La trilogie de l'abbaye de Grandmont - Tome 1 - Didier Bernard - E-Book

La trilogie de l'abbaye de Grandmont - Tome 1 E-Book

Didier Bernard

0,0

Beschreibung

Mais que venaient donc faire les rois et les princes anglais sur les terres du Limousin en cette fin de XIIe siècle ?
Peut-être, y trouver la mort…
Ils ignoraient l’histoire miraculeuse du pays. En essayant de corrompre les vœux de pauvreté de l’ordre de Saint-Étienne de Muret fondé sur ces terres, les régnants Anglais se seraient-ils perdus ?
Tous les Plantagenêt… Ou presque, ont eu maille à partir sur les terres de la vicomté de Limoges.
Dans cette histoire, les compagnons de la fondation du deuxième ordre de la chrétienté accueillent Jehan-Lucques l’Arverne, Jan-Lo l’Alvernha, forgeron de son état, dans leur prieuré de Grandmont. Le jeune homme porte, une sainte lame qui fauchera le plus puissant des monarques du monde.


Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 394

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Didier BERNARD

La trilogie de l’abbaye de Grandmont,Les grandes batailles de la vicomté de Limoges,

L’épée d’Amélius

TomeI

Isabeau

Ils arrivaient d’Auvergne par Felletin et Pontarion. Ils avaient traversé la Vige au matin sur une planche de granit géante. Paul, batteur de fer de son état et Jehan-Lucques, apprenti, étaient en chemin, l’an mille cent cinquante et quatre.

Enveloppée, serrée dans des linges, l’épée dépassait du balluchon du maître là, devant Jehan-Lucques qui questionna encore :

–Maître, pourquoi tant de mystère ? Elle n’est même pas grande, ni précieuse sans doute !

–Petit, nous allons quitter la Marche. Le Taurion franchi, nous serons sur les terres d’Amélius… Ou presque.

–Maître…

–Chut… Écoute !

–Quoi ?

–Saute-ruisseau ! N’entends-tu donc point l’eau ?

Le chemin amorçait une pente bordée de jeunes hêtres aux feuilles déjà rousses. À terre, elles couvraient les traces laissées par les chariots dans laboue.

–Ho ! Petit… C’est le Taurion !

Le vieux batteur de fer allongea le pas dans la sente, jusqu’au bord de la rivière vive et large.

–Regarde : de l’autre côté, c’est l’Aquitaine où notre apôtre Martial repose. La grande Aquitaine, le pays des Lémovices. Etienne m’a mandé l’y rejoindre… Eh bien, nous y sommes, garçon !

Le visage était serein, mais le ton très solennel donnait une résonance grave à ces mots simples.

–Maître, il se fait tard, nous allons nous tremper, arrêtons nous là, nous traverserons demain.

–Dormir dans les bois ? Il n’est pas encore nuit ! Passons l’eau.

–Le gué semble profond, maître, bien à mi-cuisse et l’eau paraît fraîche…

–Passons, Jehan-Lucques, Allez !

Le garçon s’engagea dans l’eau froide. Les pierres glissantes et les remous ne facilitaient pas la traversée. Arrivé, non sans mal, sur l’autre rive, il observa un peu ému, un peu narquois, son maître peinant pour le rejoindre.

–Voilà, elle est en Limousin, dit le vieux en prenant pied. Tu veux la porter depuis Thiers, alors maintenant, charge-toi !

Le cylindre de bandelettes changea de paquetage avec précautions. Son poids ne révélait rien et Jehan-Lucques aurait bien aimé défaire les liens tout de suite, mais, prudemment, il épaula le sac sans un mot. Le sentier repartait à pleine pente dans les bois. La voie des chariots s’en séparait pour suivre un méandre de la rivière surveillé par la motte fortifiée du Dognon. Le donjon, défendu par une enceinte de troncs élevés en palissade, était une grosse bâtisse de bois et de torchis. Aux alentours, quelques cabanes surplombaient la rivière. Le voyageur y venait forcément, mais ne s’y attardait pas. Entre la Bobilance qui dévalait en cascade et le Taurion lui-même, le castel gardait un solide pont de bois. Hélie, maître des lieux et de ce passage obligé, prélevait d’une main ferme des taxes et droits aux titres assez flous. Il préservait en contrepartie les passants des attaques des brigands dont il purgeait ses terres.

Paul ne souhaitait pas montrer sa présence au seigneur du Dognon. Hier déjà, il avait dû fuir le col de la Roche et faire un grand détour pour éviter les gens d’Hélie. Cette maison avait toujours préféré les Marchois aux Lémovices. C’étaient ces derniers que le forgeron allait visiter avec son apprenti. Les gardiens marchois du pont n’auraient jamais laissé passer un fil destiné à leur voisin Amélius de Montcocu.

–Avançons jusqu’à Auziac. L’ami Gérault ne nous sait pas déjà ici, mais il nous partagera bien quelque chose !

Dans ce pays du Limousin, on ne cheminait pas en lacets, comme en grande montagne et la pente était rude. Au sortir de la vallée, la futaie de chênes et de hêtres fit place aux épineux, aux genêts et aux bruyères. Quelques chaos de roche grise, comme des morceaux de pain dans une soupe, parsemaient le mauve des bruyères et les tons automnaux de la lande. Jehan-Lucques allait penché, le regard distrait. L’acier avait un poids maintenant et lui battait gentiment le flanc. Le chemin devenait moins raide. Ils arrivèrent devant un muret de pierres sèches. Le petit clos qu’il abritait promettait une belle récolte de raves. Au loin, la dernière barre de collines, enfin ! Celle qui voulait être la plus haute, disait Paul. C’était comme si Jehan-Lucques la connaissait. Pourtant il ne l’imaginait pas aussi douce, comme assoupie, violine, ourlée d’orange dans le ciel encore lumineux à l’horizon.

–Les monts de la Marche, l’écrin de Grandmont !

Le vieil homme s’était raidi, le mentonhaut.

–Apprends ! Jehan-Lucques, le plus au midi, c’est le mont Cocu. Amélius y tient château, nous y serons demain. Là, au septentrion c’est Sauvagnac. Et entre les deux Grandmont ! Grandmont…

Paul restait figé, le bras tendu vers l’Ouest, la barbe blanche frissonnant au vent, finalement muet d’avoir trop à dire. Il avait fait un détour pour le seul plaisir de détailler ses monts. Ils revinrent sur leurs pas et gravirent encore une bosse. En bas, la fumée légère des âtres jamais froids flottait sur un hameau : trois maisons en dur, couvertes de bardeaux, closes de volets légers et quelques chaumières moins cossues constituaient le village. Des chiens aboyèrent. Paul s’arrêta devant un amas de pierres, un vestige de colonnes.

