Aphrodite - Pierre Louÿs - E-Book

Aphrodite E-Book

Pierre Louys

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Beschreibung

Amours torturées et libertinage dans l'Égypte antique

POUR UN PUBLIC AVERTI. Aphrodite, paru en 1896, est le premier roman de Pierre Louÿs et est alors dépourvu d'allusions érotiques. Ces fragments sont ensuite recueillis dans une édition clandestine et illustrée de gravures en 1930. L'intrigue se déroule dans un cercle de courtisanes d'Alexandrie au Ier siècle av. J.-C. et raconte les amours tourmentées et impossibles de Chrysis avec Démétrios, un sculpteur attirant la convoitise de toutes les femmes de la cité. Le roman a connu un large succès de par son esthétique de la fin du XIXe siècle et par l'inspiration antique de l'auteur.

Un roman érotique classique qui prend sa source dans l'Antiquité.

EXTRAIT

Couchée sur la poitrine, les coudes en avant, les jambes écartées et la joue dans la main, elle piquait de petits trous symétriques dans un oreiller de lin vert, avec une longue épingle d’or.
Depuis qu’elle s’était éveillée, deux heures après le milieu du jour, et toute lasse d’avoir trop dormi, elle était restée seule sur le lit en désordre, couverte seulement d’un côté par un vaste flot de cheveux.
Cette chevelure était éclatante et profonde, douce comme une fourrure, plus longue qu’une aile, souple, innombrable, animée, pleine de chaleur. Elle couvrait la moitié du dos, s’étendait sous le ventre nu, brillait encore auprès des genoux, en boucle épaisse et arrondie. La jeune femme était enroulée dans cette toison précieuse, dont les reflets mordorés étaient presque métalliques et l’avaient fait nommer Chrysis par les courtisanes d’Alexandrie.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pierre Louÿs (1870-1925), né à Gand et mort à Paris, est un poète et romancier français, également illustre sous les noms de plume Chrysis, Peter Lewys et Pibrac. Il fonde en 1891 la revue littéraire La Conque, où sont publiées les oeuvres d'auteurs parnassiens et symbolistes, parmi lesquels Mallarmé, Moréas, Verlaine ou encore Leconte de Lisle. Outre Aphrodite, La Femme et le pantin ou encore Les Aventures du Roi Pausole, Pierre Louÿs a rédigé de nombreux romans érotiques, peu à peu révélés à titre posthume.

À PROPOS DE LA COLLECTION

Retrouvez les plus grands noms de la littérature érotique dans notre collection Grands classiques érotiques.
Autrefois poussés à la clandestinité et relégués dans « l'Enfer des bibliothèques », les auteurs de ces œuvres incontournables du genre sont aujourd'hui reconnus mondialement.
Du Marquis de Sade à Alphonse Momas et ses multiples pseudonymes, en passant par le lyrique Alfred de Musset ou la féministe Renée Dunan, les Grands classiques érotiques proposent un catalogue complet et varié qui contentera tant les novices que les connaisseurs.

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PRÉFACE

L’érudit Prodicos de Céos, qui florissait vers la fin du Ve siècle avant notre ère, est l’auteur du célèbre apologue que St Basile recommandait aux méditations chrétiennes, Héraclès entre la Vertu et la Volupté. Nous savons qu’Héraclès opta pour la première, ce qui lui permit d’accomplir un certain nombre de grands crimes, contre les Biches, les Amazones, les Pommes d’Or et les Géants.

Si Prodicos s’était borné là, il n’aurait écrit qu’une fable d’un symbolisme assez facile ; mais il était bon philosophe, et son recueil de contes, les Heures, divisé en trois parties, présentait les vérités morales sous les divers aspects qu’elles comportent, selon les trois âges de la vie. Aux petits enfants, il se plaisait à proposer en exemple le choix austère d’Héraclès ; sans doute aux jeunes gens il contait le choix voluptueux de Pâris ; et j’imagine qu’aux hommes mûrs il disait à peu près ceci : « Odysseus errait un jour à la chasse au pied des montagnes de Delphes, quand il rencontra sur sa route deux vierges qui se tenaient par la main. L’une avait des cheveux de violettes, des yeux transparents et des lèvres graves ; elle lui dit : “Je suis Arêtê.” L’autre avait des paupières faibles, des mains délicates et des seins tendres ; elle lui dit : “Je suis Tryphê.” Et tous deux reprirent : “Choisis entre nous.” Mais le subtil Odysseus répondit sagement : “Comment choisirais-je ? Vous êtes inséparables. Les yeux qui vous ont vues passer l’une sans l’autre n’ont surpris qu’une ombre stérile. De même que la vertu sincère ne se prive pas des joies éternelles que la volupté lui apporte, de même la mollesse irait mal sans une certaine grandeur d’âme. Je vous suivrai toutes deux. Montrez-moi la route.” »

Aussitôt qu’il eut achevé, les deux divisions se confondirent, et Odysseus connut qu’il avait parlé à la grande déesse Aphrodite.

