Ogrino - Jean-Pierre Jentile - E-Book

Ogrino E-Book

Jean-Pierre Jentile

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Beschreibung

Ogrino, jeune ogre de sept ans, est pourchassé avec sa famille par les Miliciens de l’Ordre du Légiferius, voué à éradiquer la magie dans le Monde Légendaire. Après la perte de ses parents, il devient amnésique et est adopté par les gens du cirque. Il grandit comme un enfant au cœur de la troupe, bien qu’une mélancolie inexplicable le hante. Son destin le rattrape lorsqu’il est découvert par des espions du Légiferius, le poussant à fuir à nouveau. Aidé par des opposants à l’Ordre, il découvre les plans malveillants de Magnus Légifer et de la caste des Doctes. Traversant des contrées magiques et ralliant chaque fois de nouveaux compagnons, notre héros improbable réussira-t-il à sauver le Gigantum, source de toute vie, et à préserver le Grand Équilibre ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Jean-Pierre Jentile a puisé une source intarissable d’inspiration de ses nombreuses rencontres et voyages à travers le monde. Sa carrière, en tant qu’auteur d’Heroic Fantasy, a débuté, il y a des années, au travers des histoires qu’il inventait pour ses deux enfants au moment d’aller dormir. Depuis, l’écriture est devenue sa seconde nature, car il ne peut plus s’empêcher de partager son imaginaire et ses valeurs auprès du jeune public.

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Jean-Pierre Jentile

Ogrino

L’Héritage ancestral

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Pierre Jentile

ISBN : 979-10-422-0482-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Cet ouvrage est dédié à tous les gens qui me sont chers, et à tous mes amis connus et inconnus qui aimeront ce voyage aux confins de l’imaginaire et du réel.

La Traque funeste

C’est par une belle journée ensoleillée de printemps que tout est arrivé, au sein d’une forêt sombre et dense, gardienne du fabuleux Monde Légendaire. L’eau des ruisseaux bruissait délicatement entre les roches étincelantes de lumière. Le vent soufflait doucement entre les feuilles dansantes des grands arbres majestueux. La mélodie joyeuse des chants d’oiseaux innombrables et colorés courait par-delà les cimes et les herbes, réjouissant le cœur des créatures des bois. Petits et grands vivaient paisiblement dans la grande harmonie de la longue chaîne de la Vie. En ces temps-là, toutes sortes de peuples bigarrés vivaient non seulement dans les épaisses forêts protectrices, mais partout où la nature infiltrait sa force et sa beauté et même jusque dans les cités des humains sans qu’ils s’en aperçoivent. Car plus le temps passait plus les humains devenaient aveugles, incapables de voir, de percevoir même, les innombrables créatures du Monde Légendaire. Non seulement elles cohabitaient auprès d’eux, mais très souvent les aidaient, voire parfois les menaçaient sans que les humains ne le sachent.

Dans cette vaste faune de créatures étranges, l’une d’elles hantait l’imaginaire et les craintes des hommes, et ce d’autant plus qu’elle n’était pas invisible. De temps en temps, sa route croisait celle des humains pour leur plus grand malheur, car souvent on ne retrouvait que quelques morceaux de squelettes épars. Eh oui, les Ogres étaient ainsi, non pas belliqueux, ni téméraires, mais gourmands et curieux de nouvelles saveurs culinaires. Ceci les transformait en menace redoutable face aux tendres et succulents petits humains dodus qui osaient s’aventurer dans les forêts, troublant la vie paisible de ces énormes créatures débonnaires. En effet, les Ogres ont horreur d’être dérangés dans leurs occupations, cela les met dans une rage noire, ils voient rouge, leurs yeux s’injectent de sang, un cri rauque terrifiant s’échappe de leur large gorge. Ils se mettent à courir en faisant trembler le sol et alors plus rien ni personne ne peut leur échapper et c’est un véritable carnage. Cependant, la plupart du temps ils sont calmes, sensibles à la beauté des lieux, à la douceur de l’eau et du vent. Ils jouent dans les cascades, attrapant des poissons comme amuse-gueule, des lapins comme entrée et des sangliers comme plats de résistance. Car il faut bien le dire, les Ogres mangent plus qu’énormément, ils engloutissent jusqu’à plus soif. C’est dire que les humains en ont une peur bleue, car nombre de chasseurs y ont laissé leur vie. Et même de temps en temps, un vieil Ogre édenté, ne pouvant plus courir derrière le gibier, finit par arriver en bordure d’une ferme isolée et dévore poules, canards, veaux, vaches et cochons ne laissant à une famille de paysans que leurs yeux pour pleurer.

Afin de lutter contre ce fléau, les villageois organisèrent, au début, de simples battues improvisées avec des fourches et des bâtons, mais soit ils revenaient bredouilles après de longues heures de marche éreintante, soit leur troupe avait été à moitié décimée. Cette situation ne pouvant plus durer, les villageois demandèrent, au fil du temps, des renforts et les choses s’organisèrent sous l’égide des Miliciens de l’Ordre. Redoutables soldats indifférents à la peur et au danger, aguerris aux situations extrêmes, ils étaient impitoyables et menaient des battues comme on part à la guerre, ne faisant que rarement des prisonniers. Ils prenaient un malin plaisir à tuer. Leur effroyable efficacité avait fait leur renommée et ils inspiraient tant l’admiration que la crainte, car leur uniforme et leur regard étaient sombres.

C’était donc par un matin radieux qu’ils arrivèrent dans un petit village en lisière de forêt où s’étaient arrêtées les roulottes d’un cirque. Une fois encore, les villageois avaient fait appel aux Miliciens pour pourchasser une petite famille d’Ogres menaçant leurs troupeaux.

— Place, place, faites dégager ces saltimbanques. Que la place soit dégagée dans l’heure, nous devons y installer nos troupes et l’armement. » Le Commandeur Erasmus s’exprimait d’une voix forte et néanmoins mélodieuse.

Il se dégageait de lui une autorité naturelle, fruit d’un caractère volontaire sans pareil et d’une longue éducation militaire, puisqu’en tant que Pupille de l’Ordre, il avait grandi au sein de la Milice depuis son plus jeune âge. En effet, l’Ordre recueillait systématiquement tous les orphelins, tous les enfants abandonnés, voire les enfants des familles les plus pauvres qui ne pouvaient plus les nourrir. Tous les enfants étaient ensuite élevés comme des soldats dans la plus pure doctrine de l’Ordre afin de constituer l’élite du bras armé du Légiferius : la Caste des Commandeurs. Ce sont eux qui formaient ensuite les Miliciens de l’Ordre, souvent constitués de paysans ou d’ouvriers qui préféraient troquer une vie parfois misérable contre le prestige de l’uniforme. Ainsi les rangs du Légiferius grossissaient d’année en année, pour former une gigantesque armée.