–Jadis un temple s’élevait ici. Les gens d’alors étaient simples et l’avaient dédié à une déesse des sources. Martial est venu les évangéliser et sauver leurs âmes. Rendons grâces Jehan-Lucques ! Rendons grâce !

Trente fois depuis Thiers, le jeune avait remercié le ciel à genoux ! On aurait dû voyager comme ça, peut-être ? Le petit n’en fit pas la remarque, l’élan de départ dans le pied du maître risquant d’être un peu vif. Le garçon se mit en prière sans rien suggérer. On marmonna encore une fois, puis Paul se releva. Il brailla alors à l’entour :

–Gérault ! Oh ! Gérault d’Auziac !

Après un silence d’attente, la porte d’une des maisons s’ouvrit sur un homme qui semblait encore vigoureux malgré son âge certain. Le visage sévère s’éclaira quand le bougre s’avança les bras grands ouverts à son ami arrivélà.

–Paul !

–Gérault ! Mon bon Gérault… Tant d’années !

Les deux hommes s’étreignirent longuement, très émus, les larmes proches.

–Entre, Paul… Entre !

Gérault vivait célibataire, dans la meilleure maison d’Auziac. Autour du foyer : une seule pièce, bien tenue. Des paillasses dans un coin, des coffres le long des murs et autour de la table composaient l’essentiel du mobilier. Le feu chauffait bien et éclairait la demeure. Les trois nouveaux associés s’assirent près de l’âtre, tirant sous eux des tabourets. Jehan-Lucques remarqua à proximité des flammes une petite marmite derrière une pierre plate. Il s’en échappait un filet de vapeur à peine perceptible sur le fond noir, il répandait dans l’antre un fumet à se damner.

Gérault semblait un homme aisé. Ceux qui possédaient un champ étaient très rares, alors. Il avait un alleu, une propriété exempte de redevance, sous la protection du seigneur Amélius. Ce dernier lui accordait la tenure du reste de son modeste acre contre seulement trois jours d’estage le mois, en corvée de guet. De plus, sur précaire du monastère, il pouvait trimer à la vigne contre un peu du muscat rendu. Le tout lui donnait une félicité enviable. À côtoyer les convers de Grandmont, il s’instruisait du latin et lisait un peu le livre, mais le meilleur de son savoir était dans la forge. Son alleu voisinait les terres des moines à la robe courte. Aux repos, les bonshommes l’enseignaient volontiers de leurs lettres et notaient en retour ses connaissances de la métallurgie. À vingt pas, Gérault connaissait une épée et la disait de Saxe ou d’ailleurs. Il battait le fer lui aussi et trempait l’acier pour le coup ou la tranche.

Le forgeron d’Auziac en vint au fait :

–La verrons-nous maintenant, Paul ?

–Le petit la tient… Aujourd’hui.

Jehan-Lucques, important et grave, défaisait son barda. Il en tira l’arme. Le peloton gras passa devant la lueur jaune du foyer. La paume large et solide de Gérault attendait. Le Limousin défit lentement les bandelettes, tirant doucement sur les linges. L’épée se dévoilait en tournant.

Elle apparut un peu brune, bleutée, luisante dans les lueurs du feu proche. Plus longue qu’un glaive, mais plus courte que la lame dont se servaient les barbares de jadis huchés sur leurs petits chevaux. Gérault prit l’objet par la poignée. Il apprécia l’épaisseur et le taillant de la lame, examina longuement la garde.

–C’est elle, Paul… Sûrement ! L’épée de Tève… À coupsûr !

Tève. Jehan-Lucques connaissait bien ce nom. Lorsqu’il laissait taire l’enclume, à Thiers, Paul lui racontait souvent l’histoire des Lémovices, une légende antique. C’était à l’aube des temps chrétiens, Limoges s’appelait alors Augustoritum et Rome dominait le monde. La belle Valérie était promise à Julius Sillanus, proconsul de l’Empire parti combattre par delà la mer. Pendant cette absence, la dame rencontra Martial le saint. Convertie, elle fit vœu de chasteté. À son retour, Julius enragea, furieux de cet engagement irréversible, il leva son épée pour la décapiter !

Le crime accompli, Valérie ramassa son chef tombé à terre et le porta devant l’apôtre saint Martial. Ébloui par le prodige, Julius demanda le baptême sous le nom d’Etienne, mais on le surnomma « Tève », « Tève le duc ». L’épée avec laquelle il avait vaincu les Bretons outre-Manche n’était pas souillée d’un crime. Le sang le plus pur lui conférait une trempe surnaturelle. Elle devenait mythique. Dès lors, Tève vécut pieusement et mit bas les armes.

Un écuyer, Hortarius, fut chargé de mener l’épée du miracle à Rome, mais… Il ne dépassa pas l’Auvergne.

Mille ans plus tard, le fils du comte de Thiers, lui aussi baptisé Etienne, vécut ermite en Limousin au lieu dit « Muret ». Comment savait-il que l’épée qui attendait sous les dalles d’une chapelle de son pays natal était celle-là ? Et pourquoi la confia-t-il à Paul, son vieil ami du pays ?

Ces secrets-là étaient sans doute révélés seulement aux saints, par les saints…

Le jeune essayait de saisir l’importance de l’instant. Paul et Gérault connaissaient, eux, parfaitement les arts de la forge, et Tève, lorsqu’il honorait encore Vulcain et les Pléiades, avait fait battre et écrouir ses armes ici, par un forgeron wisigoth, au bord du Taurion dont l’eau donnait aux aciers le tranchant des meilleurs et cette lueur violacée. C’étaitsûr.

–Pourquoi revient-elle ici ? Pour qui ? demanda Gérault

–Hugues la Certa est mort en septembre. Songe que nous étions ensemble lorsque l’ordre de Muret partit pour Grandmont. Il y a bien longtemps déjà, j’avais de meilleures jambes.

