Brouillard - Merlin Lefrancq-Dubois - E-Book

Brouillard E-Book

Merlin Lefrancq-Dubois

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Beschreibung

Agnès et sa compagne Gwen rejoignent la gare pour y prendre leur train quotidien. Sur place, elles trouvent peu d'habitués et de nombreux visages inconnus. De plus, un brouillard anormalement épais pour la saison a envahi la ville. Lorsque leur train s'approche du quai, les deux femmes comprennent qu'elles et les autres vont devoir faire face à des événements qui les dépassent. 10 ans avant "Sujets Tabous", quelque part dans le monde, il y eut le Brouillard...

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Seitenzahl: 327

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Duologie « Sujets Tabous »

− Tome 1 : Rancoeur (2022)

− Tome 2 : Complicité Macabre (2023)

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− Facebook : Merlin Lefrancq-Dubois Auteur

− Babelio : https://www.babelio.com/auteur/Merlin-Lefrancq-Dubois/623602

Personnages

Voyez cette liste comme un index des personnages par ordre d’apparition, que vous pouvez consulter autant que vous le souhaitez comme un aide-mémoire. En revanche, afin d’éviter les spoilers et découvrir les personnages au fur et à mesure du roman, je vous invite à passer cette page pour le moment.

Agnès, 36 ans, libraire indépendante

Gwen, 37 ans, collègue et compagne d’Agnès

Élie, 53 ans, prêtre catholique

Marcel, 44 ans, chômeur

Maxime, 17 ans, lycéen drogué

Ambroise, 30 ans, cadre dans une entreprise de BTP

Geoffrey, 25 ans, artisan chauffagiste

Béatrice, 24 ans, militante écologiste

Mickael, 31 ans, footballeur professionnel

Zelda, 75 ans, libraire retraitée

Philippe, 41 ans, chirurgien

Zoé, 21 ans, sans-abri

Ahmed, 40 ans, ouvrier

Florence, 46 ans, employé municipale et compagne de Marcel

Rebecca, 34 ans, officière de police

Patrick, 40 ans, député

Isaiah, 26 ans, ouvrier

Éric, 61 ans, parachutiste retraité

Pour une raison narrative, l’une de ces identités est fausse : vous saurez laquelle en temps voulu !

Sommaire

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Épilogue

PROLOGUE

Le réveil sonna, affichant 05 h 30. Mais cela faisait un certain moment déjà que j’étais réveillé. D’ailleurs, je n’avais pas du tout dormi : encore une insomnie. Je restais allongé sur le dos, les yeux grands ouverts, à me remémorer sans cesse mes actes de la nuit en jubilant. Ahlala, quelle nuit… une belle expérience, très jouissive, comme cela ne m'était pas arrivée depuis bien longtemps.

Pendant que je vagabondais et m’égarais dans mes pensées, de nombreux bruits étranges provenant de l’extérieur venaient parasiter mes souvenirs. À s’y méprendre, ces bruits ressemblaient à de lointains cris de panique et des crissements de pneu sur la chaussée. On se serait presque cru en pleine Apocalypse. Sans doute que mon esprit tourmenté m’avait joué des tours, ou bien me trouvais-je dans un demi-sommeil à ce moment-là. Je regardais à travers la fenêtre me faisant face, mais ne voyais rien, hormis un brouillard particulièrement épais pour la saison.

Bon, il était temps que je prenne une douche et que je fasse disparaître toute trace de mon passage. Sans vouloir me vanter, j’étais un véritable expert en nettoyage de scène de crime, inutile pour moi de faire appel à un professionnel pour qu’il fasse le sale boulot. De toute manière, je n’en connaissais aucun. Je me tenais éloigné des criminels et du grand banditisme, un milieu de barjots dans lequel je n’avais certainement pas ma place.

Mais avant toute chose, je souhaitais observer une dernière fois la propriétaire des lieux, avec attention et délectation. Il s’agissait d’un véritable chef-d'oeuvre, un régal pour les yeux, une oeuvre d’art grandeur nature. La fusion parfaite du blanc de ses draps et de sa peau, avec le rouge sang répandu sur le lit jusqu’à mon contact, huuum, un délice visuel. La position de son corps, ainsi que sa face meurtrie par les multiples coups de marteau, me faisaient songer au cubisme. Picasso n’aurait pas rêvé meilleur modèle.

Lorsque j’arrivai à la gare trois quarts d’heure plus tard, telle fut ma surprise de m’y retrouver seul, ce qui était pour le moins inhabituel. Le panneau d’affichage indiquait déjà un retard à durée indéterminée au prochain train de 06 h 41, pour cause d’intempéries. Pour le coup, les retards n’étaient pas exceptionnels, bien au contraire. Mais je devais bien admettre qu’ils avaient une excuse valable ce matin, avec ce brouillard intense qui réduisait drastiquement la visibilité. Il ne me semblait pas en avoir vu de pareil par le passé.

Un homme arriva finalement au bout de quelques minutes. Lorsqu’il fut suffisamment proche de moi, pendant qu’il compostait son billet, je le reconnus. Quelle étrange coïncidence… Je ne pensais pas le revoir un jour, et encore moins ici. Lui alla directement sur le quai, alors que moi je restais adossé contre le mur de la gare en face, un peu isolé des regards. M’apercevant, il me salua d’un léger hochement de tête. Visiblement, il ne m’avait pas reconnu. Pourtant, contrairement à lui, je n’avais pas beaucoup changé en cinq ans.