Outre le nombre impressionnant de combattants, l’armée du Légiferius bénéficiait d’un armement hautement sophistiqué, qui permettait de lutter contre un grand nombre de créatures malfaisantes du Monde Légendaire. Chaque soldat était équipé d’un arsenal personnel très efficient afin d’être le plus autonome possible et pouvoir mener à lui seul une petite guerre. Grâce à ces armes, il pouvait infliger le plus de dégâts possible à l’ennemi et rentrer sain et sauf, ou au moins survivre suffisamment longtemps pour attendre des secours. L’uniforme comportait un casque de cuir mou avec des rabats sur les oreilles. Venaient ensuite, une veste et un pantalon de tissu épais avec des renforts métalliques sur les épaules, les coudes et les genoux, et de hautes bottes en cuir. Mais ce qui intriguait le plus, c’était que tous les soldats portaient d’étranges lunettes faites d’un verre orangé et de lanières de cuir. La rumeur disait que ces lunettes leur permettaient de voir les créatures invisibles du Monde Légendaire. Les farfadets, par exemple, qui peuvent infester un village en empoisonnant la vie des gens par de vilains tours comme des croche-pieds, le bris de vaisselle ou le blocage des portes. Comme chacun sait, ces créatures peuvent, tour à tour, devenir visibles ou invisibles, mais grâce à ces lunettes spéciales, les soldats étaient capables de les voir en permanence et de les pourchasser sans fin. Ainsi, de nuit comme de jour, aucune de ces créatures ne pouvait échapper à leur regard perçant. À cela s’ajoutaient toutes sortes d’armes étranges, à commencer par leurs arbalètes qui servaient à projeter une multitude projectiles différents. Cela allait des flèches, jusqu’à des bombes vertes soporifiques, en passant par des fusées aveuglantes, des fluides gluants, des boomerangs, des billes explosives et des filets. Cet attirail avait été scientifiquement élaboré par les Doctes en fonction des caractéristiques de la plupart des créatures légendaires recensées. Mais en plus des équipements personnels, les Miliciens de l’Ordre bénéficiaient de chevaux de combat, de Terranefs, sortes de catapultes-arbalètes, de roulottes-cachots, de canots à roues, de canons à filets. En fait, toute une panoplie d’armes de grande envergure permettant chacune de capturer ou détruire un grand nombre d’ennemis.

Tout cet amoncellement d’armes et de matériel fut rassemblé au centre de la place du village sous les yeux ébahis des habitants. Certains étaient fortement impressionnés par l’importance des moyens mis en œuvre. D’autres se demandaient si cela n’était pas disproportionné par rapport à la traque qui ne devait concerner qu’une simple famille d’Ogres, composée de deux à trois individus. Mais le Légiferius ne prenait jamais aucun risque, le succès était sa devise et de plus, on ne savait jamais quels terribles périls on pouvait devoir affronter dans ces sombres contrées où vivaient les êtres du Monde Légendaire.

Une fois tout le matériel installé, le Commandeur Erasmus convoqua tous ses sous-officiers dans sa tente pour mettre en place une tactique de traque en fonction des informations fournies par les villageois. Après une bonne demi-heure, ils sortirent tous précipitamment, rejoignirent leurs Miliciens et partirent sur le champ, avec tout leur matériel, pour s’enfoncer par groupes de six dans la sombre forêt en empruntant des trajets différents. Cinquante groupes s’étaient ainsi formés et marchaient bruyamment en frappant deux grands bâtons creux, l’un contre l’autre.

Pendant ce temps, la famille des trois Ogres, qui habitait dans une petite caverne, loin de se douter de ce qui se tramait, vivait paisiblement au rythme de sa vie sylvestre. Ce qui veut dire que le soleil étant au zénith, c’était l’heure de manger. La mère Ogre s’appelait Loganda, elle était grosse et forte, elle avait des grands yeux ronds couleur noisette une large bouche aux dents pointues et des cheveux longs et roux. Sa peau était bronzée et elle portait une robe en peau de cerf. Elle avait commencé à ramasser des baies et des fruits avant d’aller vérifier si quelque lapin, perdrix, ou autre amuse-gueule ne s’était pas pris dans les pièges qu’elle avait placés ici ou là dans la forêt. Le petit Ogre, du nom d’Ogrino, était habillé d’une culotte courte en peau de castor et jouait près de sa mère. Il essayait d’attraper des papillons ou des abeilles, car les Ogres sont réputés pour ne pas craindre les piqûres. Hogar, le père Ogre, quant à lui, était parti déjà depuis longtemps à la recherche de gros gibier et il ne devait pas tarder à revenir. Ainsi, Loganda ne fut pas étonnée quand elle entendit des bruits de branches cassées se rapprocher d’eux à toute vitesse. Cependant, elle fut très surprise en voyant arriver sur eux une horde de sangliers effrayés ainsi qu’une bande de cerfs sautant de tous côtés. L’Ogresse n’eut que le temps d’attraper son petit pour qu’il ne soit pas piétiné par ce troupeau sauvage. Lorsque les animaux furent passés, elle écouta attentivement et perçut comme une musique étrange venant du Sud et de l’Ouest. On aurait dit que des arbres s’entrechoquaient en permanence tandis que le bruit se rapprochait de plus en plus. C’est alors qu’Hogar apparut. Il jeta à terre les trois sangliers et les deux cerfs qu’il portait sur ses épaules puissantes et dit :

— Ce sont des chasseurs, ils sont très nombreux, et pas comme les autres ! C’est la première fois qu’ils viennent si loin dans la forêt. Il faut mettre le petit à l’abri, et toi aussi, comme ça je pourrai les affronter sans problème. Retournons à la caverne ! Ou plutôt non ! Allons vers le Nord, vers les marécages, là, ils n’oseront pas nous suivre !

Hogar attrapa le petit dans ses deux mains énormes, le plaça à califourchon autour de son cou, prit sa femme par la main et commença à courir. Ils avançaient à vive allure. Ni les buissons ni les taillis ne les ralentissaient, même les branches basses des arbres volaient en éclat à leur passage. Ogrino avait peur. Il baissait la tête et se collait tout contre celle de son père, en regardant sa mère qui sautait à côté d’eux. Au bout d’un très long moment de cette course effrénée, le père s’arrêta pour écouter et renifler, il levait le nez pour mieux sentir le vent. « Nous les avons distancés, ils sont au moins à cent lancers de pierre. Reposons-nous un peu ! Il nous faut trouver de la nourriture ! J’ai très faim ! Ces imbéciles nous ont fait rater notre repas, et ça, ça a le don de me mettre très en colère ». Le seul avantage de la traque lancée par les chasseurs était qu’avec tout ce bruit, les animaux apeurés se sauvaient dans la même direction que les Ogres, si bien que nos fugitifs se retrouvaient entourés de gibier. Hogar prit une énorme branche d’un tronc d’arbre déraciné. Il la cassa pour s’en faire un gourdin, et commença à courir à contre-courant des bêtes qui fuyaient les hommes. En un clin d’œil, il avait déjà assommé deux daims, trois loups, quatre blaireaux et six lièvres.

— Ce petit en-cas nous permettra de patienter jusqu’à ce que nous soyons à nouveau tranquilles pour avoir un vrai repas digne de nous, avec des sangliers comme s’il en pleuvait.

À peine Hogar eut-il fini sa phrase qu’il dévora à pleine dent les trois loups et un daim, laissant le reste à sa femme et son fils, qui se régalèrent, surtout Ogrino avec les lièvres. Après un repas, un Ogre fait habituellement la sieste, mais là, il valait mieux continuer à marcher, car les bruits des chasseurs et surtout leur odeur s’étaient fortement rapprochés. Ce n’étaient pas des villageois, Hogar en était sûr maintenant. Ils se déplaçaient trop vite, n’avaient pas peur de s’enfoncer dans la forêt et ils avaient l’air plus organisés que d’ordinaire. Les bruits, qu’ils produisaient, formaient un demi-cercle, une sorte de barrière qui pourrait se refermer pour les capturer.