–Oui, Hugues aura bien été le plus fidèle à Etienne deMuret

–Dans une vision, il a connu la date de sa mort, me l’a fait savoir et dire aussi que l’épée de Tève devait retourner en Limousin et être remise… À un brave ! Contre ces mêmes Anglais qui salissent la règle, les vils que l’arme avait brisés par delà les mers. Je me suis permis, et sais-tu ? J’ai beaucoup peiné pour l’apporter… Je suis trop vieux ! ReconnutPaul

–Aliénor et Henri Plantagenêt ont confirmé leur entente à Limoges, voici deux ans. J’ai assisté à la cérémonie. La cathédrale Saint-Étienne était pavoisée. Du clocher descendaient des draps rouges brodés de lions d’or et partout des fleurs de genêts… Henri est entré en grande pompe sous le jubé, il s’est avancé jusqu’au chœur, là l’évêque Gérald lui a passé l’anneau de Valérie et l’a proclamé duc d’Aquitaine. Ensuite, la troupe : Brabançons, Saxons, six mille peut-être, a voulu prendre quartier au château… Mâle encontre ! Amélius et Bernard de Comborn, le tuteur de notre jeune vicomte Adémar, ont rechigné à ouvrir à tant d’hommes. Les gens d’Henri se sont alors égayés dans les faubourgs et les Limougeauds les ont un peu escagassés. Il y a même eu des tués, dit-on, du côté de la porte Fuztinie. Henri, furieux alors, a coupé le pont Hérisson et ruiné les murs que l’abbé Amblard avait relevés depuis peu. Nous en sommes là. Adémar n’a pas vingt ans, le château de Limoges n’a plus de murs, et l’Anglais couvre d’or les réguliers de Grandmont.

–Le roi Plantagenêt et couronné duc, soit ! Mais sur nos terres il est encore le vassal de Louis ! Le mécréant fait offense ! Etienne s’est voué pauvre et moi avec lui, j’empêcherai l’Anglais et à besoin j’y mettrai la force, la toute puissante !

Jehan-Lucques baissa les yeux. Paul prononçait les mots comme autant d’anathèmes, le regard terrible, la mâchoire crispée. Gérault se leva, alluma la lampe à suif sur la planche de la cheminée et invita ses hôtes à prendre place à table. Il se dirigea alors vers une maie d’où il sortit une tourte de pain de farine de châtaigne, croquante à la croûte et tendre à cœur. Il tailla dans cette miche, d’un seul trait, d’immenses tranchoirs qu’il plaça en face de chacun.

–Allez, c’est fête ! Dit-il

Gérault posa sur la table le marmiton de cuivre qui avait intrigué l’apprenti tout à l’heure. Le couvercle levé, Jehan-Lucques se mit tout en salive. Un civet de lapin n’est pas mets de vilain ! Il faut être bien en faveur de cour, ou bien audacieux, pour l’avoir !

–Ce n’est toujours pas Hélie qui goinfrera celui-là ! avança Gérault en riant. Il aurait été meilleur à mijoter encore une journée, je ne vous attendais pas si tôt. Vous marchez trop vite, gens de montagne !

Gérault retourna devant le feu et tira de dessous la cendre, des raves cuites doucement au coin de l’âtre.

–Ne plaignez pas le sel ! Quand je fais la vinade en Saintonge, les marchands en oublient souvent quelques livres dans le double fond de l’un de mes tonneaux.

Jehan-Lucques s’empiffrait. Il aurait voulu avoir des crocs pour aussi mangerl’os.

La soirée ne dura pas au jeune apprenti. Le pain de châtaignes, le lapin et la course difficile dans les monts suffirent à le réduire. Les deux vieux disciples d’Etienne en étaient à se remémorer une joyeuse mêlée entre les moines d’Ambazac et des disciples de Muret lorsque la jeune tête s’inclina sur la table.

–Ton petit nous donne l’heure ! Nous ne sommes pas raisonnables, allons tirer les paillasses.

Le vieil auvergnat apprêta la sienne dans un coin et Jehan-Lucques encore somnolent détacha un bas flanc du mur. Au bord du sommeil, il aperçut Gérault qui jetait une dernière grosse bûche dans l’âtre pour la nuit. Il l’entendit à peine arranger la table et les coffres. La toux inquiétante du vieux Paul ne lui parvint seulementpas.

Jehan-Lucques eut froid. Il eut d’abord froid. Un filet de lumière blanche filtrait à travers les fentes des volets. Le feu était presque mort. Il se leva d’un bond, pris d’une sourde inquiétude en ouvrant les vantaux. Une lumière bleue et froide envahit la pièce. Gérault n’était plus là et le vieux maître n’avait pas quitté sa paillasse. Il semblait mal en point. Le maître sortit un bras de sa couverture et héla son jeune apprenti.

–Viens… Petit… Approche !

–Maître, je vous avais dit qu’il ne fallait pas vous mouiller, hiersoir…

Jehan-Lucques pressa sa main sur le front de Paul. Dieu que c’était chaud !

–Vous tenez la fièvre !

–Chut ! Écoute, petit. L’épée de Tève, la Certa ditque…

La toux du vieil homme devenait alarmante.

–L’épée, il faut la remettre à un brave. Un brave… N’oublie pas, à un brave…

Gérault arrivait de chez les moines, une gourde encore tiède dans les mains. Il fracassa la porte de la maisonnée dans sa course. Il se jeta près de la paillasse du malade et tendit le remède des moines à son ami. Le vieil Auvergnat en avala un peu pour la forme.

–Fais-moi plutôt un bon feu, j’aime la chaleur, la forge.

Une toux effroyable suffoqua alors le vieux maître forgeron.

–Paul ! Calme-toi, ça va passer…

–Non, je crois, que cette fois… Ça ne partira pas… Je m’envais…

–Les moines vont te remettre sur pieds.

–Rien n’est d’arme quand la mort assaille… Je suis déjà avec Etienne… Le petit est vaillant, il en sait assez… Et puis tu es là… Alors…

Les yeux de Paul basculèrent. L’apprenti saisit l’épaule de Gérault qui pleurait déjà en serrant contre lui son ami de toujours. Son frère en esprit.

Le disciple d’Etienne rejoignait son maître à penser, celui pour qui il était simple et suffisant d’exister dans la lumière et le mystère de Dieu. Gérault restait effondré sous le soudain fardeau de la peine, les yeux pleins de larmes.

–Maudite soit la fièvre des Sarrasins, maudite soit-elle pour avoir frappé Paul jusque chez nous ! Je vais à Grandmont quérir les moines, prépare le Paul, on va l’emmener près de notre Etienne.

Un peu plus tard, Jehan-Lucques, douloureusement seul, étouffé de larmes lui aussi, pensait aux derniers mots de son maître en prenant le pas des moines chargés du cercueil, vers le prieuré de Grandmont. Gérault les salua. Quand le cortège fut un peu plus haut, on entendit crier le forgeron d’Auziac :

–Fiat volontas tua… Deo gracias in aeternam !

