Asinus academiae - Didier Bernard - E-Book

Asinus academiae E-Book

Didier Bernard

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Beschreibung

Dans les environs de la bonne Limoges, il existe une bien curieuse et célèbre association : « L’académie des ânes d’Ambazac ».

Le grand Molière lui-même serait au fondement de la docte assemblée. C’est ce que voudrait la légende et que confirme une certaine presse de la fin du XVIIe et du début du XXe siècle.

Un universitaire de Montpellier, spécialiste de l’illustre comédien, met en cause cette version des faits, ce qui met hors d’elle une ancienne présidente de la dite académie.

Les relations de la dame font que l’affaire finit devant la justice. L’inspecteur Blaireau et son acolyte, le coco des Billanges mènent alors une très sérieuse enquête.

Les deux flics ne sont pas des exemples en matière de conduite, alors, parviendront-ils à lever le voile sur l’origine de l’antique et prestigieuse « Académie des ânes d’Ambazac » ?

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Didier Bernard

AsinusAcademiae

Si Donald Trump disparaît pendant 48 heures,

Qu’absolument personne ne puisse dire où il était durant ce moment,

Si je t’affirme qu’il était chez ma sœur,

Tu auras bien du mal à prouver le contraire !

Les passages en italiques de ce roman sont : des extraits de textes historiques de la BNF ou d’ouvrages cités, des titres ou appellations de journaux, des noms de personnes ou de groupes de personnes.

Le ministre, la comtesse etl’âne

Je connaissais bien le procureur Frémont. C’était un honnête homme. Peut-être était-il un peu porté sur la bouteille mais ce péché mignon ne l’empêchait pas d’être un sacré bosseur à la compétence reconnue au palais de justice de Limoges.

En entrant dans son bureau ce matin-là, j’avais senti tout de suite son agacement. Il grattait nerveusement sa barbe grisonnante. Le signe ne trompaitpas.

–Ha ! Blaireau ! Inspecteur Blaireau. Je vous ai fait venir, j’ai quelque chose pourvous.

Oui. Blaireau, je m’appelle Camille Blaireau. Avec un nom comme ça, on se blinde assez vite dans la vie. À six ans j’avais fait le tour de toutes les blagues à la con, à propos de mon nom. Les gens persistaient quand même encore, en croyant m’épater. C’était peut-être à cause de cela que j’étais entré dans la police : pour qu’on n’ose plus me balancer une vanne pourrie, sans risquer d’en subir les conséquences.

Les bibliothèques de la pièce étaient de hauts meubles en chêne du pur style merdique des années cinquante. De vieux bouquins de droit, que personne ne lisait, s’alignaient sur les rayons. Le fauteuil de Frémont était un confortable « président » de cuir noir. Le bureau du proc était encombré d’un amoncellement branlant de dizaines de dossiers poussiéreux mal empilés. Entre l’homme et les classeurs trônaient une bouteille de rosé « domaine les Graulas » presque vide et un verre pas très net. Les deux chaises en face de ce bureau étaient des chaises scolaires, de la race de celles qui coincent les fesses des gamins entre le bois et la ferraille. L’homme tira sur son cigare et me visa par-dessus ses lunettes. Il ressemblait un peu à Michel Charasse, le ministre de feu Mitterrand.

–Blaireau, asseyez-vous !

Je choisis la moins miteuse des deux chaises.

–Je crois que vous n’êtes pas loin de la retraite !

–Effectivement, monsieur le procureur, je vais quitter mon poste dans un peu moins d’unan.

–Alors l’affaire qui me turlupine est pour vous ! Votre commissaire m’a indiqué que vous étiez l’homme de la situation. Figurez-vous qu’on vient de me saisir d’un contentieux à propos de l’appellation d’une association. En principe ce type de plainte est classée sans plus d’égard. Sauf qu’ici, la plaignante est la comtesse de Saint-Laurent… La filleule du garde des Sceaux… Vous voyez ce que je veux dire ?

–Jevois.

Frémont se déballonnait devant son ministre, il allait mobiliser un flic sur un litige dont tout le monde se foutait. Je le comprenais un peu, il n’était pas loin de la retraite également et il n’avait sans doute pas envie de se retrouver procureur à Pétaouchnoc durant les deux ou trois ans qui lui restaient à tirer.

