Sujets Tabous - Merlin Lefrancq-Dubois - E-Book

Sujets Tabous E-Book

Merlin Lefrancq-Dubois

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Beschreibung

Nier les problèmes, toujours... Malheureusement, la vie ne fonctionne pas comme ça. Après une soirée bien trop arrosée, Conrad Nash commet l'irréparable, impliquant avec lui et bien malgré elle son amie Violette Beaumort. Afin d'échapper à toute condamnation, les deux jeunes gens décident de dissimuler leur crime et de ne plus jamais aborder le sujet. Croyant d'abord s'en sortir impunément, alors qu'une série de meurtres sanglants perpétrée par un mystérieux Jardinier s'abat sur les environs, ils apprendront à leurs dépens que les sujets sensibles ne restent jamais indéfiniment tabous.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Ähnliche


Index

Prologue

L’accident

Un mois plus tard

Un peu de fraicheur

Jamais deux sans trois

WC

Rivalité

Julien Villette

Nouvel emménagement, nouvelle vie

Jardinière

Retombés

Sciences occultes

Jeux de persuations

Agression

Mise au point

Patriarcat

Stupéfiant

Conférence de presse

Coup de fil

Déterrer le passé

Soirée mouvementée

Le calme avant la tempête

Corbeau

Veangeance : Étape suivante

Deux heures plus tôt

Bat les masques

Un peu en avance

J comme

Partie de chasse

Recurrence

Mise en garde

Enterremment, troisième prise

Seul

Epilogue

Remerciements

Note de L’auteur

Prologue

Petit tour d’horizon…

Chemin de terre sans bitume, bosselé et caillouteux, suffisamment large pour laisser passer deux voitures, mais tout juste, entre deux rangées d’arbres et de fossés peu profonds. La brillante lumière de la lune bientôt pleine, pourtant seule source d’éclairage, permettait une meilleure vision que n’en auraient offerte les lumières artificielles de la ville, vision tout de même entravée par un fin voile de brume. La route semblait s’étendre indéfiniment. C’est un décor plutôt pas mal pour commencer une histoire, celle-ci en particulier.

En bruit de fond, l’on pouvait entendre l’autoroute au loin et les voitures circuler. Quelques oiseaux nocturnes ici et là poussaient des cris, piaillaient, jacassaient, ou discutaient, au choix. La Nuit s’était éveillée, les codes changeaient, depuis deux ou trois heures déjà. La vie est bien différente, la Nuit. Les diurnes en ont peur, mais c’est parce qu’ils ne la comprennent pas. C’est la même base, les mêmes origines que la peur de l’étranger : l’inconnu. Mais ça, il ne faut pas en parler. Nier les problèmes, toujours…

C’est à cause de cette tendance humaine au déni qu’il existe des sujets tabous : ceux que l’on n’aborde pas, par crainte ou fausse pudeur car, généralement, ils fâchent la majorité. Les diurnes, entre autres. Les non-dits et les mensonges régissent notre monde moderne ; ce monde très diurne, j’insiste là-dessus, grâce aux (ou plutôt à cause des) amalgames " jour-lumière-bien / nuit-obscurité-mal " concept typiquement occidental. Et pourtant, ces sujets tabous plus ou moins nombreux varient d’un lieu à un autre, une raison pour laquelle nous vivons dans un monde complexe, où rien n’est ni tout noir ni tout blanc, n’en déplaise aux manichéens.

Trêve de philosophie. C’est un roman, nom d’un chien.

Par pur hasard, l’histoire ici présente débute de Nuit.

Le chemin de terre traversait la forêt domaniale de Raismes, petite ville du nord de la France. En raison de sa vétusté accrue, peu de véhicules l’empruntait ; ce qui n’était pas le cas des cyclistes, randonneurs, joggeurs et autres promeneurs que l’on trouvait à foison, lorsqu’il faisait jour. Mais la Nuit, c’était une toute autre population qui fréquentait les lieux.

En cette chaude nuit de juillet, les feux de route d’une grosse Citroën verte vinrent s’ajouter aux lumières naturelles de la nuit. L’automobile abritait en son bord Conrad Nash, adolescent de bientôt dix-sept ans, ainsi qu’une jeune femme de dix-neuf ans et demi, conductrice et propriétaire du véhicule, du nom de Violette Beaumort.

