Blanche 1900-1930 - Jean-Louis de La Vaissière - E-Book

Blanche 1900-1930 E-Book

Jean-Louis de La Vaissière

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Beschreibung

Au début du XXe siècle, en Auvergne, l'arrivée de deux Africains va perturber la quiétude d'un petit village.

Dans l’Auvergne de ce début de XXe siècle, l’arrivée de Félicité et Dieudonné, deux jeunes Africains rescapés d’un massacre en Oubangui-Chari, aux côtés de l’oncle missionnaire Amédée, ne peut que susciter la curiosité, bien vite transformée pour les uns en amitié complice, pour d’autres en méfiance viscérale. Le jeune Matthieu accueille Dieudonné comme un frère et s’apprête avec lui à affronter des temps qui foisonnent d’idées nouvelles mais ruminent revanchisme et racisme. Blanche, Matthieu, Dieudonné, Amédée, Adèle et d’autres luttent pour défendre leur liberté intérieure. Face au progrès qui prétend pouvoir apporter toutes les réponses, et malgré le séisme de la Grande Guerre, l’irruption de l’amour changera le destin de chacun.

Au travers d'un roman d'amitié et d'amour, l'auteur nous emmène à la découverte d'un époque où, déjà, les valeurs humanistes se confrontent à la peur et la méfiance.

EXTRAIT

Chacun à leur rythme, Dieudonné et Félicité vont se faire adopter. Blanche les traite avec affection tout en maintenant une distance. Elle les intimide. Dans son for intérieur elle se tourmente, pensant à leurs épreuves qu’Amédée lui a laissé entrevoir. Épreuves morales et psychologiques qu’elle visualise – le village brûlé, les parents tués devant leur case, la faim, la soif, la maladie, l’abandon au bord de la piste, au milieu des cohortes de fugitifs –. Souvent, observe-t-elle, Félicité se refuse à parler, ou n’y parvient plus. Blanche écoute un bref récit, toujours le même, avec les quelques mots que Félicité a à sa portée : Amédée est arrivé le matin après la nuit de peur ; son frère a paru mort au père blanc mais Amédée a vu qu’il vivait encore. Il l’a ranimé, lui faisant un massage cardiaque. Ils ont marché vers la petite ville où ses parents allaient au marché…
Ce Dieudonné, en apparence d’excellente santé, large et fort, de quelle maladie souffre-t-il, se demande Blanche, et que faire s’il tombe inconscient de nouveau ? Il n’y a pas de docteur à la ronde.
Elle les aime tous deux mais d’une façon différente des autres. Ils ont leur place à eux, leur histoire, leur passé. Par respect pour la vie qu’ils ont eue avant, elle n’a pas à être familière, à s’imposer comme une mère qui prétendrait tout savoir.
Les deux frère et sœur de l’Oubangui-Chari apportent dans la maisonnée comme un chant d’ailleurs. Au début ils mangent avant et à part, mais au bout d’un mois rejoignent la table familiale. Une table, où selon la règle d’alors, les plus petits demandent la permission pour prendre la parole. Ils s’assoient à la gauche de Tonnerre qui se fait protecteur et reprend ses fils aînés quand ils se moquent d’eux : c’est-à-dire, à chaque occasion.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Louis de La Vaissière est journaliste et écrivain. Il travaille à l’Agence France-Presse, a été en poste à Téhéran, Bonn, Berlin, Rome, Genève, au Vatican, à Rennes puis Paris où il est en charge de la rubrique arts. Il a écrit plusieurs essais sur l’identité allemande, sur l’Église et les papes et un premier roman : Trois frères et l’éternité, Prix des lecteurs Notre Temps 2015.

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Jean-Louis de La Vaissière

Blanche

1900-1930

Des justes

nouvelle cité

Ce roman est une fiction, il ne vise donc pas à l’exactitude d’une Histoire extrêmement complexe, mais il veut restituer les atmosphères, attitudes et débats de ces décennies. Certains noms propres, dates et lieux sont volontairement inventés.

Composition : Soft Office

Couverture : Florence Vandermarlière

Illustrations de couverture :

p. 1, petit garçon © Galya Ivanova / Trevillion Images

p. 4, portrait de l’auteur - DR

© Nouvelle Cité 2019

Domaine d’Arny

91680 Bruyères-le-Châtel

ISBN : 9782375820865

À mes grands-mères, à mes parents dont les univers m’ont inspiré. Pour leur liberté d’esprit, leur poésie,à tous les porteurs de lumière qui ne savent pas qu’ils le sont.

1

L’an premier du siècle

Un vagissement en ce premier jour de janvier 1901. Une nouvelle vie pointe son nez dans la chambre de Blanche au premier étage de la maison des Lavergne, à Treillade, Cantal. C’est le dixième enfant de la famille, le dixième de Blanche. Un garçon. Son père a prévu de l’appeler André, deuxième prénom de son grand-père. Si ç’avait été une fille, ç’aurait été Marthe, deuxième prénom de sa grand-mère. C’est ainsi qu’on fait ici. Le changement de siècle passe inaperçu. Que sera ce siècle ? On ne se pose pas la question. On est taiseux, assez loin de tout. On vit au fond d’une montagne où le nombre de vaches rousses décide de la richesse et de la pauvreté, d’où les jeunes hommes migrent vers Paris, les manufactures ou le bled. Un enfant, Matthieu, neuf ans, est aux aguets ce matin-là. Il n’a pas fermé l’œil. Tout ce qui touche à sa mère… Il est particulièrement inquiet et pressé de franchir la porte de la chambre.