***

Le personnage féminin qui occupe la première place dans le roman qu’on va feuilleter est une courtisane antique ; mais, que le lecteur se rassure : elle ne se convertira pas.

Elle ne sera aimée ni par un saint, ni par un prophète, ni par un dieu. Dans la littérature actuelle, c’est une originalité. Courtisane, elle le sera avec la franchise, l’ardeur et aussi la fierté de tout être humain qui a vocation et qui tient dans la société une place librement choisie ; elle aura l’ambition de s’élever au plus haut point ; elle n’imaginera même pas que sa vie ait besoin d’excuse ou de mystère : ceci demande à être expliqué.

Jusqu’à ce jour, les écrivains modernes qui se sont adressés à un public moins prévenu que celui des jeunes filles et des jeunes normaliens ont usé d’un stratagème laborieux dont l’hypocrisie me déplaît : « J’ai peint la volupté telle qu’elle est, disent-ils, afin d’exalter la vertu. »

En tête d’un roman dont l’intrigue se déroule à Alexandrie, je me refuse absolument à commettre cet anachronisme.

L’amour, avec toutes ses conséquences, était pour les Grecs le sentiment le plus vertueux et le plus fécond en grandeurs. Ils n’y attachèrent jamais les idées d’impudicité et d’immodestie que la tradition israélite a importées parmi nous avec la doctrine chrétienne. Hérodote (I, 10) nous dit très naturellement : « Chez quelques peuples barbares c’est un opprobre que de paraître nu. » Quand les Grecs ou les Latins voulaient outrager un homme qui fréquentait les filles de joie, ils l’appelaient µοῖχοΣ ou mœchas, ce qui ne signifie pas autre chose qu’adultère. Un homme et une femme qui, sans être engagés d’aucun lien par ailleurs, s’unissaient, fût-ce en public et quelle que fût leur jeunesse, étaient considérés comme ne nuisant à personne et laissés en liberté. On voit que la vie des anciens ne saurait être jugée d’après les idées morales qui nous viennent aujourd’hui de Genève.

Pour moi, j’ai écrit ce livre avec la simplicité qu’un Athénien aurait mis à la relation des mêmes aventures. Je souhaite qu’on le lise dans le même esprit.

À juger les Grecs anciens d’après les idées actuellement reçues, pas une seule traduction exacte de leurs plus grands écrivains ne pourrait être laissée aux mains d’un collégien de seconde. Si M. Mounet-Sully jouait son rôle d’Œdipe sans coupures, la police ferait suspendre la représentation. Si M. Leconte de Lisle n’avait pas expurgé Théocrite, par prudence, sa version eût été saisie le jour même de la mise en vente. On tient Aristophane pour exceptionnel ? mais nous possédons des fragments importants de quatorze cent quarante comédies, dues à cent trente-deux autres poètes grecs dont quelques uns, tels qu’Alexis, Philétaire, Strattis, Euboule, Cratinos nous ont laissé d’admirables vers, et personne n’a encore osé traduire ce recueil impudique et charmant.

On cite toujours, en vue de défendre les mœurs grecques, l’enseignement de quelques philosophes qui blâmaient les plaisirs sexuels. Il y a là une confusion. Ces rares moralistes réprouvaient les excès de tous les sens indistinctement, sans qu’il y eût pour eux de différence entre la débauche du lit et celle de la table. Tel, aujourd’hui, qui commande impunément un dîner de six louis pour lui seul dans un restaurant de Paris eût été jugé par eux aussi coupable, et non pas moins, que tel autre qui donnerait en pleine rue un rendez-vous trop intime et qui pour ce fait serait condamné par les lois en vigueur à un an de prison. D’ailleurs, ces philosophes austères étaient regardés généralement par la société antique comme des fous malades et dangereux : on les bafouait sur toutes les scènes ; on les rouait de coups dans la rue ; les tyrans les prenaient pour bouffons de leur cour et les citoyens libres les exilaient quand ils ne les jugeaient pas dignes de subir la peine capitale.

