant par intermittence à travers les nombreuses ouvertures du palais.

Elle passa les gardes stationnés ici et là, offrant un sourire à leurs regards imperturbables—même si elle pouvait voir l’éclat amusé dans leurs yeux quand elle passait devant eux. Ils étaient habitués à ses balades nocturnes.

Elle croisa également les nombreux chats qui résidaient au palais, aux aguets à cette heure tardive. Les petits corps agiles des plus jeunes couraient au milieu des ombres, pourchassant les mulots ou jouant entre eux sous le regard des plus âgés. Minoo les connaissait tous. Elle leur avait même alloué un nom à chacun.

Elle arriva enfin aux cuisines, désertes à cette heure-ci. Elle traversa la longue salle principale jusqu’aux réserves, longeant l’immense table de bois épais qui trônait au centre. Un chaton d’environ six mois, au pelage roux et blanc, était en train de lécher quelques miettes oubliées dans le ménage de fin de journée.

Une fois aux réserves, Minoo se servit en lait et pâtisseries qui collent aux doigts, avant de revenir dans la salle principale pour s’asseoir au bord du grand plan de travail.

Ses jambes battant doucement l’air, elle croqua dans une pâtisserie avec enthousiasme, lâchant un soupir de contentement quand le sucre et le beurre fondirent contre sa langue. Le chaton s’approcha d’un pas curieux pour venir à côté d’elle, ses yeux verts suivant attentivement la pâtisserie à chaque fois qu’elle l’amenait à sa bouche.

Elle mangea en silence, écoutant tous les petits bruits qui résonnaient autour d’elle alors que le chaton levait une patte timide pour lui demander de partager. Minoo lui lança un regard pétillant. Elle décrocha un petit morceau de sa pâtisserie pour le lui donner, avant d’attraper son verre de lait, ses pensées l’entraînant jusqu’à son grand frère.

C’est Jahan qui avait été à l’origine de cette tradition, plusieurs années en arrière, alors qu’elle devait avoir six ou sept ans. Elle avait fait un cauchemar et s’était précipitée en larmes jusqu’aux appartements de Jahan, qui l’avait patiemment rassurée avant de lui proposer d’aller aux cuisines pour lui trouver de quoi la réconforter.

Depuis, leur promenade nocturne était devenue un rituel. Quand Minoo n’arrivait pas à dormir, elle allait trouver Jahan— souvent debout, occupé à dessiner dans son étude—et ils descendaient aux cuisines où ils grignotaient dans un silence agréable. Les pâtisseries de Silsi étaient le meilleur remède aux âmes tourmentées, avait dit Jahan une nuit.

Sa plénitude s’effaça comme un ballon qu’on dégonfle à mesure qu’elle se perdait dans ses souvenirs, le regard figé sur un point invisible devant elle. Son estomac se creusa d’une émotion sourde, soudain plus vraiment rassasié de son casse-croûte nocturne.

Elle se demanda où se trouvait son frère en cet instant. Se demanda quand est-ce qu’il allait rentrer.

Jahan lui manquait atrocement.

Non pas qu’elle ne s’entendait pas avec ses sœurs. Mais Raja passait tellement de temps en compagnie de sa solitude qu’il était difficile de la convaincre de faire autre chose. Quant à Zirat, elle ne la connaissait que très peu—cette dernière ne passant au palais que quelques rares fois dans l’année, maintenant qu’elle était prêtresse au temple de Tiamat.

À vrai dire, Minoo ne pouvait pas vraiment dire qu’elle connaissait l’aînée de la fratrie. Zirat étant entrée au temple alors que Minoo n’avait que six ans, ça leur avait laissé peu de temps pour construire une relation.

Minoo soupira doucement, les épaules voûtées, à peine consciente du chaton qui agrippait timidement sa patte à son bras pour quémander un autre morceau de pâtisserie.

Elle se conforta dans l’idée que son frère rentrerait bientôt pour lui raconter ses aventures, et elle termina son en-cas sur cette pensée, nettoya après elle, et quitta les cuisines.

Elle traversa la salle du trône déserte, décidant de prendre un autre itinéraire pour son retour pour pouvoir passer par l’étude de son père, pour voir s’il était encore debout.

Son père l’inquiétait, ces derniers temps. Depuis le départ de Jahan, il s’était lentement renfermé sur lui-même, passant des heures enfermé dans son étude, souvent jusqu’à tard dans la nuit, à marmonner tout bas au milieu des ombres.

Son changement d’humeur pesait sur le palais. Comme une ombre invisible qui assombrissait les murs. Minoo avait bien essayé de savoir ce qui se passait, mais sa mère—toujours égale à ellemême dans sa sagesse—n’avait fait que lui répéter qu’il n’y avait pas à s’inquiéter. Que le rôle d’un pharaon pouvait parfois être difficile à supporter.

Sauf que Minoo voyait bien que sa mère était aussi concernée par ce changement. Elle l’avait noté, dans les fines lignes d’expression au coin de ses yeux ambrés et de ses lèvres. Dans la façon dont son regard s’éloignait parfois pendant une conversation. Et elle avait essayé de creuser le sujet. Plusieurs fois. Mais la reine avait contrecarré ses questions à chaque fois, lui rappelant que ça ne la concernait pas, qu’il fallait laisser les adultes s’occuper de tout ça.

Les adultes…

À seize ans, Minoo était la plus jeune d’une fratrie de quatre enfants. Arrivée huit ans après Raja comme un cheveu sur la soupe, les règles et les devoirs de ses aînés ne la concernaient que de très loin—et ça lui allait très bien comme ça.

En tout cas, la plupart du temps.

Elle appréciait cette liberté due à sa position au sein de la famille royale. Mais, parfois, elle aurait seulement aimé qu’on la considère un peu plus. Elle était coincée dans cet entre-deux étrange où elle n’était plus vraiment une enfant, mais pas encore une adulte. Et le monde autour d’elle semblait avoir autant de mal qu’elle à se décider à savoir ce qu’elle était.

Et ça la mettait en colère.