Cent ans plus tard, les descendants du cinéaste Matthieu de Lavergne découvrent un cahier, en triant les papiers d’une vie bien remplie. Le vieil homme y commence le récit de ses souvenirs, avec le siècle tout juste naissant. Aucun évènement n’est consigné avant. Il se revoit à neuf ans, petit Auvergnat :

Le 1er janvier de l’année 1901, j’ai neuf ans alors, André naît avec le siècle. Il arrive dans le silence ouaté d’une journée de neige. Cette neige qui atténue tout, enrobe tout, sur laquelle a étincelé, vers onze heures, jusqu’au fond du val, le soleil sorti du brouillard, au moment où le bébé poussait ses premiers cris, délivré par une sage-femme arrivée la veille, au siècle d’avant. L’oreille en alerte, nous les avons entendus mais la porte de la chambre est restée interdite. Nous avons fêté cette naissance à notre manière en nous roulant dans la neige poudreuse, masquant sous les rires nos pincements d’appréhension. Notre mère les aura-t-elle entendus, y aura-t-elle puisé un nouveau courage ? Que sera la vie d’André ? Quand je suis autorisé enfin à entrer, avec mes cheveux hirsutes et mon paletot couverts de poudre blanche, André dort sagement contre le sein de ma mère. Elle pose son doigt sur ses lèvres et me sourit entre ses yeux mi-clos. Il n’est pas gros, tout fin, sage, sérieux déjà…

La naissance d’André est le premier souvenir que je choisis de consigner par écrit, parce que j’ai désiré partir du début du siècle. C’est le premier maillon dans une chaîne d’évènements qui se feront connaître à moi par bribes, souvent inintelligibles et dont l’histoire complète me sera élucidée plus tard, dans ce milieu où l’on s’exprime peu, par pudeur, par fierté, par tradition.

*

D’abord, il y a ce vallon où court un torrent impétueux, avec ses gouffres et ses gourdes (comme on appelle ici les petits gouffres tranquilles), auxquels ont été accolés des surnoms d’ancêtres, vers une vallée plus large. Il tourne lentement sur lui-même, habillé sur ses pentes tantôt de forêts de feuillus, tantôt dépouillé, surmonté de sucs chauves hérissés de promontoires de basalte ou de bouquets d’arbres solitaires. Près du village un petit lac est caché dans un repli, au bout d’une sagne. Sur les pentes paissent de larges troupeaux de salers. Parfois un renard ou une couleuvre traverse l’unique chemin carrossable qui conduit au village de Treillade, et s’affole quand la pierre résonne des crissements de ferrailles d’une carriole au loin, et, plus rarement, d’une automobile. Treillade, c’est une église, une mairie, deux bistrots, une épicerie, une boucherie, une boulangerie et une école. Et une vingtaine de maisons, pour la plupart couvertes de chaume. Devant l’église, un grand lavoir, rendez-vous des femmes. Cent âmes, hommes, femmes et enfants habitent ce vallon. Mais beaucoup d’autres y viennent chaque jour des hameaux qui s’égaillent dans la montagne.

À mi-pente, dominant le village, une grande bâtisse en pierre de basalte. L’étable jouxte la partie habitée. Elle se distingue à peine entre des frênes qui frémissent. Dans cette maison d’imposantes proportions, couverte de lauses, la salle à vivre avec son cantou réunit midi et soir une volée d’enfants silencieux autour d’adultes austères. Un père bouffeur de curés face à une mère méditant ses prières. Chacun des enfants a sa place, toujours la même. On y parle un français châtié, quand au village le patois, mâtiné des mots importés de la ville, l’emporte encore. Chez les Lavergne, on reste, quand bien même on n’a pas le sou, les notables du village !

L’assemblée familiale est dominée par la personnalité en tous points étonnante de la mère. Même si elle se veut modeste et discrète, Blanche de Lavergne, l’épouse venue de Nîmes, du soleil du Midi, règne. En apportant la clarté, le soin, la hauteur morale… et une certaine fantaisie.

Magda l’Italienne

Cette année-là, la naissance d’André permet à Blanche de recruter une femme qui l’aide dans la maison. Elle a l’assentiment de Louis-Anatole, son mari. Et ce faisant, elle se découvre une grande amie, inattendue, Magda, qui ne ressemble en rien aux commères du village. De son nom complet Magdalena Longalli, une Italienne arrivée récemment dans le pays d’Artense. Matthieu, qui pense que son père n’a pas assez d’égards pour sa mère, s’en étonne et s’en réjouit.

Magda arrive à pied par le chemin de vallée chaque matin de semaine, alors que Blanche allaite André et se remet mal de ses couches, devant rester couchée une partie de la journée. Magda s’est fait connaître en venant frapper à la porte, comme d’autres avant elle et après elle. Blanche est connue dans le canton comme une femme de bon conseil, sage, ferme, discrète, avisée dans les questions de cœur comme dans celles d’argent.

Blanche verse une bonne paie à Magda. Magda vit seule depuis la mort de son père dans une pauvre masure à trois kilomètres. Elle reste chaque jour trois heures à Treillade mais le plus souvent s’attarde. Très vite, la relation n’est plus celle de maîtresse à servante mais de deux amies complices. Le fort accent de Magda, de sa lointaine Calabre, ravit Blanche. La jeune immigrée a le regard vif, embrasse beaucoup, chante des airs napolitains ou calabrais, fait sauter Blaise et Bernadette sur ses genoux, effectuant des rondes avec eux. Blanche et Magda discutent de manière animée.

Sa mère semble à Matthieu si différente, presque bavarde, elle qui parle si peu. Une fois, quel n’est pas son ravissement quand, revenant des prés avec ses frères, il entend depuis le chemin creux le crescendo de velours de deux voix qui se font écho. Il accélère le pas, court. Ô divine surprise quand il comprend que la voix la plus grave est celle de sa mère, qui reprend phrase après phrase ce que chante l’Italienne. Un air d’opéra. Violetta dans la Traviata, lui dira-t-on.

Le chant s’achève. « Vous pouvez monter », dit Magda à la fenêtre. Ils montent quatre à quatre l’escalier de bois, pénètrent dans la chambre. Blanche est radieuse, Magda devant elle. Elle se remet à répéter un air très doux que lui a appris l’Italienne. Matthieu, Sébastien, Blaise et Bernadette ne bougent pas, cois, en extase, contre le mur. « Zeffiretti, che sussurrate », ce chant dit le sentiment langoureux – à la fois douleur et plaisir – de l’état amoureux. C’est un aria de Vivaldi que Matthieu apprendra lui-même plus tard :

Petits zéphirs qui chuchotez.