C’est donc par une supercherie consciente et volontaire que les éducateurs modernes, depuis la Renaissance jusqu’à l’heure actuelle, ont représenté la morale antique comme l’inspiratrice de leurs étroites vertus. Si cette morale fut grande, si elle mérite en effet d’être prise pour modèle et d’être obéie, c’est précisément parce que nulle n’a mieux su distinguer le juste de l’injuste selon un critérium de beauté, proclamer le droit qu’a tout homme de rechercher le bonheur individuel dans les limites où il est borné par le droit semblable d’autrui, et déclarer qu’il n’y a sous le soleil rien de plus sacré que l’amour physique, rien de plus beau que le corps humain.

Telle était la morale du peuple qui a bâti l’Acropole, et si j’ajoute qu’elle est restée celle de tous les grands esprits, je ne ferai que constater la valeur d’un lieu commun, tant il est prouvé que les intelligences supérieures d’artistes, d’écrivains, d’hommes de guerre ou d’hommes d’état n’ont jamais tenu pour illicite sa majestueuse tolérance. Aristote débute dans la vie en dissipant son patrimoine avec des femmes de débauche ; Sapho donne son nom à un vice spécial ; César est le mœchus calvus ; mais on ne voit pas non plus Racine se garder des filles de théâtre, ni Napoléon pratiquer l’abstinence. Les romans de Mirabeau, les vers grecs de Chénier, la correspondance de Diderot et les opuscules de Montesquieu égalent en hardiesse l’œuvre même de Catulle. Et, de tous les auteurs français, le plus austère, le plus saint, le plus laborieux, Buffon, veut-on savoir par quelle maxime il entendait conseiller les intrigues sentimentales : « Amour ! pourquoi fais-tu l’état heureux de tous les êtres et le malheur de l’homme ? C’est qu’il n’y a dans cette passion que le physique qui soit bon, et que le moral n’en vaut rien. »

***

D’où vient cela ? et comment se fait-il qu’à travers le bouleversement des idées antiques la grande sensualité grecque soit restée comme un rayon sur les fronts les plus élevés ? C’est que la sensualité est la condition mystérieuse, mais nécessaire et créatrice, du développement intellectuel. Ceux qui n’ont pas senti jusqu’à leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, les exigences de la chair, sont par là même incapables de comprendre toute l’étendue des exigences de l’esprit. De même que la beauté de l’âme illumine tout un visage, de même la virilité du corps féconde seule le cerveau. La pire insulte que Delacroix sût adresser à des hommes, celle qu’il jetait indistinctement aux railleurs de Rubens et aux détracteurs d’Ingres, c’était ce mot terrible : eunuques !

Mieux encore : il semble que le génie des peuples, comme celui des individus, soit d’être, avant tout, sensuel. Toutes les villes qui ont régné sur le monde, Babylone, Alexandrie, Athènes, Rome, Venise, Paris, ont été, par une loi générale, d’autant plus licencieuses qu’elles étaient plus puissantes, comme si leur dissolution était nécessaire à leur splendeur. Les cités où le législateur a prétendu implanter une vertu artificielle, étroite et improductive, se sont vues, dès le premier jour, condamnées à la mort totale. Il en fut ainsi de Lacédémone, qui, au milieu du plus prodigieux essor qui ait jamais élevé l’âme humaine, entre Corinthe et Alexandrie, entre Syracuse et Milet, ne nous a laissé ni un poète, ni un peintre, ni un philosophe, ni un historien, ni un savant, à peine le renom populaire d’une sorte de Bobillot qui se fit tuer avec trois cents hommes dans un défilé de montagnes sans même réussir à vaincre. Et c’est pour cela qu’après deux mille années, mesurant le néant de la vertu spartiate, nous pouvons, selon l’exhortation de Renan, « maudire le sol où fut cette maîtresse d’erreurs sombres, et l’insulter parce qu’elle n’est plus ».

***

Verrons-nous jamais revenir les jours d’Éphèse et de Cyrène ? Hélas ! le monde moderne succombe sous un envahissement de laideur. Les civilisations remontent vers le nord, entrent dans la brume, dans le froid, dans la boue. Quelle nuit ! un peuple vêtu de noir circule dans les rues infectes. À quoi pense-t-il ? on ne sait plus ; mais nos vingt-cinq ans frissonnent d’être exilés chez des vieillards.

