Au Sud de nulle part - Tome 1 - Jean-Pierre Jentile - E-Book

Au Sud de nulle part - Tome 1 E-Book

Jean-Pierre Jentile

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Beschreibung

Le Royaume est en proie à un mal étrange et Erasmus se trouve débordé par les défis du nouvel urbanisme de la Cité ainsi que par la gestion d’une pandémie virulente. Pendant ce temps, l’inspecteur Zwangler mène une enquête complexe, traitant à la fois de disparitions massives et d’étranges morts en série. Des sectes autrefois dissoutes refont surface et le célèbre voleur Rhénus se mue en héros inattendu.

Dans un monde hanté par des créatures destructrices, Ogrino découvre ses nouveaux pouvoirs en tant que Majogre. Notre héros, aidé de Félicia, repart pour un dangereux périple au cœur du désert du Nord, où résident les légendaires Argns et le mythique Vorann.

Le temps presse. Quelqu’un a ouvert une porte sur la source du Chaos et le Grand Équilibre est plus menacé que jamais.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Pierre Jentile a puisé une source intarissable d’inspiration de ses nombreuses rencontres et voyages à travers le monde. Sa carrière, en tant qu’auteur d’"Heroic Fantasy", a débuté, il y a des années, au travers des histoires qu’il inventait pour ses deux enfants au moment d’aller dormir. Depuis, l’écriture est devenue sa seconde nature, car il ne peut plus s’empêcher de partager son imaginaire et ses valeurs auprès du jeune public.

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Jean-Pierre Jentile

Ogrino

Au Sud de nulle part

Livre I

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Pierre Jentile

ISBN : 979-10-422-0674-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Cet ouvrage est dédié aux humains

qui ont su garder le cœur ouvert à la magie de la Vie

Prologue

Enfin, la nuit était venue et, avec elle, le calme après tous ces préparatifs éreintants. Comme chaque jour, il avait fallu commander, superviser et surtout contrôler que tout soit conforme au programme prévu. La forme encapuchonnée ferma la porte de son bureau à clef et se dirigea vers l’immense bibliothèque d’où elle extirpa, d’une main fébrile, un vieux manuscrit à la couverture de cuir usé. Le Necro Deo, le Livre des Âmes. Son origine remontait au fond des âges. Elle l’ouvrit à la page 999 et lut dans un murmure : « De la porte ouverte sur l’Innommable jaillira le Fléau, le mal absolu. Son ombre obscurcira le monde. Sa présence s’insinuera dans tous les interstices de la vie. Son empreinte façonnera plantes, bêtes, hommes et créatures magiques. Son règne distillera division et terreur. Sa souillure ternira l’innocence. La paix de l’âme laissera place aux tourments sans fin. Tous se tourneront vers sa face, soumis et implorant une pitié qui ne viendra pas. » L’être inspira profondément pour mieux goûter ce moment puis tourna à nouveau quelques pages et arrivé presque à la fin de l’ouvrage, il reprit : « Une étincelle d’espérance naîtra au sein de l’ombre. La volonté d’une poignée d’êtres s’érigera contre le chaos. Le chemin sinueux de la liberté serpentera jusqu’au cœur du Mal. L’ombre et la lumière s’affronteront. De la rencontre du vertical et de l’horizontal dépendra le sort incertain de l’humanité. »

En refermant le vieux grimoire, la créature souriait, remplie d’une joie cruelle. Tout était écrit depuis la nuit des temps et son plan se déroulait à la perfection. Bientôt lui serait offerte la maîtrise absolue de la haine et de la terreur sur toute la surface de la terre. Lorsqu’aurait été bu le sang de son ennemi, tout serait accompli.

Les Tourments éthériques

Les nuages gris d’encre, qui s’amoncelaient, n’auguraient pas un bon présage. Trois jours de mer et pas un seul poisson ramené dans les filets. Jonathan, le capitaine, était dépité. Sa silhouette fine cachait une carcasse tonique et un caractère en acier trempé. Il fallait ça pour être un vrai marin. Se lever aux aurores, tenir les quarts de nuit et braver des flots déchaînés. Mais il aimait cela, c’était sa vie. Il avait la mer dans le sang. Il tenait cette passion de son père. Il avait su transformer la petite entreprise familiale de pêche en une belle affaire qui tournait bien. Et surtout, il avait réussi à acquérir l’Indomptable, cette magnifique caravelle qu’il dirigeait aujourd’hui avec ses vingt matelots. Outre la pêche, il faisait maintenant, grâce à elle, du commerce avec les pays voisins. De temps à autre, il la poussait jusqu’à des contrées plus lointaines d’où il ramenait des épices et des parfums aux odeurs enivrantes. Les profits étant confortables. Il avait, de jour en jour, nourri de nouveaux et grands projets. Jusqu’à ces derniers temps où tout semblait aller de mal en pis.

Il avançait désormais sur le pont, le dos légèrement voûté, lui qui se tenait si droit d’ordinaire. Il faut dire que les éléments donnaient l’impression de s’être ligués contre lui. Depuis plusieurs semaines, le vent était tombé. Même pas une légère brise pour faire onduler les voiles. Un brouillard froid et pénétrant remontait fréquemment du Sud, limitant la visibilité. Plus d’une fois, ils avaient failli heurter un écueil ou un autre navire. Les routes navales s’en trouvaient perturbées et le commerce avait chuté d’un coup. L’équipage aussi errait comme une âme en peine. L’humidité qui vous glaçait les os et l’inactivité avaient eu raison de leur jovialité naturelle et même le rhum ne réussissait plus à leur réchauffer le corps et le cœur. Jonathan était inquiet, non pas pour tout cela, mais à cause de cet étrange phénomène qu’il avait vu en pleine mer et qui de manière inexpliquée lui avait glacé le sang. À cela s’ajoutait l’inquiétude due au fait que, depuis deux jours, trois de ses hommes étaient tombés malades. Au cours de toutes ces années passées sur les mers et dans les ports du monde, il en avait vu des maladies et il en connaissait des remèdes. Mais là, c’était incompréhensible. Même Doc Olson, le vieux toubib de bord, y perdait son latin. Au début, les hommes avaient des fourmillements dans les jambes puis les bras. Ensuite, la tête leur tournait et ils devenaient très pâles et las, à tel point qu’ils ne pouvaient plus tenir debout. Toutes les médecines de Doc Olson s’avéraient impuissantes et leur état ne faisait qu’empirer. Jonathan avait hâte de rentrer au port, car il avait vraiment un mauvais pressentiment.