Petits ruisseaux qui murmurez :

Consolez mon désir.

Dites au moins à celui que j’aime,

Comme je souffre et je soupire.

Aime, répond le fleuve.

Aime, répond le vent.

Aime la petite hirondelle,

Aime la petite bergère.

Viens, viens, toi qui me ravis.

Déjà mon cœur plein de tendresse

T’attend et t’appelle sans cesse.

Le cœur de Matthieu bondit. Il a souvent regretté que Blanche ne fasse pas mieux connaître sa beauté intérieure, sa finesse alliée à son extrême pudeur. Et il juge que ce coin perdu, son père sans délicatesse ne le lui permettent pas ! Ses petits bras se jettent au cou de Blanche. Elle lui caresse les cheveux, pose son doigt sur ses lèvres. Sur l’aire, ce père, qu’on surnomme « Tonnerre », rentre. Sa voix tonne. Il engueule Louis son aîné de n’avoir pas appelé à la rescousse les garçons du village pour dégager Fantine, une de ses plus vieilles vaches qui perd ses forces, enlisée dans le marécage. Cela contraste avec le silence de la chambre, silence heureux de ce secret musical de deux femmes.

Une autre fois, Blanche aura le fou rire, réussissant à peine à le contenir, rouge de confusion. Là aussi, Magda est présente. Matthieu, assis en tailleur sur le seuil, jouant aux dés dans la lumière, voit arriver la célèbre « dame vautour », à profil de rapace, chapeau et mantille, de noir vêtue, solennelle, visage éploré, descendue d’un fiacre d’un autre temps. Elle est connue pour être médisante et raconter ses malheurs. Rien n’est jamais assez bien pour elle. Blanche, ne pouvant échapper aux gestes moqueurs et au regard amusé de Magda qui, assise derrière la visiteuse, la défie, constate avec affolement qu’elle perd sa contenance, et ce respect sacré de l’autre qui l’anime. Des tiraillements se font sentir sur ses lèvres, ses narines, son front, les coins de ses yeux. Elle invente une excuse et fuit dans la cuisine. Matthieu voit émerger cette part secrète d’elle qu’il supposait sans l’avoir jamais vue. Voilà Blanche qui revient s’asseoir, sérieuse à nouveau. Elle fait signe à Magda de quitter son champ visuel. Plus rien ne bouge sur son visage. Matthieu s’en va, il court dans la pente, culbute sur les mains, rit à pleines joues. Le fou rire, la Traviata, les « petits zéphirs », il attribue ces grâces à Magda.

Comme Magda s’en va déjà sur le chemin, il court pour la remercier. Alors qu’il se rapproche, il imite la voix de la dame éplorée. La marcheuse se retourne et éclate de rire. Elle le prend dans ses bras, qui sont tendres et dodus ; et ses mains sur ses cheveux sont douces, et ils rient tous les deux, comme il continue à imiter la Cassandre auvergnate. « Tu as fait rire ma mère », fait-il tout heureux. « Tou as veramente un talente d’imitatore », répond-elle avec son accent italien.

Dès lors, Matthieu a la plus haute opinion de celle que ses aînés critiquent à mots couverts.

Ce sont des mois exquis. André, bébé vigoureux, observe le monde d’un regard déjà sérieux. Magda a l’effet d’un tonifiant sur Blanche, que son mari, pilier de la politique locale, délaisse en ce temps de campagne électorale. À Blanche, Magda amène des livres d’un certain écrivain dont le nom commence par un Z. Qui n’est pas bien vu de tous, comme le rapportent les grands frères.

Et puis un jour, Magda ne vient plus.

On murmure des choses méchantes sur elle au lavoir. « Une femme de mauvaise vie, une socialiste. » Même à l’église on chuchote. Sa mère en est affectée. Elle prend ses distances avec les auteures des commérages, semble même en froid avec le curé. Matthieu ne comprend pas pourquoi.

En juin et juillet, le village voit Blanche de Lavergne s’éloigner plusieurs fois par semaine au lever du jour sous les merisiers, entre les murets de pierre sèche, jusqu’au hameau qui en marque le point ultime. Elle va voir sa jeune amie « qui est tombée malade ».

L’oncle Amédée et les deux « nègres »

Peu après, une autre réalité du siècle nouveau, qui aura des effets sur sa vie, ses préoccupations, sa personnalité, se présente pour Matthieu un soir d’orage d’août : l’Afrique pénètre en Auvergne avec les deux « nègres » de l’oncle Amédée. C’est comme ça, pas autrement, qu’on dit dans ce pays reculé !

Le tonnerre gronde. L’été est maussade, les paysans inquiets que le foin pourrisse avant d’être ramassé. Comme chaque soir, les plus grands des frères ont ramené les vingt-cinq vaches et sont affairés à les traire dans l’étable. Tonnerre est absent. Chapeau vissé sur son crâne chauve, lissant sa large moustache, sirotant un verre de suze, le père de Matthieu tape la belote au bistrot de la Bonne Fortune devant l’église.

Dans la salle sombre, la soupe frémit dans la marmite de cuivre sur le fourneau de fonte. De son pied droit, Blanche actionne sans y penser une pédale qui fait tourner le rouet pour filer la laine. Cela fait un bruit régulier et doux. Elle doit se dépêcher car les tricots manquent pour l’automne. Deux lampes à pétrole attirent les papillons de nuit. Autour d’une flambée dans le cantou, les plus jeunes, Marie, Matthieu, Sébastien et Blaise, jouent avec les chatons et se chipotent en chuchotant pour ne pas réveiller grand-tante Agathe endormie dans son fauteuil.

Sur le chemin empierré qui monte vers la maison, des claquements de sabots résonnent et des crissements d’essieux grincent. C’est totalement inhabituel. Des chiens aboient.