Du moins, qu’il soit permis à ceux qui regretteront pour jamais de n’avoir pas connu cette jeunesse enivrée de la terre, que nous appelons la vie antique, qu’il leur soit permis de revivre, par une illusion féconde, au temps où la nudité humaine, la forme la plus parfaite que nous puissions connaître et même concevoir puisque nous la croyons à l’image de Dieu, pouvait se dévoiler sous les traits d’une courtisane sacrée, devant les vingt mille pèlerins qui couvrirent les plages d’Éleusis ; où l’amour le plus sensuel, le divin amour d’où nous sommes nés, était sans souillure, sans honte, sans péché ; qu’il leur soit permis d’oublier dix-huit siècles barbares, hypocrites et laids, de remonter de la mare à la source, de revenir pieusement à la beauté originelle, de rebâtir le Grand Temple au son des flûtes enchantées et de consacrer avec enthousiasme aux sanctuaires de la vraie foi leurs cœurs toujours entraînés par l’immortelle Aphrodite.

Pierre Louÿs.

Livre premier

1Chrysis

Couchée sur la poitrine, les coudes en avant, les jambes écartées et la joue dans la main, elle piquait de petits trous symétriques dans un oreiller de lin vert, avec une longue épingle d’or.

Depuis qu’elle s’était éveillée, deux heures après le milieu du jour, et toute lasse d’avoir trop dormi, elle était restée seule sur le lit en désordre, couverte seulement d’un côté par un vaste flot de cheveux.

Cette chevelure était éclatante et profonde, douce comme une fourrure, plus longue qu’une aile, souple, innombrable, animée, pleine de chaleur. Elle couvrait la moitié du dos, s’étendait sous le ventre nu, brillait encore auprès des genoux, en boucle épaisse et arrondie. La jeune femme était enroulée dans cette toison précieuse, dont les reflets mordorés étaient presque métalliques et l’avaient fait nommer Chrysis par les courtisanes d’Alexandrie.

Ce n’étaient pas les cheveux lisses des Syriaques de la cour, ni les cheveux teints des Asiatiques, ni les cheveux bruns et noirs des filles d’Égypte. C’étaient ceux d’une race aryenne, des Galiléennes d’au delà des sables.

Chrysis. Elle aimait ce nom-là. Les jeunes gens qui venaient la voir l’appelaient Chrysé comme Aphrodite, dans les vers qu’ils mettaient à sa porte, avec des guirlandes de roses, le matin. Elle ne croyait pas à Aphrodite, mais elle aimait qu’on lui comparât la déesse, et elle allait quelquefois au temple, pour lui donner, comme à une amie, des boîtes de parfums et des voiles bleus.

Elle était née sur les bords du lac de Génézareth, dans un pays d’ombre et de soleil, envahi par les lauriers roses. Sa mère allait attendre le soir, sur la route d’Iérouschalaïm, les voyageurs et les marchands, et se donnait à eux dans l’herbe, au milieu du silence champêtre. C’était une femme très aimée en Galilée. Les prêtres ne se détournaient pas de sa porte, car elle était charitable et pieuse ; les agneaux du sacrifice étaient toujours payés par elle ; la bénédiction de l’éternel s’étendait sur sa maison. Or, quand elle devint enceinte, comme sa grossesse était un scandale (car elle n’avait point de mari), un homme, qui était célèbre pour avoir le don de prophétie, dit qu’elle donnerait naissance à une fille qui porterait un jour autour de son cou « la richesse et la foi d’un peuple ». Elle ne comprit pas bien comment cela se pourrait, mais elle nomma l’enfant Sarah, c’est-à-dire princesse, en hébreu. Et cela fit taire les médisances.

Chrysis avait toujours ignoré cela, le devin ayant dit à sa mère combien il est dangereux de révéler aux gens les prophéties dont ils sont l’objet. Elle ne savait rien de son avenir. C’est pourquoi elle y pensait souvent.

Elle se rappelait peu son enfance, et n’aimait pas à en parler. Le seul sentiment très net qui lui en fût resté, c’était l’effroi et l’ennui que lui causait chaque jour la surveillance anxieuse de sa mère qui, l’heure étant venue de sortir sur la route, l’enfermait seule dans leur chambre pour d’interminables heures. Elle se rappelait aussi la fenêtre ronde par où elle voyait les eaux du lac, les champs bleuâtres, le ciel transparent, l’air léger du pays de Gâlil. La maison était environnée de lins roses et de tamaris. Des câpriers épineux dressaient au hasard leurs têtes vertes sur la brume fine des graminées. Les petites filles se baignaient dans un ruisseau limpide où l’on trouvait des coquillages rouges sous des touffes de lauriers en fleurs ; et il y avait des fleurs sur l’eau et des fleurs dans toute la prairie et de grands lys sur les montagnes.