–Bien, qu’est-ce que vous me demandez exactement ?

–Voilà, la comtesse de Saint-Laurent a été, par le passé, présidente d’une association qui s’appelle : « l’académie des ânes », sise à Ambazac. C’est dans votre secteur. Il s’avère que cette dame a découvert dans la presse que tout ce qui fait le prestige de cette association est démoli par un universitaire. L’historien affirme que la prétendue histoire à l’origine de cette académie est complètement farfelue. Il faut préciser que la naissance de la docte assemblée est, paraît-il, liée à Molière lui-même. Ce que conteste notre professeur de Montpellier !

Le procureur prit un court instant pour se rincer le gosier au rosé. Il reprit l’exposé de la justification de sa demande d’enquête.

–La comtesse est dans une rage verte et pas plus tard qu’hier, le ministre me rappelait gentiment qu’il n’y avait pas de petite plainte, qu’il ne fallait rien négliger dans notre métier. Vous comprenez ?

–Évidemment, c’est une consigne claire.

–J’ai tout arrangé avec le juge d’instruction, vous pouvez lancer vos recherches, vous avez carte blanche.

–On ne pourrait pas confier ça à la gendarmerie ?

–Pas question. Le ministre ne semble pas vouloir laisser ça aux militaires. Alors, j’ai pensé à vous : une enquête pépère avant la retraite, ça ne peut que vous satisfaire… Et moi, j’aurai répondu à une demande… Comment dire… Impérieuse !

–Il va falloir fouiller dans les greniers des bibliothèques, je pense que ça va prendre du temps.

–Ne vous pressez pas ! Surtout si c’est pour vexer la comtesse.

Finir en roue libre, après tout, je ne crachais pas dessus. Je n’avais jamais été un crack de l’enquête criminelle. J’avais commencé au bas de l’échelle, à la circulation comme on dit. De promotions en concours toujours réussis à la limite, j’avais progressé dans le métier jusqu’à devenir inspecteur en milieu de carrière. Je n’avais jamais dénoué que des affaires de vols d’autoradios ou de tronçonneuses, au mieux des entourloupes entre voisins énervés. Je n’avais aucune arrestation flamboyante à mettre à mon actif. Alors, finir sur une affaire comme ça, c’était dans l’ordre des choses aprèstout.

–Vous pouvez compter sur ma volonté de faire de mon mieux pour ne fâcher personne.

–Alors bon courage !

Frémont referma le gros classeur qu’il avait devant lui et le sangla fermement. Puis il se leva de son fauteuil en souriant et me confia le pesant dossier. Je saluai monsieur le procureur et quittai son bureau.

Dans la cour du palais de justice, des gens de la ville pressaient le pas en s’emmitouflant dans leurs pardessus, car il commençait à pleuvoir sur la place d’Aine. Je rajustai ma casquette. Avant que la pluie ne redouble, je réussis à m’installer au volant de ma dyane garée dans le parking au bout de la rue des Halles. Je balançai le classeur du proc sur le siège passager et tournai la clé de contact. Ma voiture n’était pas une voiture comme les autres. Elle provoquait les railleries des collègues, mais pour rien au monde je n’en aurais changé. Ma dyane six de 1978 était de type « AY CB » d’après la carte grise, mais elle avait un truc de plus que les autres bagnoles médiocrement ordinaires. Personne n’avait jamais vécu ses performances en ma compagnie.

C’était un vieux modèle, bleu ciel. Un peu rouillé. Il fallait remettre le compteur journalier à zéro en tournant une molette. Cette molette était cassée, on pouvait l’arracher du cylindre qui portait les chiffres. En ajustant la longueur de la tige en face de la roue de chiffres souhaitée, on pouvait afficher n’importe quel nombre entre 0000 et9999.