Pour la première fois de sa vie, Hogar sentit que sa famille était vraiment menacée. Jusqu’à présent, il avait toujours pris un grand plaisir à affronter ces petites marionnettes qui venaient l’importuner sur ses terres. Elles lui lançaient des pics en bois avec des pointes argentées, mais cela ne lui faisait pas plus de mal que des piqûres de serpents, c’est à dire quasiment rien. Elles lui jetaient des pierres qui le chatouillaient. Alors dans un rugissement qui était plutôt un rire qu’un cri, il les pourchassait en sautillant joyeusement, car ces petites créatures humaines sont si lentes et si fragiles qu’un simple revers de la main peut les casser en deux. Peut-être, n’aurait-il pas dû sortir de la forêt, un jour, et dévorer les gros animaux à cornes qui vivaient près des maisons des hommes. Seulement voilà, ces bêtes étaient délicieuses, bien grasses, à la viande fondante sous le palais et surtout, non seulement elles ne couraient pas vite, mais en plus elles ne pouvaient pas sauter les petites barrières qui généralement les entouraient. C’était vraiment trop tentant pour des Ogres, et puis les humains aussi étaient si tendres et parfumés, que quand ils sortaient de leurs petites cavernes carrées, cela aurait été dommage de ne pas en grignoter quelques-uns pour le dessert. Depuis toutes ces années et surtout lors des hivers rigoureux où le gibier devenait rare, il était allé plusieurs fois chasser sur les terres des hommes et il avait bien dû en manger une bonne douzaine en tout. C’était peut-être ça l’explication de leur hargne d’aujourd’hui : ils voulaient se venger.

L’homme était un animal différent des autres, car lorsque des Ogres attaquaient des hordes de sangliers ou même de loups, la bataille pouvait être très sanglante, mais les animaux survivants n’essayaient jamais par la suite de se venger, comme si cette lutte pour la survie faisait partie de l’ordre des choses et que tout le monde le savait. Les hommes, quant à eux, gardaient non seulement de la rancune après une bataille, mais ils pouvaient assouvir leur vengeance de nombreuses années plus tard alors que les Ogres avaient déjà tout oublié. C’était une espèce de gibier étrange, à la fois plus maline que les autres, pourtant plus facile à attraper, mais surtout plus cruelle. Hogar avait assisté plusieurs fois à des chasses menées par les hommes. Souvent ils tuaient juste pour le plaisir, pas pour manger, ce qui, pour un Ogre, est impardonnable. Ils tuaient des dizaines et des dizaines d’animaux de toutes sortes, leur prenaient leur peau et laissaient la viande pourrir dans la forêt. Un jour, il avait même vu un chasseur, qui avait blessé un grand cerf, lui découper la ramure de sa tête alors que l’animal était encore vivant et qu’il bramait à la mort. Ce jour-là, Hogar comprit que l’homme était un animal à part et qu’il fallait s’en méfier. D’ailleurs depuis ce temps-là, il évitait ces créatures étranges, car pour lui, elles apportaient le malheur.

Il ne s’était pas trompé, car aujourd’hui sa famille était devenue le gibier et son devoir était de la protéger. Les bruits semblaient assez proches et un flot grossissant de bêtes des bois accompagnait les trois Ogres dans leur fuite. La terre devenait de plus en plus spongieuse. Ils se rapprochaient des marécages et bientôt ils seraient en lieu sûr. Plus ils avançaient plus le niveau de l’eau montait, ils s’enfonçaient maintenant jusqu’aux mollets dans une terre boueuse et leur progression se ralentissait. Hogar marchait en tête pour trouver des bancs de terre stables et éviter les sables mouvants. Son instinct le guidait et il se souvenait que son père l’avait emmené dans cet endroit lorsqu’il était petit pour chasser les carpes géantes et les grues cendrées à la chair si tendre et si parfumée. Les bruits les suivaient toujours. Les Ogres avaient désormais de l’eau jusqu’à la taille et Hogar continuait à avancer d’un pas ferme et sa femme le suivait sans dire un mot. Ils progressèrent ainsi pendant de longues heures jusqu’à la tombée du jour et l’autre rive des marécages n’était toujours pas en vue. Ils commençaient à être fatigués et à avoir un peu froid, mais les hommes étaient toujours à leur poursuite. Hogar réfléchit avec son intelligence d’Ogre. Si lui avait de l’eau jusqu’au torse, comment les petits humains, hauts comme trois sangliers, pouvaient-ils marcher la tête hors de l’eau et surtout avancer si vite ? Le bruit des poursuivants se rapprochait toujours. En regardant dans leur direction, Hogar aperçu des lueurs qui dansaient sur l’eau. Il regarda à droite, à gauche, et vit là aussi ces mêmes lumières vacillantes. Le bruit s’intensifiait et les clartés grossissaient. Il huma l’air de ses larges narines et devint nerveux.

— Le feu, le feu se rapproche, vite, vite, avançons.

Les Ogres comme tous les êtres de la forêt ont peur du feu. La peur leur fait perdre leurs moyens, ils ont du mal à réfléchir, seul l’instinct de la fuite peut s’exprimer et cela les hommes le savent et ils s’en servent. La terre sous l’eau redevenait plus ferme, ils pouvaient désormais avancer plus facilement et cela signifiait aussi qu’ils étaient proches de l’autre rive de ces marécages. Le bruit des chasseurs était maintenant assourdissant. Ils devaient être très nombreux et tout près. Loganda se retourna et poussa un cri. Hogar tourna la tête subitement et vit derrière eux, à dix lancers de pierre, des douzaines de chasseurs assis sur de longs troncs d’arbres creux qui glissaient rapidement sur l’eau à leur suite. Il prit sa femme par la main et accéléra son pas en direction de la terre ferme. Le niveau de l’eau baissait maintenant rapidement, ils n’en avaient plus que jusqu’aux cuisses. Loganda jetait en permanence des coups d’œil furtifs pour voir où étaient les chasseurs et ce qu’ils faisaient.

— Ils sont à cinq lancers de pierre et ils se rapprochent toujours.

L’eau était désormais redescendue aux mollets et ils pouvaient à nouveau courir. Malgré le danger, Ogrino était émerveillé par cette myriade de lumières qui dansait sur l’eau. À peine Hogar avait-il mis son large pied sur le sol sec de la rive, qu’une multitude de petits bruits claquèrent presque tous en même temps. Des petits morceaux de bois lumineux s’envolèrent dans le ciel pour tomber juste devant les trois Ogres. Dès que ces projectiles eurent touché terre, une ligne de feu prit naissance et enflamma les hautes herbes. Hogar rugit, mais, avec courage, saisi fermement son épouse et s’élança à travers le mur de flammes et ils disparurent dans l’obscurité.

Le Commandeur Erasmus, qui était toujours resté en première ligne depuis le début de la traque, dit aux rameurs d’accélérer. À peine les barques eurent-elles accosté, qu’il prit la tête d’un commando de douze hommes qui se mirent à courir à toute hâte sur la trace des fugitifs. Les quatre profondes empreintes confirmaient la présence d’un couple d’Ogres, qu’Erasmus avait deviné dans la pénombre des marais. Le mâle devait certainement ouvrir la marche, suivi par sa femelle. La piste était facile à suivre grâce aux torches, néanmoins il ne fallait pas se laisser distancer, car les Ogres sont généralement très rapides. La longue marche dans les eaux boueuses et la présence d’une femelle étaient de bon augure, car cela devrait ralentir leur fuite, alors qu’Erasmus et ses hommes avaient pu se reposer pendant toute la traversée en bateau. Le sol montait en pente douce, selon sa carte d’orientation, la piste menait vers une région de cavernes et il faudrait empêcher les Ogres de l’atteindre au risque de perdre leur trace et de devoir passer des jours à les y chercher. Les Miliciens accélérèrent donc leur course malgré la lourdeur de leur équipement.

Ogrino tira l’épaisse chevelure de son père.