Minoo connaissait son père—peut-être même plus que quiconque. Elle avait passé un nombre incalculable d’heures à ses côtés, se contentant de l’observer dans un silence agréable alors qu’il vaquait à ses occupations. Elle pouvait deviner ses émotions rien qu’en le regardant. Et là, elle était inquiète pour lui.

Le regarder ces dernières semaines, c’était comme de le regarder s’étioler par petits bouts. Et elle aimerait l’aider à contenir tous ces petits bouts de lui dans ses mains, mais elle ne savait pas comment faire ni même ce qui causait tout ça.

Minoo tourna à l’angle du couloir qui menait à l’étude de son père, mais elle s’immobilisa presque aussitôt quand le murmure profond et furieux de ce dernier arriva jusqu’à elle. Fronçant les sourcils, elle tendit l’oreille, cherchant à déchiffrer ses paroles. Un filet de lumière dorée s’échappait de la porte entrouverte, glissant sur le sol jusqu’au mur opposé dans un trait net.

Son père parlait vite et tout bas—pas assez fort pour qu’elle comprenne ce qu’il disait, mais suffisamment pour qu’elle perçoive la nervosité dans la fin de ses mots.

Elle s’approcha sur la pointe des pieds, mais s’arrêta à nouveau dans un petit sursaut quand la voix de Sutekh (le conseiller principal de son père) s’éleva à son tour. Son cœur cognant fort contre ses côtes, elle resta plantée là au milieu du couloir désert, tout son corps tendu vers la mince ouverture de la porte pour essayer d’entendre.

— Tout le monde pense que je suis devenu fou ! murmura la voix de son père.

Le reste de ses paroles s’évapora au milieu du silence, proclamées trop bas pour être discernées. Un frisson roula dans la nuque de Minoo face à la colère qu’elle pouvait percevoir dans la voix de son père, son cœur s’envolant dans sa poitrine dans une continuité de battements fébriles.

— Il y a une ombre sur toi… reprit son père tout bas.

Sa voix était légèrement tremblante. Presque désespérée.

— Une ombre que je n’arrive pas à nommer.

— Le temps fait son œuvre sur tout le monde, expliqua Sutekh avec calme. L’âge, les responsabilités… La pression que vous avez subie ces dernières semaines n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.

— La pression… siffla le pharaon.

Le rai de lumière dorée qui s’échappait de la porte entrouverte frémit un instant quand une silhouette bougea dans la pièce.

Minoo entrouvrit les lèvres pour forcer sa respiration à s’échapper, ses mains se triturant l’une l’autre alors qu’elle esquissait un pas timide vers la porte. Son père reprit la parole, mais elle était tellement concentrée à ne pas faire de bruit qu’elle n’entendit pas ce qu’il disait.

Elle s’arrêta à environ cinq mètres de l’étude, en même temps que Sutekh reprenait la parole :

— Les gens parlent, il déclara. Ce que le peuple voit, c’est que son pharaon s’est renfermé sur lui-même depuis trop longtemps.

Un silence. Minoo fit encore quelques pas, jusqu’à atteindre le mur à droite de la porte. Elle se colla contre la pierre lisse, le souffle bloqué au fond de la gorge, avant d’oser un regard timide par l’entrebâillement.

Sutekh se tenait debout dos à la porte, sa longue silhouette habillée de noir frémissant à la lueur des lampes à huile alors qu’il faisait face à son pharaon, posté devant le long bureau couvert de papyrus et autres documents. Minoo sentit une boule inconfortable remonter dans sa poitrine face au visage fatigué de son père.

— Le pharaon épuisé qui se retire pour éviter la disgrâce… cingla son père d’une voix amère. Quel beau mensonge. C’est ce que tu vas déclarer à tout le monde quand j’aurai disparu ? Que j’ai… succombé à la pression de mon rôle ?

Minoo ouvrit des yeux ronds, son cœur s’affolant un peu plus dans sa poitrine.

— Je dis simplement qu’il faut savoir quand se retirer, répondit Sutekh.

Il lança un regard vague sur sa droite, et Minoo se rétracta contre le mur en fermant les yeux, terrifiée d’être découverte.

— Une nouvelle ère est sur le point de commencer, reprit Sutekh. Le monde tel que nous le connaissons n’aura bientôt plus lieu d’être. Nous devons nous plier à ce changement ou nous effacer.

Minoo fronça les sourcils, son cœur tambourinant dans sa poitrine. Une partie de son esprit essayait de comprendre la conversation sous-jacente au milieu de cet échange de voix graves, l’autre l’implorait de bouger pour aller chercher quelqu’un—un garde, n’importe qui. Elle entendit quelques pas dans la pièce, mais elle n’arrivait plus à se décoller du mur pour jeter un coup d’œil.

— Tu ne me donnes plus le choix, reprit son père.

Un froissement de vêtements. Encore quelques pas.

— Sutekh, fils de Sana, tu es accusé de trahison envers la couronne d’Anshar et es donc immédiatement relevé de tes fonctions. Je te laisse jusqu’à l’aube pour rassembler tes affaires et quitter le palais.

Minoo rouvrit les yeux, fixant son regard sur les fresques colorées du mur opposé. Son cœur frappait tellement fort dans sa poitrine qu’elle n’entendit même pas la réponse de Sutekh.

— Considère ma clémence comme un hommage à l’amitié entre nos deux familles, continua son père.

Minoo sentait ses yeux piquer à force de fixer obstinément le mur. Son cœur continuait de pulser dans tout son corps alors que le rai de lumière dorée frémissait encore quand l’un des deux hommes bougea dans la pièce. Elle ne comprenait pas ce qui se passait.

— Je suis désolé.

La voix de Sutekh chassa les questions qui dansaient dans son esprit, la forçant à reporter toute son attention à ce qui se passait dans l’étude de son père.

Il y eut un silence de quelques secondes. Puis un sifflement métallique et un bruit humide horrible mêlé à un gargouillis étouffé.

Un tremblement traversa Minoo, aussi violent que si elle avait été frappée par la foudre, la clouant sur place. La glaçant partout à l’intérieur. Elle n’eut même pas le temps de penser à hurler, sa mâchoire contractée par le choc emprisonnant sa voix au fond de sa gorge.

— Non.