Conrad, placidement installé à la " place du mort ", était le deuxième / troisième enfant – logique, il a une sœur jumelle – de sa fratrie. Physiquement, il ne se démarquait pas spécialement des autres adolescents de son âge : cheveux châtain foncé coupés court mais dont une longue mèche rebelle lui traversait volontairement le front, sourcils d’épaisseur moyenne de même teinte que ses cheveux, yeux noisette, nez, oreille et lèvres de taille moyenne, sans distinction particulière. Son visage était parfaitement équilibré, symétrique. Afin de pallier ce manque d’originalité faciale, il se donnait un genre avec des tee-shirts aux graphismes morbides, tel celui d’un chat écrasé sur la route, celui qu’il portait ce soir-là d’ailleurs. Mais ces graphismes devaient être de " qualité ", et les couleurs se suivre entre elles, point crucial pour leur propriétaire.

Pesant uniquement soixante-deux kilos pour un mètre quatre-vingt-cinq, son entourage s’amusait à le surnommer " maigrelet ", ce qu’il n’appréciait guère. Surtout qu’il manquait de musculature, son plus grand complexe. Avec sa taille, il se serait pourtant bien vu comme un de ces acteurs américains avec leurs tablettes de chocolat.

Manquant cruellement de maturité, Conrad avait encore beaucoup à apprendre. Jusque-là, la vie lui avait épargné ses affres. Ses parents aux moyens modestes, mais surtout sa mère, se sont toujours bien occupés de lui, l’ont peut-être un peu trop gâté, si on chipote un peu. Mis à part une année difficile pré-collège, il n’a jamais eu de soucis particuliers avec ses professeurs, ses camarades… Élève moyen, il reste un maximum de temps auprès de son petit cercle d’amis qui s’est formé en Sixième et subsiste encore aujourd’hui, dans sa classe de 1re Scientifique d’un lycée valenciennois. Sauf qu’il se retrouvait seul ce mois-ci, les autres étaient partis en voyage pour leurs vacances.

Il s’intéressait peu au monde qui l’entourait et concentrait toute son attention sur sa personne. Car oui, Conrad s’était toujours montré égoïste et égocentrique. Influencé par les émissions de télé-réalité dont il raffolait tant, étant en quête de popularité, il s’était forgé une personnalité passe-partout, somme toute assez banale en fin de compte, afin de s’intégrer facilement dans le milieu scolaire. Sur les réseaux sociaux, il avait des centaines d’ " amis ". Il souhaitait renvoyer l’image d’une personne cool, drôle, un peu rebelle. Mais derrière cette carapace se cachait un être avec une certaine sensibilité et d’indéniables qualités, mais malheureusement bien trop sous-exploitées : un certain don pour les arts plastiques, notamment la sculpture ; un bon sens de l’orientation et de l’organisation. Bien que célibataire, il avait une vision idéaliste du couple. Il savait également se montrer bienveillant et digne de confiance envers les membres de sa famille et ses amis proches, mettre son ego de côté pour les personnes qui lui étaient chères. Dans le fond, Conrad souhaite la même chose que tout un chacun : être heureux. Aimer et se faire aimer.

Mais cet acharnement à vouloir plaire à tout le monde lui jouait des tours, car cela est tout bonnement voué à l’échec.

Il rentrait d’une soirée bien arrosée organisée avec un pote et se déroulant chez ce dernier, à l’occasion de la fin des épreuves anticipées du baccalauréat. Pour coller à son image montée de toute pièce, il fallait qu’il s’abreuve d’alcool comme les autres, amené illégalement bien entendu. Adorant cela qui plus est, il n’allait certainement pas s’en priver. Lorsque les inévitables effets indésirables s’étaient fait ressentir, bon nombre de ceux qu’il considérait comme ses copains, y compris le propriétaire de la maison, l’avait expulsé de la fête après s’être bien moqué de lui au passage, le houspillant méchamment et l’humiliant. Étant donné qu’il ne souhaitait pas contacter ses parents dans son état, une seule personne était en mesure de le ramener chez lui : son amour secret, Violette.