Elle avait douze ans quand elle s’échappa pour suivre une troupe de jeunes cavaliers qui allaient à Tyr comme vendeurs d’ivoire et qu’elle aborda devant une citerne. Ils paraient des chevaux à longue queue avec des houppes bigarrées. Elle se rappelait bien comment ils l’enlevèrent, pâle de joie, sur leurs montures, et comment ils s’arrêtèrent une seconde fois pendant la nuit, une nuit si claire qu’on ne voyait pas une étoile.

L’entrée à Tyr, elle ne l’avait pas oubliée non plus : elle, en tête, sur les paniers d’un cheval de somme, se tenant du poing à la crinière, et laissant pendre orgueilleusement ses mollets nus, pour montrer aux femmes de la ville qu’elle avait du sang le long des jambes. Le soir même, on partait pour l’Égypte. Elle suivit les vendeurs d’ivoire jusqu’au marché d’Alexandrie.

Et c’était là, dans une petite maison blanche à terrasse et à colonnettes, qu’ils l’avaient laissée deux mois après, avec son miroir de bronze, des tapis, des coussins neufs, et une belle esclave hindoue qui savait coiffer les courtisanes. D’autres étaient venus le soir de leur départ, et d’autres le lendemain.

Comme elle habitait le quartier de l’extrême Est où les jeunes Grecs de Brouchion dédaignaient de fréquenter, elle ne connut longtemps, comme sa mère, que des voyageurs et des marchands. Elle ne revoyait pas ses amants passagers ; elle savait se plaire à eux et les quitter vite avant de les aimer. Pourtant elle avait inspiré des passions interminables. On avait vu des maîtres de caravanes vendre à vil prix leurs marchandises afin de rester où elle était et se ruiner en quelques nuits. Avec la fortune de ces hommes, elle s’était acheté des bijoux, des coussins de lit, des parfums rares, des robes à fleurs et quatre esclaves.

Elle était arrivée à comprendre beaucoup de langues étrangères, et connaissait des contes de tous les pays. Des Assyriens lui avaient dit les amours de Douzi et d’Ischtar ; des Phéniciens celles d’Aschthoreth et d’Adôni. Des filles grecques des îles lui avaient conté la légende d’Iphis en lui apprenant d’étranges caresses qui l’avaient surprise d’abord, mais ensuite charmée à ce point qu’elle ne pouvait plus s’en passer tout un jour. Elle savait aussi les amours d’Atalante et comment, à leur exemple, des joueuses de flûte encore vierges épuisent les hommes les plus robustes. Enfin son esclave hindoue, patiemment, pendant sept années, lui avait enseigné jusqu’aux derniers détails l’art complexe et voluptueux des courtisanes de Palibothra.

Car l’amour est un art, comme la musique. Il donne des émotions du même ordre, aussi délicates, aussi vibrantes, parfois peut-être plus intenses ; et Chrysis, qui en connaissait tous les rhythmes et toutes les subtilités, s’estimait, avec raison, plus grande artiste que Plango elle-même, qui était pourtant musicienne du temple.

Sept ans elle vécut ainsi, sans rêver une vie plus heureuse ni plus diverse que la sienne. Mais peu avant sa vingtième année, quand de jeune fille elle devint femme et vit s’effiler sous les seins le premier pli charmant de la maturité qui va naître, il lui vint tout à coup des ambitions.

Et un matin, comme elle se réveillait deux heures après le milieu du jour, toute lasse d’avoir trop dormi, elle se retourna sur la poitrine à travers son lit, écarta les pieds, mit sa joue dans sa main, et avec une longue épingle d’or perça de petits trous symétriques son oreiller de lin vert.

Elle réfléchissait profondément.

Ce furent d’abord quatre petits points qui faisaient un carré, et un point au milieu. Puis quatre autres points pour faire un carré plus grand. Puis elle essaya de faire un cercle… Mais c’était un peu difficile. Alors, elle piqua des points au hasard et commença à crier :

« Djala ! Djala ! »

Djala, c’était son esclave hindoue, qui s’appelait Djalantachtchandratchapalâ, ce qui veut dire : « mobile-comme-l’image-de-la-lune-sur-l’eau ». — Chrysis était trop paresseuse pour dire le nom tout entier.

L’esclave entra et se tint près de la porte, sans la fermer tout à fait.

— Djala, qui est venu hier ?

— Est-ce que tu ne sais pas ?