Par accident, par hasard, par un jour de cuite affirmée, j’avais remarqué que le compteur affichait 1998 c’était le même nombre que celui qui désignait l’année que nous vivions alors. J’étais un jeune flic plein d’entrain, je me trouvais arrêté à la station Total en face de la grande surface Euromarché des Casseaux. Nous étions au mois d’août. Le 21. Je m’en souviens, c’était la veille de mon anniversaire, un peu arrosé par avance. En voulant remettre le compteur à zéro après avoir fait le plein, je triturai la molette du compteur un peu maladroitement à cause de l’alcool. J’affichai 1944. Un abruti, pour qui je ne quittais pas assez vite mon stationnement devant la pompe, me klaxonna bruyamment. Je démarrai donc avec mon compteur partiel à 1944 km.

Je dus alors traverser un nuage de brouillard épais. Curieusement les maisons de la rue me parurent d’un coup légèrement différentes. Les voitures de chaque côté de la rue étaient des 201, des juva 4, des tractions… Plus loin je croisai un convoi bruyant, des vieilles bagnoles chargées de gens vêtus de façon hétéroclite. Des hommes, juchés sur les capots des guimbardes, tenaient des armes. Des femmes en robes colorées jetaient des fleurs à leur passage et criaient :

–Vive Guingoin !

Je m’arrêtai, mal à l’aise. Jamais l’alcool ne m’avait fait cet effet. Je remarquai alors que mon compteur partiel indiquait toujours 1944. Je me dis d’abord :

–Tiens il est foutu, il ne tourneplus.

Et puis l’effroi m’envahit. Ce que je voyais à travers mon pare-brise avait bien l’air de se passer vraiment en 1944. J’arrivai place Jourdan. Des gens s’étaient massés là, visiblement ils attendaient qu’il se passe quelque chose. Effectivement, sous le porche de l’hôtel en face de moi, je distinguai des gaillards en armes, qui poussaient vivement devant eux, des gens aux regards épouvantés. La foule hurla :

–Collabos ! À mort !

J’ai alors pensé que j’avais un peu trop forcé sur le Chivas. Je décidai de dormir un peu, de décuiter pour revenir à la raison. Je me garai au mieux, me laissai choir sur le volant et sombrai d’un coup dans un gros roupillon.

Quand je refis surface, il faisait nuit noire. J’avais mal à la tête mais je remettais un peu les pieds dans les godasses et les yeux en face des trous. Je mis le contact, lançai le flat-twin et allumai mes phares. La foule avait disparu. Plus bas vers les Casseaux, la route me parut en mauvais état, il me semblait pourtant qu’hier encore on y roulait sur un tapis nickel avec de belles bandes blanches. Je croisai une automitrailleuse… Mon pied écrasa la pédale de frein, la dyane couina un bon coup et s’immobilisa au milieu de la chaussée. Je sortis de la voiture, il n’y avait plus de supermarché à ma droite. Dans le noir, à la place du parking, se dessinait une maison. Je m’approchai, les volets étaient clos. Je mis l’oreille contre le bois… J’entendis une sorte de roucoulement qui tentait de couvrir une voix nasillarde articulant clairement : « ici Londres, les Français parlent aux Français ».

–Bordel ! me dis-je ! Nous sommes bien en 1944 !

Je courus jusqu’à ma voiture et voulus démarrer. Je remarquai alors le compteur partiel. Il indiquait toujours 1944. Une idée me traversa l’esprit. Je tournai la molette jusqu’à obtenir la date 1998…

Un épais brouillard me cacha un instant le paysage puis mes phares éclairèrent alors la route que je connaissais avec ses bandes blanches nettes et son asphalte noir. Plus loin, dans la rue de Montlhéry, je croisai une Clio. Tout avait l’air de s’arranger.

Je rentrai chez moi, dans ma petite maison rue du Puy Imbert. Un peu hagard, secoué, je m’affalai sur mon canapé avant de me servir une bonne dose d’antidépresseur de la marque Clan Campbell. Je décidai de ne parler de l’incident à personne. Je ne voulais pas passer pour un cinglé.

Le lendemain avant d’aller au boulot, afin de vérifier que je n’étais pas devenu fada, je tentai d’afficher 1997 au compteur partiel de ma caisse. Je mis le contact. Une fois de plus je dus traverser un épais brouillard. Quand la clarté se fit à nouveau devant moi, j’arrivai au bout de la rue. Je m’arrêtai au stop. Un cortège funèbre passa sur la route sous mon nez… C’était celui de l’enterrement de ma mère !