Conrad l’avait rencontrée l’année précédente alors qu’il était en Seconde et elle en Terminale L. Étant bien du genre à s’emballer, s’amouracher facilement, et compte tenu de l’indéniable beauté de Violette, Conrad s’était logiquement monté tout un scénario romantique dans son imaginaire. Ses désirs et fantasmes de jeune adolescent lui donnèrent rapidement le sentiment d’être amoureux. Mais je peux vous le dire, ce qu’il éprouvait n’était pas de l’amour. De plus, il n’y avait aucune réciprocité de ces sentiments ; malgré tout, après une première approche maladroite de sa part, une amitié s’était liée entre eux deux, en dehors de son habituel cercle d’amis. Pour le reste, Conrad restait libre d’espérer.

De toute manière, Violette était une fille bien trop torturée pour songer à bâtir une relation amoureuse, surtout avec un jeune adolescent fraîchement arrivé au lycée quand, elle, y avait déjà ses propres mais instables repères. Et maintenant qu’elle était à Lille en première année de Licence de psychologie, cela devenait encore plus compromis. De nature plutôt discrète et solitaire, elle préférait rester seule un maximum et ne tolérait la présence que de rares amis. Une liste très restreinte à laquelle, étrangement, Conrad faisait partie. C’est ça l’amitié, comme l’amour : des relations peuvent naître entre personnes à l’incompatibilité flagrante. Peut-être est-ce une manière inconsciente pour ces personnes de rechercher une complémentarité, ou bien de combler un vide à tout prix, bien que cette dernière possibilité soit plus généralement liée à la spécifique relation de couple ? Mais je m’égare.

Une fille torturée, donc, non pas physiquement. Et pourtant, Dieu sait à quel point elle aurait préféré. Oh oui. Parce que la torture mentale est sans doute la pire des formes possibles et imaginables. Les cicatrices qu’elle forme, pourtant invisibles, sont les plus larges et fragiles, se rouvrant à la moindre occasion pour déverser du poison à foison.

Petite Violette, alors âgée de huit ans, vivait dans une luxueuse villa au bord de la plage à l’abri de tout voisinage, avec ses deux parents, dans un village proche de Montpellier. La douceur du foyer la maintenait protégée des soucis et parasites extérieurs. Bien entendu, elle gardait un contact avec le monde qui l’entourait, scolarité traditionnelle oblige, mais ses parents la gardaient auprès d’eux comme un trésor. Elle était traitée comme une petite reine.

Mais les situations idéales ne durent jamais.

À la suite d’un terrible cauchemar, qui pourrait être interprété comme une mise en garde avec le recul, elle alla demander à ses parents s’il était possible de les rejoindre dans le lit conjugal afin de se rassurer et s’endormir. Ces derniers – soit Harold Beaumort, talentueux compositeur, et Jamila Sali Beaumort, très célèbre cantatrice, qu’il avait rencontré lors d’une représentation alors qu’elle était soliste dans l’une de ses compositions avant de devenir son épouse (vous me suivez ?) – ont accepté sans problème, avec plaisir, même.

Grave erreur.

Pourquoi a-t-il fallu qu’elle se retrouve dans ce lit ce soir-là entre ses deux parents, toute petite et passant presque inaperçue, comme invisible ? Telle une lilliputienne cachée entre deux géants ?

Parce qu’une fois que la nuit s’était éveillée, que les codes avaient changés, un homme aux intentions douteuses et muni d’un fusil de chasse – oui, votre infaillible perspicacité ne vous trompe pas : il s’agissait bien d’un chasseur – a pénétré dans la demeure après avoir forcé l’entrée avec un pied de biche – cela ne vous inspirerait-il pas un jeu de mot ? C’est normal –, s’est dirigé vers l’étage puis la chambre parentale et, enfin, a tiré sur la première tête qu’il vit. De quoi faire exploser ladite tête. De quoi projeter des débris d’os, de sang et de cervelle sur le visage de la petite fille...

