Autour de la table - George Sand - E-Book

Autour de la table E-Book

George Sand

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Beschreibung

George Sand, comme les vrais critiques, possède éminemment la faculté d'admiration et cette autre, que celle-ci semble exclure, de raisonner ses sentiments. Il admire sans effort ce qui est beau ou sublime, parce qu'il crée lui-même le sublime ou le beau, parce qu'il ignore les petitesses jalouses, parce que c'est avant tout un esprit sincère et sensible. Mais en même temps parce que son talent est quelque chose de complet, il s'élève à la métaphysique du beau, il en calcule les maîtresses règles, et sans pédanterie comme sans mollesse ramène ses impressions à certains principes très-généraux et très-vrais, ses répugnances et ses affections à des lois. Ce n'est pas un rhéteur enivré de paroles, c'est un dialecticien judicieux et sensé.On trouvera dans ce volume des morceaux opposées par le sujet et qui datent d'époques bien diverses : toutes ces monographies, expressivement vivantes, ont les deux mérites suprêmes du bon sens et de la beauté. Chacune d'elles ferait la réputation d'un critique et le mettrait hors pair. Comme l'objet même, la forme varie de l'une à l'autre si l'on sent qu'elles viennent de la même main, on aperçoit aussi que cette main seule pouvait s'assouplir à des procédés si différents : c'est tantôt une familiarité enjouée, tantôt une gravité noblement et fortement savante aux souvenirs personnels et d'intimité s'adjoignent des considérations élevées ou sur les lois du beau ou sur la morale publique et privée. L'indulgence n'y fait pas tort à la rectitude, la raison à l'enthousiasme. Jeunes gens, qui voulez écrire, votre modèle est là penseurs , vous trouverez dans ce livre les vérités les plus énergiques artistes, il vous montrera par où et comment vous devez vouloir être loués. Les femmes, à leur tour, bien qu'elles aiment peu la critique, si ce n'est la critique qu'elles font elles-mêmes, y profiteront. Lorsque George Sand veut bien être familier et causer bonnement, sa conversation est l'exemple instructif du ton véritablement exquis, de la bonhomie ingénieuse, de la malice veloutée sans finauderie.George Sand, pseudonyme d'Amandine-Aurore Lucille Dupin, baronne Dudevant (1804-1876). Femme de lettres française, qui a laissé derrière elle une oeuvre romanesque remarquable, composée de contes, de nouvelles, de pièces théâtrales, de textes autobiographiques et d'une immense correspondance. Après la séparation de son mari, le baron Dudevant, un officier retiré de l´armée, elle rentre à Paris en 1831 avec l'intention de vivre de sa plume.

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Sommaire

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Section I

ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE

FRAGMENT DE LETTRE DE LORD BYRON A SON ÉDITEUR

SCÈNE I

Section III

Section IV

Section V

Section V

Section VII

Section II.

I

Quelle table? C'est chez les Montfeuilly qu'elle se trouve; c'est une grande, une vilaine table. C'est Pierre Bonnin, le menuisier de leur village, qui l'a faite, il y a tantôt vingt ans. Il l'a faite avec un vieux merisier de leur jardin. Elle est longue, elle est ovale, il y a place pour beaucoup de monde. Elle a des pieds à mourir de rire; des pieds qui ne pouvaient sortir que du cerveau de Pierre Bonnin, grand inventeur de formes incommodes et inusitées.

Enfin c'est une table qui ne paie pas de mine, mais c'est une solide, une fidèle, une honnête table, elle n'a jamais voulu tourner; elle ne parle pas, elle n'écrit pas, elle n'en pense peut-être pas moins, mais elle ne fait pas connaître de quel esprit elle est possédée: elle cache ses opinions.

Si c'est un être, c'est un être passif, une bête de somme. Elle a prêté son dos patient à tant de choses! Écritures folles ou ingénieuses, dessins charmants ou caricatures échevelées, peinture à l'aquarelle ou à la colle, maquettes de tout genre, études de fleurs d'après nature, à la lampe, croquis de chic ou souvenirs de la promenade du matin, préparations entomologiques, cartonnage, copie de musique, prose épistolaire de l'un, vers burlesques de l'autre, amas de laines et de soies de toutes couleurs pour la broderie, appliques de décors pour un théâtre de marionnettes, costumes ad hoc, parties d'échecs ou de piquet, que sais-je? tout ce que l'on peut faire à la campagne, en famille, à travers la causerie, durant les longues veillées de l'automne et de l'hiver.

La table du soir (c'est ainsi qu'on la nomme, parce que, durant le jour, chacun vaquant à ses occupations ou courant à sa fantaisie, elle reste seule et tranquille dans le salon) a donc, chez les Montfeuilly, un rôle assez important. Que ferait-on sans elle, bon Dieu, même tes soirs d'été, quand l'orage emplit le ciel et que la pluie précipite au dedans de la maison les hôtes et les papillons de nuit? Alors chacun apporte son travail ou son délassement, et on se querelle, on se pousse, on se serre pour que tout le monde tienne sur la grande table. On a quelquefois parlé d'en avoir plusieurs petites, mais la grand'mère, Louise de Montfeuilly, qui est le chef actuel de la famille, a repoussé cette innovation perverse. Elle a bien fait; où serait la vie, où seraient l'attention, l'enjouement, l'union, l'unité dans ces travaux ou dans ces amusements éparpillés, la nuit, dans une vaste pièce? La grande pièce réunit toutes les études et toutes les pensées, elle en est le centre et le lien. Elle est à la fois la classe et la récréation de la famille, l'harmonie et l'âme de la maison. C'est un sanctuaire d'intimité, c'est presque un autel domestique, et la grand'mère dit souvent: «Le jour où la table sera au grenier et moi à la cave, il y aura du changement ici.»

Mais le plus grand charme de la table, c'est la lecture en commun, à tour de rôle. Si peu qu'on ait de poumons, on peut bien lire chacun quelques pages, et l'on n'exige du lecteur aucun talent: on est si habitué au bredouillage de l'un, aux lapsus de l'autre, que l'on ne s'arrête plus à se railler ou à se quereller. Je connais peu de plaisirs aussi doux, aussi soutenus, aussi attachants que celui d'avoir les mains occupées d'un travail quelconque, pendant qu'une voix amie (sonore ou voilée, peu importe!) vous fait entendre simplement, sans emphase et sans prétention, un beau et bon livre. Le feu pétille dans l'âtre. Le vent chante dans les arbres; les phalènes on la grêle battent les vitres; quelque cricri familier vient, aux jours d'hiver, jusque sous la table, comme pour applaudir à sa manière, et personne n'ose remuer, dans la crainte d'écraser l'hôte menu et confiant du foyer. Le papier se couvre de dessins ou de peintures; le canevas, la mousseline ou la soie se remplissent de fleurs ou d'arabesques, et si quelque pas inusité se fait entendre dans la salle voisine, si une main incertaine cherche à ouvrir la porte, on tressaille, on se regarde consterné, on redoute l'arrivée d'un étranger, d'une conversation quelconque venant interrompra la lecture chérie. Mais, grâce au ciel, les Montfeuilly ne sont point gens du monde; c'est presque toujours un bon voisin, un ami qui vient nous surprendre. «Ah! c'est toi! A la bonne heure! Tu nous as fait bien peur, nous lisions….—Oui, oui, dit-il, j'en suis,» et il prend le livre.