Toujours plus étrange, une jeune femme que je n’avais jamais vue vint le rejoindre, sans rien composter, l’air inquiet d’une petite fraudeuse trahissant son regard. Cette étrangère ressemblait à s’y méprendre à l’une de mes anciennes connaissances. La ressemblance était tellement frappante qu’elle devait à coup sûr être sa fille. En tout cas, ce n’était certainement pas ma connaissance en question, cela était tout bonnement impossible après ce que je lui avais fait.

La vie était farceuse, et vraisemblablement elle me faisait son grand numéro ce matin. Nouvel inhabitué, nouvelle connaissance antérieure. Ce mystère se produisit encore à quelques reprises en un court laps de temps. Il y avait peu d’habitués aujourd’hui, la majorité était des inconnus ou anciennes connaissances dont beaucoup ne se souvenaient pas de moi, quand ils ne m’ignoraient pas volontairement. Au vu des circonstances de certaines de nos rencontres, c’était totalement compréhensible.

Le brouillard ambiant m’inspira alors une belle métaphore : les gens, bien souvent, se voilent la face, grâce à un processus plus ou moins conscient. Cela les empêche de voir plus loin que le bout de leur nez. Ils se confortent dans leur petite vie minable et leurs mensonges, refusant d’avancer au risque de rencontrer quelques dangers et épreuves à passer. C’était tout à fait le cas des personnes présentes ici dont j’avais un minimum d’informations. Pourtant, n’était-ce pas ainsi que l’on progressait dans la vie, en prenant des risques ? Notre futur n’est pas écrit, il se construit en allant de l’avant, comme les formes et notre environnement se dessinant durant notre avancée dans le brouillard.

Comme dernière démonstration de son humour, la vie mit sur mon chemin ce couple lesbien, aperçu déjà de nombreuses fois ici, au même instant que mes réflexions philosophiques. L’une des femmes formant ce couple, justement, me semblait aller à l’encontre de ma métaphore. Avec toute la mauvaise foi que la nature humaine me permettait, je dirais qu’il s’agissait ici de l’exception qui confirmait la règle, même si pourtant je détestais cette expression.

Quelles autres surprises la journée allait-elle encore m’offrir ? Il me tardait de le découvrir.

CHAPITRE 1

Agnès

J’ouvris les yeux.

L’alarme du radio-réveil, son effroyable auquel je ne m’étais jamais habituée, s’était enclenchée pour me sortir violemment de mes rêves. Ce n’était pas plus mal tout compte fait, car ces derniers m’avaient laissé une sale et désagréable impression. D’une frappe de la main sur l’appareil, je mis fin à la fois à la sonnerie et au souvenir de ma nuit troublée.

J’ôtai la couverture puis m’assis sur le bord du lit, baillant et m’étirant de tout mon soûl. Cela me suffisait pour émerger totalement, j’en avais de la chance. Je glissai mes pieds dans mes pantoufles douillettes puis me mis debout. Un os de mon genou craqua, mais je n’y prêtais pas attention, cela se produisait chaque matin. C’était le contraire qui aurait été étonnant.

Lorsque j'ouvris les volets, la luminosité extérieure, bien que faible, m'éblouit et me contraint à plisser les paupières. C’était le prix à payer lorsque l’on désirait dormir dans le noir total. Dans le cas contraire, il m’était impossible de fermer l'oeil de toute la nuit. Maintenant que mes yeux s’étaient accoutumés, je pus constater que la rue était cernée par un épais brouillard, rendu orangé par la lumière diffuse du lampadaire. C’était très étonnant, nous étions en plein été. Ce genre de phénomène météorologique était pourtant plus courant en automne ou même en hiver, si je me fiais à mes observations. Peut-être était-ce parce qu’il faisait plutôt frais ce matin. Enfin, cela n’avait pas vraiment d’importance.

J’étais surprise du silence environnant ; non seulement celui de l’extérieur, mais aussi celui de la chambre. Je me retournai vers le lit et vis uniquement le bras gauche de Gwen dépasser des couvertures. Comme à son habitude, elle dormait sur le ventre, en pyjama et presque intégralement sous les draps, et ce malgré la chaleur particulièrement étouffante qui régnait dans la pièce, ayant accumulé celle de la veille. Cependant, elle n’avait pas réagi à la lumière pénétrante, ce qui m’étonnait beaucoup.

— Gwen ?

Pas de réponse. Alors je m’approchais doucement, l’appelant à nouveau par un "mon amour" cette fois-ci, d’une voix douce et pleine de tendresse.

— Debout paresseuse, il est l’heure de se réveiller.

Je parlais lentement en articulant exagérément. Je m'agenouillai de mon côté du lit et retirai précautionneusement la couverture, découvrant son dos que j’embrassai. Enfin j’obtins une réaction, qui plus est positive. Puis elle se retourna, ainsi je pus observer son sublime visage avec bonheur. Bien que ses cheveux clairs soient courts, une mèche lui voilait le front. De mon index, je l’écartais délicatement.

— Comment fais-tu pour être aussi en forme au sortir du lit, toi ?