La voix étranglée qui se faufila dans le couloir jusqu’à elle était impossible à discerner. C’était une voix restreinte, pleine de douleur. Elle aurait été incapable de dire si c’était son père ou Sutekh qui avait parlé.

Minoo ferma les yeux. S’obligea à rester calme. Peut-être qu’elle était juste en train de rêver. Peut-être qu’elle s’était endormie depuis longtemps et que tout ça n’était qu’un rêve.

Quand elle réussit à lancer un nouveau regard par l’entrebâillement, son père se tenait debout face à Sutekh, une main tremblante frôlant du bout des doigts le manche du poignard qui lui transperçait la gorge, l’autre agrippée à l’épaule de Sutekh. Son visage était pétrifié dans une expression de stupéfaction mêlée d’incompréhension, ses lèvres s’ouvrant et se refermant sur un gargouillis sourd qui fit jaillir une rivière écarlate et brillante.

Non. Non, non, non, non, non, non. Elle était en train de dormir, elle allait se réveiller, elle allait se réveiller…

Pourquoi elle ne se réveillait pas ?

Son père chancela sur place, ses yeux bleus humides de larmes brillantes. Sutekh enroula un bras autour de sa taille pour l’accompagner dans sa chute, l’étendant au sol sur le dos. Son profil aux traits ciselés baigné par la lueur orangée des lampes à huile fixa un long moment le visage inerte de son pharaon, figé dans la dernière expression qui l’avait traversé. Le sang continuait de couler, couler, couler—formant une mare rougeoyante sur le sol.

Sutekh leva une main pour baisser les paupières de son pharaon du bout du pouce et de l’index, ses lèvres murmurant une prière à Nut et Tiamat. Minoo le fixa au milieu du silence. Un silence anormal. Sordide. Obscène. Un silence rendu bruyant par son cœur qui hurlait contre sa cage thoracique. Tellement bruyant qu’elle avait l’impression d’être sourde.

Elle sentit la pulsation familière de Tii contre son palais—sentit son affolement et sa peur, mais elle n’arrivait pas à lui répondre parce qu’elle n’arrivait pas à comprendre. Elle ne voulait pas comprendre.

C’est le hurlement déchirant d’un autre dragon qui la sortit de sa transe. Un hurlement innommable qui résonna au loin, s’étirant au-dessus de la capitale dans une onde de choc furieuse et meurtrie. Minoo n’avait jamais entendu un cri aussi écorché que celui-là, bien qu’elle en ait lu de nombreux témoignages dans ses livres d’histoire.

Son regard brouillé de larmes brûlantes capta Sutekh, toujours agenouillé près du pharaon, au moment où il relevait la tête en entendant le hurlement. Un voile sombre passa sur son visage, comme un masque immatériel constitué d’ombres qui disparut à peine formé.

Minoo réussit à se déraciner du sol.

Elle fit un pas en arrière. Puis un autre—le corps couvert d’une sueur anormale qui lui glaçait les entrailles. Elle continua de s’éloigner de cette porte entrouverte et de son père, étendu au sol dans son propre sang, ses pieds nus silencieux sur les larges dalles polies.

Jusqu’à ce qu’elle soit assez loin pour se mettre à courir.

Elle remonta les couloirs vides, le souffle coincé dans la gorge et le sang battant à ses tempes. Une activité fébrile se réveillait à travers le palais, alertée par le hurlement du dragon de son père. Des bruits de pas qui se précipitaient un peu partout, des voix qui chuchotaient et s’entremêlaient. Elle n’avait pas conscience de la direction qu’elle prenait—peut-être qu’elle était en train de tourner en rond, elle ne savait pas. Elle ne voulait pas retourner à sa chambre, persuadée que la pièce allait l’étouffer entre ses murs épais. Elle voulait quitter ce palais, courir jusqu’à ce que Nabu et la dernière demi-heure soient loin dans son dos et courir encore.

Deux mains chaudes agrippèrent ses épaules quand elle tourna à l’angle d’un couloir, l’arrêtant dans sa course. Elle se mit à hurler et se débattre, la vision brouillée par les larmes qui affluaient dans sa gorge.

Elle entendit vaguement une voix familière l’appeler, encore et encore, la rassurer, lui demander de se calmer. Son esprit enregistra cette voix au bout de plusieurs longues secondes d’agonie, et elle arrêta de se débattre, clignant rapidement des yeux pour éclaircir sa vision.

Le visage de Noor se dévoila au milieu de ses larmes. Ses pommettes tranchantes, ses cheveux bruns coupés au carré, sa bouche charnue et ses iris noirs, alertes, entièrement focalisés sur elle.

— Minoo, appela encore Noor, resserrant ses doigts sur ses épaules. Parle-moi.

Minoo ouvrit la bouche plusieurs fois, mais il n’y avait que du vide dans sa tête. Tout était emmêlé, brouillé, mélangé.

Noor, lui rappela sa conscience. Noor connaît Jahan. C’est sa meilleure amie. Elle pouvait lui faire confiance, pas vrai ?

— Minoo, pressa encore Noor.

Son visage, d’habitude si sévère et si renfermé, vacilla sur un battement—révélant, pour la première fois depuis que Minoo la connaissait, une peur viscérale.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Noor.

Sa voix de velours roula autour de Minoo, à peine plus bruyante que la caresse du vent contre les dunes de sable du désert. Minoo inspira profondément, ravalant les hoquets furieux qui voulaient s’échapper de son cœur, cherchant un quelconque réconfort dans cette voix douce et familière.

Quand elle réussit enfin à calmer assez son esprit, elle n’avait qu’un seul mot à prononcer :

— Sutekh.

• CHAPITRE 1 •

Une tempête approchait.

L’amoncellement de nuages noirs roulait dans leur direction depuis le nord—une vague menaçante et implacable coincée entre le ciel nocturne et la mer, qui dévorait les étoiles dans son sillage. Des éclairs mauves apparaissaient par instant au milieu de ses entrailles, illuminant les contours de ce monstre grossissant qui relâchait sa colère dans un grondement étouffé.

Mais, pour l’instant, tout était calme.

