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Beschreibung

Qui a tué, le jour même de son mariage, Carloman, l'époux de cette charmante Aurore de Brüsfeld mariée contre son gré, à dix-huit ans, par un père trop autoritaire ? A quelle activité mystérieuse s'emploie son beau-frère Melchior, si souvent absent du château familial où s'est réfugiée la jeune veuve ? Quelles intrigues ourdit dans son domaine de contes de fées la trop belle Sigrid de Prauzelles ? Brisera-t-elle le second mariage d'Aurore avec Wilfrid dont elle est sincèrement éprise ? Les fervents de Delly trouveront à toutes ces questions des réponses inattendues en lisant la plus captivante des histoires d'amour.

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Aurore de Brüsfeld

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Delly

Aurore de Brüsfeld

1

La femme de chambre entra, apportant le courrier qu’elle posa sur un guéridon, près de la grande bergère à oreilles. Mme de Thury étendit une petite main grassouillette et prit une enveloppe de fort vélin dont elle fit sauter le cachet aux armes de Brüsfeld. Elle déplia la feuille qui s’y trouvait contenue et lut :

Ambleuse, ce 7 janvier 1860.

« Madame et chère sœur,

« Après un échange de correspondance avec mon cousin de Somers, nous avons décidé que le mariage d’Aurore et de Carloman aurait lieu dans trois mois, vers la fin d’avril. Vous serez très aimable de vous occuper du trousseau de ma fille. Qu’il soit convenable pour son rang. Mais il faut tenir compte que la vie à Montaubert est simple et patriarcale, ainsi que me le rappelle Gérard de Somers. Je me fie d’ailleurs complètement à votre tact et à votre goût parfait.

« J’espère que votre santé vous permettra d’accompagner Aurore à Ambleuse, pour remplacer sa mère. Il suffira qu’elle arrive deux jours avant la cérémonie, qui sera tout à fait intime. Mon triste foyer doit continuer d’ignorer tout ce qui peut avoir apparence de fête. Gérard de Somers, empêché par ses infirmités, ne viendra pas et Carloman sera accompagné seulement de son frère cadet.

« En vous remerciant des soins que vous avez donnés à Aurore, je vous baise les mains, Madame et chère sœur.

« Carloman, prince de Brüsfeld. »

Mme de Thury posa la lettre sur le guéridon et s’enfonça plus profondément dans la bergère. Un léger pli se dessinait sur son front lisse. Elle détestait tout ce qui venait déranger sa vie tranquille de femme égoïste, ses habitudes de petites jouissances matérielles, d’existence ouatée par le dévouement de ses serviteurs. D’autre part, il était difficile de refuser ce que lui demandait son beau-frère. Aurore avait été élevée chez elle et elle se trouvait être la seule parente proche. En outre, le prince de Brüsfeld s’était toujours montré fort généreux et, vu son caractère, il ne comprendrait guère qu’elle s’abstînt de remplir ce rôle maternel près de sa fille.

L’allusion faite à son bon goût avait cependant agréablement touché son amour-propre, surtout venant d’un homme peu porté aux compliments. Oui, pour le goût, elle ne se connaissait pas de rivales...

Elle considéra un moment avec complaisance la robe de taffetas violet qui seyait à son teint encore frais, malgré l’approche de la cinquantaine. Elle n’avait jamais été une beauté, mais son visage trop rond était agréable à cause de cette fraîcheur et d’une jolie bouche qui laissait voir des dents brillantes. Nantie d’appréciables revenus, elle aurait pu facilement se remarier. Toutefois, sa première union ayant été peu heureuse, elle avait jugé préférable de ne pas renouveler l’expérience. Une bonne table, d’élégantes toilettes, des relations aimables, que fallait-il de plus pour son bonheur ?

Et la présence d’Aurore, l’enfant de sa jeune sœur morte à vingt-quatre ans, n’avait en rien modifié cette vie charmante, Mme de Thury étant de celles qui savent réduire au minimum leurs obligations.

Pendant un instant, elle balança si elle allait apprendre dès maintenant à sa nièce les décisions de son père. Puis elle étendit la main, agita une sonnette.

– Prévenez Mademoiselle que j’ai à lui parler, dit-elle à la femme de chambre aussitôt apparue.