— Papa, je suis fatigué et j’ai faim », dit-il de sa petite voix.

— Je sais, mon fils, moi aussi j’ai une faim énorme, mais un grand danger nous guette alors nous mangerons quand nous serons en lieu sûr et cela ne devrait pas tarder.

Loganda fouilla dans les poches de sa robe et trouva trois cailles et deux perdreaux qu’elle avait gardés pour le goûter avant que toute cette histoire ne commence. Elle les tendit à son enfant dont les yeux s’illuminèrent de joie.

— OOOH, Maman, tu es la plus merveilleuse des mamans !

Et il dévora en un instant ces victuailles providentielles. Hogar sourit à Loganda avec tendresse, puis augmenta la foulée de ses pas. Le sol était de plus en plus pentu, cela indiquait que l’on se rapprochait de collines ou de montagnes. Là, ils trouveraient sûrement un moyen de se cacher. Petit à petit, la végétation devenait plus dense. Les hautes herbes avaient laissé la place à des buissons puis des arbustes. L’espoir renaissait pour Hogar et Loganda. Mais alors qu’elle sentait la joie revenir, elle se retourna machinalement comme pour s’assurer que tout allait bien, et là, elle vit une douzaine de lumières qui se déplaçaient rapidement, toujours à leur poursuite. Cela ne s’arrêterait donc jamais. Pourquoi les pourchassaient-ils ainsi ? Cet acharnement n’était pas un bon présage. Il faudrait soit leur échapper, soit se battre jusqu’à la mort, elle en avait maintenant la certitude. Elle regarda à nouveau son mari dans les yeux et elle sut qu’il pensait la même chose, alors ils pressèrent encore leur pas en direction des rochers qu’ils devinaient maintenant sous la lumière de la lune.

La pleine lune venait juste de se lever comme cela était prévu dans le calendrier des Doctes. La tâche n’en serait que plus aisée, les proies pouvant désormais être suivies à l’œil nu. Les Miliciens éteignirent les flammes de leurs torches et les rangèrent dans leur sac à dos, et se mirent à courir de plus belle. La silhouette du grand Ogre se découpait dans la nuit et il montait toujours plus haut vers la cime de la montagne. Malgré la rapidité de ses hommes, Erasmus n’était pas sûr de pouvoir rattraper les fuyards avant qu’ils n’atteignent la région protectrice des cavernes. Il prit alors une décision, s’arrêta, fit stopper ses hommes, enleva son sac à dos, le posa à terre, l’ouvrit et en sortit une petite cage. Il arracha un morceau de papier d’un bloc-notes, griffonna quelques mots. Puis il prit un sextant, fit quelques réglages pour calculer l’emplacement exact où se trouvaient les Ogres et recommença à écrire. Il plia soigneusement sa petite lettre et ouvrit la cage. Il en sortit une colombe qui portait une petite pochette en cuir attachée sur son poitrail et il y glissa la feuille de papier. Il enferma le volatile dans ses deux mains et le lança en l’air en direction du Sud. L’oiseau s’envola sans tarder, à toute vitesse vers sa destination.

— Il n’y a pas de vent ce soir, ainsi mon ordre devrait pouvoir être exécuté d’ici environ cinq minutes », dit Erasmus à sa troupe.

— Continuons à progresser pour garder les Ogres en vue, mais une chose est sûre, nous sommes proches de la fin de cette traque.

Ogrino était content de retrouver un paysage familier avec de grands arbres et des rochers. Cette longue traversée dans l’eau, dans l’humidité et le froid, lui avait transi les os. Il grelottait.

— Maman, j’ai froid, geignit-il, car bien qu’il soit un robuste petit Ogre, il avait tout juste sept printemps.

Sa mère pour le rassurer lui dit tout en courant :

— Nous sommes bientôt arrivés et nous allons te faire un bon lit douillet avec de la mousse et des herbes qui te tiendront bien chaud.

Sa voix se voulait calme, mais on y discernait une pointe d’inquiétude. Ils avancèrent encore un bon moment avant de pouvoir apercevoir enfin la cime du mont qu’ils gravissaient. Dans peu de temps, ils en passeraient le sommet et seraient hors de vue de leurs poursuivants. Ils seraient alors sains et saufs, car ils trouveraient assurément une caverne profonde où se cacher et attendre que la traque s’achève. Cependant avant qu’ils aient pu atteindre leur but, ils entendirent soudain un grand bruit d’explosion qui provenait de très loin. Ils se retournèrent et virent trois grands jets de lumière dans le ciel, qui se fondaient sur eux à toute allure. Un instant plus tard, ce fut la panique, des boules de feu s’abattirent presque sur eux, leur coupant la route. Hogar rugit de rage et de dépit. Cette fois un immense mur de flammes leur barrait le chemin. Les herbes, les buissons et même les arbres étaient en feu. Une chaleur insoutenable leur enlevait tout espoir de pouvoir traverser cet obstacle. Hogar vit les hommes courir de plus belle à leur poursuite. Ils criaient de joie. L’affrontement était imminent et risquait d’être brutal. Hogar regarda sa femme longuement puis lui chuchota quelque chose à l’oreille. Elle l’écouta puis ses yeux se remplirent de larmes. Elle prit son enfant dans ses bras, le serra contre sa poitrine et l’embrassa fortement, ensuite elle le tendit à son père qui l’embrassa aussi. Hogar prit son fils dans sa large main gauche et lui dit :

— Nous allons jouer à l’oiseau, je vais te faire voler derrière le mur de feu. Tu vois ce grand arbre là-bas, je vais te lancer dans le ciel, tu atterriras dans ses branches et tu t’y accrocheras comme un petit écureuil. Tu nous attendras là pendant que maman et moi allons donner une bonne leçon à ces marionnettes ridicules. D’accord ?

Ogrino ne savait pas s’il devait être joyeux ou triste de ce nouveau jeu, car il sentait confusément que cela n’était pas aussi simple que son père le laissait croire.

— D’accord, je veux bien faire l’oiseau, mais après tu viens me chercher. Hein, dis ?

— Bien sûr, dès que nous aurons fini, cela ne sera pas long » répondit son père avec un sourire forcé.

Ensuite Hogar se pencha vers la gauche, détendit son bras et, d’un mouvement brusque, il lança son fils dans les airs. Le petit Ogre eut la sensation de voltiger au ralenti puis il vit le grand sapin se rapprocher de lui, à grande allure, et ce fut le choc. Il avait heurté le tronc de plein fouet et il était un peu sonné, mais ça allait. Il avait légèrement glissé le long de la paroi et se retrouvait maintenant assis à califourchon sur une grosse branche. La tête lui tournait un peu, mais il se tordit le cou pour regarder derrière lui et voir ce que devenaient ses parents qui se trouvaient de l’autre côté du haut mur de flammes. De son poste d’observation, haut perché, il voyait toute la scène. Son père et sa mère avaient courageusement dévalé la pente à la rencontre des humains. Hogar tenait une énorme branche qu’il faisait tournoyer au-dessus de sa tête et sa mère avait de grosses pierres dans chaque main. Ils devaient paraître impressionnants pour ces petites créatures chétives habillées de noir qui ne leur arrivaient même pas au torse, se disait intérieurement, avec fierté, Ogrino. D’ailleurs, il se demandait pourquoi ils avaient dû fuir alors que son père semblait si puissant. Il fallait néanmoins reconnaître que ces chasseurs détenaient de drôles armes inconnues et dangereuses. L’enfant jubilait en voyant son père fondre sur ces attaquants. Cependant avant que le choc frontal de la bataille n’ait eu lieu, juste avant que son père n’atteigne ses ennemis, ceux-ci lui projetèrent à la figure des tas de projectiles avec leurs arcs bizarres. Hogar projeta avec force sa lourde branche sur cinq soldats qui tombèrent à la renverse, les jambes fracturées, puis il hurla de douleur en se couvrant les yeux. Loganda lança ses pierres et toucha trois hommes. À l’un, elle cassa le bras, à l’autre la cage thoracique et au troisième la mâchoire. Les quatre soldats restants valides firent s’envoler des filets sur Loganda qui s’empêtra dedans et perdit l’équilibre. En peu de temps, elle réussit à en déchirer un et à sortir la tête. Pendant ce temps, Hogar, aveuglé par la substance collante qui lui obstruait et lui piquait les yeux, brassait sauvagement l’air de ses bras massifs, en titubant. Deux soldats se glissèrent devant lui, sans bruit, et le visèrent avec leurs arbalètes. Loganda cria :

— Attention Hogar ! Devant !