Vous m'avez autorisé à vous rendre compte, dans la forme sérieuse ou familière qui se présentera, de l'impression produite sur nous par ces lectures. Elles ne sont pas tellement fréquentes et tellement suivies que je ne puisse vous parler de temps en temps de tout ce que nous aurons lu ou relu; car je ne saurais, en aucune façon, m'astreindre exclusivement à un compte rendu d'ouvrages nouveaux, et il pourra bien m'arriver de vous parler de choses anciennes et consacrées. Pour vous faire agréer mes réflexions, il faut que je vous dise et que je vous fasse agréer aussi l'entière liberté de choix, le manque absolu de méthode avec lesquels on procède ici. Il y a quelque chose de plus capricieux et de plus inconstant qu'un lecteur, c'est plusieurs lecteurs réunis. Ce qui charme l'un ennuie ou fatigue souvent l'autre, et réciproquement. On abandonne quelquefois de bons livres pour en prendre de moins bons. C'est que beaucoup d'ouvrages, qui ont un certain charme dans l'isolement, en manquent tout à fait, on ne sait trop pourquoi, dans l'audition collective. Le style y est pour beaucoup, mais il y a encore d'autres raisons que je saurai peut-être vous dire en leur lien. Ce préambule est déjà trop long, et je me hâte de remplir mon engagement.

Toutefois, un mot encore pour en rafraîchir les termes dans notre mémoire. Il est convenu que lorsqu'on aura causé pendant un certain temps en lieu de lire, je vous parlerai de ce qui aura fait le sujet de la causerie, pour peu qu'elle ait eu rapport à des impressions, a des souvenirs d'art quelconques, et qu'il en soit sorti quelque chose d'assez précis et d'assez bien résumé pour être recueilli ou commenté. Ce genre de causerie surgit rarement dans la complète intimité de la famille. Quand le nid est bien chaudement blotti sous le toit, on discute peu, on vit; c'est-à-dire qu'on lit ensemble et qu'on avance dans l'émotion ou dans l'intérêt sans s'interrompre pour juger. Mais quand l'été, sans vous éloigner de la table, agrandit le cercle affectueux des commensaux, les uns parlent, les autres écoutent. Je suis souvent parmi les derniers, sauf à discuter après coup avec moi-même.

Ainsi je vous parlerai de tout ce qui nous aura frappés, mais non pas de tout ce qui aurait mérité de nous frapper ou de nous occuper dans la vie en commun, car cette vie, lorsqu'elle se passe aux champs, est pleine de lacunes et d'imprévus. Un rayon de soleil emporte toutes choses et toutes gens dans le domaine de la rêverie et des contemplations.

Contemplations! Voilà un mot qui me presse! car c'est la plus fraîche, la plus récente de nos lectures, et c'est un beau sujet pour entrer en matière.

Il est rare que nous lisions des vers autour de la table. Les vers veulent être lus tout haut beaucoup mieux que nous ne savons lire, et ceux-ci ont fait exception. Bien ou mal, nous étions impatients de nous les communiquer, sauf à relire chacun pour soi après l'audition.

Il eût fallu procéder avec ordre, mais les recueils de poésies sont exposés à cette profanation d'être ouverts au hasard, comme s'ils avaient été faits pour servir de rafraîchissements entre deux contredanses. Les plus fervents ou les plus consciencieux commettent cette faute tout comme les autres, et pourtant, s'il est un recueil de vers qui mérite le nom de livre et qui soit un ouvrage, c'est celui-ci.

C'est hier que la grand'mère nous apporta ces deux volumes. Comme on se les arrachait, elle m'en mit un dans les mains, en me priant de le lire haut, là où elle l'ouvrirait avec son aiguille à tapisserie. Nous tombâmes sur la pièce intitulée Villequier, un vrai chef-d'oeuvre.

—Attendez, dit Théodore, l'aîné des Montfeuilly; avant que vous commenciez, je vous avertis que je ne suis pas un séide et que je ne vais pas suivre l'auteur dans ses fantaisies avec un plaisir sans mélange: il a de trop grandes jambes pour cela.

—C'est peut-être aussi que vous avez le pas trop court, lui répondit la belle Julie, la fille enthousiaste et généreuse du vieux voisin.

—C'est possible, répliqua Théodore. Je ne suis pourtant pas de ceux qui se gendarment contre l'emploi des mots. Je sais que M. Victor Hugo impose son choix, son goût, son vocabulaire, ses contrastes, sa raison d'agir avec une maestria si heureuse, qu'après un peu de grimace on arrive à dire naïvement: Au fait, pourquoi pas? Il a raison. Tu l'emportes, Galiléen, c'est-à-dire tu triomphes, novateur. Pour ma part, je n'ai jamais défendu la vieille césure inflexible, et je trouve celle de Victor Hugo excellente. Ses rimes me paraissent merveilleusement belles la plupart du temps. Quant au bon ou mauvais goût, qui en décide? Le goût de chaque lecteur, c'est-à-dire personne. On pourra donner des théories, des définitions du goût, tout le monda tombera d'accord; mais apportez des preuves, citez des exemples, tout le monde disputera.

—Alors, pourquoi disputez-vous d'avance? dit Julie.

—Je tiens, reprit Théodore, à vous dire que je reconnais ceci: que le goût d'un maître peut s'imposer et faire loi. Est-ce un droit légal? Non, c'est le droit du plus fort. En fait d'art, tous les autres droits comptent peu. Qu'un autre maître arrive, aussi châtié, aussi austère, aussi retenu que celui-ci est indépendant, fougueux, indomptable, il imposera sa manière, s'il en a la puissance, et il n'aura ni plus tort ni plus raison en théorie. Il s'agira d'être fort dans la pratique. Sous ce rapport-là, je ne vois pas que personne puisse lutter aujourd'hui contre M. Victor Hugo; mais ceux que l'on traita de cuistres parce qu'ils défendaient Racine et Boileau ne furent pas cuistres pour cela. Ils furent cuistres parce qu'apparemment ils les défendirent faiblement et à contre-sens. Racine et Boileau avaient eu leur droit comme M. Victor Hugo à le sien.

—Finissons-en, s'écria Julie; dites-nous votre critique afin qu'il n'en soit plus question.

—Je vais vous la dire, bien à regret.

—Oh ciel! quel est donc le critique qui souffre d'égorger les gens?

—Moi, s'écria Théodore avec conviction. D'abord, je ne suis pas de force à égorger une victime de cette taille; ensuite, je n'en aurais pas le goût. Je tiens pour une vérité vraie que, de toutes les joies que l'esprit peut goûter, celle de savourer les grandes oeuvres d'art est la plus douce et la plus vive. Il est donc ennemi de soi-même, il tue sa propre flamme, celui qui se refuse ou se dérobe à la vivifiante chaleur de l'admiration, et il est donc très-vrai pour moi de dire que, quand je ne peux pas entrer entièrement dans l'embrasement du génie d'un maître, c'est une souffrance, un chagrin, une angoisse dont je me prends à lui….

—Quand vous devriez ne vous en prendre qu'à vous-même, répliqua Julie.

—Soit, reprit-il; mais soyez-en juge! J'ai été souvent choqué d'un manque de proportion entre l'imagination et la pensée du poëte. Enchanté qu'il nous ait débarrassés des petits dieux gracieux ou badins qui, sous la plume des modernes, resserraient à leur image et à leur taille les grandes scènes de la création et les grands aspects de la beauté, je trouve pourtant qu'en se servant parfois de comparaisons trop familières, il nous rapetisse encore davantage ces grandes choses. Et ces caprices d'artiste sont d'autant plus sensibles que le sentiment du grand dans la peinture est souvent élevé chez lui à la plus haute puissance qu'ait jamais atteinte la parole humaine. Cela me fait donc l'effet d'une grimace comique passant tout à coup sur une face sublime. On est tenté de lui dire: Qu'est-ce que nous vous avons fait, pour que vous vous moquiez de nous, au moment où nous vous suivions avec docilité ou avec enthousiasme?