Accoudée au bastingage du Bizaan, Nea releva la tête vers la couverture scintillante qui la surplombait, perdant son regard au milieu des milliards de points argentés. Les bruits familiers du navire résonnaient dans le silence nocturne, la berçant agréablement. Le craquement de sa lourde carcasse portée par les flots. Ses voiles et ses cordes et ses poulies qui ondulaient et claquaient sous la brise légère. Le clapotis de l’eau contre ses flancs.

Les lampes à huile suspendues çà et là éclaboussaient le pont silencieux de leur lueur dorée et frémissante, accentuant les angles. L’équipage profitait de quelques heures de sommeil avant de se préparer à affronter la tempête—seul Emir, un matelot de tout juste quinze ans originaire d’Anshar, se tenait derrière le gouvernail du pont supérieur, le regard rivé sur l’horizon. On pouvait l’entendre fredonner une chanson de sa composition, quelque chose sur la danse des hippocampes au clair de lune.

Nea lui lança un regard amusé par-dessus son épaule, écoutant la voix fluette qu’il prenait toujours pour chanter.

Quand il termina sa chanson dans une envolée plus ou moins harmonieuse, elle détourna la tête et prit une longue inspiration, s’abreuvant des odeurs du navire, devenues familières—l’huile des lanternes, le bois humide, le sel…

Elle n’avait jamais vu de nuits aussi claires que depuis qu’elle avait embarqué sur le Bizaan. N’avait jamais connu de nuits aussi silencieuses. Après trois semaines passées sur les mers, elle continuait de s’émerveiller de cette nouveauté, incapable de se décider à savoir si la symphonie de Karukera lui manquait.

Tout ce qu’elle savait, c’est que ça changeait. Et elle aimait ce changement.

C’était un rituel qu’elle s’offrait presque toutes les nuits. Après une journée entière à arpenter le navire et à aider partout où elle pouvait être utile, elle se levait dans les heures creuses de la nuit où plus rien ne bougeait, pour aller contempler l’immensité du monde et admirer les étoiles.

Elle employait aussi ce temps pour réfléchir, profitant de tout ce calme pour démêler les nombreuses questions qui trottaient dans sa tête.

À commencer par ce qui les attendait une fois qu’ils auraient atteint les côtes d’Anshar.

Si les événements survenus sur Karukera étaient d’une quelconque indication, elle pouvait déjà affirmer que leur séjour ne serait pas une simple promenade de santé.

Nea fronça les sourcils en se remémorant les quatre assassins qui avaient réussi à les suivre à travers la forêt d’Itanambo—et ça malgré les frontières protectrices des Choyamba.

Elle avait affirmé à la reine Adhiambo que ces hommes étaient forcément liés à Jahan par un rituel de sang. Mais qui était la personne rattachée à ce contrat ?

Sutekh, le conseiller qui avait assassiné le pharaon d’Anshar et pris sa place sur le trône ?

C’était la réponse la plus plausible, évidemment. Quoique Nea avait encore du mal à comprendre comment il pouvait éliminer Jahan de l’échiquier sans se retrouver avec une révolution sur les bras. Même s’il avait coupé les communications avec les autres royaumes, l’information aurait fini par se répandre d’une façon ou d’une autre.

Alors, la reine Adhiambo ? Après tout, elle avait fait emprisonner Jahan aussitôt qu’il avait passé les portes du palais d’Ubongo. Ça faisait plus de sens, en tout cas. Si la reine s’était rangée du côté de Sutekh, elle éliminait le prince discrètement et laissait au nouveau pouvoir d’Anshar le soin de trouver une excuse pour son peuple. Sinon, elle gagnait un moyen de pression.

Nea ferma les yeux en se repassant leur fuite d’Ubongo et le dôme translucide que la reine avait créé pour les retenir.

Encore une autre question.

Elle savait que la reine était issue d’une longue lignée de sorcières et sorciers réputés de Karukera. Une des plus anciennes et des plus puissantes, rattachée aux premières tribus. Ça expliquait son physique de jeune femme alors que Nea savait qu’elle allait fêter ses quarante-cinq ans cette année.

Mais elle n’arrivait toujours pas à comprendre comment la reine avait pu convoquer autant de magie d’un seul coup.

La magie de Karukera était une magie ancestrale, régie par le pouvoir des anciens retournés à la terre. Une magie basée sur l’équilibre, relativement douce. Elle voyait mal les esprits accepter de donner autant, pour la simple raison d’empêcher un prince d’un royaume étranger de quitter les frontières de l’île. Ce n’était pas leur problème.

Et elle n’arrivait pas à s’enlever cette sensation désagréable coincée dans le fond de son ventre, à chaque fois qu’elle repensait à ce dôme et à ce qu’il avait soulevé en elle. Ce sentiment de froid inconnu et ancien—comme quelque chose qui ne devrait plus exister.

Elle avait ressassé cette sensation encore et encore depuis leur départ, la retournant dans tous les sens dans son esprit, la décortiquant en milliards de fragments pour l’évaluer et la disséquer… Et parfois, à force de la manipuler, elle pouvait presque sentir la réponse effleurer le bout de ses doigts.

Mais c’était comme d’essayer d’extraire le premier souvenir d’une vie—un exercice aussi délicat que difficile. À peine avait-elle eu le temps de dessiner les contours d’une réponse que tout disparaissait dans un nuage de fumée.

— Tous les soirs, je te retrouve ici.

Nea rouvrit les yeux, s’extirpant de ses réflexions. Elle chassa le frisson désagréable collé à sa peau, tournant la tête vers Jahan qui arrivait vers elle avec un sourire fin accroché au coin des lèvres. Ses cheveux noirs partaient dans tous les sens, créant des petites courbes indociles autour de ses oreilles et dans sa nuque, et sa chemise était froissée par l’accumulation de mauvaises nuits qu’il enchaînait. Son ombre s’allongea sous les flaques dorées des lanternes.

— À croire que tu entretiens une histoire d’amour avec ces étoiles, il reprit. On en deviendrait presque jaloux.

Nea esquissa un sourire en le regardant s’accouder au bastingage à sa gauche. Dans leur dos, le jeune Emir entamait une nouvelle chanson de sa composition, sa fausse voix aiguë flottant doucement dans l’air.

— Sommeil léger ? elle demanda.

— Ah… il soupira en levant la tête vers le ciel.