Ses doigts garnis de bagues lissèrent un moment les cheveux blonds grisonnants qui dépassaient la coiffure de dentelle blanche. Près d’elle, un beau feu de bois pétillait dans l’âtre. Un petit chien trop gras dormait sur un coussin de soie rose. Un perroquet s’agitait sur son perchoir. À travers les vitres étincelantes entrait un pâle soleil d’hiver.

Mme de Thury pensa au pâté truffé qu’on lui servirait tout à l’heure. Léocadie, sa cuisinière, le réussissait à merveille. Un sourire entrouvrit ses lèvres à cette évocation ; mais il se termina en moue. Quels brouets lui servirait-on à Ambleuse ? Carloman n’avait jamais été sensible aux plaisirs de la table et ce n’était pas sa misanthropie qui devait l’y porter davantage. La cousine qui dirigeait son intérieur était une pauvre cervelle, certainement incapable. Il y aurait là deux jours bien désagréables à passer.

Cette pensée lui donna de l’humeur et ce fut d’un air peu amène qu’elle accueillit la jeune fille apparue silencieusement.

– Venez, Aurore. J’ai là une lettre de votre père...

Aurore s’avança. Elle avait une allure légère, très harmonieuse. Pas très grande, elle était parfaitement proportionnée. S’arrêtant à quelques pas de sa tante, elle attendit, la physionomie froide et fermée.

– ... Il est question de votre mariage pour la mi-avril. Je vous accompagnerai à Ambleuse, il le faudra bien...

Ici, une note acerbe dans la voix.

– ... Nous ne resterons que deux jours. Vous en repartirez avec votre mari et moi je réintégrerai mon logis. Mais d’ici là, il faut que je m’occupe de votre trousseau. Heureusement que nous avons ici les éléments nécessaires pour faire quelque chose d’assez bien.

La perspective de toilettes à choisir, d’étoffes à manier détendait tout à coup sa physionomie.

Elle ne vit pas le frémissement qui parcourait un instant le visage d’Aurore, ce visage aux traits délicats, au teint d’une fine blancheur un peu mate. Elle ne vit pas l’éclair échappé aux yeux si beaux qui avaient la teinte des violettes.

– Ainsi donc, je suis condamnée à ce mariage ?

La voix s’efforçait visiblement de rester calme.

– Condamnée ? Qu’est-ce à dire ?

Mme de Thury considérait sa nièce avec stupéfaction.

– ... Il a été entendu, depuis toujours, que vous épouseriez Carloman de Somers.

– Oui, mais j’espérais qu’il se produirait quelque chose. Ma tante, il m’est odieux de me marier ainsi, n’ayant jamais vu celui à qui l’on me destinait !

– C’est une chose qui est arrivée plus d’une fois dans nos familles. J’ai vu M. de Thury pendant six mois, presque chaque jour, et je n’en ai pas été plus heureuse pour cela.

– Je pense qu’il ne me faudrait pas six mois pour savoir si quelqu’un me plaît ou me déplaît, dit nettement Aurore.

– Et qu’est-ce que cela signifie, qu’un homme plaise à une petite sotte de dix-huit ans ? Il peut être avec cela le pire mauvais sujet. Carloman de Somers vit dans sa famille, dans un milieu patriarcal, ainsi que l’écrit son père. Il y a tout lieu de penser qu’il y mène une existence digne et sérieuse. Le physique est secondaire, pour un homme.

– Il n’y a pas que le physique. L’intelligence, un esprit cultivé comptent aussi.

– Ta ta ta ! Voyez-vous, la belle parleuse ! Parce que Mademoiselle est un peu bas-bleu, il lui faudrait quelque pédant farci de latin et de grec !

– Une femme n’est pas bas-bleu parce qu’elle aime l’étude et s’intéresse à des questions autres que matérielles.

– Je ne vous conseille pas de parler ainsi devant votre père ! Il a choisi ma sœur entre cent autres et l’a tant aimé uniquement pour sa beauté. La culture de l’esprit chez une femme lui importait peu.

– Je ne comprends pas qu’une femme soit heureuse d’être épousée seulement pour sa beauté !

– Quelle prétention ! Enfin, trêve de sornettes ! Ce mariage a été décidé depuis dix ans par le prince de Brüsfeld et le comte de Somers, il devra donc s’accomplir. Dès demain je ferai venir Mme Gotte. Il faut qu’elle se procure les étoffes nécessaires. Pour la lingerie, je m’adresserai à Mme Gaulin ; elle a une brodeuse admirable !

– Et moi, je vais écrire à mon père pour lui demander de me dispenser de ce mariage.