—Est-ce tout? dit Julie.

—Non; attendez! d'autres fois, cette malice du poëte ressemble à une mièvrerie. C'est comme un Titan qui, tout à coup, se mettrait une boucle d'oreille dans le nez. La perle en est fine, c'est vrai, mais que diable fait-elle là?

Enfin, c'est comme un parti pris de vous éblouir de merveilles, et de vous jeter du sable par la figure, pour vous tirer brusquement du charme ou de l'extase.

Et ce n'est pas au mot, je le répète, que je fais résistance. Le mot s'élève et prend son droit, dès qu'il sert à donner de l'énergie à la pensée. C'est l'image qui se déplace d'une magnifique apparition des choses, grandement évoquée, et qui fait descendre la vue sur des objets trop petits pour la satisfaire, ou trop vulgaires pour l'intéresser. Je comprends, et je suis le poëte quand, usant du procédé inverse, il part du petit pour s'élever au grand. Quand l'examen de la petite fleur l'emporte jusqu'aux astres, ces immenses harmonies qui le pénètrent si rapidement m'emportent avec lui, parce qu'alors il me semble dans son rôle, dans sa mission, qui est, sans doute, de nous prendre où nous sommes et de nous faire monter avec lui aux sommets de la pensée.

Enfin, je trouve aussi en lui un manque de mesure et de proportion dans l'expansion, un trop grand dédain pour l'ordonnance de la composition. Si quelque chose doit être sévèrement composé, c'est une pièce de vers. Béranger a la sagesse et l'art de la composition par excellence. Chaque idée a, en lui, son développement nécessaire et modestement arrêté à sa limite rationnelle. L'ordre et la clarté, ces qualités exquises, sont-elles donc presque toujours inconciliables avec l'abondance et l'intensité de la flamme sacrée? M. Victor Hugo semble tout le premier être la preuve de cet accord possible. Certains chefs-d'oeuvre de lui l'attestent. Il ne lui plaît donc pas toujours de faire de son mieux, et quelque désordre qu'il ait dans la pensée, il ne peut donc se défendre de nous en imposer le trouble et l'étonnement.

Je sais, chère et impérieuse Julie, ce que vous allez me dire: Ce poëte est un intrépide cavalier. Son Pégase, à lui, est un cheval terrible, un dragon de feu: convenez donc qu'il ne peut pas toujours le gouverner. Qu'il lui plaise ou non d'augmenter son allure ou de la modérer pour traverser le monde de ses rêves, il est parfois emporté majestueusement dans l'espace, parfois ralenti et enchaîné dans le vague de son rêve, comme un paladin dans quelque forêt enchantée. Cette lyre merveilleuse n'obéit donc pas toujours à la main, cependant merveilleusement habile, qui la fait vibrer. Elle se met quelquefois à jouer toute seule comme la harpe de ce maître chanteur d'Hoffmann, qui s'était laissé posséder d'un esprit terrible; et on l'écoute alors comme on écoutait Henri de Ofterdingen, c'est-à-dire avec stupeur, avec effroi, avec souffrance. On se demande les uns aux autres: Où va-t-il? qu'a-t-il voulu nous dire, ou plutôt que refuse-t-il de nous dire? Est-ce de l'enfer qu'après ces chants sublimes lui viennent tout à coup ces rugissements mystérieux et ces ricanements amers?

Eh bien, il s'est passé des années pendant lesquelles le poëte, livré aux soins du monde réel, a paru quitter le désert de la rêverie pour traverser le désert des hommes, et voici que, toujours portant en croupe son génie familier, ange ou démon, qu'importe? il reparaît à la Wartbourg, pour remporter le pris du chant: voyons, lisez.

On le voit, c'était ici, autour de la table, comme partout dans le monde, un grand événement littéraire. Et c'est plus que cela pour quiconque réfléchit: c'est un événement social et philosophique. Un grand changement a dû s'opérer chez le poëte. Il a franchi des mers, il a traversé des abîmes, il a dû vieillir, se calmer ou se lasser, devenir sage.

Eh bien, pas du tout, et voilà le merveilleux de la chose; il est resté lui, il n'a pas vieilli d'un jour, quoi qu'il dise; il est plus fougueux, plus agité que jamais. Seulement, il a énormément grandi, et, en s'éloignant toujours des routes frayées, il a laissé toute critique sous ses pieds, parce qu'il a monté jusqu'aux cimes de son olympe romantique. Qui pouvait l'empêcher? Théodore en convient tout le premier: personne! Si c'est une énormité, une chose effroyable et désespérante, comment et pourquoi n'a-t-on pas su l'arrêter? Où sont les poëtes que l'école classique a poussés contre lui? Où est son rival? Qui a osé se mesurer contre un tel champion? Qui mettra-t-on en regard de lui dans une voie opposée? Tout ce qui écrit ou pense est, aujourd'hui, partisan de la liberté absolue de conscience et d'allure dans les arts. L'école classique existe-t-elle encore? D'où vient qu'elle n'a trouvé personne pour la représenter dans un combat singulier contre ce Cid superbe? Il a eu beau crier: Paraisses, Navarrois!… Personne n'a voulu se montrer.

Ce poëte nous donne donc aujourd'hui un très-grand spectacle, qui est d'avoir triomphé de son vivant, sans avoir fait la moindre concession aux exigences plus au moins légitimes de ses contemporains. Il a eu raison contre ceux qui avaient tort, et aussi contre ceux qui pouvaient avoir raison.

—Et voyez! nous disait Julie, le coude appuyé sur la table du soir et le menton dans sa main, encore pâle d'enthousiasme et l'oeil brillant; voyez si ce n'est pas heureux qu'il ait eu foi en lui-même? On a eu beau lui crier casse-cou, il n'a rien évité, rien tourné, et le voilà au sommet qu'il avait rêvé, vous disant son fameux eh bien? et vous invitant à le suivre… si vous pouvez!

On avait lu Villequier, Réponse à un acte d'accusation (les deux articles), la Réponse au marquis, et cette étrange vision baptisée d'un nom étrange: Ce que dit la bouche d'Ombre. Nous disions tous comme Julie, et Louise relisait tout bas Villequier. Elle posa ensuite le livre sur la table sans rien dire, et reprit sa tapisserie; mais des larmes coulaient furtivement sur ses fleurs, et elle laissa discuter sans rien entendre. J'aimais assez, moi qui l'observais, cette manière d'avoir son avis.

Théodore avait accaparé les deux volumes, et il les feuilletait. Quand il nous eut laissé dire tout ce que nous avions dans l'âme, il prit la parole à son tour.

—Julie, dit-il, je vous accorde qu'il est colossal; mais ne me soutenez pas qu'il soit raisonnable.

—Monsieur veut de grands poëtes bien sages, bien peignés, bien gentils? reprit l'ardente fille avec ironie.

—Non, répliqua Théodore. Je sais que sans le délire sacré il n'est pas de poëte sublime. Un grain de folie ne déplaît pas chez ces exaltés éloquents. Je leur passe quelques accès. Celui-ci a de si beaux éclairs de raison que je lui rends les armes à chaque instant; mais je le trouve tout d'un coup exagéré dans la sagesse, après l'avoir trouvé excessif dans le désespoir. C'est une magnifique intelligence qui manque de synthèse. Vous direz tout ce que vous voudrez, cela est ainsi.