Nea observa son profil pensif, traçant du regard les lignes de son visage. Ses traits étaient tirés par le manque de sommeil et son esprit troublé, créant des ombres le long de ses joues et sous ses yeux. Sa fine barbe de trois jours accentuait l’angle de sa mâchoire. Ses cheveux en désordre se soulevaient mollement avec la brise salée.

Le tonnerre gronda au loin, leur rappelant que la tempête continuait de rouler dans leur direction. Le vent avait profité que Nea fût perdue dans ses pensées pour se modifier subrepticement, se gorgeant d’une tiédeur annonciatrice de pluie. Il se soulevait par à-coups, comme s’il se préparait à entrer en scène.

Jahan considéra le monstre météorologique qui fonçait droit sur eux, les lèvres pincées sur le doute persistant qui s’amusait à le ronger jour après jour.

— Difficile de dormir comme un bébé, ces derniers temps, il déclara.

Il lui envoya un bref sourire qui manquait de vigueur, avant de reporter son attention sur les nuages noirs.

Nea pinça les lèvres, scrutant les iris ambrés qui scintillaient à la lueur douce des lanternes. Un voile à peine perceptible recouvrait ces deux billes d’habitude pétillantes de vie et de malice, leur donnant un air un peu absent—quelque chose qu’elle n’était pas encore habituée à voir.

Elle avait bien noté la façon dont Jahan s’était assombri au fur et à mesure qu’ils approchaient des frontières d’Anshar. Il avait arrêté ses traits d’humour et ses petites piques de séduction ratées. Il restait silencieux pendant de longues minutes, le regard perdu dans le vague. Et il y avait une tension résiduelle qui stagnait dans ses épaules et dans sa nuque, qui s’accentuait chaque jour. Il traînait son inquiétude sur le pont et dans les cabines, les yeux tournés vers l’est à chaque fois qu’il croisait l’horizon.

Elle-même devait avouer que son sommeil était devenu plus léger. Plus agité.

— C’est normal d’avoir peur, elle murmura, détournant la tête vers l’orage qui roulait vers eux.

Jahan acquiesça distraitement, lui aussi fixant les remous nuageux chargés d’énergie crépitante. Une bourrasque de vent souleva leurs cheveux, accompagnée d’un roulement de tonnerre. Elle glissa au-dessus du pont, s’enroulant comme une langue autour des mâts et des voiles et faisant tinter la cloche de timonerie.

Nea baissa les yeux sur les vagues qui venaient s’écraser contre la coque du navire, jaugeant leurs mouvements et leurs creux.

— Est-ce que tu peux le sentir ? elle demanda, en surveillant le rythme des vagues. Sati ?

— Non, rien, murmura Jahan.

Il ravala une boule de nervosité, le front plissé face au silence prolongé de son dragon. De ne pas le sentir au bout du lien qui les unissait, de ne pas avoir cette connexion avec laquelle il avait grandi, exacerbait ses doutes quant à la situation de sa famille et de son peuple. Pour ce qu’il en savait, ils se dirigeaient peut-être droit vers un cimetière.

Alors, il se raccrochait à l’idée que Sati s’était peut-être dissimulé.

Les dragons étaient des êtres puissants, dotés d’une magie immémoriale que peu de personnes arrivaient à comprendre. Et ça ne serait pas la première fois que Sati se dissimulerait pour sa protection.

Ça ne l’empêchait pas d’angoisser à chaque fois qu’il se réveillait d’un énième cauchemar.

— Je me sens impuissant, il lâcha à mi-voix, en fixant les éclairs mauves qui fracturaient la montagne de nuages sombres en mouvement. Je veux dire… On est à moins d’une journée d’arriver sur Anshar, et j’ai aucune idée de ce que je suis censé faire.

— On a encore le temps, rassura Nea.

Il y avait eu des conversations au cours du voyage. Beaucoup de conversations.

Tous les soirs, quand le dîner était servi, Jahan, Gadiel, Cal et Nea s’enfermaient dans la cabine du capitaine pour discuter de la meilleure façon d’arriver sur Anshar, débattant jusqu’à tard dans la nuit et établissant une liste non exhaustive de tous les points délicats à passer en revue. Le repas était jalonné d’informations politiques et géographiques fournies par Jahan, d’options de tactiques possibles proposées par Gadiel, et de « on a qu’à foncer dans le tas » lancés par Cal—le but étant, apparemment, de contrer chaque idée de l’un ou de l’autre.

Le fait étant que les trois hommes étaient incapables de se mettre d’accord. À chaque fois, généralement un peu après le dessert, leur entêtement prenait le dessus sur la diplomatie, et la discussion était close jusqu’au lendemain.

— Tu sais… reprit Jahan en fixant l’horizon menaçant.

Nea releva la tête, considérant son profil tourmenté et ses sourcils froncés.

— Évidemment que je rentre chez moi pour confronter Sutekh et m’assurer que mon peuple est en sécurité, il continua à voix basse. Mais la raison principale, c’est ma famille. Je veux savoir s’ils vont bien. En fait… je suis pas sûr que j’aurais fait tout ce chemin si ce n’était pour eux.

Il releva la tête vers Nea, le remords et la honte brillant dans son regard.

— Est-ce que ça fait de moi quelqu’un d’égoïste ?

Nea considéra un moment ce regard paumé et presque enfantin, une boule d’inconfort roulant au milieu de son ventre. Il y avait quelque chose d’illogique dans l’expression de son visage—dans la façon dont il s’efforçait de porter son statut sur les épaules malgré la douleur évidente qui transparaissait dans ses traits et dans ses mots. Comme un truc qui ne devrait pas arriver.

Elle n’imaginait même pas ce par quoi il devait être en train de passer. Et elle était encore moins en mesure de juger ou d’aider, quand elle-même avait passé trois années entières à retenir les esprits de Zion et de leur enfant en elle, juste pour ne pas avoir à affronter son deuil.

— Non, elle répondit enfin, en esquissant un sourire doux. Ça fait seulement de toi quelqu’un d’humain.

Jahan lui rendit son sourire, son regard s’illuminant de gratitude. Nea s’attarda sur ce sourire, sur leur courbe familière, et son estomac trébucha sans prévenir.