Le petit ne se retourna pas. La terre du sentier était aussi sombre qu’hier. Jehan-Lucques avait froid malgré le soleil dissipant le givre sur les rameaux des grands chênes qui avaient perdu leurs feuilles. Les étincelles du froid blanc lumineux n’enlevaient pas la douleur du jour. L’apprenti se remit à pleurer. Qu’allait-il faire à Grandmont ? Peu lui en chalait de l’Aquitaine, des Anglais, du Tève et du reste. Paul était mort ce matin et l’autre mille ans avant ! Trouver un brave, remettre l’épée qui pesait à son dos. L’affaire était simple et il allait l’expédier en un rien de temps, mais après ?

Frère Vincent s’approcha.

–Nous allons vivement traverser la route de Limoges à Bénévent. On n’est pas à l’abri des routiers qui traînent les campagnes.

La grand-route de l’Est. S’ils étaient arrivés par là, hier, ils ne se seraient pas mouillés et Paul n’aurait pas eu la fièvre et… aujourd’hui, prendre la route à droite, repartir vers Ahun, Felletin, passer les puys et la grande plaine d’après… Seul, il pouvait être en dix jours à Thiers, sa maison. Là-bas, point d’Anglais, point d’aventure. César lui-même y avait été défait, jadis.

Impossible. Hugues la Certa, sûr de ses jours, avait mandé Paul et le vieux maître faure était venu confiant au prix de sa vie. Il fallait continuer l’ouvrage et remettre l’épée.

Résolu, le jeune apprenti traversa donc le grand chemin derrière les moines et leur funèbre fardeau.

À présent on longeait la crête des monts de la Marche. Depuis le puy de la Garde, on apercevait le château d’Amélius dominant Ambazac. Amélius, c’était peut-être lui, le brave ? Après tout, Gérault l’avait raconté : le seigneur d’Ambazac avait regimbé à l’Anglais devant les murs de la vicomté !

–Je dors chez les moines, je te dis adieu, Paul, puis je cours à Montcocu, chez ce grand Amélius.

Au détour d’un coteau, Jehan-Lucques se trouva brusquement devant un monastère en construction. Immense ! Il y avait des chantiers partout. Là, on creusait, ici on étalait, plus loin on élevait. Ailleurs encore, on taillait la pierre, au milieu des hortillons et des cultures en jardins.

–Il y aura bientôt ici une grande abbaye, glissa Vincent à l’oreille de l’apprenti. Amélius nous avait cédé le lieu, Amblard de Saint-Martial a donné l’étang, les forêts et le mas des Sauvages. Notre prieur Etienne de Lissac veut bâtir grand et haut ; nous y travaillons !

Les convers travaillaient plus en effet qu’ils ne passaient de temps à la prière. Ils construisaient, avec l’or des Anglais qui pleuvait sur l’ordre de Muret, une future grande abbaye capable de rivaliser avec Saint-Martial de Limoges.

Pourtant tous ces moines avaient fait vœu de pauvreté !

Si les clercs se pliaient au service du régulier de Grandmont, ils s’accommodaient aussi de cette manne qui, disaient-ils, devaient accroître le rayonnement de l’ordre sans rien céder de la règle, pas même le confort.

Hugues la Certa et quelques autres des vieux fidèles y avaient vu des subtilités ambiguës.

Au centre de la structure, on pouvait déjà mesurer les dimensions d’une importante abbatiale au chœur tournée vers l’Est. Le bâtiment de deux cents pieds de long et cinquante de large comptait vingt-deux fenêtres. Quelques pièces de charpente étaient en place. Jehan-Lucques n’en avait jamais vu d’aussi généreuses. Le toit qu’elles allaient supporter devait être très lourd ! Des lauzes peut-être ? Mais alors il faudrait les amener de bien loin !

Deux maisons somptueuses, bâties à proximité, allaient se montrer dignes de recevoir les plus grands princes, les rois, même !

Sur les chemins en contrebas, les convers groupaient leurs cellules. Les dortoirs et le réfectoire n’étaient pas encore opérationnels. L’ensemble s’entourait déjà d’un vaste mur d’enceinte. On habitait le temporel autour de ce qui devait soutenir les siècles, immobile, planté par le ciel dans ce lieu retiré du monde.

Le petit groupe des arrivants joignit le quartier du commandement.

–Prieur, le petit dont on vous a parlé estici !

Au milieu d’une grande pièce de la maison joignant la sacristie, le prélat était occupé à d’étranges dessins tracés au fusain sur des planches posées devant lui. L’homme releva latête.

–Bien le bonjour l’ami ! Je suis vraiment désolé pour ce pauvre Paul, ton maître. Mais ainsi va la vie ! Et la mort avec. Il est saint, j’en suis sûr, sois heureux de ta vie avec lui ! Tu es forgeron comme lui m’a-t-ondit ?

–Oui… Enfin, apprenti.

–Nous avons besoin de gens comme toi, jeunes et vaillants. Les anciens se souviennent de ton maître : Paul l’Arverne. Sais-tu qu’il était ici pour construire la première église ? Tu peux marcher dans ses pas. Si tu veux rester avec nous, travailler… Prier, apprendre… Tu auras le gîte et le manger.

–Je ne peux pas rester, demain je dois voir Amélius !

–Amélius ?Ah !

De Lissac semblait un peu déçu, mais étonné aussi.

–Et pourquoi veux-tu voir le vieil Amélius ?

Jehan-Lucques tressaillit, il avait entendu : « Le vieil ».

–Pour lui remettre quelque chose de la part dePaul.

–Et quoi donc ?

–Uneépée.

–Une épée ? Et qu’en ferait-il ? Il n’a pas quitté son donjon depuis plus d’une année !

Jehan-Lucques sortit l’épée de son balluchon.

–Cette épée !

–Très ancienne !

–Oui, je crois.

–Bien, tu iras à Ambazac, demain après l’inhumation de ton maître, mais reviens vite, avant none !

Le petit, mal à l’aise, ne sut comment refuser d’obéir.

–Vincent, occupe-toi de notre nouvel hôte, donne lui un coin pour dormir.

Le moine s’exécuta et emmena le jeune faure vers les résidences provisoires des convers. La chambre proposée à Jehan-Lucques n’était pas très grande, les paillasses recouvraient presque toute la surface du sol. On était assez loin du centre du prieuré, vers les forges, on y entendait bien le vent des soufflets.

–Ici les clercs ne nous dérangent pas, dit Vincent en poussant une paillasse du genou.

On amena un cinquième couchage, cette fois la pièce était pleine. Jehan-Lucques prit sa place et déposa l’épée entre la planche du grabat et la toile bourrée de crin. Il était moins sûr de vouloir rencontrer Amélius, « le vieil », qui avait peut-être regimbé à l’Anglais, mais c’était il y avait bien des années… Et sans doute sans bravoure.