–Merde ! Ça fait déjà un an qu’elle est morte, ma vieille !

Putain de compteur ! C’était une machine à remonter le temps ! Au moins, je n’étais pas fou ; à jeun, la manœuvre sur le compteur donnait le même résultat. Je n’avais pas l’intention de revivre le moment pénible des obsèques de ma mère. Je tournai la molette jusqu’à afficher 1998 puis je tirai sur la tige « D » du tableau de bord. Le moteur démarra et un nuage dense enveloppa la voiture encore une fois avant de se dissiper rapidement. Un peu plus tard, j’arrivai au boulot, devant le commissariat qui se situait, à l’époque, au carrefour Tourny.

Voilà donc la raison pour laquelle je ne veux pas changer de bagnole. Ma vieille caisse m’a bien aidé dans mes recherches toutes ces années. Car même si je n’ai jamais mené d’enquêtes d’envergure, toutes celles dont on m’a chargé ont été élucidées. Toutes. C’est bien utile pour un flic, de pouvoir retourner dans le passé, même si l’expérience m’a montré que je ne pouvais rien changer à l’histoire, je pouvais au moins mater les faits et gestes des gens dans les périodes fatidiques. À une condition toutefois : encore fallait-il savoir exactement où se trouvaient les individus intéressants et à quel moment.

Pour l’heure, je n’avais pas besoin de faire un tour dans le passé. Il me fallait rapidement rencontrer Caroline de Saint-Laurent mais avant cela je devais quand même me mettre un peu au parfum de l’affaire. Je pris la direction de la rue Émile Labussière, là où se situait mon nouveau commissariat depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Arrivé au poste, après avoir ignoré la millième blague sur les blaireaux de la part du planton, je m’enfermai dans mon bureau afin de potasser le dossier qu’on venait de me confier. Sur la première page, Frémont avait écrit en rouge : « Enquête mineure mais à mener avec sérieux ! ». Je me plongeai sans beaucoup d’entrain dans la lecture du document.

Avant le déjeuner j’avais compris qu’en gros, les uns défendaient le fait que c’était bien Molière lui-même qui était à l’origine de la création de « l’académie des ânes d’Ambazac », les autres avaient trouvé moult arguments pour détruire cette version des faits. La plaignante semblait défendre bec et ongles la mouture avec l’illustre comédien.

Après avoir avalé mon jambon-beurre-bière habituel, j’enfilai mon imper et quittai l’hôtel de Police. Je repassai devant Dupeux, le planton de faction à la réception des plaignants. C’était un type détestable, un con comme on en voit rarement. Un blond-roux à lunettes, une sorte de gros Woody Allen avec la mentalité d’un Colignon du film « Amélie Poulain ». Il prenait un malin plaisir à soutirer plein de détails croustillants aux pauvres gens qui venaient demander justice. Surtout aux femmes ! Qui souvent abandonnaient leur démarche en cours, parce que trop gênées par les questions du débile vicieux. À l’étage des inspecteurs, on le surnommait « fouille-merde ».

Il était temps de rencontrer la requérante. Ma dyane eut un peu de mal à démarrer mais finalement elle accepta de prendre la route des monts d’Ambazac. Retourner dans le passé allait sans doute devenir indispensable pour mener l’affaire dont j’avais la charge. Alors pas question de me passer de ma bagnole !

–Diable ! Pourvu qu’elle ne me lâche pas avant la fin de l’enquête ! pensai-je alors, un peu inquiet.

La comtesse de Saint-Laurent vivait dans une très chouette vieille bicoque non loin des bords du Taurion. Le parc et la bâtisse étaient entretenus avec soin. Mi-chemin entre ferme paysanne et maison de maître. Je fis tinter la cloche dont la chaîne pendait à droite de la porte d’entrée. Une dame brune qui avait l’air de bien se tenir m’ouvrit.

–Bonjour Madame ! fis-je en levant ma casquette. Inspecteur Blaireau, j’ai été mandaté par le procureur Frémont pour enquêter sur l’affaire qui vous préoccupe.

