Au cœur des ténèbres - Joseph Conrad - E-Book

Au cœur des ténèbres E-Book

Joseph Conrad

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Beschreibung

Au cœur des ténèbres s’inspire d’un épisode de la vie de Conrad en 1890 dans l’État libre du Congo mis en coupe réglée au profit de Léopold II. De cette expérience amère, l’écrivain a tiré un récit enchâssé dont chaque élément, à la façon des poupées russes, dissimule une autre réalité : la Tamise annonce le Congo, le yawl de croisière la Nellie le vapeur cabossé de Marlow, truchement de Conrad. Ces changements d’identité sont favorisés par les éclairages instables au coucher du soleil ou par le brouillard qui modifie tous les repères et dont émerge Kurtz. Présenté par de nombreux personnages bien avant d’entrer en scène, celui-ci fait voler en éclats toutes les définitions et finit par incarner le cœur énigmatique des ténèbres : le lieu où se rencontrent l’abjection la plus absolue et l’idéalisme le plus haut.
Édition intégrale avec table analytique des matières.

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AU CŒUR DES TÉNÈBRES

Joseph Conrad

Traduit par G. Jean-Aubry et André Ruyters

© 2019 Éditions Synapses

Par le même auteur dans le catalogue Synapses :

Jeunesse

L’agent secret

Lord Jim

Sous les yeux d’Occident

I

Le yacht la Nellie évita sur l’ancre, sans un battement dans ses voiles, et se trouva arrêté. La marée était étale, le vent presque tombé ; comme nous avions à descendre le fleuve, il ne nous restait plus qu’à mouiller en attendant le reflux.

L’estuaire de la Tamise s’ouvrait devant nous, pareil à l’entrée d’un interminable chenal. Au large, le ciel et la mer se confondaient, sans un joint, et dans l’espace lumineux, les voiles hâlées des barges qui dérivaient avec la marée semblaient s’immobiliser en rouges essaims de toile haut tendue, où les espars polis luisaient. Une brume reposait sur les berges basses dont les lignes fuyantes se perdaient dans la mer. L’air était sombre au-dessus de Gravesend, et plus en arrière semblait former en s’épaississant une sorte d’obscurité désolée qui pesait sans mouvement au-dessus de la plus grande ville du monde, la plus illustre aussi.

L’Administrateur de Sociétés était notre capitaine et notre hôte. Tous les quatre nous considérions affectueusement son dos, tandis qu’il se tenait à l’avant, les yeux tournés vers la mer. Rien sur tout le fleuve n’avait l’air plus nautique que lui. Il avait proprement l’aspect du pilote, ce qui pour un marin est la sécurité personnifiée. Il était malaisé d’imaginer que son métier l’appelait, non point dans l’estuaire lumineux, mais là-bas derrière, au sein de cette obscurité en suspens.

Il y avait entre nous, comme je l’ai déjà dit quelque part, le lien de la mer. Outre qu’il maintenait le contact entre nos cœurs durant les longues périodes de séparation, il avait pour effet de nous rendre réciproquement tolérants à l’égard de nos histoires, voire de nos convictions. L’Homme de Loi, – le meilleur d’entre tous les camarades, – détenait en raison de ses nombreuses années et de ses maintes qualités le seul coussin qu’il y eût sur le pont et était étendu sur notre unique couverture. Le Comptable avait déjà sorti une boîte de dominos et jouait à faire des constructions avec ses morceaux d’os. Quant à Marlow, il était assis, les jambes croisées, à l’arrière, appuyé au mât d’artimon. Il avait les joues creuses, le teint jaune, le torse droit, un aspect ascétique, et avec ses bras pendants, la paume des mains en dehors, il ressemblait à une idole. L’administrateur s’étant assuré que l’ancre avait mordu, regagna l’arrière et prit place au milieu de nous. Nous échangeâmes quelques mots nonchalamment. Ensuite il se fit un silence à bord du yacht. Pour je ne sais quelle raison, nous n’entamâmes point cette partie de dominos. Nous nous sentions pensifs et disposés à rien d’autre qu’à une placide contemplation. Le jour s’achevait dans une sérénité d’un éclat tranquille et exquis. L’eau brillait paisiblement ; le ciel, sans une tache, n’était que bénigne immensité de lumière pure ; le brouillard même, sur les marais de l’Essex, était pareil à un tissu transparent et radieux qui, accroché aux collines boisées de l’intérieur, drapait les rives basses dans ses plis diaphanes. Seule l’obscurité à l’Ouest, suspendue au-dessus des eaux d’amont, se faisait d’instant en instant plus épaisse, comme irritée par l’approche du soleil.