Pour le coup, Mme de Thury fit presque un saut sur sa bergère.

– Écrire à votre père ! Je vous le conseille ! Vous verrez ce qu’il vous répondra !

– Il ne peut du moins me refuser de connaître auparavant celui que je dois épouser !

– Aurore, mettez-vous bien dans la tête que le prince a des idées toutes particulières, qu’il ne souffre pas de contradictions. Cette tendance de son caractère a été grandement aggravée par la mort de votre mère, dans cet isolement où il s’est confiné. En outre, dans sa famille, on a toujours considéré que les enfants devaient s’incliner sans le moindre murmure devant la volonté paternelle, quoi qu’elle ordonnât. Vous n’avez donc qu’à faire ainsi. Retournez maintenant dans votre chambre.

Aurore s’inclina légèrement et quitta la pièce, suivie du regard par sa tante qui pensait : « Quelle tête ! Quel caractère ! Elle paraît avoir sur ce point quelque ressemblance avec son père. Pour la beauté, c’est sa mère, avec quelque chose qui n’existait pas chez cette pauvre Blandine. Je me demande quelle impression sa vue va produire sur Carloman, qui ne l’a pas vue depuis dix ans. »

Aurore montait le vieil escalier de pierre, entrait dans la grande chambre bien meublée, s’asseyait au coin de la cheminée où s’écroulait un monceau de braises incandescentes. Ses doigts très fins, très fuselés, froissaient machinalement la soie de sa robe. Elle avait toujours connu, dans cette maison, une vie matérielle très large. Elle était la princesse Aurore de Brüsfeld, l’unique héritière d’une vieille lignée, d’une grande fortune. Mais son isolement moral avait toujours été complet. Il n’existait pas d’affection entre sa tante et elle. Mme de Thury ne pouvait en inspirer à une nature telle que celle d’Aurore, à ce cœur chaud, si vibrant, à cet esprit observateur, un peu défiant. Cette jeune fille, encore si proche de l’enfance, avait une âme fière et sensible, très fraîche, très pure. Instinctivement, elle se détournait du mal et de la médiocrité.

Parmi les jeunes filles nobles qu’elle fréquentait, dans cette petite ville bourguignonne où habitait Mme de Thury, elle n’avait été attirée par aucune pour contracter une amitié véritable. Quant aux jeunes hommes...

Elle était encore allée peu souvent dans le monde. Cependant, l’hiver précédent, à un bal donné pour le mariage de Lucile d’Arbigny, elle avait dansé avec M. de Montgiroux et l’avait ensuite revu plusieurs fois à des réunions de jeunesse. Par son regard, il témoignait de sentiments qui faisaient un peu battre le cœur d’Aurore. Jeune, agréable, de bonne race, il pouvait aspirer à sa main. Était-ce de l’amour qu’éprouvait Aurore à son égard ? Non, pas encore. Mais elle le voyait avec plaisir et se serait probablement laissée aller à cet attrait s’il n’y avait eu cet engagement... cet odieux engagement.

« Comment un père peut-il être aussi cruel, aussi dépourvu de cœur ? » songeait-elle dans ses moments de révolte.

Son père... Elle le connaissait bien peu. Après sa naissance qui avait coûté la vie à sa mère, on l’avait reléguée dans une partie du château où le prince ne venait jamais. Désespéré par la mort d’une femme trop adorée, il se cloîtrait dans son appartement ou bien errait dans le parc, en la seule compagnie de ses chiens. Aurore, plus tard, l’avait aperçu parfois, grand, maigre, un peu courbé, le visage osseux, le nez en bec d’aigle. Sa nourrice l’emmenait en disant d’un ton effrayé : « Il ne faut pas déranger M. le Prince ! » Plus tard encore, un jour, tandis que l’enfant passait dans un couloir, elle s’était trouvée inopinément devant lui. Il avait un peu reculé, en la regardant avec – oui, Aurore ne trouvait pas d’autre mot – avec une sorte d’horreur. Puis il avait murmuré : « Ah ! Elle lui ressemble ! » Et l’écartant d’un geste, il était passé en détournant la tête.

C’était peu de temps après cette rencontre qu’il avait demandé à Mme de Thury de la prendre chez elle et de la faire élever selon son rang.