Blanche qui allaite André se penche à la fenêtre, reconnaît la diligence du père Serre qui normalement fait étape au village et ne prend jamais la côte jusque chez eux. Le cocher à la barbe poivre et sel décharge une malle et remonte sur le siège, fouettant ses deux chevaux bais pour leur faire faire demi-tour. Blanche ne peut distinguer qui arrive. Une ombre d’angoisse se lit sur son visage. Trois coups sont frappés avec le marteau de la porte. Tante Agathe entrouvre un œil hagard.

« Amédée, mon oncle ! » D’une joie presque insolente, ce cri retentit puis s’arrête, étranglé par l’émotion. Quelqu’un, après Magda, vient bousculer son quotidien. Un air étranger entre en bourrasque.

Sur le seuil, une silhouette si dégingandée qu’elle en est drôle se détache du rideau des arbres convulsés. Un visage émacié arbore un grand sourire qui découvre des dents gâtées, un regard pétillant qui scintille et pénètre. Derrière elle, deux figures emmitouflées dans des manteaux élimés, dont on distingue les yeux de braise inquiets et la peau cuivrée.

L’oncle Amédée, une légende ! Matthieu ne l’a jamais vu. Il est l’original, l’oncle de sa mère, le missionnaire, l’Africain, le « père blanc » parti convertir les « indigènes », les « nègres » dans « l’Empire français ». Même Tonnerre qui se moque de tout curé n’a pas caché une certaine admiration en parcourant une de ses longues lettres couverte d’une écriture cursive à l’encre violette : « Je dois dire, Blanche, ton oncle, il a le courage et il fait aussi honneur à notre belle langue française ! »

Alors que l’orage éclate dans un fracas assourdissant, le prêtre, au visage cuivré et ridé comme un vieux fruit, débarrasse de leur manteau le garçon et la fille, leur glissant des mots dans une langue qui sonne aux oreilles de Matthieu comme un étrange gazouillis d’oiseaux. Une sœur et un frère, de seize ans et quatorze ans peut-être, sont pétrifiés par autant d’yeux qui les fixent dans la pénombre où déferlent les ombres chinoises du feu. Ils semblent n’en plus pouvoir. Ils baissent la tête, craintifs. Peau d’ébène, yeux de velours, ils portent des blouses de coton déchirées et colorées de teintes chaudes. Matthieu a lu avec passion et une pitié enfantine ce qu’on écrit alors dans une revue illustrée sur cet empire, dont les cartes affichées à l’école vantent l’immensité, où de bons Blancs éduquent de bons indigènes quasi nus. Il a rêvé devant les gravures où les chasseurs armés de lances encerclent de terribles lions.

« Dieudonné et Félicité », présente l’oncle. « Le voyage a été dur et long, ils ont perdu leur famille, ils ont besoin de votre chaleur, ils comprennent mal le français. » Blanche s’approche d’eux, leur prend d’abord les mains puis les serre contre elle sans un mot. Blaise et Sébastien se sont cachés l’un dans un placard, l’autre derrière sa mère. Marie observe, sans bouger, le regard critique. Matthieu s’approche et vient serrer sans hésiter ces mains au dos noir et à la paume rosée. Le sourire gêné qu’il arbore a un effet immédiat sur le jeune Africain : « Toi c’est quoi ton nom ? Moi c’est Dieudonné. » La voix chantante, sonore, accentue chaque syllabe. Il le regarde intensément, le priant de l’adopter en frère. C’est aussitôt fait.

Amédée les a recueillis sur le bord d’une piste au sortir d’un village brûlé, dans le centre de l’Oubangui-Chari, leur dira-t-il. Ils ont survécu à un massacre. Le fils et la fille d’un roi local.

Louis, Georges et Luc reviennent de l’étable, ruisselants de pluie. Ils s’immobilisent. À travers la porte restée grande ouverte, les éclairs strient le rideau d’arbres, et les branches des frênes s’étreignent. Matthieu sait ses frères rudes comme le basalte, coléreux comme l’orage, têtus comme des ânes. « Qui sont ceux-là… ? » Le dégoût/incompréhension durcit leurs traits, et leurs yeux s’abritent derrière le rideau borné du refus. « Mes respects, mon oncle, mais pourquoi, pourquoi, excusez-moi, de quel droit les amenez-vous ici ? », bégaie Georges d’une voix précipitée. Le regard de l’oncle Amédée se fait méprisant et triste. Alors, avec toute son autorité de vieil homme, il leur demande de faire un geste ou de sortir. Mais ils restent à hésiter, immobiles, campés, d’un air de dire : « Nous sommes ici chez nous et ce sont eux qui doivent sortir. » Louis est le premier à s’amadouer, impressionné par le regard de l’oncle. Il leur tend une main puissante d’aîné, d’adulte déjà. Ses frères s’assoient sans rien dire, tournant le dos, tendant leurs visages et leurs doigts vers le grand feu.

« Je vais installer l’oncle, avec Dieudonné et Félicité, dans votre soupente. Et vous allez enlever vos affaires », ordonne Blanche en colère. « Mais Maman, où irons-nous ! C’est incroyable, voilà que vous nous chassez pour ces nègres ! », s’exclame Georges, hors de lui. Luc maugrée : « Ils peuvent bien aller à l’étable, ils ne savent pas de toute façon ce qu’est un lit. » De fureur, humilié, il s’en va sous la pluie, suivi de son jumeau.

Bernadette entre en courant dans la pièce. Du haut de ses trois ans, elle jette un regard interdit sur les deux jeunes indigènes vêtus de leurs longues blouses déchirées aux motifs colorés, ses prunelles affolées allant de l’un à l’autre : « Maman, pourquoi le garçon et la fille en chocolat sont-ils en chemise de nuit ? »

Alors Dieudonné, qui n’avait plus dit un mot depuis qu’il avait salué Matthieu, éclate d’un rire sonore qui semble faire trembler les objets sur les meubles. Il se gondole, se plie en deux, et prend la petite fille qui a très peur dans ses bras. Il semble pleurer de rire.