Et, sans laisser à personne le temps de lui répondre, Théodore continua:

—Les grands poëtes, comme les prophètes, comme les oracles antiques eux-mêmes sur le trépied fatidique, ont toujours abouti à un grande synthèse. Or, montrez-moi celle de votre poëte? Je lis une page de résignation vraiment céleste; au verso, je trouve un cri de révolte plus terrible que tous ceux du Satan de Milton. Je tourne encore une page, me voici dans le doute désespéré d'Hamlet. Tournons encore, nous sommes avec Magdeleine éperdue aux pieds du divin Sauveur. Tournons toujours: voici l'amour terrestre avec tous ses emportements, tous ses abandons, toutes ses voluptés; et plus loin, la famille avec ses austères douceurs et ses devoirs rigides. Et plus loin, nous crions: J'irai! et nous voulons monter l'échelle de Jacob après avoir terrassé l'esprit mystérieux. Et plus loin, nous retombons dans un touchant et sublime aveu de la faiblesse humaine et du néant de notre intelligence. Et plus loin, nous raillons amèrement la révolte du sceptique; et plus loin, nous proclamons la nôtre. Ici, nous attaquons amèrement la cruauté, l'insensibilité de la divinité. Là, prosterné devant elle, nous bénissons l'amour divin; le tout se termine par une réhabilitation de Bélial, après une étrange métempsycose où, par parenthèse, le supplice des damnés, murés tout chauds et pensants dans la matière inerte, n'est pas éternel, il est vrai, mais dure si longtemps que je m'en fâche, vu que je ne trouve aucune proportion entre les fautes qui peuvent s'accumuler dans le cours d'une vie humaine et la durée effrayante d'un silex….

Théodore fut interrompu par des huées. Nous le trouvions archipédant d'avoir pris au pied de la lettre d'ingénieux et poétiques symboles. Il n'était pas en train de se repentir et acheva ainsi son réquisitoire:

—N'importe, n'importe! je soutiens mon dire: il n'a pas de synthèse. Il en a d'autant moins que, dans chaque émotion à laquelle il s'abandonne, je le crois maintenant naïf et convaincu. Oui, le traître, il est de bonne foi puisqu'il est inspiré, puisqu'il est admirable dans toutes ses inconséquences!

Julie était si courroucée qu'elle ne nous permit pas de rire du courroux de Théodore.

—Vous n'êtes qu'un maître d'école! s'écria-t-elle; vous êtes farci de synthèses, qu'on vous a fourrées, bon gré mal gré, à la place des entrailles. Grand Dieu! qu'avons-nous à faire de vos synthèses, et quel poëte serait celui qui n'aurait jamais souffert, jamais aimé, jamais douté, jamais vécu? Faites-nous des vers, de grâce, et l'on vous répondra. Mais vous ne voyez donc pas qu'il n'y a pas de grands artistes sans tous ces contrastes dont vous vous plaignez? Raphaël, que je vous entends toujours citer comme le génie le plus synthétique, a eu trois manières, c'est-à-dire que deux fois il a tout remis en question dans sa croyance, dans son art, dans sa vie. Et qui vous dit que, s'il eût vécu plus longtemps, il n'eût pas encore trois fois labouré et bouleversé le champ de sa pensée? La vie des grandes intelligences n'est pas autre chose qu'un orage sublime, et quiconque fait son lit bien symétrique et bien uni, pour s'étendre à jamais dans une bonne position bien correcte et bien commode, s'endort là du sommeil des morts et n'est jamais réveillé par l'inspiration. Allez, synthétique personnage, dormez sur le triste et humide grabat de votre saine logique, et, au lieu d'extases et de rêves, vous n'aurez là que les délices du ronflement monotone.

—Voyons, voyons! calmez-vous, répliqua Théodore. Je vous accorde que votre poëte doit de grandes beautés d'art à cette merveilleuse abondance d'émotions diverses. S'il n'était pas sceptique à ses heures, nous n'aurions pas les plus beaux cris de scepticisme que ce siècle ait jetés vers le ciel. Je regretterais bien aussi qu'il n'eût pas des élans religieux qui élèvent l'âme et la vivifient. Quand il est doux, je suis charmé qu'il ne soit plus en colère, parce qu'il me rend doux comme lui, et quand il redevient passionné, je suis passionné à mon tour avec une vivacité qui me réveille et me rajeunit. Enfin, je vous accorde que, dans tous les modes et sur tous les tons, c'est un instrument qu'on ne se lasse pas d'entendre; mais c'est un plaisir qui vous torture un peu, et, quoi que vous en disiez, on a le droit de demander à un homme de génie de vous faire du bien, surtout quand il est arrivé à la maturité de son talent, et, qu'ayant acquis beaucoup de gloire, il doit aspirer à prendre beaucoup d'autorité.

Je vous fais grâce du reste de la discussion, qui fut très-animée. Ce n'est pas avec calme que l'on parle des choses hors ligne, et celui dont la vie littéraire et philosophique a été un combat contre les autres et contre lui-même a dû semer le vent et récolter la tempête.

Il me tardait, ce soir-là, d'être seul et de lire l'ouvrage en entier. Il me semblait que la lecture, sans ordre, d'un drame intellectuel de cette nature et de cette portée conduisait à des disputes sans issue. Julie avait raison d'admirer avec passion toutes les pierreries de cet écrin, de cette mine. Théodore avait raison aussi de vouloir que tant de choses brillantes et précieuses dussent être employées à un ouvrage, à un monument quelconque.

—Je n'exige pas, disait-il, que la synthèse du poëte réponde à la mienne. Je n'accepte pas celle de Michel-Ange, mais je reconnais qu'elle existe, qu'elle est complète, solide, magistrale.

—Oh! le malheureux! s'écriait Julie, il avoue qu'il n'aime pas Michel-Ange. Qu'il aille se coucher, vite, vite! qu'on ne le voie plus ici!

Et l'on chanta à ce pauvre Théodore, qui est bien le plus sincère et le plus honnête des hommes: Buona sera, don Basilio!

Me voici seul, après avoir lu les deux volumes d'un bout à l'autre; le jour perce à travers mes rideaux, et les rossignols chantent déjà. Je vous dirai demain ma pensée, à moins que quelque autre ne la formule mieux, autour de la table, que je ne saurais le faire; auquel cas, vous aurez cette formule. Je ne regrette pas de vous avoir rapporté fidèlement les révoltes de Théodore, parce que je les sens anéanties par un grand fait, la puissance de l'individualité, puissance irrésistible, qui détruit parfois toutes les notions générales préexistantes les mieux établies en apparence, mais établies en raison d'un ordre de choses qui se trouve tout à coup dépassé par l'individu.

A demain donc.

6 juin 1856.

II

C'est autour de la table, en effet, que l'on reprit la causerie de la veille, et c'est là que je me permis d'avoir l'opinion que je vais vous soumettre.

—Il est faux, ma chère Julie, qu'une grande intelligence doive se passer de synthèse, car hier vous avez poussé l'esprit de révolte jusqu'à dire cela; mais il n'est pas vrai, mon cher Théodore, que le poëte des Contemplations manque de synthèse, vous le reconnaîtrez en lisant son livre d'un bout à l'autre.

Mais avant de répondre à une critique qui semblait porter sur la nature, sur le principe même de cette grande intelligence, je voudrais vider avec vous les questions de détail que vous souleviez hier soir: d'abord le choix de certaines images qui vous semblent tantôt choquantes, tantôt puériles; ensuite l'absence de composition, le manque de proportion, comme vous disiez.

Sur ces deux points, je ne trouve pas à vous répondre par un de ces plaidoyers en règle qui tendent à disculper à tout prix l'accusé par un système de dénégations d'une ingénieuse mauvaise foi. Je suis franc, et je trouve ces défauts, que vous signalez, évidents si je me place à votre point de vue; mais j'ai beau chercher dans l'histoire des arts un ouvrage de premier ordre qui ne pèche point par quelque endroit contre ce que les uns appellent les règles, contre ce que les autres appellent la saine logique, je ne les trouve pas. Le pur Racine a tous les défauts du milieu où il a vécu, à commencer par le ton de cour française qu'il donne à ses héros antiques, ce qui fut une adorable qualité pour les amateurs de son temps, ce qui est un hiatus de couleur très-répréhensible aujourd'hui à nos yeux, et ce qui ne l'empêche pourtant pas d'être un beau génie, selon vous, selon moi aussi.