Un soir, il l’avait mandée dans le cabinet où il passait la plupart de ses journées. Elle avait alors bien vu ce maigre visage, ce sombre et dur regard qui la faisait un peu frissonner. Il lui avait dit d’une voix sèche – ou du moins qu’il s’efforçait de maintenir telle :

– Vous partirez demain pour aller vivre chez votre tante, Mme de Thury, qui accepte la charge de vous donner l’éducation nécessaire. Vous y resterez jusqu’à votre mariage avec mon filleul Carloman, le fils aîné de mon cousin le comte de Somers. Entre celui-ci et moi, il a été décidé qu’étant la seule descendante de la branche aînée des princes de Brüsfeld, vous porteriez le titre et les biens de vos ancêtres à la branche cadette, en la personne de Carloman que vous pouvez considérer dès maintenant comme votre fiancé.

Puis, pendant un instant, il l’avait regardée avec une intensité singulière. Et, détournant les yeux, il avait dit d’une voix assourdie :

– Allez, maintenant.

Elle avait ainsi connu son destin, dès sa huitième année. Peu après, elle quittait Ambleuse en compagnie de sa nourrice, demeurée depuis lors près d’elle comme femme de chambre. Elle ne regrettait pas Ambleuse, la trop vaste demeure remplie de meubles précieux devenus inutiles et où personne ne s’intéressait à la petite orpheline, hors cette bonne Zéphyrine, dévouée mais d’esprit assez borné. Toutefois, chez Mme de Thury, l’accueil n’avait pas réchauffé ce jeune cœur. Dès les premiers jours, il y avait eu entre la tante et la nièce un secret antagonisme qui devait subsister au cours des années, en s’accentuant depuis qu’Aurore devenait jeune fille. Mme de Thury l’accusait de manquer d’attentions pour elle, parce qu’elle ne la flattait pas, n’adoptait pas tous ses goûts et ses opinions. Aurore détestait en elle cet égoïsme si entier, une certaine hypocrisie qui révoltait sa droiture. Ainsi avaient-elles vécu jusqu’à ce jour comme des étrangères. Et maintenant, à ce cœur isolé, affamé, on imposait ce mariage avec un inconnu.

« Que faire ? » songeait-elle désespérément. « Obéir ? Il n’y a pas d’autre alternative. »

Car elle sentait bien que Mme de Thury avait raison, quant à l’inutilité d’écrire à son père.

Elle se pencha vers le feu, tendit à la chaleur des braises ses mains glacées. La rouge lueur embrasa son visage inquiet, aviva la teinte d’or bruni des bandeaux ondulés qui cachaient à demi son beau front. Elle pensait : « Ma mère aurait-elle laissé faire cela ? » Oui, sans doute, puisque c’était un arrangement de famille. Une coutume d’autrefois aussi. Et puis, l’esprit autoritaire du prince de Brüsfeld aurait imposé là encore sa volonté.

Aurore revit en pensée l’aimable physionomie de Philippe de Montgiroux, son regard où se lisait un respectueux amour. Elle soupira et se redressant, appuya sa tête fatiguée contre la soie fleurie du fauteuil.

2

Dans le courant du XVIIe siècle, le prince Léopold de Brüsfeld, fils cadet d’un petit souverain allemand, avait quitté son pays à la suite d’un grave dissentiment avec son frère aîné. Il s’installa en France, où sa femme, une Montmorency, possédait de grands biens. L’un de ses fils cadets, qui portait le titre de comte de Somers, épousa l’unique héritière d’une vieille famille de Franche-Comté. C’était à l’un de ses descendants que Carloman de Brüsfeld destinait sa fille, n’ayant pas d’héritier mâle pour perpétuer son nom.

Le domaine de Montaubert, résidence des Somers, se trouvait dans le Jura à la frontière suisse. La partie principale du château datait du XVe siècle, mais des dépendances y avaient été ajoutées plus tard. Il existait en outre dans le parc des vestiges de constructions beaucoup plus anciennes. Autour, s’étendaient de grands bois de sapins et de mélèzes qui formaient la sombre parure de ce plateau montagneux.

À peu près vers le moment où M. de Brüsfeld écrivait à sa belle-sœur, M. de Somers, un matin, fit appeler son fils aîné.

Il se tenait dans la grande pièce qu’on appelait le parloir, et que chauffait un énorme poêle toujours ronflant. Car Gérald de Somers était devenu frileux depuis qu’un accident, dix ans auparavant, l’avait rendu infirme.