Malgré le ton humoristique employé, je sentais bien que quelque chose n’allait pas. Peut-être avait-elle été une nouvelle fois victime d’insomnie, il est vrai qu’elle avait beaucoup bougé durant la nuit.

— Je ne sais pas, ça doit être un don du ciel.

— Pas de prêchi-prêcha le matin je te prie, répliqua-t-elle en ricanant puis en se frottant les yeux à l’aide de ses poings.

— Comment te sens-tu mon amour ?

— Comme d’hab’ : fatiguée. Ce n’est pas étonnant, j’ai mal dormi. Encore…

— Tu es trop sur les nerfs, mon coeur. Tes séances chez le psychologue ne t’aident pas ? Tu ne m’en parles jamais, tu gardes tout pour toi, et ce n’est pas recommandé.

— Mais c’est bon je sais, tu radotes, là.

Elle s’était montrée particulièrement agressive, et c’était une chose fréquente à laquelle je ne m’habituais jamais. Qu’elle réagisse ainsi à mon égard était toujours aussi douloureux. Cela devait se voir sur mon visage car elle me présenta très rapidement ses excuses, que je sentais sincères. Je n’étais pas rancunière alors je lui avais déjà pardonné, même si je restais contrariée. Elle posa sa main sur la mienne.

— Je m’en veux beaucoup, tu n’y es pour rien dans mon état. J’ai une telle colère en moi, et ce envers la terre entière, je ne comprends pas d’où elle vient… Tu crois que je suis folle ?

— Ne dis pas de pareilles choses. Je pense qu’il est normal d’en vouloir au genre humain après les nombreuses épreuves que tu as traversées, et j’aurais certainement réagi de la même manière à ta place. Notre monde est plutôt hostile, et cela se confirme avec le temps, ne nous voilons pas la face. Mais justement, c’est le moment ou jamais de se montrer positifs, de sourire à la vie et de s’entraider. Si chacun se braque dans son coin et se montre agressif, c’est le début de la fin car nous n’avancerons jamais. Et je ne cherche pas à te juger en te disant cela, ne te méprends pas.

— Ne t’en fais pas, je sais. Et puis je suis entièrement d’accord avec toi. J’ai juste l’impression que c’est plus fort que moi, la plupart des gens m’insupportent, je me méfie de tout le monde. Parfois, je me demande si ce n’est pas d’un psychiatre dont j’ai besoin.

— Pour qu’il te bourre de médicaments ? Excuse-moi, mais tu connais mon avis sur la question. Déjà que j’ai tendance à me méfier des psychologues, nous avons d’ailleurs eu de la chance d’en trouver un bon pour toi, ils sont si rares. Moi je suis là mon amour.

— Oui bien sûr.

Elle déposa un baiser tendre sur mes lèvres. Finalement je sentis sa main glisser sur la mienne avant de perdre son contact, puis elle retira les couvertures encore sur ses genoux et se mit debout sans traîner.

— Allez, je vais me préparer.

J’avais l’étrange impression qu’elle esquivait la conversation. Ce n’était pas la première fois qu’elle faisait allusion à une prise en charge psychiatrique, mais face à mon rejet perpétuel de cette idée, je sentais bien qu’elle était contrariée. Si je regardais les choses en face, je devais m’avouer que je ne pouvais accepter pareille idée, j'espérais encore que nous ayons déjà adopté les bons gestes pour son bien-être. Peut-être devais-je me résigner…

Gwen

L’eau sortant du pommeau de douche coulait à flots sur mon visage, mes larmes se mélangeaient aux gouttes chaudes, s’écoulant sans bruit. Heureusement d’ailleurs, je ne souhaitais pas qu’Agnès puisse m’entendre.

Elle s’obstinait dans son idée que je n’avais pas besoin d’un psychiatre ; qu’elle seule, et mon psychologue à la rigueur, allaient me suffire. Même si je l’aimais à un point tel que je n’aurais jamais pu l’imaginer, et que j’aurais préféré le contraire, notre amour commun n’allait pas être suffisant. Je n’avais pas le courage de lui faire entendre raison, alors je me taisais, au risque de la contrarier.

Mais ce n’était pas tant à cause de cela que je pleurais. Ce n’était que l’une des raisons, et pas la principale. Le vrai problème était les souvenirs qui refaisaient surface, semblables à ceux qui m’avaient torturé l’esprit toute la nuit. Ils se présentaient comme des flashs et mon corps y réagissait violemment. Je tremblais, j’étais prise de spasmes discrets et j’avais du mal à respirer, mes larmes n’arrangeaient rien.

Même avec le savon et l’eau chaude sur ma peau, je me sentais sale et j’avais froid. Je restais cependant incapable de réagir, assaillie par des pensées sombres qui me paralysaient. Réalité et fiction se mélangeaient dans mon esprit. Ce qui était sûr, c’est que trop peu de personnes m’avaient réellement voulu du bien. Finalement, seule Agnès m’aimait sincèrement ; enfin, j’osais le croire. Mes autres relations humaines se résumaient à des trahisons, de la violence, une angoisse constante et de la soumission. Agnès m’avait sauvée de mes bourreaux de parents, mes relations toxiques et mon mac. Avec elle, j’avais refait ma vie. Nous étions bien à deux, ensemble, à tenir notre petite librairie.