Paul reposait dans une petite chapelle de fortune, sous un abri de planches le long d’un mur de la future basilique. Jehan-Lucques, venu avec d’autres moines qui avaient côtoyé le faure de Thiers pour le veiller, priaitfort.

–Maintenant que vous êtes près de la Certa, près d’Etienne, alors, qui est le brave ?

–…

–Donnez-moi un signe, je vous en prie !

La petite chapelle resta sombre, aucune fulgurance ne vint illuminer l’endroit. Quatre cierges, simplement, adoucissaient d’une lueur hésitante le figé du gisant.

–Dieu, pourquoi Paul m’a-t-il menéici ?

Il n’y eut pas plus de réponses.

Le lendemain on porta en terre la dépouille du forgeron de Thiers. Le gel avait laissé place à une pluie froide. La boue collait aux chausses. Jehan-Lucques était rompu de fatigue après sa mauvaise nuit. Il se rassura auprès de gens qu’il commençait à connaître.

–Vincent, tu es bien sûr qu’il est près de l’Etienne de Muret ?

–Jeune ami, je ne peux pas te confier où est inhumé l’ermite, mais Paul en est l’un des plus proches avec la Certa.

On descendit lentement le cercueil dans le fond d’un trou profond dans la terre froide. Avec de gros nuages noirs, le ciel paraissait lui aussi en deuil. Jehan-Lucques avait la tête vide, il n’avait plus d’émotions. Les moines le laissèrent seul en entonnant sur le chemin du retour vers les maisons, un cantique de peine. Après un long moment, comme aucun fait miraculeux n’était survenu, l’apprenti se résigna, lui aussi, à rejoindre sa cellule. Transi, il se roula dans son grand manteau de laine et se coucha. Il lui sembla que, lui aussi, la fièvre le tenait. Il s’endormit, épuisé.

Les moines qui occupaient la chambre rentrèrent au crépuscule d’une, encore autre, obligation. Ils apportèrent alors, à leur jeune compagnon, un bol de soupe de raves et de fèves. Jehan-Lucques avala le breuvage qui le revigora un peu, pas assez pour le réveiller complètement. A la minuit le jeune auvergnat n’entendit même pas les convers se relever, encore une nouvelle fois, pour leur office.

À l’aube la pluie avait cessé. Il se rendit avec les moines au ruisseau. L’eau glacée des ablutions obligeait à la bonne humeur. Pierre sortit un rasoir et soigna la tonsure de ses frères. Jehan-Lucques les regardait, amusé.

–Pourquoi vous rasez-vous la tête ? C’est la barbe qu’il faudrait couper !

–Tu n’es pas convers, la barbe ne te sert à rien !

Vincent attrapa Jehan-Lucques, il le coinça, et Pierre, en expert de la lame fine, en deux coups de poignets, élimina le duvet du visage du puceau. L’apprenti n’avait pas eu le temps de réagir.

–Te voilà un homme à présent ! Ajouta, réjoui, Vincent.

Les moines riaient, Jehan-Lucques ne s’était encore jamais rasé, il allait juste avoir seizeans.

Après la messe de laudes dite dans la vieille église, on distribua un bol de soupe que les moines avalèrent sur place faute de réfectoire. Jehan-Lucques voulut aller voir de Lissac engoncé dans sa stalle près de l’autel. Vincent le retint par la manche.

–Le prieur t’a parlé exceptionnellement à ton arrivée. Les clercs ne parlent pas ou très peu. Avant de descendre vers Ambazac, passe chez frère Aymar, il te donnera un peu de pain pour ta journée. Fais attention sur le chemin, les Anglais ne sont pas toujours courtois et rentre avant none !

Jehan-Lucques sortit de l’église, il passa prendre une miche au four du frère boulanger. Il s’assura que l’épée était bien dans son balluchon, alors il ajusta sa pèlerine. Encore sur le pas de la porte de la boulangerie du monastère, il se prit le menton en scrutant le ciel, il ne sentit plus le poil tendre de l’adolescent. Il était seul, libre, grand etfort.

À l’Ouest, la route partait tout de suite en pente vers Ambazac. C’était une voie rude, dans la rocaille. La brume masquait l’horizon. Jehan-Lucques ne pouvait avoir l’idée claire de son cheminement. Après une bonne heure de marche, le jeune forgeron se désaltéra de l’eau d’une source. Il continuait dans la pente. Comme partout depuis son Auvergne, de bonnes fontaines, divinement situées, délivraient le voyageur du fardeau d’une trop grosse outre à porter. Il profita de sa halte pour emboucher un gros bout de sa tourte de pain. Il se remit en route, longea les coudercs d’un village à flanc de colline et orienta ses pas vers la situation du château, gardée en mémoire depuis son cheminement sur les flancs du puy de la Garde derrière le cercueil de son maître. Il venait d’apercevoir la bâtisse non loin, tout à l’heure à la faveur d’une éclaircie. Il grimpa un moment à travers prés et petits bois et enfin, parvint à Montcocu.

Le château ? Un carré de cinquante pieds de large formait un donjon, flanqué d’une tour ronde de vingt pieds en travers. Le bon et solide abri d’un hobereau, mais à menace de siège il devait s’ouvrir plus vite que les barriques de l’assaillant. De nombreux gens d’armes campaient devant une large douve entourant la muraille. Ils n’étaient pas vêtus comme ceux que les forgerons auvergnats avaient croisés à Clermont ou à Felletin en gagnant le Limousin. Ils portaient un bliaud bleu sur une cotte de mailles, de hautes chausses protégées de fer aux genoux et un casque plat attaché à la ceinture.

–Les Anglais !

Anglais ou Turcs, Jehan-Lucques avait affaire. Fort de son bagage, il avança droit sur le pont levis abaissé, dans la superbe indifférence de la soldatesque au repos d’après boire. Dans la basse-cour, entre muraille et donjon, les volailles vaquaient à l’ordinaire. Des gens attablés dans une vaste salle des bas étages gueulaient à qui mieux mieux en langue limousine. À la porte en bas de la tour, une jolie fille regardait approcher le puceau en riant à la vie. L’apprenti s’approcha.

–Je m’appelle Jehan-Lucques. Je viens de Thiers pour remettre au seigneur Amélius, un présent de la part de Paul l’Arverne.

La jeunette très impressionnée conduisit le jeune faure vers un escalier.

–C’est là-haut, dit-elle.