Cette salle, au plafond en caissons peints d’armoiries et de devises, aux murs tendus d’anciennes tapisseries, ouvrait par trois portes vitrées sur le jardin en ce moment couvert de neige. Le comte, qui était un érudit, avait là sa bibliothèque. C’était aussi le lieu de réunion de la famille, principalement après le repas du soir.

M. de Somers, enveloppé dans une chaude robe de chambre, était assis dans son grand fauteuil à haut dossier, devant une table massive qui lui servait de bureau. Il avait dépassé la cinquantaine et paraissait de quelques années plus âgé, avec son front dégarni, son visage aux traits fins et ridés, la longue moustache presque blanche encadrant une bouche volontaire. Quand une porte s’ouvrit, il releva sa tête penchée pour regarder le jeune homme qui entrait.

Un grand et mince jeune homme, trop grand et trop mince. Un profil d’oiseau, des yeux noirs assez beaux mais au regard un peu fuyant, une bouche molle sous la moustache brune.

– Vous désirez me parler, mon père ?

– Oui. Deux mots seulement. J’ai correspondu ces derniers temps avec le prince de Brüsfeld, et nous avons décidé que ton mariage avec sa fille aurait lieu vers la mi-avril.

Carloman eut une rapide contraction des lèvres. La nouvelle ne semblait pas le réjouir.

– Déjà ? dit-il.

– Comment, déjà ? Tu as vingt-sept ans. Carl, et Aurore en a dix-huit.

– Oui... Je pensais que... J’aurais voulu conserver encore ma liberté...

– Il est bien temps au contraire de te ranger. Tu auras une situation magnifique, une femme charmante...

Carloman eut un petit rire sarcastique.

– Une femme charmante ? Vous le supposez, du moins, mon père, puisque vous ne la connaissez pas.

– Si elle ressemble à sa mère, elle doit être une véritable beauté. En tout cas, elle a été parfaitement élevée par les soins de Mme de Thury.

– Pourvu qu’elle ne soit pas une pimbêche ! dit Carloman avec un soupir. Et si elle est habituée à une vie mondaine, que fera-t-elle ici ?

– Tu l’emmèneras voyager.

– Ah ! non, par exemple ! Quitter mes habitudes, voir des villes, des paysages dont je me soucie peu ? Non, mon père ! Cette précieuse Aurore vivra ici comme elle pourra, mais moi je ne changerai rien pour elle.

Le comte eut un geste d’impatience, en frappant la table de ses doigts secs.

– Tu parles comme un enfant. Le mariage te changera, je l’espère. Je ferai préparer l’appartement de ta mère. Elle le modifiera ensuite à son gré. Pour les cadeaux, la corbeille, nous avons décidé, Brüsfeld et moi, de ne pas nous en embarrasser. Aurore achètera elle-même plus tard ce qu’elle désirera.

– Qu’en ferait-elle ici ? À moins qu’elle veuille rivaliser d’élégance avec Flavie ou avec la belle Sigrid. Si cela lui fait plaisir, je n’y trouverai rien à redire, pourvu qu’elle ne cherche pas à contrecarrer mes goûts.

– Bien. Il est donc entendu que vous vous rencontrerez à Ambleuse où Aurore et Mme de Thury, sa tante, arriveront deux jours avant la cérémonie. Celle-ci aura lieu dans la plus complète intimité, et, ajouta le prince, ce sera déjà ainsi pour moi de durs moments à passer. Mais j’ai reconnu ne pouvoir cependant éviter que, ce jour-là. Aurore ait son père près d’elle.

Carloman eut un hochement de tête approbateur.

– Cette manière d’agir simplifie beaucoup les choses. Au moins, je n’aurai pas de cour à faire !

– Wilfrid t’accompagnera et sera ton témoin. J’avais d’abord pensé à Melchior mais on ne sait jamais quelles occupations lui tombent sur la tête.

– Oh ! Wilfrid fera très bien l’affaire. S’il pouvait se marier à ma place, ce serait encore mieux.

M. de Somers eut un haussement d’épaules qui témoignait de son impatience. Tandis que son fils, congédié par lui, sortait de la salle, il le suivit des yeux et murmura : « Oui, Wilfrid à sa place... C’est dommage ! »

Carloman, traversant le grand vestibule voûté, monta l’escalier de pierre sans tapis, longea un couloir aux recoins ténébreux et ouvrit une porte donnant dans une vaste chambre bien éclairée par un pâle soleil d’hiver.