Cette bonne humeur de Dieudonné se confirmera. Les jours et semaines suivantes, Matthieu va l’observer, fasciné par la force de sa voix, la couleur de sa peau, cette respiration d’ailleurs. Il est triste dès qu’il le voit s’isoler, abattu et maussade. Il voudrait le faire rire à nouveau et voir les objets trembler. Dieudonné parle maladroitement le français, mais sa sœur n’en connaît que quelques mots. Ils parlent en sourdine en makecheri. « Leur langue », dit l’oncle.

Matthieu a de la peine pour la fille. Elle semble sans cesse chercher autour d’elle les siens qu’elle ne trouve pas. Louis, George et Luc ne décolèrent pas. Ils s’en vont par le village, répétant que « les nègres doivent se débrouiller ailleurs », qu’« on n’a pas les moyens de nourrir des bouches inutiles ». Ils font nettoyer chaque semaine à Dieudonné la fosse à purin. Une fois, ils l’y jettent et rient quand il en sort. Mais Dieudonné ne leur répond pas, ne semble guère y faire attention, leur témoigne ce que Matthieu comprend comme du mépris. Ses amis, ce sont les petits. Il leur raconte des histoires de crocodiles et d’hippopotames sur le fleuve Oubangui, tandis que Félicité chante en sourdine sur le muret une mélopée, toujours la même. Blaise et Bernadette viennent se blottir contre elle pour la réchauffer.

En septembre, l’oncle Amédée est cloué au lit par une crise aiguë de malaria. Son sourire sur l’oreiller fascine Matthieu à travers la porte ouverte du premier étage. Le médecin déconseille le retour en Afrique.

Un jour d’octobre, alors que Matthieu est à l’école, l’oncle, guéri, part à Clermont. Matthieu saura plus tard qu’il a fondé avec d’autres prêtres une maison d’accueil pour des prostituées. Les deux « nègres » restent à Treillade, privés de la tutelle du vieil homme qui les a amenés d’Afrique.

La Chenard et Walcker et la vicomtesse mélancolique

En cette Toussaint de 1901, quand la Chenard et Walcker de l’oncle Gaspard surgit pour la première fois dans leur vie, Sébastien, Matthieu et Blaise effectuent leur corvée hebdomadaire de nettoyage de l’aire et de l’étable. Ils ont déjà ramassé les branches mortes au milieu des giclées de pluie. Louis leur donne des ordres. D’un tuyau qui, derrière la maison, sort de la colline, l’eau glacée remplit leurs seaux. Ils les portent, courbés, en versent le contenu sur le sol pierreux, et balaient. Le grand frère fait marcher à la baguette « sa brigade ». « Il faut qu’on soit fier de la propreté d’ici. La vie nécessite ordre, discipline », lance-t-il du haut de ses dix-huit ans.

Soudain, ce bruit de moteur qui s’amplifie mais qui reste doux, tel un ronronnement. Une carrosserie beige qui brille et clignote entre les arbres à mesure qu’elle approche, et se gare à l’écart de la maison. Suspendant tous leurs gestes, ils ne sont plus qu’yeux devant cette machine magique tout juste sortie de l’usine.

Le vicomte Gaspard de Lavergne, ancien officier boulangiste, a organisé cette opération d’exfiltration clandestine des fils de son frère cadet jusqu’à son petit château de Coudert. Luc, dix-sept ans, a été son agent. Le grand dadais voue à l’oncle hobereau une admiration béate en raison de son manoir, de son élégante épouse, de ses deux pur-sang. Mis dans le secret de l’achat de la rutilante automobile, Luc a préparé l’opération. Il rêve tellement de « travailler là-haut où tout est plus beau, où on ne doit pas traire chaque jour ». Comme l’oncle est sans héritier, Luc s’en fait bien voir, pour, plus tard, sait-on jamais… Gaspard a envoyé son intendant chercher trois de ses neveux, une sélection arbitraire, faute de place dans la voiture. Sont pris Luc, dix-sept ans – mais pas son jumeau Georges ni Louis –, Sébastien, onze ans, et Matthieu, mais pas le petit Blaise, sept ans, toujours excessif et qui se roule par terre de colère. Dieudonné a été ignoré.

L’intendant conduit en douceur l’automobile sur les chemins pierreux ou boueux. Les quelques kilomètres se passent dans l’extase. Apparaît la grille rouillée. L’oncle les attend sous le tilleul centenaire. Il est un homme assez drôle et vif, de haute taille. Matthieu sait que son père se dispute avec lui. L’élégance un peu « chateaubrianesque » de sa mise, la flanelle claire, contrastent avec l’allure provinciale de Louis-Anatole, au costume taché et élimé. Gaspard envie son frère d’avoir des enfants et il aime à les recevoir. Ils ont droit derechef à une partie de croquet et à un tour à cheval – au pas pour Sébastien et Matthieu, au trot et au galop pour Luc –. Et, pour finir, ils sont introduits dans le salon où les attend un goûter servi par la vicomtesse Augustine, perdue dans ses rêves, aux traits doux, dont la beauté et l’élégance frappent Matthieu. Au fond du fauteuil Louis XIII, un prélat de rouge vêtu, au visage d’abricot ridé, aux mains fines bordées de dentelles, est assis en majesté, comme sorti d’un portrait de la Renaissance. Matthieu éprouve une répulsion. Quand vient le moment de devoir lui baiser l’anneau, il rejette le visage en arrière et sort du rang. Luc lui donne une bourrade. Mortifié, Matthieu baise l’anneau à contrecœur mais ne veut plus écouter le prêche qui parle de mortifications. Il contemple les débris d’une tarte à la fraise sur l’assiette en Sèvres de l’homme d’Église, reliquats d’une gourmandise qui n’a rien à envier à la sienne. Le prélat les exhorte à revenir à la vraie religion, à ne pas aimer leur siècle, à ne pas croire au progrès et aux idées socialistes, à se méfier des parpaillots, des juifs – comme le capitaine Dreyfus – et des francs-maçons. Matthieu ne comprend guère ces diatribes mais n’aime pas leur ton. Heureusement que la tarte est délicieuse et que sa tante lui en ressert trois fois. Le prélat les emmène à la chapelle pour qu’ils récitent une prière d’expiation en latin.