–Caroline de Saint-Laurent, j’ai en effet déposé plainte au nom de l’association que j’ai autrefois présidée. Entrez et mettez-vous à l’aise…

Je lui tendis mon imper et ma casquette, passai devant elle et me laissai choir dans un canapé cuir du meilleur goût anglais. Elle revint de la pièce voisine avec une bouteille de « Beaume de Venise » rouge de 2008 et un classeur.

–Je sais que vous appréciez le bon vin, dit-elle.

Frémont avait dû lui parler de moi et de notre vice partagé. Elle posa son gros dossier sur la table et s’assit en face de moi. Elle me tendit la bouteille et un tire-bouchon puis elle sortit un large verre à pied des rangements sous la table basse. Elle plaça le godet à ma portée. J’ouvris la bouteille.

–Vous ne prenez rien ? questionnai-je

–Non, j’ai sorti cette bouteille pour vous, si le vin vous plaît, n’hésitez pas à vous resservir !

–Merci, retournai-je. Venons-en aux faits. Qu’est-ce qui fait que vous êtes si sûre de l’origine de votre association ? Vous allez être confrontée à des universitaires !

–Je ne suis sûre de rien justement ! J’en ai assez de l’incertitude, je veux qu’on enquête sérieusement sur l’origine de l’académie et pour la rigueur, quoi de mieux que la police et la justice !

–Beaucoup de moyens déployés pour un bien mince préjudice…

–Non  Monsieur ! Il s’agit d’une cause nationale, nous pourrions devenir l’académie de Louis XIV, plus prestigieuse que celle de Louis XIII ! Si Molière est bien à l’origine de l’existence de notre « institut asin ».

–Moui… Admettons.

La comtesse n’avait pas l’air de rigoler. Le lignage possiblement grandiose de son académie, elle y tenait.

–Quelles raisons vous ont amenée à déposer plainte ?

–Au milieu du XVIIe siècle, Molière s’attaque à l’écriture de l’une de ses pièces majeures : « Monsieur de Pourceaugnac ». Ce qu’en disent les gens, c’est que le plus grand des comédiens de toute l’histoire de France aurait trouvé l’inspiration pour monter cette pièce, en Limousin. Plus particulièrement à Limoges, dans la grand-ville de la province où il aurait posé ses tréteaux fin 1648 ou début 1649.

–Vous avez des preuves de cela ?

–C’est ce que je vous demande de vérifier ! Suite à des péripéties variables selon les sources, c’est à cause du passage du grand comédien dans notre capitale régionale et des évènements qui s’en suivirent que serait née « l’académie des ânes » d’Ambazac ». Plusieurs versions des faits décrivent l’évènement, ça n’est sans doute pas bon signe pour la simplicité de votre enquête.

–Les affaires simples sont bouclées avant qu’on mène une enquête !

La comtesse poursuivit :

–L’histoire la plus commune est celle qui est revendiquée par l’association loi de 1901 « Académie des ânes » d’Ambazac » crée en 1972. Nous la tenons de Fray-Fournier, un Limougeaud, chirurgien militaire de Napoléon 1er, paraît-il. L’homme, handicapé d’une main, est surtout connu pour ses travaux de botanique, mais il aurait aussi écrit : « une académie de province »… Voici donc cette version :

Je me calais bien dans le divan, mon verre à lamain.

–Molière, de passage dans la région aurait été sifflé, hué… Et même malmené après une représentation à Limoges. De telle sorte qu’aux tréteaux des arènes, il reçut au visage, tant et tant de projectiles, que la France aurait bien pu être privée du plus grand de ses auteurs comiques !

J’avalai une bonne rasade. Bigre ! C’était un pinard de classe ! La comtesse poursuivit.

–Molière avait voulu jouer une pièce écrite quand il avait tout juste vingt ans… une tragédie ! Ce qui ne plut pas du tout au public

–Les Limousins préfèrent sans douterire…

–Effectivement, et la troupe du comédien dut reprendre la route dare-dare. Le premier relais des postillons fut Ambazac… Et de là toute la truculence qui va suivre. Les gens des postes, des diligences, bavards, malgré les recommandations qui leur avaient été faites, répandirent vite dans la bourgade, l’identité des passagers qu’ils emmenaient. Les cochers ne manquèrent pas non plus de faire grand bruit au sujet de la mésaventure des malheureux acteurs aux arènes de Limoges…

La comtesse fit une pause. J’en profitai pour me verser un peu plus de vin. Elle continua.