Jehan-Lucques s’engagea dans le colimaçon. Il déboucha dans une salle assez haute et bien chauffée. À côté d’un grand âtre, des dames s’appliquaient à des travaux d’aiguilles et de fil. Près d’un fenestron, on jouait, on discutait entre jeunes gens à peine plus vieux que le visiteur. Au milieu de la salle trônait une très haute chaise au dossier joliment sculpté. La jeune fille qui avait suivi Jehan-Lucques se glissa devant lui pour l’annoncer.

–Seigneur Aymeric, un messager pour votre père !

Un jeune homme se leva du coin desjeux.

–Qui es-tu et que veux-tu de mon père ?

–Je suis Jehan-Lucques de Thiers et Paul l’Arverne m’envoie remettre un présent au seigneur Amélius

La voix chevrotante du vieux seigneur de Montcocu se fit entendre derrière le grand siège.

–De Paul l’Arverne ? Laissez-le approcher !

Jehan-Lucques fit le tour du fauteuil de bois, il y trouva un vieillard chauve à la barbe blanche. Le maigre bonhomme semblait perdu dans sa trop grande chaise. L’apprenti se mit à genoux en face de l’ancêtre, posa sa besace et en sortit l’épée. Il déroula les bandelettes et présenta, avec plein d’espoir, l’arme mythique au brave Amélius.

–Voilà ! De la part d’un compagnon d’Etienne de Muret.

L’arme pesa bien lourd entre les mains tremblantes du vieillard. Avec difficulté, Amélius porta l’objet à ses lèvres comme on fait avec une relique. Une larme coula sur la joue du seigneur d’Ambazac. Son regard était devenu vif. Le jeune apprenti espéra vraiment. Le ciel allait-il s’ouvrir ? Ou bien n’était-ce que les derniers soubresauts de gloire dans les sanglots tristes d’un jadis chevalier ?

Aymeric, à côté, agacé, arracha l’épée des mains de sonpère.

–Il suffit tu importunes le vieux ! Regarde, ça le fait pleurer, va-t’en !

–Mais c’est pour l’Anglais… L’épée… C’est pourça !

–Tais-toi ! L’Anglais ici nous protège des marauds de ta sorte ! Allez, va-t’en !

Aymeric rendit rudement l’épée au jeune faure et le poussa vers la porte sans ménagement. Jehan-Lucques, sans un mot, boucla l’arme dans son sac, jeta sa besace sur son dos et s’en fut, entouré de silence.

Il avait fière allure, le grand Amélius dont lui avait si souvent parlé Paul ! Et Aymeric donc ! Ce jeune abruti au cou de poulet mal plumé ! La quenouille lui allait sans doute mieux que l’épée. En repassant le pont-levis, Jehan-Lucques entendit les soldats du dehors parler un étrange patois. L’apprenti les regarda, étonné de leur trouver une figure ordinaire et l’air bien moins dangereux que celui des paillers désœuvrés qu’on croisait parfois en forêt. Le petit faure n’était pas pressé de retrouver le domaine du prieur de Grandmont. Il n’était pas midi, il prit à droite un chemin qui descendait vers le village d’Ambazac. À l’entrée du bourg, une fontaine coulait dans une auge de granit dont l’eau s’échappait par quatre créneaux arrondis. En face de lui, autour de l’église et du cimetière attenant, on voyait des maisons couvertes de chaume et plus à l’écart, quelques demeures cossues aux toits de tuiles plates. Au rez-de-chaussée de ces bâtisses, des boutiques ouvraient leurs vantaux sur un vague parvis en face du portail de l’église. Les Bénédictins désertaient la place, ils se retiraient à Limoges dans leur chapitre, en espérant y construire une grande abbaye eux aussi. Une promesse anglaise de financement soutenait ce projet. Après avoir démoli leur vieux monastère d’Ambazac, ils avaient édifié une petite église à la place de la chapelle de l’ancien cloître. Jehan-Lucques entra dans cette « maison de Dieu » comme disait Paul, les voûtes fraîchement chaulées sentaient bon la maçonnerie neuve. Entré sans besoin de prière, le jeune forgeron parcourut paisiblement la nef sous le regard amical des statues, il se signa devant l’autel et ressortit, contenté d’un grand calme. Il commençait à saisir les bienfaits de la liberté. Il musarda un moment dans le village aux échoppes un peu ternes, adressant des bonjours polis à des gens qui ne répondaient pas tous. À la taverne, deux soldats et une chopine méditaient la causette grinçante de l’enseigne agacée par le vent. Le pays semblait se gêner d’une présence pesante des soldats plus ou moins réguliers.

Jehan-Lucques repassa par la fontaine en sortant de la ville. Il termina sa tourte et faute d’autre aller, il reprit le chemin des monts vers Grandmont.

À la fin de la journée, parvenu sur les hauteurs de Saint-Sylvestre, il marcha dans les couleurs du couchant sous les nuages en moutons roses et orangés. Lorsqu’il arriva au prieuré, la masse de l’immense église sans clocher défiait le crépuscule. Une file de clercs marchait vers la basilique en psalmodiant une litanie. Jehan-Lucques les croisa en pressant le pas. Il entra dans la cellule qu’il partageait entre autres avec Vincent. Le convers était là, il rafistolait son matelas de crin. Le coucher de l’Auvergnat n’avait pas été enlevé. Le petit faure remit l’épée à sa place sous le crin et s’assit sur la paillasse. Vincent, bonhomme par vocation, comprenait tout et devinait le reste.

–Nous avons de l’ouvrage sur la Gartempe, dit-il. Le gros chantier d’un pont. Dans moins d’un mois, nous devons commencer les coffrages pour travailler à l’abri des eaux. De Lissac ne verra sans doute pas d’inconvénient à ce que tu nous aides là-bas, forgeron.

–Je n’ai rien d’autre à faire ailleurs, l’Auvergne sans Paul n’a plus de sens. Alors…

Comme l’exigeait le régulier, les deux compères passèrent par le cimetière avant d’entendre la messe qu’on disait trois fois par jour. Après les offices, on servait une soupe claire de raves et de fèves. Ce soir-là, le dîner fut complété par une bouillie d’avoine et une pomme. Le convoi pour l’ouvrage sur la Gartempe partait pour Bessines le lendemain, il fallait sustenter les ouvriers. Après matines, Vincent s’approcha de la couche du forgeron qui dormait, dispensé de cette messe nocturne. Il réveilla le jeune homme.

–Le prieur est d’accord, tu viens avec nous à Bessines

–Et l’épée ?

–Pierre en prendra soin le temps de ton absence.

–Ainsi soit-il ! retourna le petit Auvergnat.