Une nouvelle bourrasque racla les contours du Bizaan, ébouriffant sa lourde carcasse et ramenant leur attention sur la menace qui continuait de foncer droit sur eux. Nea ravala la sensation perturbante qui pépiait jusqu’à sa gorge, son attention sur l’horizon.

— Vingt minutes, elle lâcha dans un souffle à peine audible.

Jahan acquiesça en silence, fixant les éclairs de lumière mauve qui serpentaient au milieu de la masse de nuages noirs. Le navire avait commencé à tanguer de façon plus abrupte dans les dernières minutes, à mesure que les vagues se creusaient à l’approche de la dépression.

— Et toi ? il demanda après un temps, sans détacher son regard de l’horizon. T’as pas dit grand-chose pendant nos réunions.

Nea pinça les lèvres, réfléchissant à sa réponse. Les fines mèches de cheveux qui s’étaient échappées de sa tresse glissaient sur son visage, en rythme avec les rafales de vent, et son corps s’était recouvert d’un voile frissonnant et fébrile à mesure que l’énergie retenue dans les nuages gagnait du terrain sur le Bizaan.

C’est vrai, elle n’avait pas beaucoup parlé pendant les réunions. Elle avait écouté—beaucoup. Elle avait enregistré les paroles de l’un et de l’autre, les cataloguant en silence et ne répondant que lorsqu’on lui demandait directement son avis sur un point précis.

Le truc, c’est que… elle n’était pas sûre d’avoir son mot à dire.

Elle avait passé une vie entière à exécuter des ordres. Sans jamais poser de questions. Sans jamais réfuter quoi que ce soit. Elle s’était contentée d’agir, trop satisfaite de toute façon d’avoir trouvé sa place pour penser à avoir sa propre opinion.

C’est ce qui avait fait sa force, d’une certaine façon. On savait que les choses seraient exécutées correctement avec elle, parce qu’elle ne cherchait pas à contredire ou même à comprendre les répercussions qu’entraînaient ses actes. Elle agissait, point.

Difficile de se retrouver tout à coup avec une voix qui avait de l’importance.

Et, même au-delà de ça, elle ne connaissait pas Anshar. Elle ne connaissait ni son terrain, ni ses dangers, ni même ses atouts. Elle s’apprêtait à s’aventurer dans un royaume très vaste, qu’elle ne connaissait que par les histoires qu’on lui avait rapportées—peu importait les nombreuses cartes et informations que Jahan leur avait fournies. Non, elle fonçait droit vers un territoire inconnu, sans aucune connaissance de ses adversaires et du niveau de dangerosité.

Alors, oui. Elle ne disait rien. Elle se contentait de se préparer mentalement à se battre. Ça, elle connaissait. Elle savait comment faire.

— Je suis pas sûre d’être la meilleure personne pour vous aider, elle murmura au milieu d’un tourbillon de vent chaud.

— Quoi, toi ? Jahan rétorqua avec un de ses sourires paresseux.

Il se tourna pour lui faire face, un coude posé sur le bastingage.

— Non, t’as raison, il déclara, toujours souriant. T’es seulement la meilleure mercenaire de tout Karukera.

Nea roula des yeux au ciel, balayant l’information insignifiante d’un pincement de lèvres alors que Jahan continuait sur sa lancée.

— Avec la capacité de survivre dans n’importe quel milieu hostile, les réflexes les plus rapides que j’ai jamais connus, et une précision au tir qui dépasse toute logique. Oh, et est-ce que j’ai mentionné l’aptitude à libérer un prisonnier juste sous le nez de la reine ? il ajouta avec une pointe de malice dans la voix. Non, vraiment, je vois pas du tout comment tu pourrais nous aider.

— OK, OK, j’ai compris, marmonna Nea, incapable de retenir un sourire en coin.

Jahan retroussa un peu plus ses lèvres, satisfait d’avoir réussi à alléger la sempiternelle gravité que Nea entretenait consciencieusement.

Il l’admira du coin de l’œil alors qu’elle semblait réfléchir, les joues rouges d’embarras et le regard perdu sur les nuages sombres. Sa tresse était froissée par le vent de plus en plus farouche, et sa chemise était retroussée au niveau des coudes, révélant ses tatouages. Le soleil brûlant qui avait accompagné une bonne partie de leur traversée faisait ressortir ses taches de rousseur et ses yeux gris au milieu de sa peau brun-doré.

Jahan sentit son sourire se dissiper à mesure que ses pensées sinistres reprenaient le dessus sur sa conscience. Il s’accouda au bastingage pour surveiller la tempête en approche.

— Nea, il reprit à voix basse. Je t’ai entraîné là-dedans sans que tu aies vraiment l’opportunité de décider quoique ce soit. Tu peux toujours partir, il ajouta. Tu es libre, maintenant. Tu devrais avoir le droit de faire ce que tu veux.

Nea mordilla l’intérieur de sa joue, le visage balayé par la brume salée qui se soulevait des vagues de plus en plus agitées. Elle leva une main inconsciente à son cou, le bout de ses doigts effleurant sa peau à l’endroit où son collier avait été pendant treize ans.

Elle n’avait pas encore totalement réussi à se débarrasser de ce tic.

D’accord, elle était libre. Elle avait payé sa dette envers Karukera, elle pouvait aller n’importe où et faire ce qui lui chantait. Et elle savait aussi que Jahan ne lui en voudrait jamais si elle décidait de repartir aussitôt arrivés sur Anshar. Elle savait qu’il respecterait sa décision.

Sauf qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’elle voulait, au fond. Tout s’était enchaîné tellement vite. Entre l’annonce de sa liberté, leur traversée de l’île avec les ennemis de Jahan à leurs trousses, la nuit avec les Choyamba et leur fuite d’Ubongo… Elle n’avait pas vraiment pris le temps de réfléchir à la suite. Elle s’était juste laissée porter par les événements.

Et puis, où elle irait si elle décidait de tracer sa propre route ? Ce n’est pas comme si elle avait une famille qui l’attendait quelque part.