Les nouvelles fonctions d’Erasmus, à la tête du Conseil des Sages, s’avéraient à la fois excitantes et harassantes. Grâce au fort développement du commerce qui avait suivi la chute du Légiferius, la Cité s’était rapidement agrandie. C’était la rançon du succès. L’accroissement des échanges avec le reste du Royaume avait apporté son flot de migrants attirés par l’espoir d’un meilleur travail ou de fructueuses opportunités d’affaires. Les immeubles, les maisons avaient, en effet, poussé comme des champignons, parfois de manière anarchique. Les faubourgs entourant le cœur de la ville empiétaient désormais largement sur la campagne environnante. Le nombre d’habitants avait ainsi doublé et cela générait des problèmes de transport, de pollution et d’insalubrité. Les rues se trouvaient encombrées, à toute heure, par un trafic ininterrompu. Circulaient des chariots de marchandises, des calèches de gens aisés, des policiers à cheval, des postiers et toute une foule de riverains ou de voyageurs. En pleine affluence, il fallait maintenant des heures pour passer d’un quartier à l’autre. La principale nuisance concernait la qualité de l’air qui s’était peu à peu viciée sous les fumées croissantes émanant du chauffage au charbon. Enfin, le réseau d’égout était vétuste et sous-dimensionné pour une cité qui grossissait à vue d’œil. Une partie des eaux usées et des détritus se déversait ainsi dans les ruelles, créant un milieu propice aux maladies. Erasmus s’était d’ailleurs demandé, pendant un temps, si cela ne pouvait pas avoir un rapport avec la récente épidémie que les médecins n’arrivaient pas à traiter. Devant cette dégradation des conditions de vie dans la Cité, il avait lancé un grand projet de rénovation, de transformation, même, de tout l’urbanisme de la ville. Non seulement il avait à cœur d’améliorer le confort des citadins, mais surtout, il voulait que la Cité soit transfigurée et resplendisse tel un phare dans la nuit. Il fallait tout revoir : les grands axes routiers, les égouts, les systèmes de transport et tant d’autres choses.

Par-dessus tout, Erasmus voulait effacer les traces urbaines et architecturales laissées par le Légiferius. Ainsi la Forteresse avait été détruite pour laisser place à un magnifique édifice en forme d’anneau aux parois translucides, d’une trentaine de mètres de hauteur. En symbole d’ouverture, il avait été baptisé le « Cum, » ce qui veut dire « ensemble ». Erasmus vivait et travaillait au Cum, où se réunissait périodiquement le Conseil des Sages. Sa position, au sommet de la colline dominant le cœur de la ville, lui offrait une vision panoramique propice à inspirer des décisions d’intérêt général. Le plan des rues, initialement en forme de toile d’araignée partant de l’ancienne Forteresse, allait être totalement remanié dans la plus pure tradition Elfique, faite de courbes harmonieuses basées sur le Nombre d’Or. Ce type de connaissances héritées des Elfes, par Erasmus, offrait des possibilités de créations inouïes alliant beauté et efficacité. Il restait persuadé que l’environnement influait sur les gens et qu’il pouvait inspirer soit les instincts les plus vils, soit les plus nobles pensées. C’est donc dans cet esprit qu’il tenait à renouveler la Cité. Ainsi, Erasmus passait ses longues journées à régler des problèmes logistiques et d’aménagement. Le rythme de ces travaux titanesques s’avérait cependant trop lent par rapport aux besoins. Un vrai casse-tête.

En parallèle de ses travaux d’urbanisme, Erasmus approfondissait ses connaissances du monde Elfique, ce qui le remplissait de bonheur. C’était renouer avec sa nature profonde restée en latence pendant de trop nombreuses années. Il se sentait redevenir lui-même. Erasmus s’appliquait à déchiffrer les courbes harmonieuses des Runes du livre translucide posé sur son bureau. Lors de sa dernière visite au Gigantum, Felicia lui avait suggéré d’apprendre la langue des Elfes et il retournait périodiquement dans la Forêt Ancestrale pour dialoguer avec les Gardiens de l’Arbre-Père. Outre le langage, il découvrait la richesse de ce peuple fantastique auquel il appartenait. Sylbin, l’un des Six Gardiens, l’initia à la généalogie des Elfes avec leurs diverses branches. Il découvrit qu’il y en avait de différentes tailles, depuis les petits ailés qui entouraient le Gigantum jusqu’à ceux de dimensions proches des humains. Leur nombre était très variable d’une espèce à l’autre. Certains représentaient des millions d’individus alors que d’autres, juste quelques milliers. Tous n’avaient cependant qu’un seul objectif, la préservation du Grand Équilibre. Les Elfes ne sortaient quasiment jamais de la Forêt Ancestrale, mais leur influence dépassait largement les limites de leur territoire. Ainsi, Erasmus réalisa que, par sa nature hybride, il constituait une des rares exceptions au monde Elfique. Sa part humaine lui permettait de jouer un rôle dans l’agencement du monde, de manière complémentaire à celle des Elfes. Il en ressentait une responsabilité accrue dans la réussite de son travail. L’apparition, ces dernières semaines, d’une maladie à la diffusion rapide, constituait un défi qu’il fallait relever. Il se devait de trouver un moyen de lutter contre elle, mais il pressentait que le mal était profond. Il lui faudrait certainement l’aide de Thémistomène et de ses potions. Il décida, sur le champ, de lui envoyer un émissaire de confiance.

Ogrino sortit de la Cité en courant, car il fallait qu’il porte un message et un paquet très important à Thémistomène. Sa nouvelle vie, partagée entre les joies simples avec sa famille d’Ogres et ses responsabilités au sein de la société des hommes, lui allait comme un gant. Il ressentait une grande joie d’être à la fois utile aux autres et d’apprendre sans cesse de nouvelles choses sur l’organisation du monde et sur les êtres si différents qui le composent. Sa renommée, depuis la Grande Guerre contre l’Ordre, lui avait valu de devenir une sorte de pont, de lien entre les humains et le Peuple Légendaire. Ainsi, il jouait le rôle d’ambassadeur entre les communautés. Aujourd’hui, cela allait s’avérer bien utile. Et puis, il était heureux de retrouver les siens après plusieurs semaines passées au Cum. Il est vrai que les temps étaient troublés avec des informations persistantes d’événements étranges et inexplicables qui gangrenaient le Royaume. Il ne s’avérait pas facile d’administrer un pays et Erasmus avait bien du courage pour surmonter toutes sortes de difficultés qui ne cessaient de croître. Pourtant, la situation avait radicalement changé depuis la fin de la Grande Guerre. Les relations étaient bien différentes entre les hommes, la confiance, le respect avaient remplacé la peur et la suspicion jadis insufflées par l’Ordre. Ce climat bénéfique se trouvait désormais écorné par les nouvelles chaque jour plus alarmantes qui circulaient dans le pays et notamment cette épidémie qui ne cessait de s’étendre. Thémistomène saurait sûrement trouver un remède pour combattre cette maladie rampante.