Matthieu entend l’homme en rouge murmurer à la vicomtesse en le désignant ainsi que Sébastien : « Il faudrait dire à leurs parents de les envoyer au petit séminaire. Ces deux-là n’ont ni la poigne pour labourer ni la vaillance pour porter les armes. Ils feraient de bons prêtres. Quel dommage que votre beau-frère Louis-Anatole soit cet enragé de la Troisième République. » Tante Augustine ne répond rien.

Au moment du départ, elle se penche vers Matthieu : « Vous reviendrez me voir, toi et Sébastien ? Je vous ferai connaître quelque chose de plus gai. Des chansons. » La mauvaise humeur quitte d’un coup Matthieu, sous le charme de cette voix.

La voiture conduite par l’intendant glisse sur l’allée, franchit la grille, descend des collines abruptes au milieu de la rocaille, traverse la forêt sombre. Merveille de se laisser bercer dans ce luxe de cuir qui sent bon, de humer le vent par les fenêtres ouvertes. Mais Matthieu se sent triste. À Treillade, leurs parents les attendent dans tous leurs états. Luc est emmené à part dans l’étable et encaisse la colère de Tonnerre. Matthieu ne comprend pas bien pourquoi…

Son père ressort de l’étable, il accompagne sa mère pour une promenade, lui tient le bras. Il est à la fois raide et solennel, prévenant pour éviter qu’elle ne trébuche, et tendre d’une façon bourrue.

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Blanche et le clan des Lavergne

Tonnerre

Tonnerre le bien nommé, Louis-Anatole de Lavergne, cinquante ans, est un aristocrate déclassé qui vit avec une fausse désinvolture son statut de fils cadet déshérité. L’injustice paternelle de jadis, qui l’a libéré du carcan de la France royaliste de ses ancêtres, a été provoquée par sa volonté de devenir instituteur, de servir la Troisième République et d’épouser Blanche, une parpaillote du Midi. Il est devenu au fil des ans, petit Clemenceau de village, le parfait prototype de la République triomphante, épousant ses manières, ses idées, ses habits. Une sorte de « religion sans la religion » l’habite.

Parce qu’il a choisi en outre d’être « paysan », d’exploiter en personne les terres que son père lui a léguées – cadeau du pauvre –, il s’est taillé une vraie popularité en Artense. Il brigue les suffrages du canton pour le parti radical-socialiste. Maire de Treillade et fier de l’être, c’est un homme carré et raide, aux jambes arquées, au pas lourd, qui n’en impose pas. Il est petit de taille et a une moustache fournie qui remonte sur ses joues couperosées.

Pas une mouche ne vole dans la classe unique de l’école quand il enseigne l’orthographe au tableau noir ou quand, d’une voix ronflante, il dicte les grandes dates de l’histoire de France, « celle d’un peuple fier et glorieux qui se lève contre les tyrans ». Il est sévère, frappe parfois sur les doigts des mauvais élèves avec sa règle, par « devoir ». Avec regret. Attendant la contrition, le redressement.

Les dimanches, nœud papillon mal ajusté au col empesé pas très propre, Louis-Anatole de Lavergne n’entre pas dans l’église qui jouxte sa mairie, il attend au café où il trône en majesté. Il peste là devant un public conquis contre les privilégiés et les malhonnêtes. Il ne comprend pas toutes les nuances de gris entre le blanc et le noir. Il se moque de la ville et de sa corruption, adule Victor Hugo. Il y a les bons qui observent les lois de la justice et celles de la nature, qui savent le poids des choses et ont le respect du travail bien fait, et les autres, « les feignants », « les écervelés », « les éternels pleureurs et les sans couilles ». Il maudit « le Boche » et rêve de revanche. Sans être vraiment socialiste, il est dreyfusard, alors que le sort de l’officier accusé de haute trahison divise le pays. Il règne par sa verve patriote.

Quand il n’est pas à l’école ou à la mairie, il vit dehors. C’est un homme qui aime l’exercice physique et la glèbe pauvre d’Auvergne dont il n’est presque jamais sorti.

Alors que Matthieu était haut comme trois pommes, il se souvient que Tonnerre gardait le but entre les deux tilleuls quand ils jouaient au ballon. Il était fier. Puis Tonnerre avait cessé, l’embonpoint l’empêchant d’arrêter les tirs de ses camarades. Cela ne convenait plus à son nouveau statut de maire !

Tonnerre déplace de lourdes pierres, répare les murets qui s’écroulent, grimpe sur les toits pour remettre les lauses. Il va à la pêche aux écrevisses dans le « gouffre de Tantine ». C’est son meilleur plaisir, surtout le dimanche après-midi. Sinon il abat des arbres. Matthieu, de gabarit léger, l’aide en montant suspendre des cordes aux branches les plus hautes. Matthieu admire son savoir-faire pour culbuter un de ces géants. Il lui apparaît autre qu’à la maison quand il revient éméché du bistrot et se moque de sa mère. Devant l’arbre abattu, il s’assoit dans l’herbe, en nage, la chemise ouverte sur sa poitrine velue, et explique à Matthieu en soufflant les forces de la nature. C’est comme s’il s’adoucissait à parler d’elles. C’est qu’il aime aussi les questions futées de ce fils épris de la terre, de l’air et de l’eau. À ses aînés devenus taurins au contact des vaches, il leur vante l’agilité de Matthieu à se faufiler jusqu’aux cimes.

À l’école, Matthieu sait que son père est respecté et en ressent un orgeuil qui coule en lui comme du miel. Aussi parce qu’il est juste et se comporte devant ses camarades comme si lui et ses frères n’étaient pas ses fils… Et qu’il enseigne avec conviction, presque grandiloquence, ses « valeurs simples », la moustache relevée aux deux extrémités comme si elle était fière de ce que disaient les lèvres : « la terre, notre terre, nos racines, l’honneur d’être auvergnat, la défense de nos montagnes face aux richards de Paname, la République et sa mission civilisatrice dans le monde, l’épargne, la propriété et l’héritage, l’ordre et le respect, l’importance de bien apprendre la langue française pour nous sortir de la pauvreté ».