Et enfin, dans sa chute oblique et imperceptible, le soleil toucha l’horizon et du blanc incandescent passa à un rouge obscur, sans rayons et sans chaleur, comme s’il allait soudainement s’éteindre, touché à mort au contact de cette nuée qui couvait une multitude d’hommes.

L’aspect des eaux aussitôt s’altéra : la sérénité se fit moins brillante mais plus profonde. Le vieux fleuve dans sa large étendue reposait sans une ride au déclin du jour, après tant de siècles de loyaux services à la race qui peuplait ses bords, étendu dans la tranquille dignité d’un chenal menant aux confins les plus reculés du monde. Nous contemplions le flot vénérable, non à la passagère clarté d’une de ces brèves journées qui s’allument et disparaissent à jamais, mais à la lumière auguste des souvenirs qui durent. Et de fait, rien n’est plus aisé, pour l’homme qui selon l’expression consacrée a « couru les mers » avec respect et ferveur, que d’évoquer la grande âme du passé sur l’estuaire de la Tamise. Le courant de la marée qui va et vient dans son incessant labeur est peuplé du souvenir des hommes et des vaisseaux qu’il a portés vers le repos du foyer ou aux batailles de l’Océan. Il a connu et servi ces hommes dont la nation s’enorgueillit, de Sir Francis Drake à Sir John Franklin, chevaliers tous, titrés ou non, les grands chevaliers errants de la mer ! Il les a tous portés, ces navires dont les noms sont pareils à des joyaux étincelant dans la nuit des temps, depuis le Golden Hind, rentrant au port, ses flancs ronds tout emplis de trésors, pour être visité par une Reine et disparaître aussitôt de la glorieuse légende, jusqu’à l’Erebus et au Terror, partis pour d’autres conquêtes – et qui ne revinrent jamais. Il a connu les navires et les hommes, ceux partis de Deptford, de Greenwich, d’Erith, les aventuriers et les colons, navires du Roi et navires des gens de la Bourse, capitaines et amiraux, sombres « interlopes » du trafic du Levant et « généraux » commissionnés aux flottes des Indes Orientales. Ceux qui chassaient l’or et ceux qui poursuivaient la gloire, tous avaient descendu ces eaux, portant l’épée et souvent la torche, hérauts de la puissance de cette terre, dépositaires d’une étincelle du feu sacré. Quelle grandeur n’avait dérivé au fil de ce fleuve vers la promesse d’un monde inconnu !… Rêves d’hommes ; semence de dominions ; germes d’empires !…

Le soleil s’était couché : l’ombre tomba sur les eaux, et des lumières commencèrent d’apparaître au long du rivage. Le phare de Chapman, hissé comme sur trois pattes, au-dessus de son banc de vase, jetait un vif éclat. Des feux de navire glissaient dans le chenal, faisaient un grand remuement de lueurs qui avançaient ou s’éloignaient. Et plus à l’Ouest, au-dessus des eaux d’amont, l’emplacement de la ville monstrueuse demeurait sinistrement marqué dans le ciel, nuée pesante durant le jour, reflet livide sous les étoiles.