–D’auberge en gargote, la rumeur parvint au château. Le seigneur d’Ambazac était épris de théâtre, de littérature et de poésie. Il avait lu quelque peu, écrit beaucoup et se prétendait digne de figurer dans la compagnie fondée par Monsieur de Richelieu : le pauvre garçon ! Il faisait plein de fautes en écrivant ! précisa la dame d’un ton un peu hautain.

Ce « Beaume de Venise » était une caresse, un velours, rond comme du raisin fraîchement cueilli. La comtesse continua

–Le hobereau d’Ambazac invita alors « l’Illustre Théâtre » en sa demeure et se trouva, ce soir-là, tout content de pouvoir en remontrer des gens obligés de l’écouter. Le petit marquis se donna en spectacle devant la troupe du comédien parisien. Il poussa le ridicule jusqu’aux pires sottises. Au point que les acteurs furent soulagés de reprendre la route, même dans le pire des inconforts… Molière, seul, s’était amusé paraît-il…

Je connaissais tout cela, je l’avais lu dans le dossier de Frémont, mais je laissais mon hôtesse dérouler son récit, histoire de vérifier ce qu’on pouvait appeler un premier témoignage. D’autre part, cela me permettait de faire discrètement le plein de mon verre qui se vidait tropvite.

–Quelques années plus tard, en 1669, Molière joua à Chambord devant le Roi, puis au Palais Royal à Paris, la fameuse farce intitulée : « Monsieur de Pourceaugnac ». Elle eut un grand succès. Cette pièce vouait aux gémonies et fustigeait l’ignorance des petits nobles du Limousin, incultes et prétentieux… Molière s’était forcément vengé là de l’insuccès de Limoges et du maladroit gentilhomme d’Ambazac  !

–Vingt ans après ?

–Qui sait ? Jean Eléonor Le Gallois, sieur de Grimarest à qui l’on doit « une vie de Molière » a voulu, dans ses écrits de 1705, disculper le comédien de cette rancune. Mais bien d’autres pensent le contraire. Des historiens disent même que Molière était un personnage très vindicatif et prêt à tout pour plaire à sonroi.

–Qui sont ces historiens ?

–À vous de les trouver ! L’auteur de « Monsieur de Pourceaugnac » était certain que sa majesté ne désapprouverait point un divertissement qui l’avait égayé. Molière fit mieux encore pour s’attirer les faveurs du Roi. Il agrémenta la pièce d’un ballet où Lully chanta, dansa et joua du violon sur des airs composés pour la circonstance. Tous ces efforts payèrent, le Roi fut conquis… c’était bien joué de la part du comédien ! Il eût alors été presque un crime de lèse-majesté d’interdire le spectacle qui moquait les marquis limousins !

–Vous parlez de rancune, mais le seigneur d’Ambazac n’avait pas offensé Molière ! Tout juste avait-il sans doute pu blesser son oreille ! De là à écrire toute une pièce pour se venger d’une si mince affaire !

–Et bien trompez-vous ! Notre marquis avait la profonde conviction que c’était bien sa personne que l’on traînait dans la boue devant la cour du Roi. Un mois après, il était à Paris, il courait chez les gazetiers pour demander bien haut, qu’ils l’écrivent dans leurs bulletins : que Monsieur de Molière n’avait aucune noblesse digne de ce titre, qu’il n’était qu’un Jean-Foutre, un minable Jean-Baptiste Poquelin, un médiocre petit gratte-papier et comédien vulgaire… Le pauvre seigneur d’Ambazac rajouta que l’auteur comique n’avait écrit cette pantalonnade que dans le but à la fois jaloux et mesquin de déshonorer un honnête hobereau limousin trop habile avec la langue française.

–Il se défendait, il n’avait pastort…

–Bien sûr ! Absolument ! Mais il eût mieux fait de se taire, car rien n’est plus sot que d’afficher ses infortunes. Tandis qu’il aurait pu rester ignoré et laisser supposer que ce « Monsieur de Pourceaugnac » était une pure invention du comédien, l’entreprise de notre marquis se retourna contrelui.