L’Ogre se baissa brusquement et plongea en avant, fauchant les deux Miliciens au niveau des jambes. Ils roulèrent sur le côté, se mirent à genoux, à nouveau prêts à tirer. Loganda sortie de son filet courait en direction de son époux. Les deux autres soldats, qui la surveillaient, tirèrent quasiment en même temps et l’atteignirent en plein visage. Elle tituba un instant puis tomba comme une masse.

— Nooon ! » hurla Ogrino.

Mais le crépitement des flammes, qui s’étendaient, couvrit son cri. Il vit ensuite les soldats viser son père toujours aveugle, qui vagabondait de-ci de-là sans savoir où il allait. Les quatre soldats prirent leur temps et ajustèrent leurs armes en s’approchant silencieusement le plus près possible de leur cible et ils tirèrent à la tête. Hogar touché de plein fouet, tournoya lentement comme une toupie et tomba lourdement sur le sol.

— NOOON ! NOOON ! cria à nouveau l’enfant.

Les soldats tournèrent la tête en direction de l’arbre où il se cachait, mais ils ne virent rien, car le feu était maintenant immense et dévorait les grands sapins environnants. La température devenait insupportable et le petit Ogre se dépêchait de descendre pour s’éloigner de la fournaise. Les pins tout proches crépitaient et leur résine bouillonnait. Des éclats d’écorce en feu se détachaient en voltigeant vers les arbres voisins. Des pommes de pin enflammées étaient violemment projetées par des explosions de résine. L’arbre d’Ogrino avait pris feu à sa cime et des brindilles incandescentes lui chutaient maintenant sur le dos. Il accéléra sa descente et à peine eut-il mis le pied à terre qu’une grosse branche pleine de braises tomba devant son visage. Il eut très peur et recula, heurta une souche et se retrouva les fesses par terre, assis sur des pommes de pin en feu. Il hurla de douleur, se releva en toute hâte et tapota avec ses mains pour éteindre le feu qui rongeait sa culotte. Après, il se mit à détaler comme un lapin pour échapper à cet enfer, car l’incendie était maintenant omniprésent. Il s’extirpa le plus vite possible de cette fournaise et se retrouva dans la nuit obscure.

Il était sain et sauf désormais, le feu ne pouvait plus l’atteindre. Il souffla un peu et essaya de reprendre ses esprits. Là, il réalisa que pour la première fois de sa vie, il était seul, sans ses parents qui étaient morts, tout seul dans une grande forêt toute noire et personne ne pourrait le protéger. Il pleura longtemps. Plus jamais, il ne sentirait la chaleur de sa mère, la douceur de ses grosses mains potelées sur sa tête. Personne ne lui raconterait plus des histoires avant de s’endormir. Personne ne viendrait plus le consoler lorsqu’il ferait des cauchemars la nuit. Son père ne l’emmènerait plus chasser en le portant sur ces épaules. Il ne lui ferait plus de chatouilles ni le ferait voler dans les airs, en le lançant de ses bras robustes, en riant. Il pleura, à nouveau, à chaudes larmes, ses yeux ruisselant de grosses gouttes qui réchauffaient ses joues, dans cette nuit de plus en plus froide. Maintenant qu’il avait échappé à la fournaise de l’incendie, il ressentait, avec encore plus d’âpreté, la fraîcheur de l’air nocturne. Ce n’était pas vraiment qu’il faisait froid, car nous étions au milieu du printemps, mais cette lourde absence de ses parents qui s’installait en lui le glaçait maintenant de la tête aux pieds. La mort dans l’âme, il lui fallait cependant trouver un endroit où passer la nuit. Un lieu sec et protégé où il pourrait prendre un peu de repos. Malgré la pleine lune, cette partie fortement boisée n’offrait que peu de visibilité et Ogrino était désormais obligé de marcher à tâtons. Le terrain était de plus en plus accidenté avec des trous, des ornières, des fossés. Il devait faire attention à chaque pas, rester concentré. Soudain, un craquement de brindille derrière lui le fit sursauter. Il s’était à peine retourné qu’il se retrouva heurté par une imposante masse de poils, de griffes et de doigts. Une main de Troll ! Son père lui avait dit que c’étaient des créatures féroces, mais gauches et que si on réussissait à les prendre par surprise, on pouvait facilement leur échapper. Mais là, il était trop tard, la main géante enserrait le petit Ogre dans un étau, d’où n’émergeait que sa tête. Le Troll qui mesurait bien dans les quatre mètres de haut l’observait de ses yeux vitreux et myopes en lançant des grognements qui ressemblaient à des GROUMPF, GROUMPF et qui voulaient dire en langage Troll :

— Tu es sur mon territoire et ce délit est puni de mort !

Ogrino, bien sûr, ne pouvait comprendre la langue des Trolls. Il était terrorisé de peur par la masse de cet être monstrueux à l’haleine fétide. Le petit Ogre aurait souhaité de toutes ses forces que son père soit là pour combattre ce colosse difforme et velu. Hélas, l’enfant était seul et faible et le Troll le savait. C’était une proie on ne peut plus facile. Ogrino mordit tant qu’il put l’énorme index qui l’entourait, si bien que le Troll, sous la vive douleur de la profonde entaille, relâcha un peu son étreinte. L’enfant en profita aussitôt pour glisser son bras droit hors de l’étau et comme il se trouvait à proximité du visage du Troll qui le reniflait, il planta ses doigts en flèche dans l’œil gauche du monstre, qui poussa un hurlement terrifiant, faisant résonner la forêt. Le Troll le lâcha pour porter ses mains à son visage. L’enfant tomba sur le sol mousseux sans le moindre mal, enfin libre, et se mit à courir.

Après la douleur vint l’envie de vengeance et le monstre, tout en se couvrant l’œil meurtri, poursuivit le fugitif en fouettant l’air de son bras droit. En quelques enjambées, il fut sur sa cible et la balaya comme un fétu de paille en la griffant de ses ongles acérés. Sous l’impact de la gifle, l’enfant alla rouler à près de dix mètres de là, dans les taillis. Très légèrement sonné, il se releva de suite. Il avait beau être petit, il avait appris de son père comment braver un vieux loup isolé, ou s’attaquer seul à un jeune sanglier impétueux.