D'où vient donc que, malgré l'école romantique et l'immense progrès qu'elle nous a fait faire, Racine restera debout? C'est que les qualités sérieuses et vraies survivent aux défauts inhérents à l'époque et au milieu où l'on vit. A mesure que les siècles suivants se débarrassent de ces défauts, ils les pardonnent au passé. La première réaction est amère et parfois injuste: il faut de la passion pour vaincre l'habitude et implanter le progrès. Cela fait, la guerre cesse, les combattants s'apaisent, et les vainqueurs sont les premiers à tendre la main aux morts illustres. Cette nouvelle réaction en leur faveur est quelquefois aussi ardente que l'a été celle qui les a dépossédés du rôle de modèles. En deux ou trois siècles, les grands noms sont faits, défaits ou refaits. Ils ne sont réellement consacrés qu'après l'épuisement des réactions contraires; et alors, on sent pour eux une indulgence absolue, qui n'est que justice absolue. De même qu'il n'est pas de grand personnage historique qui n'ait eu dans sa vie quelque erreur ou quelque tache, il n'est pas de grand artiste qui n'ait eu son côté faible ou désordonné, et dont on ne puisse dire: il fut homme; ce qui n'empêche pas d'ajouter: il fut grand.

Quand vous regardez les Noces de Paul Véronèse, songez-vous à critiquer les costumes, le local, les accessoires si peu appropriés au temps et au sujet? La Diane de Jean Goujon ne pèche-t-elle pas contre toutes les règles de la statuaire du Parthénon? Sa riche et étrange coiffure est-elle en rapport logique avec sa nudité? Les Grâces de Germain Pilon ne sont-elles pas de pure convention, comme formes et comme ajustement? Quels sont les habitants d'une planète supérieure à la nôtre qui ont posé pour Moïse, pour les Sibylles, pour l'Adonis de Michel-Ange? Si vous jugez avec le compas et avec le raisonnement, tous ces chefs-d'oeuvre sont inadmissibles dans votre musée. Vous y recevrez tout au plus l'Apollon du Belvédère, un bien joli petit monsieur, mais qui ne pèse pas beaucoup auprès du Christ vengeur de Michel-Ange. Il est cependant plus élégant, plus correct. Il dut être l'idéal des dames de son temps, alors qu'on se représentait le dieu des vers frisé et parfumé comme Alcibiade. Il est charmant, ne vous fâchez pas, et le Christ de la chapelle Sixtine, avec ses formes athlétiques et sa pose terrifiante, n'est que sublime.

Permettez-moi de vous dire: Oui, Victor Hugo a des fantaisies Watteau tout au beau milieu de ses fièvres dantesques; oui, ses statues ont des jambes trop longues ou des poitrines trop étroites, comme celles des divinités de Jean Goujon, ou des têtes trop grosses et des jambes trop courtes, comme quelques-uns des personnages de Michel-Ange; oui, l'ornement est quelquefois trop capricieux et trop prodigué chez lui, comme chez Paul Véronèse, Titien, Giorgione et tous les artistes de la Renaissance. Et c'est pour cela qu'il est un maître que l'on peut, que l'on doit nommer à côté de ceux-là; c'est pour cela que, n'étant pas toujours correct et charmant, il a, lui aussi, le malheur de n'être que sublime.

—Allons, dit Théodore, je me laisse aller à tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me prouviez par quels endroits il est synthétique. Au moins tous ceux que vous venez de me citer ont été d'accord avec eux-mêmes; mais Victor Hugo ne me semble pas être quelqu'un, tant il est multiple dans sa fantaisie. Je vous accorde qu'il a résumé par la parole la grande peinture et la grande sculpture, qui ne semblaient pas pouvoir y être contenues: c'est pardieu bien pour cela que je lui reproche de n'avoir rien à lui en fait d'idées. Le talent est immense, mais l'âme est incomplète, incertaine ou insaisissable. Voyons quelle définition vous me donnerez d'un génie si chatoyant et si déréglé?

—Je vous répondrai comme je viens de le faire, en vous donnant, jusqu'à un certain point, gain de cause, sauf à vous dire qu'on perd plus souvent les bons procès qu'on ne les gagne, quand on plaide contre une idée qui fait loi dans certains esprits. Je voudrais en vain vous convaincra; si vous avez un parti pris contre les organisations à grande extension, vous me direz toujours, et de tous, même de Shakspeare, et surtout de Shakspeare: «Je veux qu'il se résume, qu'il se retienne, qu'il se prononce, qu'il se fixe… ou qu'il se taise!»

—Ce serait dommage quant à celui-ci, dit avec aménité le bon Théodore; et j'aime mieux lui passer ses excès. Mais expliquez-moi ce que vous entendez par génie à grande extension?

—L'extension dans tous les sens, et c'est là ce qui caractérise les véritable maîtres. Quand le divin Homère, au moment de mettre en présence ses héros de cent coudées, s'interrompt tout à coup pour décrire minutieusement le bouclier chargé de sujets et de figures, et non-seulement l'objet d'art, mais encore les sept couches de cuir ou de métal qui en assurent la solidité, il est certain qu'il pèche contre la règle de la composition et contre l'intérêt dramatique, impitoyablement suspendu pour faire place au goût de l'artiste et à la science de l'armurier. Si quelqu'un se permettait aujourd'hui pareille chose….

—Victor Hugo se le permet! il vous arrête sur un détail, sur un incident, et, après avoir bien posé son idée, il vous leurre de la conclusion ou vous la fait attendre, par une véritable promenade de propriétaire dans tous les palais de sa fantaisie.

—C'est vrai! répondit Julie. Qu'il soit donc maudit, le maladroit, et qu'il s'en aille au panier de Théodore, avec ce bavard d'Homère, cet insensé de Dante et ce possédé de Michel-Ange.

Et, comme Théodore riait de l'indignation de notre belle amie, j'ajoutai:

—J'ai fini mon plaidoyer, car je ne vois rien de mieux que la conclusion de Julie. A toutes vos critiques, nous répondrons: c'est vrai; et vous voilà empaillé, cristallisé, momifié dans votre victoire avec deux ou trois grands noms, Boileau, Voltaire, Racine, tout au plus.

—Et Raphaël, s'il vous plaît! et La Fontaine, et Béranger, et tant d'autres qui ont du se contenir et se coordonner!

—Oh! certes, vous êtes en bonne compagnie, et vous nous rendriez jaloux si vous en aviez le monopole: mais vous ne l'avez pas; nous réclamons.

—Vous n'en avez pas le droit; si vous admirez sincèrement les miens, vous ne pouvez pas admirer les vôtres sans restriction.

—Il en est pourtant ainsi, et notre tolérance pour ce que vous appelez nos défauts nous rend plus heureux et plus riches que vous puisque à la liste de votre Panthéon, que nous signons des deux mains, nous pouvons ajouter celle de tous ces pauvres qui s'appellent saint Jean, Homère, Shakspeare, Michel-Ange, Puget, Beethoven, Byron, Mozart….

—Celui-là est à moi, je le retiens! s'écria Théodore.

—Allons donc! Est-ce qu'il est digne de votre sanctuaire? dit Julie. Et don Juan? Vous ne voyez donc pas que c'est du romantisme?