Arrivé à l’orée de la forêt, il prit le losange du Gigantum et pensa intensément à Viastella. Elle n’apparut pas au détour d’un bosquet comme à l’accoutumée. Chagriné, le jeune Ogre se demanda quelle tâche si importante la Licorne avait à faire pour qu’elle ne réponde pas à son appel. Peut-être que Felicia lui avait confié une mission spéciale. N’empêche ! Il aurait bien aimé qu’elle soit là. Et puis un petit doute subsistait. Elle n’avait jamais manqué un de ses appels. Quand il aurait un peu plus de temps, il faudrait qu’il en ait le cœur net. Pour l’heure, il se mit alors à courir de plus belle.

La lourde porte venait à peine de se fermer derrière le messager qui partait sur le champ pour l’extrême Sud du pays. Il fallait alerter personnellement tous les gouverneurs des différentes provinces du Royaume, car la situation était grave, mais la discrétion nécessaire pour ne pas affoler la population.

— Cela fait beaucoup trop de cas pour n’être qu’une banale épidémie, dit Théophilas d’un air abattu.

— Si les choses continuent à ce rythme, je crois que nous allons devoir affronter une véritable pandémie, ajouta Lovestone.

— Il nous faut utiliser tous nos moyens pour endiguer ce fléau, renchérit Erasmus. Vos connaissances médicinales alliées à celles du Monde Légendaire doivent assurément pouvoir venir à bout de cette maladie qui ronge le pays.

— Cela fait des semaines que nous concoctons des potions et aucune n’a de réel effet sur cette maladie. Les gens l’ont surnommée la « Souillure Grise » vu qu’elle donne un teint pâle et terne aux malades. Tout au plus, nous réussissons à retarder un peu la progression de la pathologie, mais cela n’est guère probant, ponctua Théophilas. Non, ce qu’il nous faut, à ce stade, c’est un traitement radicalement différent. Voyons ce que Thémistomème pourra faire, j’ai confiance dans ses connaissances qui dépassent, de loin, les miennes.

— En ce moment même, Ogrino est en route pour solliciter son aide, dit Erasmus.

— Et s’il s’avérait impuissant ? lança avec une pointe d’inquiétude Lovestone.

— Alors, c’est que le mal est plus profond, admit Erasmus

— Et il n’y aurait donc pas de remède ?

— Ne soyez pas défaitiste.

— Il nous faut envisager le pire. C’est un principe de précaution.

— Dans ce cas extrême, il ne nous restera qu’une seule solution, reprit Erasmus. Il nous faudra demander l’aide de Felicia Regina.

— La reine des Elfes ! Mais vous savez bien que les Elfes n’interviennent pas dans la vie des humains. Il y a toujours eu des maladies, des épidémies et jamais les Elfes ne se sont impliqués, affirma Lovestone.

— Lors de la Grande Guerre contre le Légiferius, pourtant, Felicia a aidé Ogrino dans sa tâche. Pourquoi ne le ferait-elle pas également aujourd’hui ? reprit-il amusé.

— La dernière fois qu’elle est intervenue, c’était pour sauver le Grand Équilibre et notamment le Gigantum. Aujourd’hui, rien de tout cela n’est en jeu. Seuls les hommes souffrent et une pandémie, si forte soit-elle, n’est pas un motif suffisant pour que des Elfes interfèrent dans notre destin, conclut Lovestone.

— Vous avez certainement raison. Il ne nous reste qu’à espérer que Thémistomène détienne la solution, soupira Erasmus.

L’air parfumé de la terre humide remplissait les poumons d’Ogrino qui se délectait de retrouver ces senteurs boisées de champignons et de mousses. Courir dans les sous-bois lui procurait toujours autant de plaisir. Bien qu’il se soit habitué à vivre dans la Cité des hommes, il ne pouvait renier sa nature profonde faite pour l’air, l’espace et la verdure. Il avait envie de hurler sa joie. Il ouvrit une large bouche, mais la referma aussitôt, surpris qu’il était par le spectacle de désolation qu’il venait de découvrir. Un troupeau de nombreux cerfs et de biches était mort et gisait, là, juste devant lui. La plupart avaient le corps profondément griffé. Seules certaines bêtes avaient été dévorées. « Quel gâchis », pensa-t-il, « toute cette bonne viande gaspillée ». Les auteurs de ce carnage ne pouvaient être que des créatures sanguinaires, animées par une sauvagerie hors du commun. Ce n’étaient sûrement pas des Ogres, car ils respectaient trop la nourriture, des humains non plus, car aucune ramure de mâles n’avait été sectionnée pour en faire des trophées. Mais alors qui ? Le jeune Ogre se mit à inspecter plus précisément la macabre scène. Les empreintes de crocs énormes militaient pour une attaque de bêtes féroces. Ogrino ne voyait pas quels prédateurs avaient pu commettre un tel désastre. Seule une attaque de panthères des montagnes ou une horde de loups affamés aurait eu ce résultat. Pourtant cela ne leur correspondait pas, car des corps avaient été projetés à mi-hauteur de certains troncs d’arbres y laissant des traces de sang. Il fallait une force colossale pour réaliser cela. « Des Trolls », pensa Ogrino. Ce lieu se trouvait cependant si loin de leurs montagnes. Qu’est-ce qui aurait bien pu les pousser à sortir de leur territoire ? Non, cela ne tenait pas. Il n’y avait pas de trace de leur venue. Ils auraient dû laisser une large brèche entre les arbres s’ils avaient traversé la forêt. Or, là, aucune branche cassée, aucun taillis écrasé. Ce n’était donc pas des Trolls qui avaient fait ça. Alors qui ?