— Non, je ne l’ai pas regardé. Il était bien ? Je crois que j’ai dormi tout le temps ; j’étais fatiguée. Je ne me souviens plus de rien. À quelle heure est-il parti ? Ce matin de bonne heure ?

— Au lever du soleil, il a dit…

— Qu’est-ce qu’il a laissé ? Est-ce beaucoup ? Non, ne me le dis pas. Cela m’est égal. Qu’est-ce qu’il a dit ? Il n’est venu personne depuis son départ ? Est-ce qu’il reviendra ? donne-moi mes bracelets. »

L’esclave apporta un coffret, mais Chrysis ne le regarda point, et levant son bras si haut qu’elle put :

— Ah ! Djala, dit-elle, ah ! Djala !… je voudrais des aventures extraordinaires.

— Tout est extraordinaire, dit Djala, ou rien. Les jours se ressemblent.

— Mais non. Autrefois, ce n’était pas ainsi. Dans tous les pays du monde, les dieux sont descendus sur la terre et ont aimé des femmes mortelles. Ah ! sur quels lits faut-il les attendre, dans quelles forêts faut-il les chercher, ceux qui sont un peu plus que des hommes ? Quelles prières faut-il dire pour qu’ils viennent, ceux qui m’apprendront quelque chose ou qui me feront tout oublier ? Et si les dieux ne veulent plus descendre, s’ils sont morts, ou s’ils sont trop vieux, Djala, mourrai-je aussi sans avoir vu un homme qui mette dans ma vie des événements tragiques ?

Elle se retourna sur le dos et tordit ses doigts les uns sur les autres.

— Si quelqu’un m’adorait, il me semble que j’aurais tant de joie à le faire souffrir jusqu’à ce qu’il en meure ! Ceux qui viennent chez moi ne sont pas dignes de pleurer. Et puis, c’est ma faute, aussi : c’est moi qui les appelle, comment m’aimeraient-ils ?

— Quel bracelet aujourd’hui ?

— Je les mettrai tous. Mais laisse-moi. Je n’ai besoin de personne. Va sur les marches de la porte, et si quelqu’un vient, dis que je suis avec mon amant, un esclave noir, que je paie… Va.

— Tu ne sortiras pas ?

— Si. Je sortirai seule. Je m’habillerai seule. Je ne rentrerai pas. Va-t’en. Va-t’en !

Elle laissa tomber une jambe sur le tapis et s’étira jusqu’à se lever. Djala était doucement sortie.

Elle marcha très lentement par la chambre, les mains croisées autour de la nuque, toute à la volupté d’appliquer sur les dalles ses pieds nus où la sueur se glaçait. Puis elle entra dans son bain.

Se regarder à travers l’eau était pour elle une jouissance. Elle se voyait comme une grande coquille de nacre ouverte sur un rocher. Sa peau devenait unie et parfaite ; les lignes de ses jambes s’allongeaient dans une lumière bleue ; toute sa taille était plus souple ; elle ne reconnaissait plus ses mains. L’aisance de son corps était telle qu’elle se soulevait sur deux doigts, se laissait flotter un peu et retomber mollement sur le marbre sous un remous léger qui heurtait son menton. L’eau pénétrait dans ses oreilles avec l’agacement d’un baiser.

L’heure du bain était celle où Chrysis commençait à s’adorer. Toutes les parties de son corps devenaient l’une après l’autre l’objet d’une admiration tendre et le motif d’une caresse. Avec ses cheveux et ses seins, elle faisait mille jeux charmants. Parfois même, elle accordait à ses perpétuels désirs une complaisance plus efficace, et nul lieu de repos ne s’offrait aussi bien à la lenteur minutieuse de ce soulagement délicat.

Le jour finissait : elle se dressa dans la piscine, sortit de l’eau et marcha vers la porte. La marque de ses pieds brillait sur la pierre. Chancelante et comme épuisée, elle ouvrit la porte toute grande et s’arrêta, le bras allongé sur le loquet, puis rentra et, près de son lit, debout et mouillée, dit à l’esclave :

— Essuie-moi.

La Malabaraise prit une large éponge à la main, et la passa dans les doux cheveux d’or de Chrysis, tout chargés d’eau et qui ruisselaient en arrière ; elle les sécha, les éparpilla, les agita moelleusement, et plongeant l’éponge dans une jarre d’huile, elle en caressa jusqu’au cou sa maîtresse avant de la frotter avec une étoffe rugueuse qui fit rougir sa peau assouplie.