Sauf qu’une partie de moi était toujours craintive, rattachée à mon passé poisseux. J’avais connu tellement d’hommes et de femmes qui me voulaient du mal que je ne parvenais plus à accorder ma confiance à qui que ce soit, hormis Agnès encore une fois. Cela était d’autant plus dur lorsqu’il s’agissait de nouveaux contacts. J’avais un peu de chance sur ce coup-là, les occasions de rencontrer de nouvelles personnes se limitaient à l’accueil de notre clientèle.

Je fus soudainement sortie de ma torpeur, la voix d’Agnès couvrit le son de l’eau qui coule.

— Désolée mon amour, mais nous devons nous dépêcher, nous sommes déjà en retard !

CHAPITRE 2

Agnès

Nous marchions d’un pas pressé afin de rattraper notre retard. Moi qui avais plutôt le souci d'être toujours à l'heure, ce n'était décidément pas le cas de Gwen. Elle était à une vingtaine de mètres derrière moi et courait pour m'atteindre. Je ne la voyais pas très bien, il y avait décidément beaucoup de brouillard ce matin.

— Agnès, attends-moi ! me demanda-t-elle, hors d'haleine.

— On va louper notre train !

La gare apparut après le carrefour. Ma montre-bracelet, à laquelle je jetai un bref coup d'oeil, indiquait six heures trente-neuf. Plus qu'une minute avant l'arrivée du train, prêt à accueillir ses passagers quotidiens. J'accélérai le mouvement, au grand déplaisir de Gwen. D'autant que, si elle s'était trouvée seule, elle aurait déjà ralenti la cadence avec cette idée qu'il était désormais inutile de rattraper ce retard devenu trop important. Ne pas arriver à temps pour l’ouverture de notre librairie, cela ne semblait pas lui peser sur la conscience.

— Vite !

— Oui, j'arrive !

Elle gagnait du terrain, heureusement. Enfin, je pensais que nous avions rattrapé notre retard, après maints efforts.

On atteignit la vieille gare de notre ville et pénétra à l'intérieur. J'aperçus du coin de l'oeil le guichetier nous lancer un drôle de regard. « Elles ont le diable à leurs trousses ? », semblait-il se demander. Chacune à notre tour, nous compostâmes notre billet et sortîmes du vieux bâtiment, direction le premier quai. De nombreuses personnes qui m’étaient étrangères, en plus de quelques habitués peu nombreux pour le coup, s'y trouvaient déjà. Sur l'horloge du panneau d'affichage : 06 h 40, heure à laquelle le train devait pointer le bout de son nez. Mais il n'était pas encore là.

— Ben alors ? fit Gwen, à bout de souffle.

— Hum, c'est bizarre... pensai-je à voix haute, en nage. Il est quasiment en avance d'habitude.

Alors que mes poumons crachaient du feu, je m'approchai du panneau d'information électronique et y lus avec déception que notre train avait un retard d'une durée indéterminée pour cause d’intempéries. Ce qui s'expliquait facilement, avec cette purée de pois. Le brouillard, d'ailleurs, semblait s'épaissir de plus en plus. Gwen me rejoignit et découvrit elle aussi l’inscription, avant de pousser un soupir.

— Oh, merde... J’ai craché mes poumons pour rien si je comprends bien, et par ta faute en plus !

— Non, pas pour rien : tes cuisses n’en seront que plus musclées, précisai-je pour la taquiner.

— Ouais ouais, c'est ça... Moi je vois une leçon plus constructive à en tirer : ça t'apprendra à toujours te dépêcher pour être en avance, ironisa-t-elle.

Trouvant cette blague de mauvais goût, je répliquai :

— Pas vraiment, car je te signale que si j'avais suivi TA vitesse, on aurait raté le train malgré ce retard.

Quelques secondes de silence défilèrent où je l’observais réfléchir à une répartie qui ne vint jamais.

— Que répondre à ça ? demanda-t-elle finalement en mimant une conversation avec un être divin, ce qui me fit ricaner stupidement.

Je vins vers elle et lui déposai un tendre baiser sur les lèvres. Chacune de nous entoura le cou de l'autre avec ses bras. Nous nous interrompîmes lorsqu'un soupir d'exaspération nous parvint jusqu'aux oreilles.

Les bras toujours autour du cou, nous observâmes la personne qui était la source de ce soupir : il s'agissait d'un homme plutôt maigre, cheveux poivre et sel, vêtu d’un clergyman. Sûrement un prêtre qui se la jouait, cette tenue étant majoritairement délaissée au profit d’une tenue civile, de nos jours. Il nous lançait un coup d'oeil oblique sévère. La scène sembla attirer le regard de quelques autres personnes présentes, curieuses.

Je sentis, à sa façon de me serrer le cou, que Gwen s’était tout de suite crispé. Avant, les choses n’auraient pas été plus loin. Sauf qu’elle n'était plus du genre à se laisser faire, désormais elle attaquait.

— De quoi je me mêle ?

Comme pour le narguer, elle m'embrassa à nouveau, langoureusement, un oeil en sa direction. Je n'approuvais pas sa réaction et le lui fit comprendre en la repoussant discrètement. Le malaise devait sûrement se lire sur mon visage. Je remis bien mes cheveux derrière mes oreilles, qui volaient en tous sens à cause d'un petit vent frais qui commençait à se lever. Mais le brouillard ne s'en allait pas pour autant.