– « Et ceci aussi, dit Marlow tout à coup, a été un des endroits sauvages de la terre !… »

Il était le seul d’entre nous qui courût encore les mers. Le pis qu’on eût pu dire de lui, c’est qu’il ne représentait pas son espèce. C’était un marin, mais un vagabond aussi, alors que la plupart des marins mènent, si l’on peut ainsi s’exprimer, une vie sédentaire. Leur âme est casanière ; leur maison, le navire, est toujours avec eux et pareillement leur pays, qui est la mer. Aucun navire qui ne ressemble à un autre navire, et la mer est toujours la même. Dans l’immuabilité de ce qui les entoure, les rivages étrangers, les visages étrangers, la changeante immensité de la vie, tout demeure distant à leurs yeux, voilé non pas par le sens du mystère, mais par leur ignorance dédaigneuse : car il n’est rien de mystérieux pour un marin en dehors de la mer elle-même, qui est maîtresse de son existence et aussi impénétrable que la Destinée. Quant au reste, après les heures de travail, une flânerie fortuite, ou une bordée à terre a tôt fait de lui découvrir le secret de tout un continent et, généralement, il estime que le secret n’en valait pas la peine. Les histoires de marins ont une simplicité directe, dont tout le sens tient dans la coquille d’une noix craquée. Mais Marlow n’était pas typique (réserve faite pour son penchant à dévider des histoires) et pour lui la portée d’un épisode, ce n’était pas à l’intérieur qu’il fallait la chercher, comme un noyau, mais extérieurement, dans ce qui, enveloppant le récit, n’avait fait que la manifester, comme la chaleur suscite la brume, à la façon de ces halos de brouillard que parfois rend visibles l’illumination spectrale du clair de lune.

Sa remarque n’avait guère paru surprenante. C’était du Marlow tout pur. Elle fut accueillie en silence. Personne ne prit même la peine de murmurer, et après un instant, il dit, lentement :

– « Je songeais à ces temps très anciens où les Romains, pour la première fois, apparurent ici, il y a tantôt dix-neuf cents ans. – Hier, après tout… Il est sorti quelque lumière de ce fleuve, depuis lors… Les chevaliers de la Table Ronde, allez-vous dire… Sans doute, mais c’est la flamme qui court dans la plaine, le feu de l’éclair parmi les nuages… Pour nous – c’est dans un clignotement de clarté que nous vivons – et puisse-t-il durer aussi longtemps que tournera ce vieux globe !… Hier pourtant, les ténèbres étaient encore ici… Imaginez l’état d’âme du capitaine d’une jolie… comment appelez-vous ça ! – oui : d’une jolie trirème de la Méditerranée, recevant brusquement l’ordre de se rendre dans le Nord, mené par terre, en hâte, à travers les Gaules, et venant prendre le commandement d’un de ces bâtiments que les légionnaires, – et ce devait être d’habiles gaillards ! – construisaient par centaines, en un mois ou deux s’il faut en croire ce que nous lisons… Imaginez-le ici, le bout du monde, – une mer couleur de plomb, un ciel couleur de fumée, une espèce de bateau à peu près aussi rigide qu’un accordéon et remontant ce fleuve avec du matériel, des ordres, ou tout ce que vous voudrez… Des bancs de sable, des marécages, des forêts, des sauvages, bien peu de chose à manger pour un homme civilisé, et, pour boire, rien que de l’eau de la Tamise… Point de Falerne ici, ni de descente à terre. Çà et là un camp militaire perdu dans la sauvagerie, comme une aiguille dans une botte de foin ; le froid, le brouillard, les tempêtes, les maladies, l’exil et la mort : la mort rôdant dans l’air, dans l’eau, dans les fourrés… Ils devaient mourir comme des mouches ici !… Et cependant il s’en tirait. Il s’en tirait même fort bien sans doute et sans trop y songer, sinon, plus tard, peut-être pour se vanter de tout ce qu’il lui avait fallu endurer en son temps. Oui, ils étaient hommes à regarder les ténèbres en face. – Et peut-être se réconfortait-il à songer à ses chances de promotion à la flotte de Ravenne – pour peu qu’il eût de bons amis à Rome et qu’il résistât à l’affreux climat. – Ou bien encore, imaginez un jeune citoyen de bonne famille en toge, – trop de goût pour les dés, peut-être, vous savez où cela mène – arrivant ici à la suite de quelque préfet, d’un percepteur d’impôt, voire d’un marchand, pour rétablir sa fortune. Débarquer dans une fondrière, marcher à travers bois et enfin dans quelque poste à l’intérieur sentir que la sauvagerie, l’absolue sauvagerie s’est refermée autour de vous, toute cette vie mystérieuse de la sauvagerie, qui remue dans le fourré, dans la jungle, dans le cœur même des hommes sauvages. Et il n’y a pas d’initiation possible à ces mystères-là !… Il lui faut vivre au sein de l’incompréhensible, ce qui en soi déjà est détestable… Et il y a là-dedans une sorte de fascination pourtant qui se met à le travailler. La fascination de l’abominable, voyez-vous… Imaginez les regrets grandissants, le désir de fuir, le dégoût impuissant, les larmes et la haine. »