Chrysis s’enfonça en frissonnant dans la fraîcheur d’un siège de marbre et murmura :

— Coiffe-moi.

Dans le rayon horizontal du soir, la chevelure encore humide et lourde brillait comme une averse illuminée de soleil. L’esclave la prit à poignée et la tordit. Elle la fit tourner sur elle-même, telle qu’un gros serpent de métal que trouaient comme des flèches les droites épingles d’or, et elle enroula tout autour une bandelette verte trois fois croisée afin d’en exalter les reflets par la soie. Chrysis tenait, loin d’elle, un miroir de cuivre poli. Elle regardait distraitement les mains obscures de l’esclave se mouvoir dans les cheveux profonds, arrondir les touffes, rentrer les mèches folles et sculpter la chevelure comme un rhyton d’argile rose. Quand tout fut accompli, Djala se mit à genoux devant sa maîtresse et rasa de près son pubis renflé, afin que la jeune fille eût, aux yeux de ses amants, toute la nudité d’une statue.

Chrysis devint plus grave et dit à voix basse :

— Farde-moi.

Une petite boîte de bois de rose, qui venait de l’île Dioscoride, contenait des fards de toutes les couleurs. Avec un pinceau de poils de chameau, l’esclave prit un peu d’une pâte noire, qu’elle déposa sur les beaux cils courbes et longs, pour que les yeux parussent plus bleus. Au crayon deux traits décidés les allongèrent, les amollirent ; une poudre bleuâtre plomba les paupières ; deux taches de vermillon vif accentuèrent les coins des larmes. Il fallait, pour fixer les fards, oindre de cérat frais le visage et la poitrine : avec une plume à barbes douces qu’elle trempa dans la céruse, Djala peignit des traînées blanches le long des bras et sur le cou ; avec un petit pinceau gonflé de carmin, elle ensanglanta la bouche et toucha les pointes des seins ; ses doigts, qui avaient étalé sur les joues un nuage léger de poudre rouge, marquèrent à la hauteur des flancs les trois plis profonds de la taille, et dans la croupe arrondie deux fossettes parfois mouvantes ; puis avec un tampon de cuir fardé elle colora vaguement les coudes et aviva les dix ongles. La toilette était finie.

Alors Chrysis se mit à sourire et dit à l’Hindoue :

— Chante-moi.

Elle se tenait assise et cambrée dans son fauteuil de marbre. Ses épingles faisaient un rayonnement d’or derrière sa face. Ses mains appliquées sur sa gorge espaçaient entre les épaules le collier rouge de ses ongles peints, et ses pieds blancs étaient réunis sur la pierre.

Djala, accroupie près du mur, se souvint des chants d’amour de l’Inde :

— Chrysis…

Elle chantait d’une voix monotone.

— Chrysis, tes cheveux sont comme un essaim d’abeilles suspendu le long d’un arbre. Le vent chaud du sud les pénètre, avec la rosée des luttes de l’amour et l’humide parfum des fleurs de la nuit.

La jeune fille alterna, d’une voix plus douce et lente :

— Mes cheveux sont comme une rivière infinie dans la plaine, où le soir enflammé s’écoule.

Et elles chantèrent, l’une après l’autre.

*

— Tes yeux sont comme des lys d’eau bleus sans tiges, immobiles sur des étangs.

— Mes yeux sont à l’ombre de mes cils comme des lacs profonds sous des branches noires.

*

— Tes lèvres sont des fleurs délicates où est tombé le sang d’une biche.

— Mes lèvres sont les bords d’une blessure brûlante.

*

— Ta langue est le poignard sanglant qui a fait la blessure de ta bouche.

— Ma langue est incrustée de pierres précieuses. Elle est rouge de mirer mes lèvres.

*

—Tes bras sont arrondis comme deux défenses d’ivoire, et tes aisselles sont deux bouches.

— Mes bras sont allongés comme deux tiges de lys, d’où se penchent mes doigts comme cinq pétales.

*

— Tes cuisses sont deux trompes d’éléphants blancs, qui portent tes pieds comme deux fleurs rouges.

— Mes pieds sont deux feuilles de nénufar sur l’eau ; mes cuisses sont deux boutons de nénufar gonflés.

*

— Tes seins sont deux boucliers d’argent dont les pointes ont trempé dans le sang.

— Mes mamelles sont la lune et le reflet de la lune dans l’eau.

*

—Ton nombril est un puits profond dans un désert de sable rose, et ton bas-ventre un jeune chevreau couché sur le sein de sa mère.