Le prêtre fit un pas dans notre direction, l'air furieux. S’il n’était pas de sa profession, j’aurais craint de nous faire agresser.

— Moi j'ai une autre question : comment osez-vous afficher à la vue de tous cette... ignominie ?

— Cette… ignominie ? Mais c'est quoi cette absurdité ? On n’est plus au Moyen Âge !

— Pécheresses…

— Mais de mieux en mieux ! Eh oh, on est en 2001, quand même. Vous êtes une caricature vivante ou quoi ? Ce n’est pas ma faute si votre Dieu a une vision aussi restrictive de la sexualité.

— Ce n’est pas une vision restrictive, mais une vision saine, sans aucune once de perversité.

À ces mots chargés de sous-entendus, je crus tout à coup qu'elle allait se jeter sur lui, mais un homme d'une quarantaine d'années s'interposa entre eux deux à temps. Légèrement enrobé, chauve et en marcel blanc, une tache de gras au niveau de la poitrine.

— Eh, on se calme ! Inutile de s'énerver.

— Non mais vous avez entendu ce qu'il m'a dit ? s'étrangla ma compagne. C'est abject. Comment voulez-vous que je me calme face à de tels propos ?

— Vous brûlerez en enfer, marmonna le prêtre.

— Mais arrêtez, bon sang ! s'énerva l'homme en marcel à son tour.

— Vous, on ne vous a rien demandé, dit Gwen en ménageant le ton de sa voix.

Les gens sur les côtés et ceux du quai d'en face regardaient la scène comme on regarderait la projection d'un film en plein air. Un jeune adolescent paraissait bien amusé par la situation. Son piercing à la lèvre lui donnait un petit air ridicule quand il souriait. De plus, il portait une casquette : cela expliquait sans doute pourquoi il ne transpirait pas l’intelligence à mes yeux. Je n’étais pourtant pas du genre à avoir des préjugés, mais le port de la casquette me rebutait automatiquement, surtout s’il n’avait aucune utilité. C’était la faille dans mon caractère tolérant.

J'étais toute gênée par ce qu’il se déroulait, moi qui avais horreur d'attirer l'attention. Et ça ne serait sûrement pas Gwen qui calmerait le jeu.

Un homme en costume-cravate, la trentaine, vint à son tour dans notre direction.

— Vous vous donnez en spectacle, messieurs dames. Cessez tout de suite ou sinon...

— Ou sinon quoi ? railla Gwen.

La conversation continuait entre les trois hommes et Gwen, mais je cessai d'écouter. Je préférais m'éloigner un peu, même si je restais non loin d’elle, par soutien. J’aurais préféré me retrouver ailleurs, d’autant plus que je ressentais une drôle d’impression. L’ambiance était étrange, presque malsaine. Cela m’arrivait lorsque je me trouvais dans certains lieux, ou bien auprès de personnes comme…

Je me retournai : j’aperçus celui que je surnommais le "Sadique". Je ne m’étais pas encore rendu compte de la présence de ce jeune homme de vingt-cinq ou trente ans à peu près, aux cheveux mi-longs attachés en chignon, barbe bien fournie et lunettes qui grossissaient ses yeux pourtant petits. Il faut dire qu’il se faisait discret. Chaque fois que je le voyais, j’en avais froid dans le dos, mon instinct tirait la sonnette d’alarme sans que je ne puisse me l’expliquer. Il prenait toujours le train suivant, sur l’autre quai, ce que j’avais pu observer les quelques fois où notre train était en retard et non le sien. Pourquoi l’avais-je affublé de ce surnom ? Je n'en savais trop rien. J'aurais plutôt dû le surnommer le "Voyeur". Pour le coup, je ne doutais pas une seconde qu’il en fut un. Il fallait voir comment il lorgnait tout un tas de gens, parfois même Gwen et moi.

Mais je ne pensais pas que le malaise venait de lui, du moins pas uniquement. Il y avait quelque chose dans l'air qui ne me plaisait pas du tout, et personne d'autre ne semblait s'en rendre compte. L’atmosphère n’était plus étouffante comme les précédents jours, ça ne pouvait donc pas être à cause de la chaleur.

J'observais du coin de l'oeil les autres personnes présentes sur notre quai, ainsi que le second, et pus constater avec étonnement qu'il y avait très peu de visages familiers, tout compte fait. En général, ceux qui prenaient le train de 06h41 le faisaient pour la même raison : le travail. Je ne voyais donc pas pourquoi la plupart des habitués étaient absents aujourd’hui. Y aurait-il une épidémie ? Ce n’était pourtant pas la saison. Cette journée s'annonçait très particulière, peu ordinaire. J’avouais ne pas trop aimer quand mes petites habitudes étaient ainsi bousculées…

Soudain, on entendit un cri au loin, précédé par un frottement brutal de pneus sur la chaussée. Le débat houleux s'arrêta pour laisser place au silence. Plusieurs parmi nous regardèrent partout autour, cherchant d'où était provenu ce bruit, à l'affût d’un éventuel nouveau.

— C'était quoi ? questionna l'homme en marcel, l'air pas très rassuré.

— À votre avis ? renchérit hargneusement le prêtre. Ça me semble évident...