Et on n’allait certainement pas l’accueillir à bras ouverts si elle choisissait de retourner sur Karukera. Même si elle n’était plus sous le contrôle de la couronne, elle avait quand même aidé un prisonnier important à s’enfuir et blessé une bonne trentaine de gardes sur son passage. On lui mettrait les fers aussitôt qu’elle aurait posé un pied sur l’île.

Malgré tout ça, elle n’arrivait pas à s’enlever cette impression de se trouver exactement là où elle devrait être.

— J’avais déjà fait mon choix quand j’ai décidé de te sortir de cette cellule, elle déclara enfin.

Elle tourna la tête vers Jahan, lui offrant un sourire qu’il recopia automatiquement.

— Je suis content que tu sois là, il murmura sans la quitter des yeux.

Sa voix rauque et sincère roula en elle, s’entrelaçant à la fébrilité apportée par l’orage qui décochait des frissons sur sa peau. Nea retroussa un coin de ses lèvres, rompant le contact visuel pour surveiller la tempête.

— J’allais pas te laisser t’en sortir tout seul, elle déclara avec plus de légèreté.

Elle lui envoya un regard en coin pétillant, l’observant arquer ses sourcils dans un mélange de surprise et de curiosité.

— Tu serais capable de te retrouver à l’autre bout du monde en prenant le mauvais chemin pour Nabu, elle ajouta.

— J’étais en territoire inconnu, il se justifia, sans réussir à retenir un sourire. Pourchassé par des assassins qui voulaient ma peau, harcelé par une mercenaire grincheuse. J’aimerais bien t’y voir à ma place.

— On aurait résolu le problème plus vite si tu t’étais pas obstiné à garder tes secrets, elle rappela, en lui envoyant un regard appuyé.

Jahan pinça les lèvres en la dévisageant, un air faussement boudeur sur le visage alors qu’elle se contentait de fixer la tempête en mouvement, de cet air serein et détaché qu’il avait appris à lui connaître quand elle parait ses paroles et gagnait le dernier mot—ce qui arrivait presque tout le temps.

C’était un réel plaisir de découvrir cette nouvelle facette d’elle. De la voir autrement qu’avec cet air grave et mélancolique qui les avait accompagnés pendant leur traversée de Karukera. À chacun de ses sourires, c’était comme si le monde s’illuminait autour d’elle. Chaque pointe d’humour devenait une bouffée d’air frais dans le quotidien de Jahan, qui se raccrochait à ces instants comme un exilé en pleine traversée du désert, maintenu debout par l’oasis au bout du voyage.

Jahan secoua la tête, un fil de sourire au coin des lèvres.

— T’as pas tort, il déclara, le regard à nouveau sur la tempête.

Nea lui lança un coup d’œil discret alors qu’une nouvelle bourrasque de vent, plus violente, secouait le navire. L’ambre dans ses yeux brillait sous la lueur tremblotante des lampes à huile, et elle retroussa ses lèvres, ravie d’avoir réussi à alléger un peu ses tourments.

Un éclair mauve déchira le ciel, presque aussitôt suivi du roulement furieux du tonnerre.

Nea releva la tête vers le monstre qui arrivait sur eux, le visage balayé par les premières gouttes de pluie—froides et piquantes. Le vent s’engouffra sur le pont, faisant tinter les cloches et les poulies dans son sifflement agressif et interrompant Emir, qui fredonnait une énième chanson de sa composition. Sa voix s’éteignit avec hésitation dans le remous nerveux.

Le Bizaan grogna contre les flots qui se soulevaient, étirant sa lourde carcasse avec exaspération.

— J’espère que vous êtes prêts, lança la voix du capitaine.

Nea et Jahan se tournèrent vers Cal d’un même mouvement, alors qu’il sortait de sa cabine en enfilant son long manteau en cuir sur les épaules. Il avait ramassé ses longs cheveux noirs en queue de cheval à la base de sa nuque, et son regard était alerte et vif malgré les quelques traces de sommeil encore accrochées à ses paupières. La fine cicatrice qui barrait son œil gauche ressortait sous la lueur bleutée de la nuit.

— Elle va être teigneuse, reprit Cal dans un sourire impatient.

Nea échangea un regard avec Jahan alors que le capitaine montait sur le pont supérieur pour prendre la place d’Emir derrière le gouvernail, toute son attention déjà focalisée sur la tempête en approche.

L’équipage émergea à son tour sur le pont, tous échevelés par une nuit trop courte mais prêts à affronter le mauvais temps. Nea les regarda se disperser à droite et à gauche sous les ordres lancés par leur capitaine.

— Nea, tu devrais aller dans la cabine de Cal, lança Gadiel en arrivant vers eux, son regard surveillant les nuages furieux.

— Hors de question, elle répliqua en fronçant le nez.

Une nouvelle bourrasque s’engouffra sur le pont, giflant leur peau et leurs cheveux.

— Nea, s’il te plaît, grogna Gadiel.

— Je vais pas aller me cacher si je peux être utile, elle insista en lui tenant tête.

Gadiel lâcha un soupir dépité, son regard cherchant une aide quelconque auprès de Jahan. Ce dernier se contenta de hausser les épaules d’un air vaincu.

Autant demander au désert de se transformer en océan…

— Laisse-la, lança Cal depuis le gouvernail, leur faisant lever la tête.

Le capitaine tenait sa barre avec un sourire avide aux lèvres, le visage fouetté par la pluie et des mèches de cheveux collées à ses tempes et ses joues sous son tricorne.

— Il n’y a qu’une seule façon de profiter du spectacle, il lança. Et c’est certainement pas en restant en cale.

Nea croisa les bras et arqua un sourcil satisfait à l’attention de son meilleur ami. Gadiel se contenta de secouer la tête, déconfit devant l’obstination de Nea. Il se détourna pour aller aider l’équipage, marmonnant une suite de jurons dans la langue de Karukera—tous probablement en lien avec l’esprit sage et sensé de son amie.

Le Bizaan s’étira au milieu des vagues furieuses, préparant sa lourde carcasse au combat, et Nea et Jahan se mirent en mouvement.

• CHAPITRE 2 •

Le chaos avait un nom, et ils étaient coincés en plein dans son milieu.