Un travail titanesque attendait Erasmus et son équipe d’architectes, mais les maquettes de la Cité miniature, posées sur la grande table ovale du bureau, lui apportaient une grande joie. On y voyait des tours s’élançant vers le ciel, à la manière de fougères arborescentes, de haricots ou de pins parasols, reliées par des passerelles aériennes. Les toits plats de nombreux édifices servaient de potagers et, vu d’en-haut, le vert devenait la couleur dominante. Des moulins à vent assuraient le fonctionnement d’élévateurs permettant d’accéder aux étages élevés et aux toits des immeubles. Il y avait aussi des maisons en forme de gâteaux d’anniversaire, ainsi que des hangars à l’allure de citrouilles ou d’aubergines. Une gare ressemblant à une grande cloche blanche arrivait quasiment au centre de la ville. Pour Erasmus, c’était sûrement la plus belle des réalisations. En effet, les machines inventées par le Légiferius s’avéraient avoir du bon. Erasmus avait ainsi récupéré les plans des engins de guerre de l’Ordre. Il avait aisément fait adapter, par des ingénieurs, le modèle de l’Aquanef pour créer une locomotive, montée sur des rails. Elle pouvait atteindre la vitesse d’une hirondelle en plein vol et relier la Cité aux régions les plus reculées du Royaume. Plusieurs lignes de chemin de fer partaient désormais de la gare de la métropole pour irriguer toutes les contrées. Déjà, des trains reliaient quotidiennement la Cité avec le port d’Akibar, assurant un approvisionnement régulier en denrées et poissons frais. D’ailleurs, ce port du Sud allait être remanié, agrandi et rationalisé, car il fallait pouvoir accueillir toujours plus de navires chargés de leurs précieuses cargaisons venant des quatre coins du Royaume. Du moins, en espérant que la pandémie de la Souillure Grise ne stoppe pas tous ces projets.

Quinton, l’architecte-en-chef, tira Erasmus de son trouble en posant une maquette représentant un chandelier à huit branches sur le centre gauche de la Cité miniature.

— Et voici la pièce maîtresse du système de transport de la Cité, annonça-t-il fièrement.

Les trois autres architectes présents accrochèrent des sortes de ballons aux extrémités de l’édifice.

— Afin de faciliter les déplacements au sein même de la ville, et avec les faubourgs, des navettes aériennes accosteront en haut de l’immeuble. Ce sont des zeppelins avec une capacité de cent personnes et cinq tonnes de bagages ou de denrées. L’acheminement, tant en haut qu’en bas de l’immeuble sera assuré par des sièges montés sur deux escaliers mécaniques, l’un ascendant, l’autre descendant, se déplaçant en spirale. L’arrimage de montgolfières individuelles sur les toits d’autres immeubles sera également possible.

— Très ingénieux et efficace ! déclara Erasmus, les yeux brillants. De plus, cet édifice est d’un esthétisme à couper le souffle, avec sa couleur bleu-pétrole.

— Il provient d’un manuscrit d’inspiration Elfique pour sa forme clairement végétale et de recueils de Lutins pour ses matériaux. Il allie donc grâce et robustesse.

De la maquette se dégageait, en effet, une beauté poétique due à son allure de cône en colimaçon surmonté d’une couronne à huit axes, aux extrémités spiralées.

— Assurément, ce mode de locomotion, non seulement va désengorger le centre-ville, mais aussi permettre de véhiculer des passagers vers les régions reculées, difficiles d’accès par les terres. C’est le complément parfait du train. Je souhaiterais qu’il y ait ce genre d’édifice aux quatre coins de la Cité pour créer des couloirs aériens et faciliter les déplacements avec une sécurité maximale.

— Entendu, nous allons immédiatement étudier la question, répondit exalté Quinton.

Cela se serait annoncé pour le mieux, si ce n’était le rythme des travaux de construction, jugé trop lent par Erasmus et cette fichue pandémie qui compliquait toujours plus les choses. Pour accélérer ce gigantesque chantier, il n’y avait qu’une solution, obtenir l’aide de Précélestin. Il allait donc mener une visite express au sein du Monde du Dessous.

— Que me vaut ta visite jeune Ogre ? lança d’un air jovial Thémistomène.

— La situation est grave dans le monde des humains, c’est pourquoi je suis venu jusqu’à vous, répondit Ogrino.

— Les choses vont mal dans tous les règnes de ce monde, mon jeune ami. Je suis malheureusement au courant.

— Ah bon ?

— Oui, mes végétaux souffrent. D’ailleurs, n’as-tu pas remarqué l’absence de fleurs depuis notre dernière entrevue ici ?

— C’est vrai, la fois précédente, il y en avait à foison et là, plus rien.

— Tu vois, personne n’est épargné.

— Non, d’ailleurs, j’ai vu des choses atroces en venant ici, même les animaux sont victimes d’événements bizarres. Je me suis même demandé si des Trolls ne rôdaient pas dans les parages.

— Des Trolls ? Non, impossible, j’en aurais forcément entendu parler. C’est pour ça que tu es venu me voir ?

— Non, je voulais vous montrer quelque chose, de la part d’Erasmus.

Ogrino sortit une petite fiole de sa besace et la présenta aux yeux de Thémistomène qui la scruta attentivement.

— C’est du sang humain, constata-t-il.

— Oui, mais regardez mieux.

— Il y a toutes sortes de particules vertes qui pulsent à l’intérieur.

— C’est bien ça. Nous ne savons pas ce que c’est. Ça a l’air d’être la cause de la maladie baptisée Souillure Grise par les médecins, car tous ceux qui l’ont contractée sont excessivement faibles et ont la peau grisâtre.

Le Lutin prit une feuille de platane et y versa une goutte de sang. Le résultat ne se fit pas attendre. Les fibres se nécrosèrent et un petit trou se forma, entouré d’un léger nuage de fumée grise. Ogrino en fut choqué.

— C’est si grave que ça ?

— Pire encore ! Nous sommes en présence d’un mal si profond que, même moi, je ne puis combattre.

— Il n’y a pas de solution ?

— Certaines de mes potions peuvent, tout au plus, retarder l’évolution de la maladie. Trouver un véritable remède est une autre affaire.

— Comment est-ce possible ? Vous avez tant de connaissances !

— Justement, je suis à même de discerner l’importance de la maladie et la réponse à y apporter. Ici, nous sommes en présence d’un mal inconnu dont la virulence n’a d’égale que sa nocivité.

— Mais en l’analysant, le décortiquant, vous pouvez bien trouver un antidote quand même ?