— Chut ! osai-je.

Ils se turent. J'essayais d'écouter plus attentivement, mais on n’entendait rien de plus. C'était calme. Je dirais même trop calme. Ah, et puis ce fichu brouillard qui nous encerclait !

Nous encerclait ? Mais oui ! Maintenant que j'y prêtais davantage d’attention. On commençait enfin à voir plus loin que le bout de son nez, même s’il restait un fin voile de brume ; mais dans un diamètre d'une centaine de mètres environ, le brouillard formait une espèce de dôme compact dont nous étions proches de l’extrémité. C'est du moins comme ça que j'aurais décrit ce que je voyais, avec mes propres mots car cela ne ressemblait à rien de connu, du jamais vu. C’était comme si des murs de fumée ou de cendres se construisaient autour de nous.

Je devais sans doute me faire des idées. "Ressaisis-toi !", m’ordonnai-je avec sévérité.

— Nous n’entendrons rien de plus, je crois... dit l'homme propre sur lui. Je crois avoir déjà entendu quelque chose de similaire dans la nuit.

— Vous ne trouvez pas que ce cri était tout à fait étrange ? s'invita une jeune femme d'une vingtaine d'années avec des dreadlocks.

— Pas plus étrange que ton look, Dreads, ricana l'adolescent de l'autre côté, qui suivait la conversation depuis le début.

— Ah ah ah… très drôle jeune homme, quel humour…

— Elle a raison, dis-je.

— Ha, vous voyez, jeune avorton ? Vous avez un humour de merde.

— En fait, je parlais du cri étrange. Ce n’est pas normal. Et vous avez vu le brouillard ?

— Quoi, le brouillard ? demanda un homme de trente ans à peine, en tee-shirt de sport aux couleurs du drapeau français, sur notre quai.

— Ben il nous encercle ! m'égosillai-je soudain, d'une voix que je ne me connaissais pas.

— Un brouillard qui nous encercle ? Mouais… marmonna-t-il, visiblement sceptique.

— Du calme, madame, m’intima l'adolescent en raillant. Inutile de vous mettre dans un état d’hystéro et de nous casser les oreilles.

— Vous vous croyez vraiment drôle, vous ! insista avec agacement la femme d'une vingtaine d'années.

— Eh ben, trois fois le mot "vous" en une seule phrase, bravo Dreads ! C’est pour cette prouesse que tu évites de me tutoyer ?

— Bon, si tu tiens à ce que je te tutoie, écoutes bien ça, p’tit con : je ne te permets pas de…

Il y eut un bruit effroyable, telle une explosion, et nous vîmes une faible lumière de feu apparaître à travers le léger voile de brume, sur notre droite. Je sursautai et je ne pensais pas avoir été la seule. La lumière incandescente et irradiante venait de la voie ferrée d'où devait arriver notre train. Elle était toujours présente et semblait se rapprocher. Une boule d'angoisse m'obstrua la gorge, je déglutis pour tenter de m'en débarrasser sans résultat satisfaisant. Comme on n’y voyait rien, mon imagination faisait le travail pour construire des hypothèses, toutes plus horribles que les autres.

Silence complet. Personne n'osait plus faire le moindre bruit, le moindre geste. Et le brouillard continuait à former un mur autour de nous. Désormais, la vue était relativement bien dégagée, mais on se serait cru au beau milieu de l'oeil d'un cyclone, le ciel bleu du dessus en moins. Ce n'était pas que je sois claustrophobe, mais je me sentais terriblement oppressée.

Tout à coup, un câble électrique composant la caténaire, à moitié dans le brouillard, grésilla puis se détacha. Suivi d'un autre, puis d'un autre, comme si quelqu'un ou quelque chose les sectionnait au fur et à mesure. La lumière de feu s'approchait encore.

On comprit tous de quoi il s'agissait exactement quand elle sortit de la brume, et c’était encore pire que ce que j’avais pu imaginer : nous découvrîmes notre train... en proie aux flammes. Il s'approchait de nous, telle une chenille géante sortant de l'enfer. Il avançait très lentement et allait bientôt arriver à notre hauteur. Une vision surréaliste, presque cauchemardesque, qui me saisit d’effroi.

— C'est quoi c'bordel ? laissa s’échapper l'homme en marcel en murmurant, l’air ahuri.

Aucun de nous ne répondit à sa question, qui ne s'adressait à personne en particulier de toute façon. Nous étions là, abasourdis, incapables de réagir face à ce que nous voyions. La scène me semblait interminable, le temps s’étirait comme le caractérisait la lente avancée du train. Ce dernier, cependant, avançait toujours. Ses roues écrasèrent les câbles électriques tombés à terre en provoquant grésillements et étincelles. L'engin enflammé penchait dangereusement, je me demandais s'il n'allait pas dérailler et basculer sur le côté. Le bon sens aurait voulu que nous reculions en voyant cette horreur approcher, mais personne ne bougea.

Il arriva à notre hauteur, cachant les personnes sur l’autre quai de notre vue. Afin de se protéger du feu et de la chaleur qui s'en dégageaient, notre instinct nous poussa enfin à réagir et nous éloigner. Tout se déroulait là encore au ralenti, pour moi tout du moins. Alors que la machine monstrueuse défilait sous mes yeux, j'y vis des gens à l'intérieur, cognant aux vitres, criant, hurlant et suppliant, supposai-je, les flammes les dévorant petit à petit. J’entendais leur assourdissante détresse, sans trop savoir si c’était moi qui les imaginais ou si les sons existaient bel et bien. Les larmes me montèrent aux yeux. Je sentis une main prendre la mienne. Celle de Gwen.