Au matin, Jehan-Lucques confia donc, à Pierre, l’épée qui tardait à montrer son pouvoir. Il le fit à regret avec beaucoup de recommandations. Le frère amusé de tant de sérieux écouta le jeune de l’oreille la plus solennelle.

Le petit jour trouvait le monastère en effervescence. Une demi-douzaine de chariots allaient emmener les hommes et les matériaux : des outils, des planches, des toiles pour s’abriter et bien d’autres affaires. Un peu plus tard, les voitures s’ébranlèrent sous les puissants coups d’épaule des bœufs. Les clercs chevalaient en tête, eux seuls savaient la façon de mener à bien la construction d’un pont. Le jeune faure arverne était assis à côté de Vincent à l’arrière d’une charrette. Les deux nouveaux amis laissaient pendre leurs jambes vers le sol. Le regard perdu dans l’herbe du chemin qui défilait sous ses chausses, Jehan-Lucques s’interrogeait.

–Vincent, crois-tu qu’il me faudra devenir moine ?

–Tu as le temps d’y réfléchir, tout ce qu’on te demande aujourd’hui, c’est de nous aider un peu au pont, pour payer ta pitance.

Le jeune sourit, rassuré. Le convoi suivait les hauteurs, on passa la ville de Bessines, mais on n’y fit pas halte. Le chantier se trouvait bien à une lieue de la ville. Noël serait bientôt là, le temps était clair quand même. Au détour d’un sommet, alors que le convoi allait plonger vers la vallée, Jehan-Lucques resta bouche bée. L’horizon était plat. Le jeune n’avait jamais vu cela. Même dans la plaine entre Thiers et Clermont, c’était des montagnes qui barraient l’horizon. Il lui sembla que du bout des yeux il touchait le bout du monde.

–Vincent, la ligne bleue, là-bas, tout au fond, c’est lamer ?

Le moine sourit.

–Non. Tu regardes vers le Nord, vers les plaines du Poitou et du Berry, c’est seulement la fin des montagnes.

–Et la mer c’est loin d’ici ?

–Autant que d’ici à Thiers, mais vers l’Ouest !

Le faure fut déçu. Un temps il avait pensé qu’il avait vu la grande mer, la limite du monde chrétien.

On arriva sur le site, dans une large vallée où l’herbe devait être grasse à la saison. Le futur pont devait remplacer un mauvais gué. La place avait été choisie aussi parce qu’un affleurement de granit tout proche pouvait servir de carrière. Jehan-Lucques ne s’installa pas avec les autres cloutiers. Il posa sa forge à l’écart du futur ouvrage, près du confluent de la Gartempe et d’un petit ruisseau. Il se mit là parce qu’il savait qu’un fer toujours trempé dans une eau morte, tiédie, ne donne pas de bonnes pointes. L’eau de la rivière, toujours fraîche et courante, ferait un acier bien plus raide. L’apprenti savait aussi que rien ne sert d’avoir une eau profonde, il n’est pas nécessaire de tremper la tête du clou. Elle s’écrase ainsi mieux sous les coups de marteau et retient bien les bois à fixer. Il s’installa comme Paul l’aurait fait : au bon endroit.

Durant trois mois, on tailla la pierre et on scia le bois. Les clercs logeaient dans un hameau plus haut dans les collines. À Noël, le village des convers près du chantier s’était transformé. Du campement de toile, on était passé à des huttes de bois, de pierres mêmes avec des toits de paillis. On pouvait se chauffer un peu dans les cabanes, près de foyers maçonnés avec les plus mauvaises pierres de la proche carrière.

Le printemps pointait à présent son nez. Les clercs guettaient la moindre baisse des eaux pour ordonner aux fouilleurs de se mouiller. Les grosses giboulées étaient passées, la Gartempe calmée roulait moins de bouillon.

Un matin les clercs descendirent de leur résidence avec des instruments de traçage. Les charpentiers alignèrent leurs bois et s’occupèrent à découper des poutres, des solives des planches, tel que l’indiquaient les marques à la craie ou au fusain laissées par le clerc, maître des plans.

Par groupe, on indiquait aux convers, les missions qui seraient les leurs. Certains renaudaient et invoquaient plein de bon sens pour ne pas s’exécuter. Les clercs haussaient alors le ton pou faire entendre leur raison.

–Si on ne commence pas maintenant, on ne finira pas avant l’hiver !

–Il fallait en scier davantage !

–Les mauvais ouvriers ont toujours de mauvais outils !

Jehan-Lucques regardait de loin. Il avait le sentiment d’être irréprochable, lui. Il avait accompli sa tâche de bonne façon, il avait bien payé sa pitance. Depuis son arrivée sur le chantier, il avait bien forgé plusieurs milliers de clous, du minuscule au plus grand, de trois paumes et aussi de bons outils : les burins pour le choc à la pierre ne s’effondraient pas sous la massette ni ne se brisaient en éclats redoutables. Ses lames de scie, aussi tenantes que celles de Gérault d’Auziac, tranchaient le bois en long comme en travers. Il gardait le charbon de bois, le pilait, le mélangeait avec des sels aux belles couleurs, il y tournait le fer orange vif puis, dans une gerbe d’étincelles, il plongeait le métal encore incandescent dans l’eau de la rivière ou dans un seau d’huile. Parfois, l’acier, du cerise sombre, virait au grenat insaisissable. Alors, à un moment connu de lui seul, le faure laissait tomber la pièce dans un bac de saindoux. Le jeune Auvergnat était devenu essentiel à l’entreprise. Il suffisait de lui dire ce qu’on voulait de l’outil. On taillait ? On frappait ? On coupait ? Le jeune forgeron avait toujours la solution. La sueur au front, il menait sa forge et mettant à profit toutes les astuces apprises à Thiers auprès de son maîtrePaul.

Les moines, les jambes nues, la robe tirée sur les épaules commençaient à dégager les pierres du gué en s’aidant de grands leviers de fer. L’édification du pont commençait vraiment. En quinze jours, les coffrages étanches furent posés, les fouilles asséchées, les fondations terminées et la maçonnerie des quatre assises sortaient de l’eau. Un mois plus tard, les solides étais qui devaient soutenir les arcs brisés pendant le temps de la construction, étaient en place.

Avril était doux. Le soir, après le travail, lorsque les moines étaient à leur messe, Jehan-Lucques montait parfois sur les collines. Il regardait vers le Nord, vers la forêt finissante. Les merisiers devenaient blancs et au loin, au-delà des cimes, une mince ligne bleue diffuse séparait le ciel de la terre. Alors les pensées du jeune se perdaient de questions en indéfinies réponses. Parfois, il priait pour Paul, ou pensait à son Auvergne natale, mais si peu… Il avait presque oublié l’épée. La douceur d’avril, le murmure de l’eau, et le chant des oiseaux emplissaient sa poitrine de la force du renouveau du printemps.