Comme poussée par un cri d’alerte inaudible, Violette s’était réveillée une petite dizaine de secondes avant le coup de feu mortel ayant ôté toute vie à Harold, son père tant chéri. Ses beaux yeux s’étaient naturellement ouverts avant que le chasseur n’appuie sur la détente, lui offrant ainsi un spectacle trop bien détaillé et peu enviable…

Jamila, en revanche, a été tirée du sommeil à l’instant même du premier tir du canon achevant son mari. Violette étant toujours invisible aux yeux de l’assassin, sa mère fut la prochaine sur la liste.

Le meurtrier n’avait aucune intention de s’en prendre à la petite, il n’avait d’ailleurs tout bonnement pas remarqué sa présence dans le lit conjugal. Petite Violette avait son regard braqué sur ce qui restait du visage de son père. Elle pouvait voir une petite partie de son œil qui semblait l’observer en retour. De terribles tremblements l’assaillaient. Son cœur pourtant si jeune était au bord de la crise cardiaque. Elle se sentait la proie de tous les sentiments désagréables, mais aussi totalement vide. Des larmes lui brouillaient la vue après quelques secondes et un mot quasi inaudible, tremblant, est sorti de sa bouche, tel un jet de vomi après un choc traumatique :

« Papa... »

Il a suffi de ce mot comme un murmure pour qu’un signal d’alerte s’illumine dans le cerveau de l’homme mystérieux. Ses yeux se sont agités, cherchant d’où pouvait provenir le bruit. S’étant habitué à la pénombre, il la discerna enfin. L’horreur de ses actes sembla se révéler d’elle-même, tout à coup, à la découverte de Petite Violette. Contre toute attente, au lieu de détaler comme les lapins qu’il aimait canarder, il s’est approché du lit un peu rapidement, comme pour vérifier que la fillette qu’il voyait était bel et bien réelle. Je suis contre les amalgames, mais ce chasseur était vraiment stupide. Quoi qu’il en soit, il arriva ce qui devait arriver : le bruit de ses pas attira irrésistiblement le regard de Petite Violette. L’image de ses yeux d’homme affolé fut ainsi gravée dans sa mémoire. À tout jamais. Comme celle du demi-visage ensanglanté de son papa.

Petite Violette lui rendait son regard. Un regard rempli de paradoxe. L’on pouvait y voir une tristesse profonde, suppliant presque l’assassin de l’aider comme s’il n’était pas responsable de son malheur, traduction d’une perte totale de repère. Mais il n’y avait pas que cela de repérable. Votre perspicacité vous aura sans doute fait comprendre qu’il s’agissait d’un concentré de haine pure.

Enfin, il s’est enfui. Laissant une petite fille se faire submerger par ses propres sanglots et pousser un cri abominable, comme on peut en entendre à la fin d’une scène d’un mauvais film d’horreur, vous voyez, avec un fondu en noir, le titre qui apparaît en lettres de sang et tutti quanti.

Par la suite, on l’a confiée à son grand-père Harold, le tuteur légal désigné par les parents de Violette et responsable du patrimoine en attente de sa majorité, vivant dans le Nord de la France. Malheureusement, ce dernier ne vécut pas bien longtemps, souffrant de graves soucis de santé déclarés subitement. Violette a donc été placée sous la tutelle de l’État et confiée à un foyer situé à Valenciennes. Son héritage était en instance, elle ne pouvait rien toucher avant d’atteindre sa majorité.

Un pédopsychiatre, membre réputé du personnel du foyer, suivit Violette pendant quelques années. Car après la terrible nuit, elle s’était enfermée dans un mutisme de deux ans, et ne s’alimentait presque plus après le décès de son grand-père. Elle ne souhaitait qu’une chose : rejoindre ses parents, peu importe où ils se trouvaient. S’ils étaient en enfer pour X raison, elle aurait tout de même voulu les rejoindre. L’enfer était d’ailleurs ce qui l’attendait, à en croire la religion chrétienne, car les doigts de la main ne suffisent pas pour compter le nombre impressionnant de fois où elle avait attenté à sa vie durant sa période mutique. Trente-sept en tout. Trente-sept " TS " commises entre ses huit ans et son onzième anniversaire. Trente-sept avec mille-et-une manières différentes de se donner la mort. Inutile de vous dire comment son instruction fut périlleuse. Heureusement – ou malheureusement, cela dépend –, le foyer était doté d’un système de surveillance et de " sécurité " hors-norme. Petite Violette avait le sentiment de n’y avoir aucune intimité, d’y être hébétée par une routine monotone qui ne change jamais, se sentait épiée de tous les coins. Cet endroit, elle le vivait comme une prison pour jeunes délinquants.