Soudain, l’avertisseur sonore d'un train me raccrocha à la réalité. Je tournais la tête vers la gauche, d'où provenait le son du klaxon, et constata qu'un train en sens inverse arrivait à vive allure : celui de 06 h 51. Il allait beaucoup trop vite, comme s’il n’allait pas marquer son arrêt. L’effroi me saisit lorsque je réalisai que le train enflammé se trouvait sur la même voie, peut-être suite à un problème d’aiguillage.

Je hurlai.

CHAPITRE 3

Ma vue était floue, mes oreilles bourdonnaient et je crus ressentir du sang s'en écouler. Je me sentais sale également car recouverte de poussière, mais n'y prêtais pas plus d’attention que ça. Le visage posé contre le sol, une douleur importante sur le côté droit de mon front et dans mes muscles, je restais allongée sans faire le moindre mouvement.

Au fur et à mesure que je recouvrais l'ouïe, je pus constater qu'une personne hurlait, de peur me semblait-il. Puis une autre qui appelait à l'aide, ainsi qu’un cri d'agonie. Inconsciemment, j'espérais retrouver ma surdité passagère pour ne pas avoir à supporter ces sons désagréables.

On vint vers moi précipitamment et me secoua légèrement l'épaule en appelant mon nom une première fois, puis une seconde plus bruyamment. J’entendais comme si j’avais la tête sous l’eau. Je compris qu'il s'agissait de Gwen. Je fis un effort pour lui montrer que j'étais consciente car elle semblait terriblement inquiète, à sa manière de me secouer en criant.

— Agnès ! fit-elle en me prenant dans les bras. Comment ça va ? Réponds-moi, s'il te plaît ! Ne meurs pas !

— Ça va, ça va, Gwen. Calme-toi...

— Mais j'ai eu si peur en te voyant ainsi !

Elle semblait en colère, sous le coup de l'émotion. Quand elle était dans cet état, il ne fallait plus rien lui dire et attendre que cela passe tout seul. Généralement, cela se produisait plutôt vite. Déjà là elle se radoucissait. Je le sentais à sa manière de me serrer : moins raide, moins agressive.

La tête posée contre son abdomen, j'ouvris les yeux doucement. Ils retrouvaient peu à peu leur capacité normale. Le spectacle qui s'offrait à moi, vu de côté, n'était guère réjouissant. Des souvenirs de la catastrophe me revinrent en mémoire à cet instant.

L'impact entre les deux trains avait engendré une terrible réaction en chaîne. D'abord, le choc même avait créé une légère explosion, une petite partie de la carrosserie s'était ainsi détachée pour venir s'envoler contre l'un des hommes sur le quai d'en face, le déchirant à moitié. Certains d'entre nous couraient dans tous les sens et d'autres, plus nombreux, restaient immobiles, incapables de réagir. Les voitures de passagers du train enflammé s'étaient rentrées les unes dans les autres ou avaient dévié. Deux d'entre elles s'étaient soulevées et avaient atterri sur le quai où je me trouvais. Je m'étais éloignée à temps, heureusement, sinon je n'aurais pas survécu. Une femme à côté de moi n'avait pas eu cette chance…

Malgré l'impact, le second train avait continué son avancée, pris dans son dangereux élan. Inévitablement, il était rentré dans les voitures du premier. Une intense explosion s'en était suivie, faisant trembler le sol et projetant des débris un peu partout. Certains éclats de verre, de tôle ou de toutes autres pièces avaient happé violemment une poignée de personnes présentes, les blessant plus ou moins gravement, ou bien les tuant tout bonnement. Le souffle brûlant de l'explosion m'avait clouée au sol et ma tête s'était claquée par terre. C'est pourquoi je m'étais retrouvée allongée contre le bitume et avais perdu connaissance.

Maintenant, je voyais des gens au regard vide, des plaies au visage ou au corps, des vêtements déchirés et crasseux, allongés, pleurant ; un homme à moitié sous la locomotive ; une femme écrasée sous une horloge de gare qui s'était effondrée après avoir été percutée par l'une des voitures de passagers… Des larmes me montèrent aux yeux face à ce désastre sanglant. Je constatai aussi que les morts que je voyais faisaient partie des passagers les plus réguliers. Les survivants étaient donc ces personnes que je n’avais jamais vues par le passé, hormis le “Sadique”, seul point de repère au milieu du carnage.

Je levai la tête. Gwen semblait indemne, Dieu soit loué. Elle était juste recouverte de poussière, comme moi sûrement. Au-dessus d'elle : le panneau d'affichage électronique. L'écran était noir, il n’y avait apparemment plus de courant, ce qui paraissait logique après un tel accident.

— S'il vous plaît... aidez... moi... gémissait l'homme sous la locomotive, un peu de sang sur la commissure des lèvres.

Gwen et moi nous relevâmes, encore fébriles. Surtout en ce qui me concernait. Je me sentais comme une personne âgée pleine de rhumatismes. Davantage même que ce dont devait souffrir la vieille femme qui était assise par terre, pas très loin de moi, en pleurs.