Il s’arrêta :

« Notez, reprit-il, en levant un avant-bras, la paume de la main en dehors, si bien qu’avec ses jambes repliées devant lui, il avait la pose d’un Bouddha, prêchant en habits européens et sans fleur de lotus. Notez qu’aucun de nous ne passerait exactement par là. Ce qui nous sauve, c’est le sens de l’utilité, le culte du rendement. Mais ces hommes-là, au fait, n’avaient pas beaucoup de fond… Ils n’étaient pas colonisateurs : leur administration n’était que l’art de pressurer et rien de plus, je le crains. C’était des conquérants, et pour cela, il ne vous faut que la force matérielle, rien dont il y ait lieu d’être fier lorsqu’on la détient, puisque votre force n’est tout juste qu’un accident résultant de la faiblesse des autres. Ils mettaient la main sur tout ce qu’ils pouvaient attraper, pour le seul plaisir de tenir ce qu’il y avait à posséder. C’était là proprement pillage avec violence, meurtre prémédité sur une grande échelle, et les hommes y allant à l’aveugle, comme font tous ceux qui ont à se mesurer aux ténèbres. La conquête de la terre, qui consiste principalement à l’arracher à ceux dont le teint est différent du nôtre ou le nez légèrement plus aplati, n’est pas une fort jolie chose, lorsqu’on y regarde de trop près. Ce qui rachète cela, c’est l’Idée seulement. Une idée derrière cela, non pas un prétexte sentimental, mais une idée et une foi désintéressée en elle, quelque chose, en un mot, à exalter, à admirer, à quoi on puisse offrir un sacrifice… »

Il s’interrompit. Des lueurs passaient sur le fleuve, minces lueurs vertes, rouges ou blanches, qui se poursuivaient, se rattrapaient, se joignaient, se traversaient pour se séparer ensuite, lentement ou en hâte. Le trafic de la grande ville continuait au milieu de la nuit qui s’approfondissait sur le fleuve sans sommeil. Nous regardions et attendions patiemment, – il n’y avait rien d’autre à faire jusqu’à la fin de la marée. Ce ne fut qu’après un long silence quand il nous dit d’une voix hésitante : « Je suppose que vous vous souvenez, vous autres, qu’une fois je me suis fait marin d’eau douce, pour quelque temps », que nous comprîmes que nous étions destinés, avant que le reflux ne se fît sentir, à entendre le récit d’une des inconcluantes expériences de Marlow.

« Je n’ai pas l’intention de vous infliger le détail de ce qui m’est arrivé personnellement, commença-t-il, – non sans trahir par cette remarque l’erreur commune à tant de conteurs qui semblent si souvent ne point se douter de ce que leur auditoire préférerait entendre. – Pourtant pour apprécier l’effet produit sur moi, il faut bien que vous sachiez comment je fus amené là-bas, ce que j’y vis et comment je remontai ce fleuve jusqu’à l’endroit où pour la première fois je me trouvai en présence du pauvre diable. C’était le point extrême accessible à la navigation : ce fut aussi le point culminant de mon aventure. Il me parut répandre une sorte de lumière sur toutes choses autour de moi et dans mes pensées. Il était sombre à souhait, cependant – et lamentable – point extraordinaire en quoi que ce fût – pas très clair non plus… Non, pas très clair… – Et néanmoins, il semblait répandre une espèce de lumière…

« Je venais tout juste à ce moment, vous vous en souvenez, de rentrer à Londres, après force service dans l’Océan Indien, le Pacifique, les mers de Chine – une dose régulière d’Extrême-Orient, quoi !… Six ans ou peu s’en faut – et je flânais de-ci de-là, vous empêchant de travailler et envahissant vos foyers, tout comme si j’avais reçu mission du Ciel de vous civiliser. Ce fut charmant pour un temps, mais j’en eus bientôt assez de me reposer. Je commençai alors à chercher un navire – la plus dure corvée, je crois bien, qui soit au monde. Mais les navires ne daignaient même pas s’apercevoir de mon existence. Et de ce jeu-là aussi, je finis par me lasser.