Moyenne Violette – ben oui, elle a grandi, ayant désormais onze ans – n’est cependant pas restée seule. Un petit couple tout mignon, issu de cette classe sociale que l’on nomme " nouveaux riches " et dont le mari était stérile souhaitait fonder une famille. Pour cela, il faut au moins un enfant. Ou une, bien entendu. Quoique, les garçons sont plus souvent privilégiés, mais qui pouvait rester indifférent face à la détresse de Moyenne Violette, franchement ?

Pour de multiples raisons et après quelques signatures et autres paperasses, sans oublier quelques dessous de table, ce couple a recueilli Moyenne Violette dans l’attente qu’elle soit définitivement adoptée. Bien qu’elle fût toujours attachée à ses parents – enfin, à leur souvenir – la venue de ce couple charmant de prime abord dans sa vie semblait être une vraie chance qu’on lui offrait enfin, un moyen de trouver un peu de douceur et de bonheur dans ce monde de brutes.

Mais cette douceur n’allait pas s’éterniser elle non plus.

Vilain coup du sort ou plaisir sadique d’une personne qui semble bien influer sur les événements, au choix, un terrible incendie nocturne a ravagé la belle petite maison du couple. Moyenne Violette et ses futurs parents adoptifs se trouvaient à l’intérieur à ce moment-là, tout le monde endormi. Les flammes et fumées passant difficilement inaperçues auprès des voisins, quelqu’un a fini par appeler les pompiers. Ces derniers n’ont réussi à sauver qu’une seule personne, alors inconsciente dans son lit après avoir inhalé les gaz toxiques dégagés par le feu dans son sommeil.

Comme si cela ne suffisait pas, l’incendie était de nature criminelle – un coup du chasseur de tout à l’heure ? Non non non, dites-vous avec perspicacité – et comble de l’ironie, un jeune lieutenant de police alors chargé de l’affaire, sa première enquête, a émis l’hypothèse que Moyenne Violette était la responsable du drame. Il fut bien vite remis à sa place par tout un tas de gens, y compris ses supérieurs. Son affaire fut un véritable échec et remise au rang des affaires non-classées, exactement comme pour le cas du meurtre brutal et resté inexpliqué des parents biologiques.

Sa période de transition de Moyenne à Grande Violette – bon ok, je vous épargnerai ce titre à l’avenir – ne fut donc pas de tout repos. Après ce nouvel acharnement de l’écrivain sadique… non pardon, du vilain coup du sort, elle tomba dans une seconde période de mutisme. Mais celle-ci ne dura que deux semaines, sans être accompagnée de tentative de suicide.

Autant l’épreuve de la mort de ses parents biologiques l’avait complètement abattue, autant celle de ses parents d’adoption semblait finalement l’avoir rendue plus forte. C’est l’idée puissante d’arrêter de se laisser abattre, une étincelle soudain devenue brasier, qui l’a poussée à sortir de sa profonde léthargie. Désormais, elle désirait se reprendre en main, sortir de la dépression, affronter la vie et cracher à la gueule de son tortionnaire, responsable de ses maux et de ces mots.

Par la suite, Grande Violette – un petit dernier pour la route – a atteint sa majorité. Comme figurant sur le testament de ses parents, elle a hérité de leur modeste fortune, l’État pouvant désormais lui offrir son dû. La somme lui permit de se payer une formation de conduite, une voiture et un appartement au cœur de Valenciennes. Elle s’épanouit dans des activités artistiques, chant et théâtre et, désormais, semble être une jeune universitaire (presque) épanouie, dont la beauté attisait de nombreuses convoitises.

Mais ses épreuves avaient marqué leur empreinte au fer rouge. Celle qui est née comme Petite Violette est devenue grande maintenant, couverte d’invisibles stigmates, de cicatrices, prêtes à se rouvrir à la moindre occasion. Elle transporte un poids terrible qui ne la quittera plus jamais. C’est la vie, tout simplement. Chacun subit son lot d’épreuves qui le construisent… ou le détruisent.