—Je ne veux pas, répondit Théodore, que vous m'enrégimentiez dans une école. Je ne suis pas si pédant que vous croyez, belle anarchiste. Je n'ai jamais fait la guerre qu'à l'étiquette placée sur l'oeuvre du romantisme, et si l'on n'eût jamais traité Racine de crétin, et Despréaux de monsieur Boileau, j'aurais laissé dire qu'il ne fallait plus de lisières à la forme. Mais, sortons de ces distinctions qui deviendraient trop subtiles et insolubles, si nous voulions ranger les grands noms du passé, et même ceux du présent, en deux classes tranchées. C'est au point de vue philosophique que je veux envisager les choses: c'est à ce point de vue que je vous avoue ma préférence pour les génies à idées nettes et à volontés soutenues; c'est à ce point de vue que je vous demande si, en fait de génie, le premier rang appartient, selon vous, à ceux qui ont le plus de défauts et non à ceux qui en ont le moins?

—Voilà une question insidieuse et mal posée, dit Julie. Il faut nous demander lequel nous préférons, du génie qui a le plus de qualités ou de celui qui a le moins de défauts. Alors nous vous répondrons, c'est le premier. Prenez vos balances, homme sage, et pesez la Nuit de Michel-Ange avec la Vénus de Médicis; vous trouverez la première beaucoup plus lourde d'invraisemblances et de sublimités; la seconde, beaucoup plus légère de toutes façons; l'une réelle et jolie, qui vous porte à la sensualité, l'autre impossible, mais idéale, et qui vous porte à l'enthousiasme.

—Est-ce donc à dire, reprit Théodore, qu'il n'est possible d'avoir de grandes puissances qu'à la condition d'avoir de grandes erreurs?

—Eh! eh! peut-être, dit Louise, qui semblait lire le journal et ne pas écouter la conversation. L'inspiration n'est peut-être jamais complète si elle ne s'est permis, à ses heures, d'être excessive; et il y a longtemps que quelqu'un a dit; Là où il n'y a pas trop, il n'y a jamais assez. Je crois que si l'on épluchait tes idoles, mon cher Théodore, on y trouverait plus d'incorrections et de disproportions que tu n'en veux avouer; et si, dans ce musée que tu t'es arrangé, il s'est glissé quelqu'un d'incontesté, je crains fort qu'il ne soit pas incontestable, ou qu'il ne soit pas tout à fait digne d'y prendre place.

—Allons, dit Théodore, me voilà battu, puisque la grand'mère s'en mêle. Qui croirait à tant d'enthousiasme révolutionnaire sous ces bons et chers cheveux blancs? Mais encore une fois laissons la question littéraire, puisque vous voilà tous contre moi. Résolvez-moi seulement la question philosophique. Dites-moi où est la synthèse par vous aperçue dans ces deux nouveaux volumes.

Sommé de répondre, je répondis:

—Ces deux volumes sont une histoire personnelle. Vous demandez une synthèse; eh bien, l'odyssée intellectuelle d'une existence de poëte, c'est, j'espère, une synthèse qui se dégage et s'affirme. Faut-il y trouver un titre plus explicite pour vous que celui de Contemplations; appelons cela, si vous voulez, «Journal d'une âme.» Toute analyse bien faite implique une synthèse prochaine, inévitable. Toutes les fois que vous me peindrez admirablement et fidèlement comment une certitude vous est apparue, j'en conclurai que cette certitude vous est déjà acquise; et, quelle qu'elle soit, je ne vous accuserai plus de n'en avoir et de n'en vouloir aucune.

Or, cette analyse s'est faite lentement, à travers de grandes agitations et de terribles désespoirs; raison de plus pour qu'elle prouve. Il ne faut point parler de ces choses-là trop à son aise. La plupart des intellects humains est portée à une certaine docilité qui n'est pas le fait des grands poëtes. Ceux qui, comme vous, s'absorbent de bonne heure dans les études philosophiques vivent de bonne heure sur le fonds amassé par les autres, et se font aisément un ensemble d'idées à leur usage. Tout adepte d'une science posée et définie procède du connu à l'inconnu, et, traîné sans secousse dans la voiture suspendue et arrangée par ses maîtres, avance avec une tranquillité sage vers les sublimes horizons. Le vrai poëte n'est pas né métaphysicien. Ce qu'il a appris facilement, il l'oublie de même. Emporté par ses propres ailes, il veut aller au hasard, tout tirer de son propre fonds et découvrir tout sans rien chercher. Il ne médite guère; il rêve et contemple, il s'agite et il souffre. Instrument exquis, il ne peut vibrer que sous un souffle libre et divin. Nulle main humaine ne peut effleurer ses cordes sans les briser ou les faire détonner.

Souvenez-vous que la poésie ne s'enseigne pas. Vous ferez des savants, des industriels, des érudits, des géomètres, des théologiens, des administrateurs, des virtuoses même; vous donnerez tout par l'éducation, hormis la haute révélation de l'art, hormis l'inspiration de la véritable poésie. Aucun livre, aucun professeur, aucun enseignement, aucun conseil même, n'a jamais pu et ne pourra jamais faire un poëte, un artiste; ne vous étonnez donc pas qu'un vrai poëte vibre et frissonne à tous les vents qui passent. Plus il est grand, plus le tressaillement est profond et invincible.

Vous vous levez tranquille et serein, vous, mon digne et cher ami. Vous mettez votre manteau ou votre chapeau de paille, selon le temps qu'il fait. Vous sortez avec un livre ou avec le souvenir d'un livre pour regarder la nature et vous-même; et si votre propre logique s'en mêle, c'est grâce à une foule de notions acquises qui vous ont fait un tempérament doux, une philosophie soutenue, une individualité arrêtée: je ne dis pas arrêtée stupidement et à jamais, Dieu m'en garde! mais sagement et patiemment expectante. Tel n'est pas le poëte.

Il n'a dans l'arsenal de sa rêverie ni parapluie, ni paratonnerre, ni livre qui lui serve d'arbitre, ni fonds de souvenirs classiques vénérés et redoutés qui lui soit un thermomètre. Il s'en va à travers les champs et les bois, ne commandant à aucun être, à aucune chose, attendant, naïf et fièrement désarmé, que les choses et les êtres lui parlent, que l'orage le ploie, que la fleur l'enivre, que le soleil l'embrase, que les flots de la mer l'accablent; et ce qu'il aura vu, ce qu'il aura senti, il vous le dira au retour; mais ne lui demandez pas au départ ce qu'il vous rapportera de sourires ou de larmes, d'enthousiasme ou de désolation. Il ne s'appartient pas. Si son âme est souffrante, il remplira de deuil l'univers qui le force à chanter en mineur ou en majeur, selon l'accord de sa lyre. S'il est heureux pour un moment, la création lui révélera son éternelle beauté, son éternelle sagesse; mais n'exigez pas que demain confirme aujourd'hui, ni qu'aujourd'hui soit la conséquence apparente d'hier.

L'âme du poëte est mobile; si elle renfermait Minerve tout armée, elle ne serait plus inspirée. Elle est faible et changeante à votre point de vue: c'est-à-dire qu'elle est douée d'une force et d'une ténacité dont vous ne pouvez distinguer et définir la source cachée. Il y a en elle un mystère qui échappe à votre analyse et que peut seule vous révéler l'âme qui possède et subit cette fatalité, tantôt délicieuse, tantôt effroyable.

—Est-ce à dire, demanda Théodore, que le poëte soit un souverain absolu, irresponsable? C'est admettre une royauté de droit divin contre laquelle je vous avertis que je me révolte absolument.

—Oh! vous êtes libre de vous révolter, s'écria Julie. La poésie manque absolument de mouchards et de gendarmes pour s'imposer aux récalcitrants; c'est ce qui fait la force de son empire.