— Non ! Je suis affirmatif, il n’y a pas de remède, car ce mal… ne vient pas de ce monde !

Bartimé, le charpentier ronflait bruyamment. Il avait eu une dure journée, à monter une grange pour un client, et il dormait profondément. Il ne vit ni n’entendit, l’étrange scène qui se déroulait chez lui. Une fine corde se faufilait au travers du trou de la serrure. Elle descendit sur le sol à la manière d’un serpent et s’enroula en pelote au pied de la porte à mesure que le métrage augmentait. Lorsque la dernière extrémité apparut, elle se glissa immédiatement dans l’anneau de la clé, restée dans la serrure, et s’enroula autour d’elle pour que la pelote décolle du sol. Celle-ci se mit à se balancer jusqu’à ce que la clé se mette à tourner. Un déclic s’en suivit et la porte s’ouvrit lentement sur la fraîcheur de la nuit. La pelote roula vers Bartimé. Arrivée au niveau de la tête de lit, la corde se dressa et, par des mouvements concentriques, dessina une grossière silhouette humaine, debout près de sa victime. L’hideuse poupée entreprit, à grand-peine, de faire tomber un vase de l’étagère surplombant le lit. Par petites touches, elle le fit osciller jusqu’à ce qu’il perde l’équilibre et vienne se fracasser sur la tête du pauvre Bartimé. Le charpentier se réveilla d’un bond et sauta hors du lit, épouvanté par cette créature étrange qui le fixait de ses yeux rouges. Il se rua dehors, profitant de la porte ouverte. Il n’avait pas fait trois pas qu’il reçut, sur la tête, un filet tombé d’on ne sait où. Empêtré dans les grosses mailles, il s’allongea brutalement de tout son long. Il vit autour de lui d’autres créatures, semblables à celle de sa chambre, tandis que deux chevaux le traînaient vers un chariot. Le filet remonta, en glissant le long d’un toboggan et Bartimé tomba dans une sorte de wagon rempli de prisonniers.

— Vous aussi, ils vous ont capturé ? lui demanda un homme rondouillard à qui il manquait une dent de devant.

— Qui sont-ils ? Ils n’ont pas l’air humains !

— Nous ne savons rien d’eux. Ils semblent ne pas savoir parler. Ils commandent leurs chevaux simplement par des gestes. Ils nous trimballent de village en village depuis le début de nuit. Regardez, nous sommes déjà une bonne vingtaine et ça va sûrement continuer.

Soudain, le chariot s’ébranla. Ils furent bientôt rejoints par d’autres convois, en direction du Sud. Au travers des jointures de sa prison roulante, Bartimé distinguait un nombre impressionnant de caravanes qui s’unissaient pour former un convoi de plusieurs centaines de mètres. Pourquoi avait-il été capturé ? À quoi pouvaient bien servir tous ces prisonniers et vers quelle destination se dirigeaient-ils ? Hanté par tant de questions et de peurs, Bartimé tremblait de tous ses membres.

Un grand dégingandé à la face osseuse se pencha vers lui et lui dit :

— Garde tes tremblements pour plus tard, le pire est sûrement à venir.

Le Conseil était réuni au grand complet, car la situation était grave. Outre la progression de la maladie, on enregistrait un nombre croissant de crimes nocturnes ainsi que la disparition de nombreux habitants. Tout ceci mettait l’ensemble du Royaume en état d’alerte. Un plan d’envergure devait être déployé pour protéger la population. C’était le rôle du Conseil d’organiser les moyens d’action, mais il apparut bien vite qu’une aide extérieure s’avérait nécessaire.

— Afin d’endiguer la diffusion de la Souillure Grise, j’espère que Thémistomène pourra vraiment nous fournir un remède capable d’apaiser, si ce n’est de guérir une grande partie des malades, déclara Aristophane.

— C’est juste, répondit Erasmus, mais il nous faut, parallèlement, empêcher la propagation de l’épidémie.

— Il faudrait créer des zones tampons où la circulation serait interdite afin que le virus ne puisse plus se déplacer et contaminer de nouvelles victimes, dit Salvator, le paysan.

— Voilà une idée frappée au coin du bon sens ! s’exclama Théophilas. Limiter les déplacements au minimum entre les régions, voire aux extrémités du Royaume.

— Parfait, nous avons là un ensemble de solutions cohérentes qui devraient nous permettre de calmer la situation de panique dans laquelle se trouvent les gens.

— Le contrôle des déplacements devrait également limiter les crimes et les disparitions, ajouta Manfred, le charpentier, mais cela ne sera pas suffisant. Il faudrait en plus créer des équipes de sécurité dans chaque quartier pour assurer des rondes nocturnes.

— Pour les zones rurales, ça sera plus difficile, à cause de l’étendue, renchérit Salvator.

— Ouais, il faudrait peut-être instaurer un couvre-feu à la tombée de la nuit, proposa Nico, le maçon.

— Toutes ces idées sont intéressantes, conclut Lovestone, mais est-ce que cela ne va pas encore accentuer le sentiment d’insécurité des gens.

— Je ne crois pas, reprit Erasmus. Les habitants verront que nous prenons des mesures pour leur sécurité, et ils en seront rassurés même si c’est contraignant pour leur vie quotidienne.

— OK donc, partons sur ces bases. Nous allons diffuser des affiches dans tout le Royaume, conclut Aristophane.

À peine la réunion terminée, Erasmus avait enfourché un étalon des écuries et s’était élancé à bride abattue dans le souterrain qui partait de la cave centrale du Cum et menait au Monde du Dessous. Il dut galoper deux jours et une nuit entière pour atteindre la salle du trône du Roi des Lutins.

— Précélestin, quelle joie de te revoir !

— Paix à toi, Erasmus. Je sais ce qui t’amène, car mes sujets observent vos problèmes en surface et me font des rapports réguliers. Ainsi, je crois que j’ai une solution.

— Ha oui ? Je t’écoute.

— Il te faut à la fois loger plus de monde, faciliter les accès dans la Cité et évacuer les déchets.

— C’est bien çà, et cela représente une masse considérable de travail. Nous n’y arrivons plus, d’autant que de nombreux ouvriers sont tombés malades dernièrement.