Ça suffit le passé. Revenons à l’instant présent, carpe diem et tout ça.

Si je récapitule bien, l’histoire ici présente débute de Nuit, sur un chemin de terre sans bitume paumé au fin fond d’une forêt domaniale de Raismes, avec un adolescent immature et une jeune femme mal dans sa peau au bord d’une voiture. Alors, ça vous tente ?

CHAPITRE 1

L’accident ...

L’horloge électronique de la Citroën indiquait 03 : 27. Violette y jeta un coup d’œil, puis plissa les yeux d’exaspération. On pouvait lire la colère sur son visage comme dans un livre ouvert. Elle inspira longuement avant de lâcher un souffle profond. Veine tentative de se détendre. Elle détestait se faire interrompre dans ses occupations, surtout la nuit, le moment qu’elle affectionnait le plus. C’est bien, la nuit, on est tranquille, a priori.

Conrad entendit son expiration, plutôt proche d’un soupir, et l’observa. Ah, comme elle était belle – et non pas parce qu’elle était en colère, car la colère, ce n’est pas beau à voir. Dire « Tu es encore plus belle quand tu es en colère », pardonnez-moi mais je trouve cela absurde. Après, chacun ses goûts. Bref. Je m’égare encore dans mes élucubrations…

Plus tout à fait conscient de ses actes, il tenta sans vergogne de lui caresser la poitrine, poussé par un élan de bravoure ou de bêtise. C’était plutôt ce second point, d’ailleurs. Elle lui répondit par la plus grosse gifle qu’il n’ait jamais reçue de toute sa vie, ce qui lui fit lâcher une petite plainte – bien fait pour lui, me direz-vous. En tout cas, moi, je le dirais.

— GROS PORC ! lui cria-t-elle au point de s’étrangler, rouge de colère.

Une épaisse trace rouge apparut sur sa joue gauche. Il la caressa légèrement de sa main droite pour calmer la douleur infligée par la gifle. Ses doigts frôlèrent sa barbe naissante au passage. Habituellement, il appréciait ce doux picotement sous ses doigts, mais la douleur accaparait toute son attention. Sous les effets de l’alcool, il était cependant euphorique, et n’en voulait pas à son amie de lui avoir fait mal. Cela l’amusait, même.

L’état chaotique de la route rendait terriblement instable l’avancée de la voiture. Les roues passaient sur les graviers, les pierres et autres débris naturels. Violette roulait à allure raisonnable, mais suffisamment élevée pour rendre le trajet désagréable. En même temps, cela était difficilement évitable. Une secousse fut si intense que le corps de Conrad, alors inattentif à la route, fut propulsé en l’air. Le sommet de son crâne se claqua violemment contre la toiture, la ceinture n’étant pas parvenue à le retenir suffisamment. Il bougonna suite à sa nouvelle douleur puis mit les mains sur le point d’impact par réflexe. Fortement secoué, il attrapa la nausée.

— Violette, s’te plaît : arrête-toi deux s’condes, j’crois qu’j’vais vomir !

Elle s’exécuta sans rien dire. Une fois la voiture à l’arrêt, il ouvrit la portière et se pencha à l’extérieur, sans prendre la peine de déboucler sa ceinture. Elle entendit ses déjections, et les sentit aussi. Le regard fixé droit devant elle, la respiration lourde, elle fit une grimace d’agacement et de dégoût et se retint de respirer, du moins par le nez.

Conrad, une fois son estomac calmé, se redressa à peu près droit sur son siège et referma la portière. Violette redémarra aussitôt, d’abord sans dire un mot – mais la voix de la colère ne se tait jamais bien longtemps.

— Je me demande Conrad, vraiment : comment ai-je fait pour accepter que l’on devienne amis, toi et moi ? Ahlala, j’vous jure, se plaignit-elle, furieuse.

— Ben… J’suis beau gosse ? plaisanta-t-il.

Elle décrocha son regard de la route deux secondes pour le regarder droit dans les yeux et lui jeter un regard plein d’exaspération, avec un sourcil froncé. Apparemment, elle n’était pas convaincue par son argument.