—Mon nombril est une perle ronde sur une coupe renversée, et mon giron est le croissant clair de Phœbé sous les forêts.

*

Il se fit un silence. — L’esclave éleva les mains et se courba.

La courtisane poursuivit :

— Elle est comme une fleur de pourpre, pleine de miel et de parfums.

— Elle est comme une hydre de mer, vivante et molle, ouverte la nuit.

— Elle est la grotte humide, le gîte toujours chaud, l’Asile, où l’homme se repose de marcher à la mort.

La prosternée murmura très bas :

« Elle est effrayante. C’est la face de Méduse. »

***

Chrysis posa son pied sur la nuque de l’esclave et dit en tremblant :

— Djala…

Peu à peu la nuit était venue ; mais la lune était si lumineuse que la chambre s’emplissait de clarté bleue.

Chrysis nue regardait son corps où les reflets étaient immobiles et d’où les ombres tombaient très noires.

Elle se leva brusquement :

— Djala, cesse, à quoi pensons-nous ! Il fait nuit, je ne suis pas sortie encore. Il n’y aura plus sur l’heptastade que des matelots endormis. Dis-moi, Djala, je suis belle ?

— Dis-moi, Djala, je suis plus belle que jamais, cette nuit ? Je suis la plus belle des femmes d’Alexandrie, tu le sais ? N’est-ce pas qu’il me suivra comme un chien, celui qui passera tout à l’heure dans le regard oblique de mes yeux ? N’est-ce pas que j’en ferai ce qu’il me plaira, un esclave si c’est mon caprice, et que je puis attendre du premier venu la plus servile obéissance ? Habille-moi, Djala.

Autour de ses bras, deux serpents d’argent s’enroulèrent. À ses pieds, on fixa des semelles de sandales qui s’attachaient à ses jambes brunes par des lanières de cuir croisées. Elle boucla elle-même sous son ventre chaud une ceinture de jeune fille qui du haut des reins s’inclinait en suivant la ligne creuse des aines ; à ses oreilles elle passa de grands anneaux circulaires, à ses doigts des bagues et des sceaux, à son cou trois colliers de phallos d’or ciselés à Paphos par les hiérodoules.

Elle se regarda quelque temps, ainsi nue entre ses bijoux ; puis tirant du coffre où elle l’avait pliée une vaste étoffe transparente de lin jaune, elle la fit tourner tout autour d’elle et jusqu’à terre s’en drapa. Des plis diagonaux sillonnaient le peu qu’on voyait de son corps à travers le tissu léger ; un de ses coudes saillait sous la tunique serrée, et l’autre bras, qu’elle avait laissé nu, portait relevée la longue queue, afin d’éviter qu’elle traînât dans la poussière.

Elle prit à la main son éventail de plumes, et sortit nonchalamment.

Debout sur les marches du seuil, la main appuyée au mur blanc, Djala seule laissa la courtisane s’éloigner.

Elle marchait lentement, le long des maisons, dans la rue déserte où tombait le clair de lune. Une petite ombre mobile palpitait derrière ses pas.

2Sur la jetée d’Alexandrie

Sur la jetée d’Alexandrie, une chanteuse debout chantait. À ses côtés, étaient deux joueuses de flûte, assises sur le parapet blanc.

1

Les satyres ont poursuivi dans les bois Les pieds légers des oréades. Ils ont chassé les nymphes sur les montagnes, Effarouché leurs sombres yeux, Saisi leurs chevelures comme des ailes, Pris leurs seins de vierge à la course, Et courbé leurs torses chauds à la renverse Sur la mousse verte humectée, Et les beaux corps, les beaux corps demi-divins S’étiraient avec la souffrance… Erôs fait crier sur vos lèvres, ô femmes ! Le désir douloureux et doux.

***

Les joueuses de flûte répétèrent :

— Erôs !

— Erôs !

et gémirent dans leurs doubles roseaux.

2

Cybèle a poursuivi à travers la plaine Attys, beau comme l’Apollon. Erôs l’avait frappée au cœur, et pour lui, Ô totoï ! Mais non lui pour elle, Pour être aimée, dieu cruel, mauvais Erôs, Tu n’as de secret que la haine… À travers les prés, les vastes champs lointains, La Cybèle a chassé l’Attys Et parce qu’elle adorait le dédaigneux, Elle a fait entrer dans ses veines Le grand souffle froid, le souffle de la mort. Ô désir douloureux et doux !

***

— Erôs !

— Erôs !

Des cris aigus issirent des flûtes.

3