— Je vois. Nous allons t’aider. Le Petit Peuple est passé maître dans la confection de matériaux résistants et légers à la fois, ce qui va vous permettre de construire vos tours, aux hauteurs prodigieuses. Pour les accès par les passerelles aériennes entre les immeubles, là aussi nos alliages métalliques vont faire merveille. Quant aux évacuations des eaux usées, rien de plus facile. Il suffira de raccorder vos canaux à nos tunnels désaffectés qui se jettent dans la mer. Il y en a plein sous la Cité à vingt mètres de profondeur. Le raccordement pourra être réalisé en quatre jours à peine.

— C’est magnifique !

— Pour les immeubles, cela sera plus long. Il faudra sans doute trois mois.

— Trois mois ?

— Quoi ? Tu trouves que c’est trop long ?

— Heu, non, au contraire, je pense que c’est tout bonnement prodigieux ! C’est la fin de tous nos problèmes d’urbanisme.

— C’est peu de choses.

— Comment pourrai-je jamais te remercier.

— Pas besoin, car j’agis aussi dans l’intérêt de mes sujets.

— Comment cela ?

— Nous sommes un peuple de marchands. Si votre cité prospère par ses échanges, il y aura, dans la région, abondance de biens de toutes les provinces du Royaume. Ainsi nous aurons accès à de nouvelles denrées ce qui enrichira notre propre commerce.

— Vu sous cet angle, tout le monde y gagne.

— Tu vois quand on donne, on reçoit, conclut-il d’un clin d’œil malicieux.

— Dis-moi, ton peuple ne souffre pas, lui aussi, d’un mal étrange ?

— Non, pas que je sache. Nous avons bien quelques malades, ici ou là, mais rien de plus.

— C’est peut-être le début de la pandémie qui touche déjà sévèrement les hommes.

Il faut donc réaliser les travaux, au plus vite, avant que nos deux Royaumes ne soient trop atteints.

— Oui, merci vraiment pour tes conseils et ton aide précieuse.

Malgré un rapide retour, grâce au véloce Escargot Royal de Précélestin, Erasmus avait été absent du Cum, pendant plusieurs jours. Il avait opté, cette fois, pour un trajet en surface. Cela aurait dû être normalement plus long. Cependant, là, avec sa monture du Monde Légendaire, les distances n’avaient plus trop d’importance. Erasmus avait ainsi pu constater que la situation sanitaire s’était encore dégradée. Des centaines de malades envahissaient les dispensaires. Peu de gens marchaient dans les campagnes ou dans les villes. Un sentiment de léthargie et de tristesse semblait s’être installé dans tout le Royaume. La joie née de sa rencontre avec le Roi des Lutins s’était estompée face à la misère du peuple. Depuis qu’il siégeait à la tête du Conseil, il se sentait responsable du destin des citoyens du Royaume. Il atteignit sa destination, un air grave sur le visage.

Lorsqu’Ogrino arriva au Cum, il aperçut Erasmus qui descendait de l’Escargot Royal.

— J’ai une mauvaise nouvelle, lança Ogrino.

— Viens dans mon bureau, je rentre à peine du Monde du Dessous.

Ils montèrent le grand escalier de verre jusqu’au dernier étage donnant sur une large pièce à l’immense baie vitrée qui surplombait la ville.

— Thémistomène ne peut rien faire. Le mal vient d’ailleurs. C’est peut-être, selon lui, un mal éthérique provenant des tréfonds de l’Astral.

— Je le pressentais. Je n’osais pourtant y croire. La situation est alors vraiment grave et apparemment insoluble.

— J’ai peut-être une piste. Si le mal vient de l’Astral, Romcunda pourra sûrement nous aider. Il y a fait plusieurs voyages. Il doit savoir des choses qui pourraient nous être utiles.

— Fais ce que tu penses être juste, dit Erasmus d’un air abattu. De toute façon, nous n’avons pas beaucoup d’autres options.

— Je lui envoie tout de suite un pigeon. Il me répondra vite, j’en suis sûr.

Il fit un sourire triste à Erasmus, en guise d’au revoir, et s’éclipsa en direction du colombier.

Quelques jours plus tard, la réponse tant attendue arriva. Romcunda, dans sa longue lettre, décrivait à Ogrino le lieu, où selon lui, il pourrait peut-être trouver une réponse. Ses grandes migrations avec le Peuple du Vent lui avaient fait croiser la route des bonzes et notamment du Vénérable avec lequel il était devenu ami. Ils avaient même fait un voyage commun dans le Monde des Défunts. Depuis des temps immémoriaux, les bonzes avaient, en effet, développé des techniques de voyage dans l’Astral. Ils en ramenaient des connaissances incroyables en télépathie, en médecine et en compréhension des lois de l’univers. Cela leur permettait, entre autres, de communiquer par la pensée sur de grandes distances. C’est ainsi que Romcunda avait pu garder contact avec le Vénérable. Les bonzes y acquéraient surtout des pouvoirs de guérison et une grande sagesse qui leur donnait une lumière et une douceur si particulières, dans le regard. Si quelqu’un pouvait détenir une information capitale sur l’origine de la Souillure Grise, c’était bien le Vénérable.

Refermant la missive, Ogrino était parti sur le champ pour se rendre au monastère du Pic Immaculé, là où les neiges sont éternelles. Il s’était dit qu’il ne devrait pas y aller seul, mais le temps pressait et Erasmus ainsi que les membres du Conseil étaient trop occupés à lutter contre la pandémie. Alors, il avait enfilé un lourd manteau et rempli son baluchon de vivres et sa gourde d’eau puis était sorti, telle une furie. Il avait appelé mentalement Viastella qui ne s’était pas présentée. Cela l’avait à nouveau rempli de tristesse. Que lui était-il arrivé ? Était-elle malade elle aussi ? Chassant ces mauvaises pensées, il s’était concentré sur son objectif, car l’ascension risquait d’être longue.

Après plusieurs heures d’une marche polluée par de sombres interrogations sur les récents événements, l’attention d’Ogrino fut attirée par des hurlements assourdissants. Quel animal pouvait souffrir de la sorte ? Ogrino coupa à travers les fourrés pour arriver plus vite à la source des cris.

— On va lui faire sa fête !

— Ouais, on va le bousiller !

— Pas trop ! Je veux sa peau pour ma descente de lit.

Les trois trappeurs s’avançaient lentement vers leur proie. Ils serraient plus fort leurs gourdins, prêts à frapper. Le plus proche leva le bras, visant la nuque du loup blanc qui se débattait désespérément pour arracher sa patte du piège métallique qui lui meurtrissait la chair.

— ARRÊTEZ !