— Ça va, j’ai le droit de m’éclater un peu quand même, nous sommes LE mardi 12 juillet, en pleine période des vacances, bordel ! bougonna-t-il en articulant exagérément ses mots.

— T’éclater ? Chez des soi-disant " amis " qui t’expulsent de leur petite fête lorsque tu les prives de leur précieux alcool ? Ha, laisse-moi rire ! Et je te signale que nous ne sommes plus LE mardi 12, mais LE mercredi 13 juillet, parce qu’il est plus de minuit, soit très très tard, tu te rappelles ? grogna-t-elle en singeant son articulation.

— Ah oui, c’est vrai, répondit-il bêtement en pouffant.

Il avait toujours très peu supporté l’alcool, ce qui ne l’empêchait pas d’en consommer régulièrement. Une fois qu’il avait l’occasion de boire l’enivrant liquide, il ne s’en privait pas. Tout y passait : vins, pétillants, alcools forts, cocktails… Heureusement qu’il n’y avait aucun antécédent d’alcoolisme dans sa famille. Et encore, cela ne le plaçait pas à l’abri.

Le véhicule arriva à hauteur d’une petite maison délabrée en bois, enfoncée dans la forêt, qui ne payait vraiment pas de mine. L’une des maisons des Trois Petits Cochons, mais où moins qu’un loup suffirait pour la faire s’écrouler. En guise de passage à travers le fossé pour y accéder : une large planche de bois. Solide, certes, mais très rudimentaire. Une voiture pourrait cependant la franchir sans trop de difficulté. La maisonnette, visuellement parlant, faisait très rustique. Il y avait tout de même un accès à l’eau courante, au gaz et à l’électricité, mais pas de tout-à-l’égout. Comme à l’ancienne, le cabinet des toilettes sèches se trouvait à l’extérieur de la bâtisse, côté arrière, plus loin dans la forêt. Cette dernière faisait guise de jardin, où la nature conservait ses droits, un des rares endroits où la main de l’homme n’avait encore rien détruit. Les limites de la propriété étaient plutôt vastes : au moins trois hectares. Le regard des deux passagers fut happé par son aura comme par un aimant surnaturel. Conrad, proche de son confort, se fit la réflexion qu’il n’aimerait pas vivre ici au milieu des bois. Violette, quant à elle, enviait ce petit coin tranquille, loin de la société. Son petit côté sauvage, sans doute.

Quelques secondes plus tard apparut un ancien centre équestre, en plus piteux état encore, enfoui dans la noirceur de la nuit. Ce dernier était désaffecté depuis maintenant deux années. L’emplacement ayant été très mal choisi, il y eut pour conséquence un cruel manque de personnels et d’inscriptions. De chevaux : il n’y en avait plus aucune trace, ce qui laissait la place à d’autres animaux. Les écuries mises à l’abandon étaient devenues le théâtre d’un petit trafic de drogues, le QG de quelques dealers isolés.

Le clair de lune projetait son ombre, ainsi que celui des arbres alentour, un peu partout, ce qui pouvait rendre le paysage inquiétant aux yeux de certains. Tandis que d’autres y verraient une douce mélancolie. Ou rien du tout, c’est possible aussi. Ce qui était d’ailleurs le cas de Conrad.

Ce dernier commençait à s’ennuyer ferme. Il en avait assez du froid que jetait la présence de Violette, quand lui à côté était euphorique. Il lui fallait trouver une occupation pour s’amuser un peu. Mais quoi ? La réponse ne fut pas longue à germer dans son esprit embrumé.

Avec la réactivité maximale que lui permettait son état, il empoigna à deux mains une zone du volant de direction puis fit faire un virage sec sur la droite, faisant ainsi lâcher prise à Violette qui ne s’était pas attendue à cela. Les roues de la voiture crissèrent légèrement et la dirigèrent vers les arbres qui soulignaient le bas-côté. Elle remit la voiture dans le droit chemin aussi rapidement qu’elle n’avait dévié.

— Mais t’es fou, ARRÊTE ! paniqua Violette en reprenant le contrôle de la voiture.

— Ben quoi ? Je conduis, se moqua Conrad avant de recommencer de plus belle dans l’autre sens.