Le droit du poëte est toujours inoffensif, puisque chacun peut s'y soustraire. L'usage bon ou mauvais de ce droit est le châtiment ou la récompense de celui qui l'exerce. S'il ne soufflait que fureur et désespoir, il rétrécirait son influence à celle des passions du moment; mais quand il fait rayonner le beau et le vrai, il l'étend à jamais à toutes les âmes. Quand la sienne est foncièrement belle et magnanime, ses amertumes passent, Dieu les dissipe, et l'humanité toute entière reçoit le bienfait de son inspiration.

—A la bonne heure! répondit Théodore; l'Apocalypse est une splendide vision, mais elle se complaît dans trop de châtiments qui font Dieu vindicatif et méchant. Saint Jean en rappela et prêcha l'amour, après eu avoir prêché la colère.

—C'est, lui dit Julie en riant, qu'il avait trouvé sa synthèse. Est-elle moins belle et moins vraie, parce qu'il a prédit la chute des étoiles?

—Je crois, dis-je à mon tour, que nous arrivons à être tous d'accord. Théodore nous accorde que les sibylles et les prophètes sont des esprits très-orageux, et qu'ils n'en sont pas moins une grande famille d'inspirés. Il me semble que Julie nous accorde aussi quelque chose: c'est que l'inspiration est un trépied ou la vérité ne se révèle pas à tout moment sereine et lucide, et que l'homme, quelque puissant, quelque excité qu'il soit, est toujours cet être obscur et torturé dont le poëte lui-même nous exprime la douleur et la misère avec des cris si profonds et si vrais. Donc ce poème, cette vie si troublée, si ondoyante et diverse, comme eût dit Montaigne, est une suite de crises fatidiques où l'effort gigantesque retombe parfois sur lui-même en magnifiques divagations. C'est à ce prix que la lumière est aperçue dans de meilleures jours, et c'est alors que le poëte trouve de ces clartés grandioses qui couronnent son oeuvre et qui tout à coup le mettent d'accord avec les plus grands et les plus sérieux penseurs de l'humanité. Laissez-le donc lancer ces sinistres éclairs qui s'éteignent trop vite à votre gré dans d'imposantes ténèbres. Ardent et sombre par la nature de son génie, il a la flamme des volcans, leurs mystères effrayants, leurs terribles explosions, leurs fêtes infernales; mais ramené à Dieu par la douleur, après des crépuscules d'une suave mélancolie, il a des splendeurs de soleil. La sérénité de l'espérance ne peut habiter facilement cette âme froissée. Ne lui demandez pas les molles quiétudes de l'inexpérience, les faciles mansuétudes de l'oubli. C'est un archange foudroyé qui parle en elle, et ses heures de soumission sont comptées. Il est né pour la lutte, il luttera toujours; mais sa logique ardente consistera à savoir triompher toujours des noires pensées et des amers abattements qui le torturent. L'humilité chrétienne n'est pas son fait. Il est trop fort pour se soumettre avant d'avoir trouvé à sa soumission une raison supérieure. Écoutez-le constater la fatalité des choses suprêmes:

Je sais que vous avez bien autre chose à faire

Que de nous plaindre tous,

Et qu'un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,

Ne vous fait rien, à vous!

* * * * *

Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,

Que l'oiseau perd sa plume et la fleur son parfum,

Que la création est une grande roue

Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un.

* * * * *

Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses,

Que rien ne déconcerte et que rien n'attendrit;

Vous ne pouvez avoir de subtiles clémences

Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit!

Voilà, sons la forme de la résignation un amer et sublime reproche que sentent bien ceux qui ont vu la grande roue du destin écraser l'objet de leurs plus saintes amours. Mais le poëte qui ose interroger Dieu et commenter ses arrêts implacables, reçoit de Dieu même une sublime réponse au fond de son coeur, et il s'écrie tout à coup:

Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues,

Au fond de cet azur immobile et dormant,

Peut-être faites-vous des choses inconnues,

Où la Couleur de l'homme entre comme élément!

—Attendez! nous dit alors Louise; nous voici arrivés, vous et moi, je pense, aux mêmes conclusions. Moi aussi, j'ai lu tout le livre dans la journée; j'ai été si bouleversée et si pénétrée, que j'ai écrit à l'auteur sous le coup de mon émotion.

—Quoi, mère! dirent les jeunes gens, vous avez écrit à Victor Hugo que vous ne connaissez pas? Montrez-nous votre lettre!

—Va la chercher sur la table, me dit-elle, et tu nous la liras. Je n'ai jamais eu l'intention de la lui envoyer. Les gens célèbres sont écrasés de lettres indiscrètes. La mienne m'a soulagée; peut-être résumera-t-elle votre conversation.

Voici la lettre de Louise; elle avait pour épigraphe les vers que je venais de citer:

Peut-être faites-vous des choses inconnues,

Où la douleur de l'homme entre comme élément!

«Ne dites plus peut-être, ô poëte! Cette chose inconnue, c'est un monde meilleur, c'est un doux paradis parmi tous ces astres que votre génie peuple d'êtres plus ou moins punis, plus on moins rachetés. Oui, parmi ces mondes innombrables, où la vie prend tous les modes et toutes les formes de l'existence, il en est un pour nos enfants morts, pour ces êtres appelés dans toute la fleur de leur innocence et de leur beauté. C'est un monde heureux et plus élevé dans la sphère de l'esprit que le nôtre. Nos larmes, qui sont des prières, et notre foi, qui est un mérite, nous donneront le droit d'y pénétrer pour les y revoir. Elles sont le ciment du pont invisible jeté sur les abîmes du ciel entre cet Éden et notre terre d'exil.

«Vous le savez, vous l'avez dit, et vous l'avez dit comme personne au monde ne saurait le dire: nos désirs et nos aspirations sont, au-delà de ce monde étroit qui nous retient, le vrai monde, le monde réel; nos malheurs et nos désastres ici-bas sont le rêve qui passe; les choses célestes que nous croyons rêver sont le monde durable et assuré; et le jugement qui nous emporte vers les régions funestes ou délicieuses de l'univers, c'est notre liberté qui le prononce, c'est notre élan qui imprime la direction de notre vol. Sous des figures et des symboles divers, cette croyance est celle de tous les grands esprits de tous les temps, des grands philosophes, des grands saints et des grands poëtes. C'est celle de Byron et la vôtre; et quand votre pensée entrevoit cet espoir et s'y élance, elle est une puissante autorité de plus dans la somme de nos croyances et dans le trésor de notre foi.

«Songez-y, là-bas, sur votre rocher, il ne faut pas vous éteindre et mourir comme les rois dans l'exil.

Agité de fureurs prophétiques, il faut sortir de cette tourmente et vous oublier vous-même, pauvre père, homme désolé, souverain banni! Il ne faut penser à vous que pour penser à tous; et vous, le plus souffrant de tous, devenir le consolateur et le soutien de tous. C'est la mission du poëte, car le vrai poëte est un voyant, et c'est en vous que cette puissance exceptionnelle se manifeste le plus vivement de nos jours.

«Je ne vous demande pas de nous consoler mollement ou hypocritement des maux de ce monde. Non, votre mission n'est pas de plaire aux égoïstes; elle n'est peut-être pas non plus d'aggraver nos peines par une peinture effroyable de la vie humaine et des fatalités de l'histoire. Le cadre de vos tables est plus vaste, et sur la pierre de votre Sinaï, si vous voulez parler à tous, c'est du Dieu bon qu'il faut leur parler.

«Vous l'avez compris, vous l'avez fait. Il y a toute une révélation dans le livre que vous appelez Aujourd'hui. Quel autre que vous, dans ce temps de petitesse intellectuelle et de scepticisme farouche, pouvait espérer de la formuler et de la faire entendre? Ce don est plus grand, plus sérieux que ne s'en doutent la plupart de ceux qui vous lisent, et vous inspirez beaucoup d'enthousiasmes littéraires qui sont d'instinct plus que de réflexion.