Ils se retournèrent pour voir un jeune garçon arriver vers eux.

— Te mêle pas de ça, gamin. Va jouer ailleurs, lui rétorqua un robuste rouquin.

— Laissez-le partir, il ne vous a rien fait, rétorqua Ogrino.

— Lui et les siens terrorisent nos troupeaux de vaches et attaquent nos brebis.

— Ouais, rien que la semaine dernière, j’ai perdu quatre bêtes à cause d’une meute de loups qui s’est infiltrée, la nuit, dans ma bergerie, ajouta un petit brun barbu.

— Ne lui faites pas de mal.

— Quoi ? Tu plaisantes. Les loups, c’est pas des animaux domestiques, c’est des fauves assoiffés de sang.

— C’est vous qui êtes assoiffés de sang, allez-vous-en !

— Hé là ! C’est toi qui vas déguerpir maintenant et plus vite que ça. Sinon tu vas recevoir une correction dont tu te souviendras longtemps. Allez ouste, dégage !

Pour toute réponse, Ogrino fonça en direction de l’animal qui n’avait cessé de gigoter pendant les palabres.

— Calme-toi, lui dit Ogrino, en langage animal.

Le loup, surpris, le regarda d’un air intrigué. Le grand roux attrapa Ogrino par le col de sa chemise juste au moment où il passait à sa hauteur. Avant que l’homme n’ait pu faire un autre mouvement, Ogrino s’était déjà retourné et lui mordait le bras. Dans un cri grave, il le lâcha. Alors, Ogrino courut, s’affala sur le piège et se mit à l’écarter à mains nues. Le barbu allait l’assommer avec sa bûche quand un éclair blanc lui sauta à la gorge. Le loup, libéré, avait retrouvé sa vivacité malgré sa blessure. Ogrino et le fauve firent s’enfuir les trois hommes comme un gibier peureux.

— Hahaha, ils font moins les malins !

— Je te remercie. Sans toi, je crois que ma meute aurait perdu son chef. Je suis Astor. Je vois que tu connais la langue des hommes, pourtant tu es un jeune Ogre.

— Oui, c’est une longue histoire que je te raconterai. Fais voir ta patte. Hoo ! Le muscle est abîmé, mais l’os n’a pas l’air brisé.

— J’en ai vu d’autres. Je boiterai quelque temps et puis ça ira.

— Tu es un dur.

— Je suis le chef du clan descendant des Grands Loups Blancs. La noble lignée des loups des origines. Ma meute est dotée d’un grand courage et d’une intelligence particulière.

— Tu es vraiment une belle rencontre !

— Toi aussi !

— Maintenant, repose-toi, je vais te soigner et après si tu veux tu pourras m’accompagner.

La marche avait été interminable et harassante. Ogrino s’évertuait à ne pas se laisser distancer par Astor qui, guéri, bondissait allègrement sur les sentiers caillouteux qui serpentaient en direction du sommet. Au loin, une masse noire apparut, voguant à la base de nuages épais qui assombrissaient le ciel, en cette fin d’après-midi. Des croassements déchiraient le silence. Astor grogna en voyant une nuée de volatiles s’approcher à vive allure.

— Des corbeaux en grand nombre ! C’est très inhabituel en cette saison, dit Astor. D’ordinaire, ils volent plus au Sud. Cela ne peut signifier qu’une chose, ils viennent ici dans un but précis. Ogrino aussi ne se sentait pas très à l’aise. Il percevait confusément l’étrangeté de la situation. Il put enfin distinguer quelle sorte d’oiseaux volaient si nombreux. Des corbeaux en effet ! Une multitude de corbeaux, dont la taille s’avérait supérieure à la normale.

— Quelle diablerie !

— Je perçois une présence malfaisante, rétorqua pour toute réponse, Astor. Une force invisible les dirige. Ils arrivent pour accomplir une tâche !

Avant qu’il n’ait eu le temps de poursuivre, les premiers corbeaux fonçaient déjà en piqué sur le jeune Ogre. Astor sauta tel un cobra et happa au vol quatre volatiles, leur brisant la nuque d’un coup de mâchoire. Ogrino moulina immédiatement des bras pour assommer et éloigner les plus téméraires. La marée volante se densifiait, formant une haute enceinte autour d’eux. Ils étaient piégés ! Les mâchoires d’Astor hachaient, broyaient, déchiraient la chair fétide des oiseaux. À ses côtés, Ogrino dévorait à pleines dents les attaquants avec tant de vigueur, qu’à eux deux, ils réussirent à créer une brèche suffisante pour s’extraire du cercle tournoyant. Là, ils aperçurent une forme humaine encapuchonnée.

— Le maléfice vient de lui, là-bas ! hurla Astor en se dirigeant vers l’agresseur.

Ogrino se mit également à courir. L’être étendit un bras et une décharge d’énergie vint cogner en pleine figure le jeune Ogre qui roula à terre, complétement sonné. Astor, par un saut, réussi à esquiver l’onde d’un deuxième coup, cette fois orienté contre lui. En trois bonds, il fondit sur son ennemi, la gueule béante dirigée vers sa gorge. L’être l’esquiva au tout dernier moment, de manière inattendue et les crocs d’Astor frôlèrent son cou. Le corps du loup heurta néanmoins son adversaire qui fut déséquilibré vers l’arrière. Astor chuta dans l’épaisse couche de neige et se rétablit aussitôt prêt à l’attaque, mais le personnage avait disparu. Il renifla pour retrouver sa trace et l’odeur l’amena au bord du précipice. De là, il vit une forme sombre glisser telle une luge à vive allure sur la pente, raide et verglacée, menant au fond du ravin. Bientôt, leur agresseur disparut sous la frondaison des arbres, en contrebas.

— Il nous a échappé, dit avec rage Ogrino. On ne saura jamais qui c’était et ce qu’il voulait.

— Certainement la même chose que nous. Du moins, j’espère me tromper.