Là, il se battait pour sa vie. La peur mêlée à l’excitation du combat le galvanisait, il sentait une énergie vive monter en lui, malgré les blessures de sa peau lacérée par les ongles. Il était un Ogre après tout. Lui aussi était un prédateur, craint des êtres de la forêt. Alors il poussa un grand cri guerrier. Le Troll, surpris, marqua un temps d’arrêt. Ogrino saisit cet instant propice pour foncer entre les jambes du monstre et le mordre profondément au jarret de la jambe gauche. À nouveau, le Troll hurla sous l’effet de la douleur. À la vitesse de l’éclair, il attrapa son agresseur, mais en voulant faire un pas, son pied ne répondit plus, car le tendon avait été cisaillé par la morsure d’Ogrino. Déséquilibré, le Troll tomba de toute sa hauteur. Le choc fut d’autant plus rude que le Troll était très grand et ventripotent. Pensant à amortir sa chute, le monstre lâcha à nouveau Ogrino qui roula à terre. Il se releva d’un bond.

Le Troll réussit péniblement, lui aussi, à se remettre debout. L’aube commençait à pointer, mais aucun des deux combattants n’y prêtait attention. Le Troll voulait en finir avec cette petite proie qui le narguait et l’enfant restait concentré sur les mouvements du Troll. Le monstre lui barrait le chemin et Ogrino venait de réaliser qu’il se trouvait dos à un précipice et que tout faux mouvement pourrait être fatal. Le Troll, d’un bras, balaya l’air pour empêcher toute fuite à son adversaire, et de l’autre saisit avec sa main un gros rocher qu’il souleva au-dessus de sa tête. Malgré leur fréquente myopie, les Trolls sont des ennemis redoutables par la précision de leur lancer, et le petit Ogre le savait de son père. Le Troll avait commencé à armer son bras pour lancer la roche quand quelque chose d’étrange se passa.

Le premier rayon de soleil illumina les deux combattants au moment même où l’énorme projectile fonçait sur Ogrino. Aussi rapide qu’un chat, il fit un écart pour éviter l’impact. Ébloui par le soleil naissant, il réalisa trop tard qu’il avait un pied dans le vide. Déstabilisé, il se sentit tomber vers l’arrière. Avant de tomber, il eut le temps de voir le Troll, toujours figé dans la même position, le bras levé. La lumière du jour avait irrémédiablement transformé en statue cet être des ténèbres, et ce, pour l’éternité. Pour l’enfant, ce fut la chute ! Un moment hors du temps où tout semble tourner au ralenti. La peur mêlée à toutes sortes de pensées qui traversent l’esprit et puis le choc lourd, rude dans une sorte de buisson épineux. Le petit n’avait pas la sensation d’avoir mal, il était juste comme engourdi, ses yeux contemplaient la voûte étoilée qui surplombait la falaise d’où il était tombé. C’était beau ! Ses yeux commencèrent à vouloir se fermer, il lutta un peu, puis très vite tout devint noir et silencieux.

Lorsqu’il se réveilla, il faisait grand jour. Un beau soleil brilla déjà haut dans le ciel. Il se leva, il ressentait une grosse faim, une très grosse faim même. Il regarda autour de lui, il était entouré d’un épais buisson plein d’épines qui le griffaient. Il examina son corps et vit qu’il était égratigné et entaillé de partout. Ce buisson ne pouvait pas être la seule cause de tant de blessures. Que lui était-il arrivé, il ne s’en souvenait pas. Il réussit à s’extirper sans trop de dommage de cette plante épineuse et se mit immédiatement à rechercher de la nourriture. Il se sentait fatigué et un peu engourdi, ses jambes semblaient être en coton. Il avançait lentement, soulevant des feuilles et des pierres, à la recherche de quelques baies, fruits ou petits insectes. N’importe quoi pourvu que cela se mange. Il trouva une fourmilière dans laquelle il plongea un bâton qui fut recouvert en un instant de centaines de fourmis, qu’il lécha avidement. Cela craquait sous les dents et était un peu sucré. Après avoir plongé une bonne vingtaine de fois son bâton, il s’aperçut qu’il avait toujours aussi faim. Il se mit, alors, à la recherche d’escargots cachés dans les hautes herbes. Lorsqu’il en découvrait un de-ci de-là, il le dévorait immédiatement avec sa coquille. Au bout d’une centaine, il s’arrêta. Cela allait déjà mieux, mais il avait faim d’autre chose, quelque chose de plus consistant, de plus juteux. C’est à cet instant qu’il entendit un lièvre qui creusait la terre à la recherche de quelque racine ou tubercule. Il ramassa d’un geste lent une belle pierre qu’il lança de toutes ses forces sur l’animal qu’il atteignit en pleine tête. Il était heureux de découvrir une adresse au tir qu’il ne se soupçonnait pas d’avoir. En un bond, il fut sur sa proie et l’avala en une bouchée. Que c’était bon cette viande chaude, ce sang parfumé, ces petits os qui croustillaient sous ses dents. Quel régal ! C’était trop bon, il lui en fallait un autre.

Il marcha assez longuement avant d’entrapercevoir une grosse forme blanche et noire qui trottinait entre les fougères. Il se plaça juste derrière l’animal et se mit à courir de toutes ses forces. La bête surprise détala, mais trop lentement pour échapper à son prédateur qu’il attrapa par la queue. Le petit Ogre fit la toupie en faisant tournoyer sa proie autour de lui, jusqu’à ce que la tête de l’animal heurte un tronc d’arbre, lui brisant la nuque. L’enfant se jeta sur son dîner qui était en fait un gros vieux blaireau bien gras. Il se délecta de la viande musquée ainsi que de la graisse fondante sous la langue. Un vrai délice ! Quand il eut fini son frugal repas, il se sentait beaucoup mieux, mais il avait toujours encore un peu faim. Il continua à marcher dans la forêt à la recherche d’un autre gibier. En outre, il avait très soif. Une source ou une rivière seraient les bienvenues. Il leva le nez et renifla pour sentir une éventuelle odeur d’eau. D’où savait-il chasser le gibier ? Comment pouvait-il percevoir une odeur aussi subtile que celle de l’eau ? Il ne le savait pas. Cela était instinctif, c’était dans sa nature, de cela, il en était sûr.

Tout en marchant, il entendit un bruissement derrière les arbres et se faufila entre les roches. Une belle et large rivière s’étirait là sous ses yeux ravis. Il plongea les mains dans l’eau claire et vive, les porta à sa bouche et but avidement. Il but et but et but des litres. Quel bonheur de ne plus avoir la gorge brûlante, la bouche pâteuse, la sensation désagréable d’être tout desséché ! Cependant, il avait encore faim. Pour apaiser les gargouillis de son estomac, il lui aurait encore fallu un petit chevreuil ou une douzaine de lapins. Il se mit en quête, à l’affût du moindre bruit, tout en longeant la rivière. Après une bonne heure de marche où il s’était rassasié de tonnes de fruits des bois, il vit gambader devant lui à contrevent, quatre marcassins bien dodus. Il se lécha les lèvres avec délectation en savourant à l’avance ces petits rôtis sur pattes. Il s’approcha à pas de loup, masqué par les hautes fougères. Les petits cochons étant très occupés à fouiller la terre avec leur groin, ils ne relevaient même pas la tête pour surveiller les alentours. Le petit Ogre fut sur eux quatre, en un bond, les encerclant de ses bras en serrant de toutes ses forces. Les marcassins se mirent à couiner de petits cris stridents, qui faisaient mal aux oreilles. L’enfant avala d’un coup l’un de ses prisonniers, mais le bruit était toujours aussi insupportable. Il s’apprêtait à en dévorer un deuxième pour avoir la paix, quand un bruit de galop, à l’arrière, lui fit tourner la tête. Une énorme truie lui fonçait dessus. Il lâcha instinctivement les trois malheureux petits marcassins, pour se préparer au combat, mais plus l’animal s’approchait plus il apparaissait énorme.