*

À la maison, avec sa femme et ses filles, Tonnerre est toutefois autre : il se montre rude et maladroit car il est pétri de préjugés anciens sur les « faibles femmes ». Même s’il a un faible évident pour l’aînée des sœurs, Amélie, si sage, décidée et tranquille, et qui ne pose pas de questions dérangeantes.

Tonnerre est souvent de méchante humeur. Il connaît la liberté spirituelle de sa femme, sa supériorité intellectuelle, morale, et en prend ombrage. Matthieu n’aime plus son père alors. Il s’en expliquera les raisons au fil des ans, lui pardonnera. C’est un sale destin que son père a eu, et pas de bons parents…

Un vieux contentieux avec son frère aîné Gaspard le ronge depuis des années. Des procès qui n’en finissent pas, sur les terres. La mauvaise foi, les diatribes. Tout ça l’érode, l’enferme dans la rancœur. Depuis longtemps déjà Louis-Anatole est humilié par son vicomte de frère. Qu’il vienne à bord de sa Chenard et Walcker le narguer n’arrange rien. C’est une manière pour l’oncle de gagner ses neveux que de les faire conduire chez lui dans son automobile. Tonnerre ne goûte pas ce jeu.

Dans le manoir sur la hauteur de Coudert, l’origine de la brouille – Matthieu l’apprendra plus tard, Blanche ne parlant jamais d’argent et Louis-Anatole étant trop humilié – date d’aussi loin que l’enfance. Elle a couvé durant toute la jeunesse de Gaspard et Louis-Anatole. Elle éclatera quand leur père, à sa mort en 1890, léguera le château et la plupart de ses fermes à Gaspard, ne laissant que la ferme et les terres pauvres de Treillade à Louis-Anatole, coupable d’avoir épousé la République et cette femme à moitié protestante rencontrée dans le Midi.

Les grands-parents voulaient que leur aîné fût officier et leur cadet prêtre. Gaspard s’était plié à leurs vœux et devint officier un temps, au Tonkin, où, paraît-il, il ne montra guère ce parfait sens du devoir et de la galanterie qu’on attribue aux officiers français. Il revint et se lança à Paris dans un commerce lucratif de statuettes de là-bas. Quant à Louis-Anatole, il avait fait sa révolte à dix-sept ans : il avait refusé net de devenir curé et était parti un an pour le Midi – pour lui un pays étranger, sa seule escapade hors d’Auvergne – où il avait rencontré Blanche, celle qu’on n’attendait pas.

Pourquoi ses grands-parents avaient-ils posé un couvercle sur toute idée nouvelle, se demandera plus tard Matthieu. Son grand-père royaliste avait vécu dans le souvenir d’ancêtres guillotinés sous la Terreur, été élevé dans la haine des deux empereurs usurpateurs, était revenu blessé de Sedan. Sa grand-mère, qu’un mariage arrangé et sans amour avait liée à ce hobereau, tenait son extrême rigueur d’une amertume de fille sans charme qui a trouvé consolation dans la piété et le scrupule. Elle avait été maltraitée par un père brutal, tyran domestique qui avait négocié son mariage dès sa naissance avec ce hobereau qu’on redoutait dans tout le Cantal pour son caractère querelleur. Peu avant sa mort, la vieille dame avait surpris en demandant à son fils Louis-Anatole de prendre dans sa maison de Treillade sa sœur cadette, Agathe. La vicomtesse de Lavergne avait-elle senti in petto que sa sœur serait plus heureuse au contact de Blanche, la discrète « parpaillote du diable » ? Agathe, qui ne s’était jamais mariée, était aussi bienveillante que sa sœur aînée était sévère. Blanche y avait vu comme un message non dit de sa belle-mère : « Je n’ai pas pu être celle que j’aurais voulu. Alors je vous envoie celle que j’aurais pu être si le destin m’avait permis d’être autre. »

Blanche, Matthieu et les autres ont pleinement adopté la grand-tante. Agathe est devenue aveugle et s’est murée dans le silence, mais elle semble plutôt heureuse au milieu des disputes de la grande fratrie de Treillade.

Gaspard avait amené en 1892 son épouse Augustine, de dix ans plus jeune que lui, femme d’une élégance toute parisienne, au château de Coudert. Ils avaient perdu leur seul enfant à la naissance ; on dit qu’Augustine a un fils quelque part, un fils caché, qu’on ne montre pas. Quant à Gaspard, jadis noceur et très bel homme, on prétend qu’il a fait des enfants naturels à des Tonkinoises et à des jeunes filles du monde. Mais ce sont sans doute des malveillances. Quand ils sont arrivés en Artense, prenant possession du château, le bon vivant est aussi devenu un dévot.

Si les deux grands-parents revenaient de chez les morts, ils se boucheraient les yeux, épouvantés par ce monde oublieux des traditions : la République annonce des inventaires dans les églises, les diatribes contre Dieu fusent comme salves de canon. Ils approuveraient sûrement que Gaspard vienne insulter Louis-Anatole sur le seuil de la maison de Treillade, lui reprochant d’apporter son soutien au « juif traître » Dreyfus.

Un matin de novembre, quand Matthieu ouvre la porte de la maison, il découvre un drapeau royaliste planté dans la neige durant la nuit.

Drapeau blanc ou bleu-blanc-rouge ? Dépourvu comme sa mère d’œillères, frais de toutes rancunes, Matthieu ne peut comprendre qu’on se brouille pour ou contre le roi, un roi qui a disparu depuis un demi-siècle.