Le travail lui plaisait. Les moines, même les clercs, étaient très bienveillants avec lui. Tous les trois ou quatre jours venaient de Bessines, de Grandmont ou bien de Limoges, les pains pour les moines. Jehan-Lucques aimait bien quand le chariot venait de la grand ville. C’était Isabeau, la fille de l’émailleur Alpais qui convoyait la générosité des bourgeois de Limoges. Elle avait à peu près son âge. Elle était fine et gracile, mais avait le corsage bien plein. De longues boucles brunes tombaient sur ses épaules. Dès qu’elle sautait du chariot, les bruits des coups sur l’enclume s’arrêtaient. Cela amusait beaucoup les convers. Vincent se fit ainsi à la raison que l’Auvergnat ne serait jamais moine. Lors des livraisons, Jehan-Lucques ne pouvait détacher son regard du joli visage de la petite. Il essayait d’accrocher les grands yeux noirs de la fille, mais quand l’immense sourire d’Isabeau lui répondait, le forgeron perdait ses moyens et revenait, aussi rouge que son feu, frapper la ferraille.

Un jour pourtant, Jehan-Lucques n’eut pas le loisir de fuir. Il eut la chance d’avoir en face de lui, à distance de souffle, les grands yeux noirs d’Isabeau. Le trouble se fit dans tout son être, et comme la fille insistait dans son sourire, l’apprenti saisit la main douce et chaude de la fille et ne trouva qu’une chose à lui dire :

–Je t’aime !

Isabeau éclata de rire. La chaleur de la forge se fit à l’intérieur du crâne du petit. Il sentit la main de la demoiselle dans ses cheveux derrière sa nuque et déjà les lèvres sucrées de la jouvencelle étaient sur sa bouche. Les deux amoureux partirent en courant main dans la main vers le sommet de la colline, riant de toute leur jeunesse. À l’ombre d’un chêne, serrés l’un contre l’autre, ils parlèrent de tout, d’eux, de l’avenir, des autres. Le crépuscule les trouva enlacés. Les charretiers allaient partir, il fallait redescendre aupont.

Elle était partie avec les chariots. Jehan-Lucques avait encore senti le baiser de la fille sur ses lèvres. Il ne pensait pas qu’un tel émoi puisse exister. Les chevaux disparurent un peu plus loin, derrière les gros buissons. Il aurait été si facile de les rattraper. Jehan-Lucques ne bougea pas, assommé à la fois de bonheur et de tristesse. Son esprit n’était occupé à présent qu’à une seule chose : quand et comment être à nouveau avec Isabeau, la tenir dans ses mains, avoir le nez dans ses cheveux, sentir la douceur de sa peau. L’aimer, l’aimer un peu plus chaquefois.

Jehan-Lucques n’avait pas imaginé que l’ouvrage du pont irait aussi vite. À présent que les maçons étaient vraiment à l’œuvre, au sec sur les échafaudages, le pont grandissait à vue d’œil. On avait enlevé les étais des deux arches latérales. Le mois de mai n’était pas fini et les clés de voûte étaient déjà en place sur l’arche du milieu. Le jeune Auvergnat aurait voulu avoir encore longtemps le temps d’attendre le jour des chariots de Limoges, mais il fallait se rendre à l’évidence : avant le bel été, tout le monde du chantier serait de retour à Grandmont.

Plus Jehan-Lucques découvrait Isabeau, plus il l’aimait. Il lui avait tout raconté : son orphelinat, sa vie à la forge de maître Paul, son voyage jusqu’en Limousin avec l’extraordinaire épée… Isabeau l’écoutait, séduite, amoureuse. Avec la bienveillance des convers, ils volèrent encore quelques moments de douceur à la peine du forgeron honnête. Mais ces instants de bonheurs allaient prendrefin.

Un bouquet de fleurs avait été juché en haut d’un mât, sur le pont terminé. On attendait le prieur de Grandmont et le curé de Bessines qui arrivèrent en fin de matinée à l’abri dans une voiture couverte. La bénédiction du pont se fit sans faste, mais avec une grande solennité. Au milieu de l’ouvrage, le prieur s’agenouilla, demanda à Dieu la grâce pour tous les traversants chrétiens et finit de se rendre sur l’autre rive à genoux.

Jehan-Lucques était triste. Les fêtes qui suivirent l’inauguration, les gens qui dansaient… Tout cela ne l’intéressait pas. Il ne pensait qu’à Isabeau, aux cheveux noirs bouclés, aux petits pieds graciles, si agiles devant lui dans le chemin qui menait à son bonheur. Là, il montait seul le sentier parcouru si souvent. La forêt était bien verte à présent, les grillons chantaient encore fort, les buses planaient toujours dans le ciel bleu azur. Le forgeron s’assit au pied du grand chêne du haut de la colline, il n’arrivait plus à imaginer l’infini de la mer à l’horizon. Il redescendit, désespéré, à sa cabane et s’y pelotonna, au sombre.

La cérémonie prenait fin aux alentours du pont, Vincent fit son entrée dans la cahute du faure où il logeait lui aussi.

–Ah, Jehan-Lucques, tu eslà ?

Le petit se recroquevilla un peu plus sur sa paillasse. Le convers s’approcha de lui, il saisissait bien la peine de son jeuneami.

–Je suis moine, je connais les cœurs, je te vois bien triste ! C’est la petite Alpais ? Elle est honnête et bien jolie !

–C’est la plus belle !

–Et… Tu l’aimes ?

–À en mourir !

–Alors, ne meurs pas tout de suite, car tu sais, Grandmont n’est qu’à à peine quatre lieues de Limoges ! Une bonne journée de marche ! Mais tu as de bonnes jambes ! Alors…

Le petit ne bougea pas, il attendait plus de raison, de confirmation, d’approbation pour ce qui commençait à se dessiner dans son esprit.

–Je crois même que tu pourrais plaire à son père. Lui aussi fait métier de la flamme et du métal.

–Forgeron ?

–Mieux. Un métier que tu ne connais pas. Je ne peux même pas te l’expliquer, je n’y connais rien. C’est un très beau métier d’après ce que j’ensais.

Vincent laissa là le jeune pour se rendre à sa messe de none. Jehan-Lucques s’endormit plein d’espoir et de doutes après les dires de son compère.