–On a des traces de cette altercation dans la documentation historique ?

–Un certain journaliste, nommé Robinet, fort peu touché de la visite du plaignant, écrivit un article là-dessus, la semaine même, dans une gazette rimée, tenez, lisez :

La comtesse me tendit un papier qu’elle avait sorti de son gros dossier posé sur la table.

« L’original est àParis

En colère autant que surpris

De se voir dépeint de la sorte.

Il jure, il tempête, il s’emporte

Et veut faire ajourner l’auteur

En réparation d’honneur,

Tant pour lui que pour sa famille

Laquelle de Pouceaugnac fourmille ? »

–Rien de bien probant pour notre histoire là-dedans, on ne sait pas qui est « l’original »…

–Si ! C’est là que l’affaire devient importante : n’ayant sans doute pas compris la leçon, sans doute pour se réhabiliter, notre marquis écrivit une pièce qu’il soumit à plusieurs académiciens qui la refusèrent. Il la proposa ensuite à Molière à qui il prétendit l’imposer à coup de bâton. Le roi eut vent de l’affaire et invita l’importun à repartir pour Ambazac par la première poste s’il ne voulait pas être enfermé au Châtelet comme un malpropre.

–Et notre bon marquis se dégonfla et rentra chez lui, j’ai lu tout ça dans le dossier du procureur.

–Exact. Le marquis ne se le fit pas redire et s’exécuta. Mais, non guéri de son envie d’écrire, une fois revenu au terroir, il voulut fonder une académie dont le siège serait son château, son château de Montcocu. Pour son académie, les membres devaient être nobles, clercs ou gens lettrés du Limousin. Il le fit claironner, à grand renfort de voix, par toute la province, mais personne ne se présentait. Il commençait à désespérer quand il eut à recevoir un messager du gouverneur de Limoges qui, sur le conseil du Roi Louis XIV, le Roi-Soleil, lui annonça la venue de nombreux académiciens.

–Il était tenace votre marquis !

J’avais vidé mon troisième verre. Je me resservis une quatrième tournée. La comtesse avait encore fait une pause dans son récit, comme pour me laisser le temps de me concentrer sur ma manœuvre de remplissage. Elle remarqua que j’étais à nouveau à l’écoute, elle reprit.

–Le marquis demanda que ces immortels lui soient aussitôt présentés. Le messager ouvrit la fenêtre et lui montra un troupeau d’ânes dans la cour. Ce fut un grand coup… Le pauvre marquis ne s’en remitpas. 

–Vous pensez sérieusement que le grand Louis XIV avait du temps à perdre pour s’occuper des malheurs d’un petit hobereau ? Qu’il avait pu pousser, à l’époque, la plaisanterie jusqu’à charger un gouverneur d’acheter un troupeau d’ânes seulement pour ridiculiser un inconnu provincial ?

–On avait attaqué une œuvre de son protégé, son artiste préféré, une pièce que le Roi avait particulièrement appréciée ! Il est fort possible que l’affaire ait retenu l’attention du monarque justement. Menez votre enquête, quoi que vous trouviez, je ne serai pas déçue. Si le prof de Montpellier a raison, cela ne changera rien pour nous. Par contre, si Molière et Louis XIV avaient quelque chose à voir avec notre assemblée, nous pourrions… Comment dire… Écrire « AMBAZAC » en caractères gras sur les cartes, si vous voyez ce que je veux dire !

–Je ne voudrais pas vous décevoir, mais si on regarde les évènements au royaume de France durant cette période, je crois vraiment que Louis XIV n’a pas eu le loisir de s’occuper de votre académie.

–Nous verrons bien, faites votre travail.

Le niveau de pinard dans la bouteille de Beaume de Venise était passé sous l’étiquette, j’avais pas mal picolé en écoutant la plaignante et je n’en savais pas plus que ce qu’il y avait déjà dans le dossier. Je remerciai la dame. En me levant du canapé, je faillis m’étaler sur le tapis du salon. J’avais vraiment biberonné. La comtesse me rendit mes affaires. Je la saluai en chaussant ma casquette. Elle me souhaita bon courage en refermant sa porte.



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