Le choc allait être rude, alors l’enfant cramponna ses pieds au sol et fléchit légèrement les genoux en attendant l’assaut. La tête de la femelle sanglier lui percuta l’abdomen avec une extrême violence, le souleva en l’air et lui fit faire un vol plané de plusieurs mètres. Pendant qu’il virevoltait dans l’espace, l’enfant se prépara à l’impact de sa chute au sol. Quelle ne fut pas sa surprise de s’apercevoir qu’il ne retombait pas sur la terre dure, mais dans l’eau. Il disparut dans un nuage d’éclaboussures au beau milieu de la rivière.

Après le soulagement vint l’angoisse, car il n’avait pas pied et il ne savait pas nager. Il fit des gestes désordonnés pour essayer de rester à la surface tout en se rapprochant de la rive encore lointaine. Il dépensait une énergie folle, car le courant de la rivière ne cessait de s’intensifier. Il réussissait tant bien que mal à garder la tête hors de l’eau en buvant la tasse de temps à autre. L’impétuosité des flots s’accentuait chaque minute et tout espoir de rejoindre le rivage paraissait avoir disparu. Le petit Ogre entendit un grondement caverneux qui provenait de l’aval de la rivière. On aurait dit un géant en colère qui grognait en permanence. Plus le temps passait plus les rapides du fleuve devenaient bouillonnants et l’enfant s’épuisait à vouloir rester à la surface.

Le grondement était maintenant assourdissant et les arbres, les rochers sur la berge défilaient à toute allure. De l’eau plein les yeux, le petit Ogre ne comprit pas ce qui se passait. Il se trouvait entouré d’eau et pourtant il tombait encore et encore. La chute parut assez longue, puis il fut à nouveau plongé sous l’eau, sous des tonnes d’eau tourbillonnantes qui l’entraînaient toujours plus profond. Petit à petit, il remonta à la surface comme un bouchon. Dès que sa tête sortit de l’onde, il aspira une énorme bouffée d’oxygène, si forte qu’il eut l’impression que ses poumons allaient éclater. Il était vivant, il avait survécu à un immense plongeon du haut de la cascade qu’il apercevait maintenant tout là-haut.

Le courant était devenu plus calme, mais l’enfant ne réussissait à peine qu’à se maintenir péniblement à la surface et non à se diriger. Tout en faisant des gestes maladroits pour essayer de ne pas couler, son bras gauche heurta derrière lui quelque chose de dur. Il se retourna et vit qu’une grande masse flottait à la surface. On aurait dit un immense saurien à la peau rugueuse. Heureusement ce n’était qu’un gros tronc d’arbre. Il s’accrocha prestement à l’écorce saillante et commença à escalader cette grande masse providentielle. Il s’assit à cheval, les jambes de part et d’autre du tronc, les pieds trempant dans l’eau. Il releva le torse et pencha sa tête en arrière en laissant sortir de sa bouche, dans une joie immense, un grand :

— YAOOOOUUUH ! JE SUIS VIVANT, J’AI RÉUSSI !

Son puissant cri d’allégresse résonna longtemps dans la forêt, sous la forme d’un :

— GRAOOOUUUH ! GRO GRONO GRIGO, GRO O GRIUGITO.

Car l’enfant parlait la langue des Ogres. Il était si content d’avoir échappé à tous ces dangers et trônait maintenant sur cet imposant esquif au milieu de cette rivière qui lui avait fait si peur jusqu’à présent. Il allait pouvoir se reposer en attendant que le courant le ramène vers la rive et là il pourrait reprendre son chemin. Mais au fait, où devait-il aller ? Et d’où venait-il ? Que faisait-il seul dans cette immense forêt ? Pourquoi était-il blessé ? Que lui était-il arrivé ? À toutes ces questions, il n’avait pas de réponse. Malgré tous ses efforts pour remonter dans sa mémoire, il ne se souvenait de rien. On aurait dit que sa vie avait commencé quand il s’était réveillé dans le buisson plein d’épines. Et d’ailleurs comment s’appelait-il ? Quel était son nom ? Il avait beau se triturer les méninges, rien, rien ne venait. Il ne savait même pas s’il avait un nom. Alors il se mit à pleurer en s’allongeant à plat ventre et en posant sa tête sur le tronc rugueux. Il pleura des larmes de détresse, car non seulement il se sentait affreusement seul, mais en plus, il avait l’impression de n’être personne, n’ayant ni passé, ni nom, qu’allait-il devenir ?

Il pleura longtemps, puis exténué, il s’endormit la face contre l’écorce. Des cauchemars agités se succédèrent, tantôt il se battait contre d’énormes sangliers aux défenses tranchantes, tantôt il tombait dans une cascade vertigineuse sans pouvoir remonter à la surface. Ses rêves angoissants durèrent pendant des heures alors même que son vaisseau de fortune glissait paisiblement sur l’onde calme coiffée par l’épaisse ramure d’arbres centenaires.

Pantaléone & Slévania

Rempli de tremblements, le petit Ogre se réveilla en sursaut. Il faisait nuit. L’arbre s’était coincé dans des écueils de la berge, faisant un long pont jusqu’à la rive. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, l’enfant s’était mis debout, sautillait sur le tronc, puis sautait sur le rivage. Il longea ensuite la berge, qui faisait une anse, pendant un petit moment, et là, apparurent une multitude de lumières bariolées qui tremblaient dans la nuit. Le petit Ogre, fasciné, ne pouvant détacher ses yeux de ce spectacle, se rapprochait hypnotisé. À chaque pas, les lumières grossissaient et une musique joyeuse commençait à arriver à ses oreilles. Lorsqu’il fut tout proche, il vit un grand nombre de sortes de cabanes en bois très colorées montées sur des roues avec des flambeaux allumés accrochés aux parois. Derrière les cabanes, une immense tente aux couleurs vives trônait au milieu avec des tas de lumières qui dansaient à l’intérieur. C’était de là que venait la musique, une mélodie forte et entraînante pleine de POUM POUM POUM et de TAAA TA TAA TA TALATATA. C’était à la fois curieux et fascinant.

Bien qu’il eut un peu peur de toutes ces bizarreries, car il n’avait jamais rien vu de pareil, il prit son courage à deux mains et se faufila parmi cet étrange univers. En arrivant au pied de la grande tente, il voulut la soulever, mais elle restait collée au sol, alors il creusa la terre avec rapidité pour se glisser à l’intérieur. Lorsque le trou fut assez large, il passa la tête et se retrouva dessous de grandes marches en bois remplies de jambes, des dizaines et des dizaines de jambes et aussi des rires, des rires bruyants, aigus et graves, mais surtout joyeux, très joyeux même. Il voulut savoir ce qui était la source de tout ce remue-ménage et il se glissa sous les gradins jusqu’au centre de la tente. Là, un être à la figure toute blanche avec une énorme bouche rouge et des cheveux orange tenait entre ses bras une chenille carrée géante qui faisait de la musique à chaque fois qu’elle respirait. Pendant ce temps, un grand singe allait chercher des sortes de volumineux fruits blancs pâteux pour les lancer ensuite à la figure du musicien, déchaînant à chaque fois de grands éclats de rire surtout chez les enfants. En y regardant de plus près, le petit Ogre s’aperçut que le premier rang du grand cercle, qui entourait la piste, était rempli d’enfants aux visages radieux. Il ne comprenait pas grand-chose à tout cela, mais l’atmosphère chaleureuse qui se dégageait était enivrante, surtout après tout ce qu’il avait vécu de difficile ces longues dernières heures. Il aurait voulu rester là indéfiniment pour rire avec ces enfants qui lui ressemblaient, sauf qu’eux avaient des parents qui les prenaient sur leurs genoux ou leur donnaient des friandises multicolores. Son estomac se mit à gargouiller, il avait à nouveau faim, une faim féroce qui ne pouvait attendre. Il ressortit comme il était venu et sinua entre les roulottes à la recherche de nourriture, en levant le nez pour renifler les odeurs. Un appétissant fumet de viande fraîche chatouilla ses narines. Il courut et arriva devant une longue cage, dans la pénombre et distingua un imposant quartier de viande dans un coin. Il s’agrippa aux barreaux et se glissa élégamment à l’intérieur du lieu, attrapa l’os et commença à dévorer bruyamment la carcasse. À ce moment, une grosse forme rousse bougea au fonds de la roulotte et se jeta comme un éclair sur le petit Ogre.