– Eh bien, Wilfrid, nous allons être bientôt de corvée, mon ami !

Devant une fenêtre ouverte par laquelle entrait l’air pur et glacé de la montagne, se tenait un jeune homme qui se détourna vivement.

– À quel propos ?

Il était un peu moins grand que Carloman, très svelte, de proportions à la fois élégantes et vigoureuses. Dans le visage aux traits fermes et nets, les yeux bruns avaient un regard direct, un peu impérieux.

– Pour mon mariage ! Dans trois mois, Wilfrid ! Et c’est toi qui m’accompagneras pour le sacrifice.

Un froncement de sourcils témoigna que Wilfrid n’appréciait pas beaucoup cet honneur.

– Mais nous arriverons juste pour la cérémonie, continuait Carloman. Mon futur beau-père a eu cette bonne idée-là. Au fond, il est passablement timbré, ce prince de Brüsfeld. C’est une singulière façon de marier sa fille unique !

– Oui, pauvre enfant !

La voix un peu brève de Wilfrid avait une intonation de pitié.

– La mort de sa femme l’a rendu complètement misanthrope, paraît-il. Je ne pense pas que pareil malheur m’arrive !

Carloman riait en prononçant ces mots. Son frère le regarda avec une désapprobation où se mêlait un peu de mépris.

– Non, tu es trop égoïste pour cela... Et Estelle ?

Carloman parut embarrassé.

– Eh bien, Estelle... J’espère qu’elle sera raisonnable, je lui ferai comprendre...

– Tu l’as trompée, d’abord en ne lui parlant pas de l’engagement pris pour toi par notre père, ensuite en lui faisant croire que votre union était valable. Que va-t-elle dire quand tu lui apprendras ton mariage ?

– Eh ! il faudra bien qu’elle s’en arrange, dit Carloman avec désinvolture. Je me retrancherai derrière la volonté de mon père. Il était vraiment un peu sot de sa part de penser que le comte de Somers accepterait jamais la fille d’un brigadier de douanes pour belle-fille !

Un éclair d’indignation passa dans le regard de Wilfrid.

– Alors, pourquoi le lui as-tu fait croire ? C’est odieux. Carl !

– C’est ennuyeux surtout, dit l’autre sans s’émouvoir. Je vais avoir de la peine à lui faire accepter cela. Mais il faudra que j’y arrive. Enfin, cela me promet bien des ennuis !

« Quel inconscient ! » songeait Wilfrid tandis que son frère s’éloignait.

3

Le château d’Ambleuse se trouvait situé à la limite de la Bourgogne et du Jura, dans un agréable vallon. Sa belle construction du dix-septième siècle était environnée des arbres vénérables d’un grand parc un peu laissé à l’abandon depuis que le maître se désintéressait de tout. D’ailleurs rien ne fonctionnait très bien dans cette demeure sous la molle direction de Mlle Rolande de Porrieux, cousine du châtelain.

Quand la voiture de Mme de Thury s’arrêta devant le grand perron de pierre verdie, M. de Brüsfeld apparut au seuil de sa demeure et vint au-devant des deux dames qui gravissaient les degrés. Cet homme de cinquante ans paraissait un vieillard avec sa haute taille voûtée, sa barbe et ses cheveux blancs, la peau parcheminée de son visage osseux dont la maigreur faisait paraître plus accentuée la cambrure du nez en bec d’aigle.

Il s’inclina devant Mme de Thury, prononça quelques paroles de bienvenue, baisa la main qu’elle lui tendait. Puis il se redressa, regarda sa fille demeurée un peu en arrière. Aurore, très pâle, le cœur serré, attachait sur lui ses beaux yeux couleur de violette, fiers et anxieux. Les traits du prince semblèrent s’altérer subitement. Un égarement passa dans son regard. Il murmura, si bas qu’aucune des deux femmes ne l’entendit : « Blandine ! » Puis il parut faire un violent effort sur lui-même et tendit sa main vers Aurore qui la baisa, selon l’ancienne coutume de respect conservée dans la famille.

– Soyez la bienvenue, ma fille, dit-il.

Sa voix était sourde, comme étranglée. Se tournant de nouveau vers sa belle-sœur, il lui offrit le bras pour entrer dans le château.

Aurore les suivit. Cet accueil glacial n’était pas fait pour détendre son pauvre cœur serré, que tant d’angoisses tourmentaient depuis quelques semaines. Cependant pouvait-elle attendre autre chose du père qui avait fait une si sèche réponse à la lettre de prière qu’elle lui avait écrite, malgré tout ? Le cœur était mort en lui. Il ne restait que le désir de perpétuer sa race, fût-ce en sacrifiant sa fille.