« Or quand j’étais gamin, j’avais la passion des cartes. Je restais des heures à considérer l’Amérique du Sud, ou l’Afrique ou l’Australie – perdu dans toutes les gloires de l’exploration. À cette époque, il y avait pas mal d’espaces blancs sur la terre et quand j’en apercevais un sur la carte qui avait l’air particulièrement attrayant (mais ils ont tous cet air-là !) je posais le doigt dessus et disais : « Quand je serai grand, j’irai là ». Le Pôle Nord fut l’un de ces blancs, je me rappelle. Je n’y suis pas encore allé et à présent je n’essaierai pas… Le prestige a disparu… D’autres blancs étaient dispersés autour de l’Équateur et par toutes sortes de latitudes sur les deux hémisphères… Je suis allé voir certains d’entre eux, et…, – mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il y en avait un cependant, le plus grand, le plus « blanc » si j’ose dire qui entre tous m’attirait.

« Il est vrai qu’au moment dont je vous parle, ce n’était plus un vrai blanc. Depuis mon enfance, il s’était garni de rivières, de lacs, de noms. Il avait cessé d’être un vide espace de mystérieuses délices, l’endroit vierge à faire glorieusement rêver un enfant. C’était devenu une région de ténèbres. Il y avait là notamment un fleuve, un énorme fleuve qu’on distinguait sur la carte, pareil à un immense serpent déroulé, la tête dans la mer, son corps au repos s’étendant au loin au travers d’une vaste contrée, la queue perdue dans les profondeurs de l’intérieur. Et tandis que j’en contemplais la carte à une devanture, il me fascinait comme un serpent le ferait d’un oiseau, un pauvre petit oiseau sans cervelle. Ensuite je me souvins qu’il existait alors une grosse entreprise, une Compagnie pour le commerce sur ce fleuve. Que diable, pensai-je, ils ne peuvent faire du commerce sans utiliser une espèce quelconque de bâtiment sur tout ce flot d’eau douce, – des vapeurs ! Pourquoi ne pas essayer de m’en faire confier un ? Je continuai à arpenter Fleet Street, mais l’idée demeurait attachée à moi. Le serpent m’avait fasciné.

« Il s’agissait à vrai dire d’une affaire continentale ; mais j’ai quantité de relations sur le continent ; la vie y est bon marché et point si déplaisante qu’elle en a l’air, assurent-elles.

« Je rougis d’avouer qu’incontinent je me mis à les relancer. Cela, déjà, était pour moi une nouveauté ! Je n’avais pas coutume d’arriver à mes fins de cette manière-là… D’ordinaire, j’allais droit mon chemin, sans emprunter les jambes d’autrui pour marcher. De fait, je ne m’en serais pas cru capable, mais à ce moment, voyez-vous, j’étais sous l’impression qu’il me fallait aller là-bas coûte que coûte. Je relançai donc mes gens. Les hommes me répondirent : « Comment donc, cher ami ! » et ne bougèrent pas. Alors – le croirez-vous ! – je me rabattis sur les femmes… Oui, moi – Charles Marlow, je mis les femmes en mouvement pour me décrocher une situation. Bon sang ! – Mais l’idée fixe me tenait… – J’avais une tante, une tendre âme enthousiaste. Elle m’écrivit : « Que ce sera charmant ! Je suis prête à faire n’importe quoi pour vous. C’est une idée admirable. Je connais la femme d’un personnage très important dans l’Administration et aussi un homme qui a beaucoup d’influence parmi eux, etc., etc. ». Bref elle était résolue à remuer ciel et terre pour arriver à me faire nommer capitaine sur un vapeur d’eau douce, si telle était ma fantaisie.