Nea serra les dents avec acharnement, tirant de toutes ses forces sur le cordage trempé qu’on lui avait attribué, en rythme avec Auggie et Pacho, les deux autres matelots désignés pour gérer la voile arrière. La pluie leur tombait dessus en bourrasques glacées et piquantes, les trempant jusqu’aux os et brouillant leur champ visuel.

Cal hurla un ordre au milieu d’un éclair.

Depuis sa place sur le pont supérieur, Nea lança un regard au reste de l’équipage, dispersé sous ses pieds—des ombres mouvantes criant des directives. Certains étaient encore accrochés aux mâts, occupés à replier les voiles les plus hautes.

Elle lâcha un grognement d’effort, le visage cinglé par le vent furieux. Ses mains glissèrent sur le cordage humide, et elle resserra sa prise, franchissant le mètre qui la séparait du taquet le plus proche. Elle enroula la corde le plus fermement possible (comme on lui avait appris ces dernières semaines), surveillant en même temps ce qui se passait autour d’elle.

La tempête leur était tombée dessus d’un seul coup, insidieuse et mauvaise, leur laissant à peine le temps de se préparer malgré les manœuvres de Cal. Ils avaient réussi à maintenir la tension dans les voiles jusqu’à présent, mais les toiles commençaient à être mises à mal contre le vent, et elle ne savait pas combien de temps il leur restait avant que l’une d’entre elles, ou plusieurs, ne cède pour de bon.

Nea plissa les yeux pour se protéger des nappes de brume salée qui montaient des flots déchaînés, lui giflant le visage. Son corps était balloté par les mouvements du Bizaan, l’estomac crispé pour contrer les hauts-le-cœur.

Elle n’avait pas réalisé à quel point le temps avait été clément avec eux jusqu’à présent. Il les avait accompagnés chaleureusement vers l’est au fil des semaines, sans leur offrir autre chose qu’une mer limpide et un vent parfait pour glisser sur les flots. Mais là…

Nea étouffa un grognement de douleur quand son flanc cogna contre le bastingage à une nouvelle secousse du navire. Elle serra les dents, relevant la tête au milieu des rafales de vent.

Vassili, un grand type mince d’une vingtaine d’années avec des cheveux blonds courts retenus par un vieux foulard rouge sombre, était toujours accroché au mât principal, son couteau coincé entre les dents et les mains prises dans la voile haute qu’il essayait d’enrouler.

Sur le mât avant, Rosa—un petit bout de femme agile de vingtdeux ans, avec de longs cheveux noirs lisses collés à son visage par la pluie—était en train de redescendre vers le pont, voile sécurisée.

— Comment ça va, derrière ?

Nea plissa les yeux en direction de Cal, à quelques mètres devant elle. Lui et Gadiel tentaient de maintenir tant bien que mal le cap, leurs mains puissantes agrippées au gouvernail, les jointures blanches sous l’effort.

Nea hocha fébrilement la tête en réponse, les bras tremblant et les paumes encore brûlantes sous l’effort qu’elle venait de déployer, avant de chercher Jahan des yeux.

Elle l’aperçut à l’autre bout du pont inférieur, près de la proue. Il était occupé à sécuriser des cordages avec d’autres matelots, ses cheveux collés à ses tempes et son front. Sa chemise collait à sa peau, alourdie par la pluie qui refusait de s’arrêter.

Une vague plus furieuse que les autres réussit à passer par-dessus bord, leur tombant dessus dans un rideau salé et froid. Nea s’agrippa au bastingage, la mâchoire serrée pour retenir un juron et son dernier repas. Elle releva la tête vers les matelots occupés à gérer la voile arrière, avant de ramener son attention devant elle.

Vassili avait terminé d’enrouler la voile haute et était descendu pour replier la grande voile. Mais le vent était tellement fort que la toile menaçait de se déchirer au moindre geste, chaque fil de tissu qui la constituait se tendant et se rétractant trop brusquement.

Cal hurla un ordre au milieu du bruit assourdissant, sa voix se perdant presque dans les rafales glacées. Ses yeux sombres défiaient la tempête d’un éclat impétueux à chaque fois qu’un éclair déchirait le ciel.

Nea s’éloigna du bastingage et descendit les escaliers glissants, rejoignant le pont inférieur encombré. Les objets mal amarrés et l’écume glissaient sur le bois sombre et humide.

Une nouvelle vague s’engouffra par-dessus bord, lui décochant une exclamation quand l’eau glaciale griffa sa peau.

— Nea, va dans ma cabine ! ordonna Cal au-dessus d’elle.

— Hors de question !

Cal grommela quelque chose alors qu’elle agrippait un cordage relié à une voile d’étai pour le sécuriser, mais elle n’y fit pas attention.

Elle ne doutait pas que la tempête était dangereuse, si même le capitaine lui demandait de se mettre à l’abri. Mais tant qu’elle pouvait être utile sur le pont, elle ne voyait aucun intérêt à aller se cacher en laissant les autres défier le monstre qui tourbillonnait autour d’eux.

Nea tira sur son cordage pour aller le sécuriser à un taquet, relevant la tête vers Vassili, toujours accroché au mât principal. La toile tendue claquait au milieu des rafales, en rythme avec les poulies. Le tonnerre gronda juste au-dessus d’eux, son énergie rampant dans chacune de ses veines. Elle traversa le pont, rejoignant un des matelots pour l’aider à ac—

Un craquement sinistre s’échappa au milieu des tourbillons de vent, leur faisant tous relever la tête vers le mât principal.

Nea plissa les yeux contre la pluie fine et mordante, les tympans déstabilisés par la longue seconde de silence tendu qui roula audessus du pont. Vassili était toujours occupé à replier la grande voile, peinant à dompter la toile épaisse malgré l’aide des matelots sur le pont. Il suffisait d’une seule bourrasque de plus pour qu’il perde sa prise sur la vergue… si le mât tenait jusque-là.

Nea tourna la tête vers Cal, surveillant l’émotion qui passait dans son regard alors qu’il fixait l’horizon avec hargne. Le Bizaan continuait de fendre les flots déchaînés, aussi téméraire que son capitaine. Mais sa lourde carcasse lâchait des gémissements plaintifs à chaque embardée, murmurant sa douleur dans le chaos.