« Un mariage de convenance tel que celui-là vous donnera plus de satisfactions qu’un sot mariage d’amour », disait-il à la fin de son bref billet.

Ainsi, Aurore n’avait qu’à subir son sort.

Mlle Rolande de Porrieux, grande femme maigre au profil de mouton, vint accueillir les arrivantes et les accompagna à leur appartement. Tout aussitôt, Mme de Thury montra ses exigences, fit courir tout le personnel à travers le château pour trouver ce qu’elle jugeait manquer à son confort. Pendant ce temps, Aurore s’installait dans la chambre préparée pour elle. Dans le cabinet voisin, la fidèle Zéphyrine sortait d’une malle la robe que sa jeune maîtresse revêtirait pour le dîner. Assise près d’une fenêtre, Aurore regardait vaguement le beau jardin à la française négligé comme tout le reste. Depuis que la date de son mariage s’était rapprochée, elle vivait dans une sorte de rêve pénible. Mais le rêve allait finir, demain il faudrait regarder en face la réalité, c’est-à-dire le fiancé inconnu.

– Je crois qu’il est l’heure pour Mademoiselle de s’habiller, dit Zéphyrine.

Aurore tressaillit, se leva, alla s’asseoir devant la coiffeuse. Zéphyrine l’enveloppa d’un peignoir blanc, défit les beaux cheveux ondulés qui se répandirent comme un souple manteau sur les épaules de la jeune fille. La glace renvoyait l’image du plus charmant visage, du regard pensif et anxieux. « Quel malheur, pensait Zéphyrine que désolait la tristesse de sa chère jeune maîtresse. L’obliger à se marier comme cela, elle, si belle et si bonne ! »

Le prince, afin sans doute d’être dispensé d’entretenir la conversation, avait invité à dîner un de ses voisins, M. d’Ottignies, le seul avec lequel il eût conservé quelques relations. C’était un homme de son âge, aimable, discret, d’esprit agréable et cultivé. Il fit tous les frais de l’entretien avec Mme de Thury, satisfaite de trouver un interlocuteur autre que son beau-frère. Celui-ci demeurait presque constamment silencieux, la mine glacée. Près de lui, Aurore ne disait mot, sauf lorsque M. d’Ottignies lui adressait la parole. Elle mangeait à peine ; chaque bouchée lui coûtait un effort. Son père ne semblait pas s’apercevoir de sa présence. Aussi, ce repas, servi par un antique maître d’hôtel aux mouvements très lents, lui parut-il d’une longueur intolérable.

Au salon, tandis que le prince faisait une partie d’échecs avec sa belle-sœur, M. d’Ottignies vint à la jeune fille et s’assit près d’elle. Il lui parla de la petite ville qu’elle venait de quitter et qu’il connaissait bien. Elle l’écoutait avec plaisir, sentant chez lui quelque bonté, quelque sympathie. Baissant un peu la voix, il lui dit :

– Comme vous ressemblez à votre mère !

Elle répliqua avec un accent d’amertume :

– Cela ne me fera pas mieux aimer de mon père !

– Il faut lui pardonner, mon enfant. C’est une de ces natures excessives qui portent leurs sentiments au plus haut point et ne veulent accepter ni le frein de la religion, ni même celui de la raison. Il a beaucoup souffert, il souffre toujours beaucoup, croyez-le.

– Est-ce un motif pour m’obliger à ce mariage ? sans même me permettre de connaître auparavant celui auquel il me destine ?

M. d’Ottignies considéra un moment la jeune physionomie qui laissait paraître la révolte de l’âme.

– Vous n’aurez pas la soumission de votre mère, dit-il pensivement. Il y a de la volonté en vous. Est-ce un bien ou un mal ? Peut-être souffrirez-vous ainsi davantage... Quant à votre mariage, je lui ai suggéré qu’il serait souhaitable que votre fiancé et vous puissiez vous voir quelque temps auparavant ; mais je me suis heurté à une décision arrêtée. « Cette union doit se faire pour réunir les deux branches, m’a-t-il déclaré, Carloman peut ne pas plaire à Aurore, mais elle s’habituera à lui et sera peut-être plus heureuse que si elle contractait un mariage d’inclination. »