«Peu importe; si l'esprit que charme ou transporte votre parole est saisi, à son insu, par la profondeur de votre pensée, il s'est élevé de beaucoup au-dessus de lui-même, et vous avez ébranlé en lui le petit édifice de sa froide raison au profit des croyances supérieures.

«Osez donc! On sait bien que ce n'est pas le courage qui vous manque vis-à-vis des événements, mais peut-être n'avez-vous pas encore, vis-à-vis de votre idéal, toute la confiance que vous lui devez. De là peut-être ces angoisses, ces troubles mortels à l'idée de la destruction, ces noires imaginations, ces frissons sur le trépied sacré. Une sorte de panthéisme grandiose vous agite, la lumière vous inonde; puis l'horreur des ténèbres vous saisit…. Ah! devrait-on, adepte impatient, vous demander d'apaiser ce désordre sublime? Quel oracle antique, parlant par la bouche des poëtes mystérieux et des prophètes terrifiés, a mieux dépeint cette fièvre de l'inconnu qui vous dévore, cette sueur froide que l'abîme côtoyé fait passer sur votre front, ces transports de Titan, ces abaissements de rêveur, cette audace désespérée et ces déchirements profonds; puis ces doutes, ces vertiges, cette attraction des ténèbres, ce besoin de se reposer dans le vague de la faiblesse humaine?

«Qui a jamais révélé dans des mots aussi grands que l'idée, dans des images aussi colossales que le chaos, une lutte de cette nature et des tourments intérieurs de cette portée? Personne! Le mal est nouveau, il appartient à notre génération placée entre la foi et la négation, entre l'espérance et le blasphème, entre la fureur sauvage et l'attendrissement divin. Vous êtes la plus impétueuse personnification de ce mal sublime, depuis le Manfred de Byron; vous êtes l'Hamlet des temps modernes qui va s'arracher à la tombe d'Yorick et s'écrier, en laissant retomber dans la fosse muette le crâne vide: «L'âme est ailleurs!»

«Oui, oui, elle est ailleurs! Sortez-nous de vos doutes, et sortez-en vous-même. Le temps est venu pour vous de terrasser l'esprit sombre contre lequel vous avez si vaillamment lutté. Arrachez-vous de ces tombeaux; laissez dormir ces ossements. Montez sans crainte vers ces régions éclatantes où des images célestes, souvent entrevues, vont se montrer à vous, plus limpides et plus sereines. Cherchez votre Béatrix dans les cercles divins. Toute vision de poëte emporté dans l'extase est une vérité pour qui sait lira à travers le symbole. Incompris, les prophètes sont des insensés, et c'est ainsi que, de leur temps, le vulgaire les juge.

«La vision de Platon, contemplant les âmes cramponnées à la poulie qui les monte ou les descend dans le milieu dont le mal ou le bien de leurs désirs les rend avides, est une folle imagination pour qui ne veut pas dégager l'esprit de la lettre. Ces figures naïves de l'antiquité ne font plus sourire quand on en a saisi le sens, et vos images à vous, empreintes de toute la poésie de l'art moderne, s'éclaircissent plus aisément pour laisser passer la vérité.

«Vous nous annoncez Dieu, vous nous annoncez la fin de Satan, déjà esquissée si magnifiquement:

Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,

Lui dira: c'est donc toi!

* * * * *

Tout sera dit: Le mal expirera, les larmes

Tariront; plus de fers, plus de deuil, plus d'alarmes;

L'affreux gouffre inclément

Cessera d'être sourd et bégaîra: Qu'entends-je?

Les douleurs finiront; dans toute l'ombre, un ange

Crîra: COMMENCEMENT!

«Soyez pour nous ce génie bienfaisant qui, dans la petite sphère du temps mesuré à nos destinées, nous fera entendre une de ces paroles qui ne meurent pas avec nous; et si une pensée de doute, une sueur de défaillance traversent quelquefois votre nouvelle contemplation, recueillez dans l'air lointain ce cri d'une voix faible, mais sincère, qui vous dit: «Marchez!»

—Oui, oui! s'écria-t-on autour de la table, qu'il marche et qu'il voie!

Et Julie ajouta:

—Il a assez vu la terre et les monstres qui rampent à sa surface, la mort, la corruption, le silence, l'effroi, le néant! Le ciel commence à se révéler à lui, et son oeil ardent interroge les destinées des astres. Il en a encore peur, il les voit terribles, il y rêve des tourments et des frayeurs inconnus aux hommes d'ici-bas; mais qu'il ouvre les yeux encore plus haut, il y verra des lieux de délices, des sanctuaires de rémunération, où l'âme qui a souffert et pardonné aux hommes leurs clameurs, à Dieu son silence, trouvera dans une lumière toujours plus pure, le mot toujours plus transparent de son obscure et triste destinée d'aujourd'hui.

—Vous voilà dans le Ciel de Jean Reynaud, dit Théodore, et vous croyez que votre poëte y montera avec lui?

—Il y montera de son côté par le chemin qui lui est ouvert, répondit Julie; tous ceux qui ont des ailes se rencontrent à une certaine hauteur, et là, le poëte voit clair dans la métaphysique comme le métaphysicien dans la poésie. Croyez bien que déjà leurs rayons se rencontrent et se pénètrent, à leur insu peut être, mais inévitablement. Quand ces lumières divines se rallument sur la terre, elles entrent dans toutes les grandes intelligences presque simultanément.

—Vous arrangez tout cela à votre guise, reprit Théodore. Ces inspirés ne sont nullement d'accord entre eux; Jean Reynaud n'admet guère les purs esprits, et Victor Hugo veut anéantir la matière. Son monde futur n'est qu'apparence et transparence, tandis que celui de Pierre Leroux est encore plus positif que celui de Jean Reynaud; il nous interdit la sortie de ce monde maudit, et j'avoue que son système, aussi beau, aussi ingénieux, aussi éloquemment exposé que les autres, me paraît le plus admissible.

—Dieu ne dira jamais le fin mot à aucun homme d'ici-bas, si grand que cet homme puisse être, dit Ernest qui venait d'entrer et qui écoutait; mais il envoie aux grands penseurs comme aux grands songeurs des rêves qui ne différent pas tant les uns des autres que vous voulez bien le dire. La forme varie dans l'imagination et dans le raisonnement, mais le fond paraît reposer sur un même foyer d'espérance, la liberté progressive pour tous les êtres, commençant à avoir conscience d'elle-même chez l'homme terrestre, et lui permettant de hâter ou de ralentir son développement à travers le temps et l'éternité; l'immortalité pour tous; la conscience, la mémoire, la joie au réveil des bons et des sages; le renouvellement des épreuves pour les mauvais et les fous, avec la réhabilitation pour tous après l'expiation. Moi, j'y crois beaucoup. Et vous autres?

—Qui sait? dit Théodore.

—Moi, j'y crois fermement, s'écria Julie.

—Croyons-y tous, dit Louise. Pourquoi nous plairions-nous au doute, quand nos imaginations voient le ciel ouvert, quand nos coeurs sentent une bonté et une justice divines, et quand les plus belles intelligences de ce monde prennent leur plus magnifique essor dès qu'elles entrent dans cette lumière?

Nous en étions là quand on ouvrit la Presse pour lire l'excellent compte rendu de M. A. Peyrat sur le livre de M. Vacquerie. Nous fûmes tous fiers d'être arrivés au même avis que cet écrivain éminent, quant à la question littéraire en général et au livre en particulier.

Montfeuilly, 10 juin 1856.