Celle par qui tout s’éclaire

Blanche – on l’appelle Madame au village, elle n’a pas de surnom, et personne ne la nomme par son prénom – est une femme austère qui parle peu, lit, prie et prend beaucoup sur elle. Elle a pour plaisir d’écrire une lettre chaque matin à son frère qui vit à Nîmes. Elle reçoit en réponse des lettres au même rythme, entre les plis desquels sont pressées des herbes de la garrigue. Blanche ne parle que rarement de sa famille, là-bas au soleil. Elle va là-bas en train une fois l’an, emmenant chaque fois un de ses enfants. C’est ainsi que Matthieu est resté ébloui par la lumière du Midi à l’âge de cinq ans.

Blanche parle du « Royaume » à construire, du « Royaume déjà là » et du « Royaume en même temps attendu », « promis » où Dieu « essuiera toutes les humiliations, les larmes des yeux des hommes » et « surtout des femmes ». Le « Royaume », c’est son mot. « On ne voit qu’une petite part de la réalité. Il y a les belles choses qu’on ne sait pas voir dans le quotidien, et il y a toute cette vie au-delà de la vie terrestre, et qui est immense. Sinon tout serait incompréhensible », aime-t-elle à expliquer à ses enfants. Un imperceptible sourire l’illumine alors de l’intérieur, adoucissant une gravité certaine. Elle a vraiment la foi chevillée au corps, et, chaque soir, discrètement, les enfants réunis autour d’elle récitent rapidement un Pater Noster et un Ave Maria. Quant à la lumière intérieure, l’amitié avec Magda, les visites de l’oncle Amédée l’ont fait apparaître plus souvent ces derniers temps.

Quand son mari Louis-Anatole n’est pas à table, elle demande parfois à l’un de ses enfants d’improviser un bénédicité de louanges au Créateur, qu’elle complète invariablement ainsi : « Et à tous ceux qui n’ont pas à manger et ne sont pas aimés, donnez le pain dont ils ont besoin. »

Si elle ne parle pas de morale, on saisit bien ce qui compte le plus à ses yeux : la pureté de cœur, l’honnêteté et le courage, tandis que la paresse, la plainte et la couardise sont rejetées d’un regard glaçant. Une formule revient souvent, que Matthieu retient : le « devoir d’état ».

Certaines au village la voient avec méfiance car elle « a gardé l’influence de sa mère parpaillote » et se tient à l’écart des commérages. Et puis, elle a des points de vue inattendus, « modernes », « socialistes » qui « ne viennent pas d’ici ». Ceux de la Vieille France disent que ce sont les livres que lui a prêtés Magda : Émile Zola, Jules Vallès et d’autres plus sulfureux encore. Elle aime par ailleurs la sobriété autant que son mari la fuit : « Si l’on n’apprécie pas de boire l’eau, on ne peut aimer la vie », dit-elle. Malgré la foi protestante de sa mère, elle a été élevée dans l’Église catholique par son père. Dévote de la Vierge Marie, la « mère des pauvres », elle lit tout ce qui paraît sur Bernadette Soubirous et les miracles de Lourdes, sur la petite Thérèse de Lisieux dont on parle alors aussi. Elle a choisi le prénom de Bernadette pour sa dernière fille. Elle rêve d’aller à Lourdes, et, pourquoi pas à Rome aussi.

Blanche aime avoir confiance, répugne à faire la leçon sur des sujets intimes comme le font tant d’autres mères, particulièrement avec leurs filles. Elle est déroutante, car coexistent en elle piété, quasiment de la bigoterie, et fantaisie, liberté et refus du moralisme étroit. On la voit recevoir des dames inconnues, aller et venir discrètement sans en aviser personne, retrouver sa poignée d’amies, partant à pied le matin, s’éclipsant.

Parmi elles Magda, qui a enchanté Matthieu. Qu’est-elle devenue ? Magda était vive, savait beaucoup de choses, lisait les journaux. Mais elle n’a pas eu de chance. Elle avait trop de charme. Seule, elle a accueilli chez elle un colporteur italien qui l’a engrossée et est reparti sans laisser d’adresse. Elle a été rejetée par le village et la paroisse en raison d’un avortement clandestin qui l’a blessée à jamais, moralement et physiquement. Une triple peine avec l’opprobre, quadruple si l’on ajoute la peur d’être damnée. À la fin, Magda a perdu la raison, se met en colère toute seule. Les âmes méchantes prétendent qu’elle peut jeter des sorts et qu’elle est responsable du suicide d’un paysan qu’elle aurait envoûté. La magie est dans la tête de beaucoup. Crainte d’en être victime et instrument de punition.

Blanche seule prend sa défense, et la réconforte presque chaque jour par ses visites. Mais Magda va mal, c’en est trop. Elle meurt un soir de gel en 1904, de froid dit-on. Magda laisse ce poème :

Petite mère

Tu es venue sous la neige ou la tempête

Tu m’as défendue des mauvais

Quand le sort est venu

et que je ne pouvais plus venir te faire aimer Zola et Jaurès

Tu as atténué mon chemin de croix sur cette terre

par ta charité discrète de fontaine maternelle

Merci de t’être élevée contre vents mauvais

Merci de ta bienveillance d’alouette qui fait face aux vautours

Tu as soigné la fille blessée sur la route

la Marie-Madeleine de l’Évangile.

Dans le quotidien, Blanche a grand scrupule. Rien n’est jamais assez bien. L’obsession de la perfection, du détail l’habite, trop ! Elle se rend compte que c’est excessif mais ne peut faire autrement. Pas un repas qui n’est longuement prévu, pas une attention qui n’est pensée. Elle vaque à ses affaires dans la maison, ne mettant jamais le pied dans la ferme ou la grange. Elle n’a d’ailleurs même pas de sabots, de blouse pour l’écurie. Elle a aussi une haute idée de l’hygiène du corps qu’elle fait aller de pair avec l’hygiène de l’esprit. Une fois par semaine, presque par tous les temps, elle emmène ses filles se laver au ruisseau. Et elle ordonne aux garçons de faire de même, munis de savons et de brosses. On moque au village cette habitude spartiate qui risque de donner les mauvaises fièvres.