— AU SECOURS, AU SECOURS, venez vite, venez vite, il va se faire dévorer.

L’adolescent courait en hurlant entre les roulottes, mais il ne rencontrait personne. Alors il entra en trombe sous le chapiteau pour s’arrêter au milieu de la piste.

— Au secours, un enfant est en train de se faire dévorer dans la cage du lion, venez vite », cria-t-il.

La musique s’arrêta aussitôt, un grand silence s’installa et Pantaléone le Directeur du cirque, prit son fouet et se mit à courir vers la cage du fauve. Lorsqu’il arriva, il vit, avec horreur, qu’un petit enfant se débattait entre les puissantes pattes du lion qui grognait.

— Arrière, arrière, Réale », hurla-t-il en fouettant la cage.

Le lion ne releva même pas la tête, continuant à donner des coups de patte, la gueule ouverte proche de la gorge de l’enfant qui lui donnait des coups de pied dans le ventre. Alors, Pantaléone ouvrit la cage et entra. Il fouetta de toutes ses forces le lion à plusieurs reprises. Ce dernier émit des petits rugissements de douleur et arrêta net son combat pour aller s’allonger tout penaud au fond de son antre. Le petit Ogre se releva et regarda avec étonnement le grand homme robuste et moustachu qui avait fait peur au lion.

— Viens mon petit, c’est fini, tu es en sécurité désormais. Je vais t’emmener dans ma roulotte pour te soigner et tes parents viendront nous y rejoindre.

L’enfant n’arrivait pas à déchiffrer ces paroles, mais il sentait qu’elles étaient amicales. Ce qu’il ne saisissait pas surtout, c’est pourquoi cet homme avait interrompu son jeu avec le lion qui était si gentil et se sentait aussi si seul que lui. Il s’était étonné lui-même de sa faculté de pouvoir comprendre, ou plutôt de percevoir ce que ressentait ce vieux lion solitaire qui avait lourdement besoin d’un ami. Il était content d’avoir trouvé quelqu’un qui lui ressemblait un peu et avec qui il pouvait prendre plaisir à jouer. L’homme avait pris l’enfant dans ses bras musclés et cela lui rappela confusément une sensation de déjà vécu, comme si dans un passé lointain, quelqu’un de fort et de grand l’avait transporté en le protégeant, mais il n’avait aucun souvenir de qui cela pouvait bien être. Ils arrivèrent devant une roulotte en bois peint avec une belle roue dessinée dessus et entourée de drôles de signes que l’enfant ne comprenait pas. Ils entrèrent. Il y avait là, tout un bric-à-brac d’objets hétéroclites, des bottes des casseroles, des fruits, des vêtements, des cerceaux, des tabourets, des chapeaux et, se dandinant en haut d’une échelle, le grand singe qui, peu de temps auparavant, pendant le spectacle, lançait des tartes à la crème à la figure du clown accordéoniste.

— Voici Goumbo, mon chimpanzé, dit joyeusement Pantaléone. Et tout au fond là-bas, c’est l’élue de mon cœur, Slévania Orlanova.

Le petit Ogre qui n’avait pas capté un traître mot de tout ce charabia sentait au menton dressé de l’homme aux longues moustaches, qu’il devait regarder au fonds de la roulotte où dans la pénombre luisait une forme blanche. Une femme sortit du recoin. Elle était belle, le visage fin, de grands yeux gris, la chevelure argentée, mais les traits gracieux. Un large sourire illuminait son visage. Elle portait une longue robe blanche surmontée d’une fourrure beige, qui entourait chaudement son cou. Elle s’approcha et observa attentivement l’enfant avec un air à la fois interrogatif et amusé. Quand elle vit ses blessures, elle s’écria :

— OOOH, mon Dieu que lui est-il arrivé ?

— C’est Réale qui l’a griffé, ses blessures sont profondes, il lui faut tes onguents aux plantes médicinales.

— Déshabille-le, il doit être lavé d’abord. Prends l’eau chaude de la grande casserole et verse-la dans le baquet, nous l’y plongerons et je pourrai le soigner. Je vais chercher mes pommades.

L’homme aux moustaches voulut enlever les vêtements de l’enfant, mais celui-ci protesta avec de grands gestes et tira sa chemise vers le bas. Il secouait la tête de droite à gauche d’un air renfrogné. Le grand homme essaya à nouveau de soulever le vêtement de l’enfant qui soudainement ouvrit une large bouche et le mordit. L’adulte étouffa un grand cri, l’enfant ne lâchait pas son étreinte qui lui cisaillait la main.

— Arrête, arrête, je ne te veux pas de mal, tu ne vois pas que nous voulons te laver pour te soigner ?

Le garçon ne répondit rien, mais desserra son emprise et libéra la main qui saignait désormais abondamment, en forme d’arc de cercle. La femme était revenue chargée de pots de toutes tailles.

— Que se passe-t-il ? HOOO, mais tu saignes !

— Oui, ce petit sauvageon m’a mordu jusqu’au sang. On dirait qu’il ne comprend pas notre langue, dit d’un air coléreux Pantaléone.

— Slévania ! Occupe-t’en. Tu auras peut-être plus de succès, moi je dois me faire un bandage immédiatement.

La femme s’avança souriante près de l’enfant, faisant des gestes lents et délicats. Elle regarda l’enfant intensément de ses grands yeux clairs, des torrents d’affection ruisselaient de ses prunelles. Le petit Ogre se sentit fondre. Il avait traversé tant d’épreuves, il avait eu si froid, si faim avant d’arriver dans cette chaude cabane, il avait désormais envie de s’abandonner, d’être cajolé et cette femme inspirait confiance. Lorsqu’elle lui enleva délicatement un à un ses vêtements, il se laissa enfin faire. Elle le prit ensuite tendrement contre elle et le déposa doucement dans le baquet rempli d’eau chaude. C’était tellement agréable de se retrouver dans un liquide parfumé qui réchauffait tant le corps que l’âme. Slévania Orlanova, l’épouse de Pantaléone, n’avait jamais pu avoir d’enfant, ainsi elle se sentait proche de tous les enfants du monde. Celui-ci néanmoins était différent par sa physionomie et son comportement. À mesure qu’elle le nettoyait avec une éponge, elle notait les détails de sa morphologie, les mains épaisses et courtes, les bras et les jambes trapus, les épaules larges, le cou épais, les os du visage bien charpentés, une figure bien ronde. Les dents surtout attirèrent l’attention de Slévania, car elles étaient excessivement pointues ce qui lui faisait un étrange sourire en forme de dents de scie. Après avoir longuement nettoyé au savon chaque partie du petit corps dodu de l’enfant, elle le sortit du bain et le posa sur une serviette épaisse où elle l’enroula et le frotta des pieds à la tête. L’enfant riait aux éclats, car cela le chatouillait. Alors Slévania, aussi, se mit à rire bruyamment.