Nous nous approchâmes du blessé. Le haut de son bassin était sur le quai, mais ses jambes pendaient au-dessus du ballast, écrasées sous la locomotive. Autour de son buste se trouvaient des taches de sang. À vue d'oeil, je ne trouvais aucune solution pour le libérer. Son cas me semblait désespéré.

L'homme en marcel, une plaie superficielle à l'épaule, vint vers nous avec l'intention de nous porter secours, ainsi qu'un autre homme que je ne connaissais pas portant une sacoche en cuir.

— Je suis médecin, fit ce dernier. Philippe Blondel.

— Médecin ? répétai-je, un peu d'espoir dans la voix.

— Hum... chirurgien, plus précisément. Mais ne vous en faites pas, je vais trouver une solution.

— Je souffre docteur... je vais mourir...

— Ne dites pas ça ! Je vais vous examiner.

Il lui prit son pouls, se pencha par-dessus le quai afin de regarder plus attentivement l'étendue des dégâts. Ainsi que d'autres analyses que je ne comprenais pas très bien. Après quelques secondes, il dit :

— Il faudrait dégager ce wagon, et vite.

— C'est une locomotive... précisa l'homme en costume-cravate, l'air particulièrement hautain, alors qu’il était venu à notre rencontre.

— Vous croyez vraiment qu'on en a quelque chose à foutre ? grogna l'homme en marcel.

— Cessez donc, et aidez-nous à trouver une solution ! explosai-je, sous pression.

— Elle a raison, me soutint Gwen.

L'homme en marcel semblait confus, mais pas celui en costume-cravate.

— Oui, désolé mademoiselle...

— Vous pouvez m'appeler Agnès, lui dis-je gentiment.

— D'accord. Moi c'est Marcel.

Par autodéfense de mon esprit face à la situation, je supposais, l'idée amusante qu'il portait le même nom que le vêtement recouvrant son torse me traversa l'esprit et j'eus envie de rire une brève seconde, nerveusement.

— Ambroise, marmonna l'homme en costume-cravate pour se présenter à son tour, par fausse politesse. Mais cessons-là les présentations ! Trouvons un moyen de dégager cette putain de locomotive.

— Faites vite... supplia l'homme à moitié écrasé.

— Ça serait trop vous demander, un coup de main ?

À cet appel, le jeune homme en tee-shirt de sport et la femme aux dreadlocks de tout à l'heure nous rejoignirent, ainsi qu’une autre jeune femme d'une vingtaine d'années : une rousse bouclée aux vêtements sales et chiffonnés. À son air effacé et ses vêtements, je supposai qu'il s'agissait d'une sans-abri. Elle semblait avoir attiré le regard de l’adolescent depuis bien longtemps. Je me demandais même si ce n’était pas à son intention qu’il avait joué les malins tout à l’heure. Le prêtre, quant à lui, s'approchait des cadavres et priait pour leur salut, vraisemblablement.

Le jeune adolescent restait sans bouger et le regard perdu depuis l’autre quai. D'autres personnes près de lui s’agitaient afin de porter secours à ceux qui semblaient en avoir besoin.

— Jeune homme !

Aucune réaction de sa part, pas même un battement de paupière. Je réitérai mon appel, et là enfin il sortit de sa profonde torpeur. Il me regarda, le regard triste malgré l’absence de larmes.

— Pouvez-vous venir nous aider, s'il vous plaît ?

— Heu... ici aussi nous aurions besoin d'aide, et surtout d'un médecin. Il y a des blessés.

— Il faut appeler une ambulance !

C’était comme une illumination soudaine qui était sortie toute seule, sans que je ne contrôle rien. Je sortis mon téléphone portable de ma poche, et remarqua avec embarras qu'il était cassé, sans doute qu’il avait encaissé le choc de ma chute après l’explosion.

— Ne vous en faites pas, j'ai le mien ! me prévint l'ado, semblant avoir constaté la déception sur mon visage.

Il le sortit de sa poche et commença à pianoter silencieusement sur les touches. Je le vis faire une grimace. Il approcha ensuite son téléphone de son oreille et attendit. Après quelques secondes, je l'entendis murmurer « Fais chier... » et remettre le portable là où il l'avait pris.

— Je n'ai pas de réseau !

— Réessayez !

— Inutile puisque je n'ai pas de réseau ! Vous m'écoutez quand je parle ?

N'aimant pas son ton, je l'ignorai.

— Gwen, tu as ton portable ? Il faudrait appeler une ambulance au plus vite.

— Oui bien sûr.

Je gardais encore de l’espoir ; cependant, Gwen exprima la même déception que l’adolescent plus tôt, après vérification de son téléphone portable.

— Pas de réseau… Je vais appeler le 112.

Je n’avais pas pensé à ce numéro miracle, capable de mettre en relation avec un numéro d’urgence partout en Europe, et ce sans réseau. Toutefois, la solution de Gwen, à ma grande surprise, n’aboutit à rien. Elle me regarda, dépitée, avant de me dire que c’était un échec.

— Est-ce que quelqu'un aurait du réseau, ou bien la possibilité d'appeler le 112 ? demandai-je assez fort pour que tout le monde entende.