Les corbeaux ayant, eux aussi, disparu, ils reprirent leur ascension. Après vingt bonnes minutes, ils atteignirent enfin le sommet, là où se trouvait le temple. Une vieille bâtisse vermoulue entourée d’un cloître se dressait devant eux. Bien qu’il fût ancien, ce corps de bâtiment respirait la sérénité et la noblesse. Ils s’approchèrent du portail à double battant qu’ils trouvèrent éventré comme par une explosion. Ils se ruèrent à l’intérieur, redoutant le pire. Ils rencontrèrent des bonzes gisant dans la neige de la cour ou sur le froid dallage des salles que la vie semblait avoir déserté. Ils ne virent que des morts. Montant au dernier étage, ils pénétrèrent dans une grande pièce remplie de moulins à prières cylindriques et aux banderoles de tissus flamboyants. « La salle du Vénérable », pensa Ogrino. Ils perçurent un gémissement provenant de derrière un canapé renversé. Astor découvrit le corps recroquevillé du bonze. Le Vénérable souffrait le martyre, se tenant l’abdomen maculé de sang.

— Je vais mourir, murmura-t-il dans un souffle. Le poison plus que la blessure va m’emporter. J’ai peu de temps, alors écoutez. Notre monastère est de tout temps le gardien d’un précieux trésor venant du fond des âges. Nous nous abîmons dans la prière, car nous sommes les gardiens du sacré. En tant que Vénérable, j’étais le détenteur d’un secret que je croyais inviolable. Mais quelqu’un l’a su et a envoyé un mercenaire s’en emparer. Il s’agit d’un objet d’une grande puissance spirituelle. Sa forme octogonale symbolise toutes les directions de l’univers et... matérialise un pont entre les mondes... Il a été dérobé ici même... dans mon coffre, dont la combinaison... ne peut être percée que par ceux... possédant des connaissances... théologiques et ésotériques des plus poussées. Cherchez du côté des érudits... Retrouvez l’Octosphère d’Ansalmar...

Le bonze expira et sa tête roula sur son côté gauche face au soleil couchant. Malgré la douleur qu’il avait traversée, son visage était serein avec un léger sourire dessiné sur ses lèvres. Témoignage d’une vie passée à nourrir son âme et à faire le bien.

— Il s’est éteint, dit Astor.

— Qu’est-ce qu’il a voulu dire par « cherchez les érudits » et surtout « retrouvez l’Octosphère » de je sais pas quoi ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Il nous faudra certainement l’aide d’un savant, dit le loup.

— Qu’est-ce que c’est que cette odeur ?

— Une odeur de fumée. Quelque chose brûle !

— Cela vient d’en bas.

— Dépêchons-nous d’aller voir.

Ils descendirent les marches de l’escalier, à la volée, mais furent rapidement stoppés par des flammes.

— Comment un feu a-t-il pu se déclarer spontanément si rapidement ?

— Je suis sûr que c’est intentionnel. Le mercenaire a dû préparer une longue mèche avec un combustible, comme de l’huile, pour qu’il ait largement le temps de s’enfuir et que l’on croit à un accident. Ainsi personne ne se serait douté de rien, et le vol serait passé inaperçu.

— Oui, mais nous sommes là et nous connaissons son secret.

— Il faut juste que l’on réussisse à sortir.

— Trouvons une autre issue, dit Astor en détalant loin du feu qui grondait.

— Par ici ! cria Ogrino en arrivant au fond de la chambre du Vénérable qui gisait là serein, loin des dangers et des turpitudes de la vie.

Sous une lourde tenture, une petite porte de bois à la peinture écaillée apparaissait comme une promesse de liberté. Ils l’entrouvrirent et s’y faufilèrent, car le passage était étroit et bas de plafond. Idéal pour nos deux compères. L’escalier descendait de manière abrupte. Tant mieux, ils seraient arrivés plus vite, pensèrent-ils. Un épais portail leur barrait la route. Il était fermé à clef. Un bruit de chute se fit entendre tout là-haut. Le feu ne pouvait pas déjà avoir atteint la chambre du bonze ! Mais bien vite, ils commencèrent à voir une coulée de fumée descendre les marches. Ogrino donna des coups d’épaules contre la porte, mais rien n’y fit.

— Nous n’allons tout de même pas rester coincés ici, dit Astor, cela serait trop bête !

— Là-haut, la lucarne !

Une petite fenêtre ronde trônait au-dessus de la porte. Assez grande pour leur permettre de s’y faufiler. Mais voilà, elle se trouvait à trois mètres du sol.

— Comment l’atteindre ? demanda Astor, je ne pourrai jamais sauter si haut.

— Laisse-moi faire !

Alors qu’une lourde fumée descendait les marches rendant l’air vicié, Ogrino s’élança contre la porte. S’accrochant aux moindres aspérités, il grimpa sur les montants de bois, puis sur la paroi de pierre, s’aidant des fentes des joints. En moins de vingt secondes, il se trouvait assis sur la bordure de la fenêtre et d’un coup de coude il brisa le verre. Une aspiration d’air se fit sentir et Astor disparut dans la fumée. Ogrino l’entendit tousser.

— Je reviens ! J’en ai pour une minute. Tiens bon !

Il sauta à l’extérieur. Astor avait les yeux qui coulaient, meurtris par la fumée. Il respirait mal, même couché, cherchant l’air frais à ras du-sol. Il ne fallait pas qu’Ogrino tarde trop sinon son voyage s’arrêterait là. Un bruit furtif se fit entendre venant du dessus.

— Accroche-toi !

Les yeux mi-clos, Astor saisit dans la gueule la corde providentielle qui s’offrait à lui. À peine eut-il serré sa mâchoire de toutes ses forces qu’il se sentit violemment soulevé de terre. Il se retrouva aussitôt la tête à travers la lucarne, humant un air frais et parfumé. Sautant dans la cour, il reprit son souffle avec un peu de peine puis aussitôt lécha affectueusement la joue d’Ogrino en signe de remerciement.

— Il nous fallait nous en sortir. Notre mission devait se poursuivre, maintenant que nous avons de nouveaux éléments.

— Je ne m’attendais pas à ce que tu puisses monter aussi facilement le long du mur !

— Je suis un Ogre ! Et depuis mon plus jeune âge, j’ai eu plein d’occasions de m’entraîner.

Astor n’eut pas le temps de dire autre chose, car une explosion fit voler en éclat des morceaux de pierre et de bois au travers des soupiraux de la cave.

— Filons avant qu’un projectile ne nous assomme, cria Ogrino en courant vers la sortie de la cour.

Passant sous le porche, ils se retournèrent pour contempler une scène de désolation en forme de brasier géant duquel il était difficile de distinguer les formes d’un ancien monastère. Et dire que ce lieu, il y a encore quelques heures, inspirait tant de sérénité ! Leur ennemi avait de puissants pouvoirs et ne respectait rien. Pire, il se nourrissait du chaos.