— STOP JE TE DIS ! hurla-t-elle.

Conrad la laissa reprendre le contrôle. Une fois la voiture stabilisée, elle lui lança un regard foudroyant. Elle se dit en elle-même qu’elle faisait face à un véritable gamin stupide et insupportable. La puérilité de sa personne, comparé à elle, lui sauta violemment aux yeux. Par le passé, elle avait su trouver la part de sensibilité en lui, mais quand il était ivre, elle ne pouvait plus le supporter.

— Mais, qu’est-ce que tu m’énerves ! Tu n’es qu’un crétin.

— Je ne vous permets pas, mam’selle, lui répondit-il d’un ton extrêmement ironique qui lui hérissa les poils.

— Arrête un peu tes conneries. Regarde dans quel état tu es : pathétique. Je m’en fous que tu sois vexé, tu auras tout oublié au réveil de toute façon, pas de doute là-dessus. Alors lâchons-nous : tu n’es qu’un mioche immature et complètement stupide, un gros égoïste.

— Et encore, tu n’as pas tout vu, répondit-il avec un air de défi, prenant les paroles de son ami par-dessus la jambe.

Histoire de la provoquer encore plus, il détacha sa ceinture puis se saisit une nouvelle fois du volant à deux mains et le secoua dans les deux sens. Cette fois-ci, non prise au dépourvu, Violette tint bon, ce qui n’empêchait pas la voiture de chavirer malgré tous ses efforts pour maintenir sa trajectoire. Les deux jeunes gens se disputèrent le volant férocement.

— Lâche ça tout de suite !

Elle se prépara à freiner. Mais Conrad, bien décidé à prendre l’ascendant sur elle, déposa la main sur sa cuisse, zone particulièrement sensible de son anatomie, et pinça de tous ses doigts le plus fort possible. L’effet recherché se produisit : un rire nerveux lui prit et elle échoua sa tentative de freinage. Elle essayait tant bien que mal de contrôler les spasmes incontrôlables que lui produisaient ses chatouillements, mais la manœuvre était périlleuse. Sa jambe folle, accompagnée de sa jumelle, ne parvenait plus tellement à garder le contact avec les pédales, ou alors les percutait. La voiture faisait des soubresauts, ralentissait et accélérait alternativement.

Une quarantaine de mètres plus loin, au beau milieu d’un virage à gauche particulièrement dangereux, un jeune homme muni d’une pelle tâchée de terre fraîche, des écouteurs dans les oreilles, se préparait à traverser la chaussée.

Les deux mains de Conrad étaient occupées à leur tâche : tenir le volant et taquiner la jambe de la pauvre conductrice. Étant donné que sa ceinture ne le gênait plus, il était à demi affalé sur elle. Poussé par l’adrénaline et le goût du risque, il eut également la brillante idée de couper les feux, laissant ainsi le soin au clair de lune de faire régner un minimum de visibilité sur la route. Il avait une sacrée poigne.

Il lâcha finalement sa prise du volant pour s’affaler sur les jambes de Violette, les agripper de ses bras et ses mains puis la chatouiller encore plus frénétiquement. « Guili-guili », répétait-il sans arrêt, complètement hilare, presque hystérique. Elle, se débattait, en proie à un rire nerveux qui l’empêchait de se concentrer et d’ouvrir les yeux. Au fond d’elle se trouvaient des envies de meurtre.

Enfin, il se pencha devant ses genoux et atteint la pédale d’accélération de sa main droite. Il appuya sur le champignon avec son long bras bien tendu, la voiture se propulsa en avant en faisant ronronner violemment le moteur. Le volant totalement livré à lui-même, la voiture s’engagea dans le virage à trop vive allure, les plongeant lentement vers le fossé.

Violette finit tout de même par reprendre ses droits. Elle saisit férocement le volant de sa main gauche et donna un coup de genou si brutal sur le nez de Conrad qu’il fut littéralement propulsé en arrière, le renvoyant assis sur son siège, le souffle coupé. Enfin libérée de son étreinte, elle braqua le plus vite possible tout en freinant afin de remettre la voiture dans la trajectoire du virage qu’elle avait aperçu tardivement en raison de la faible luminosité et réenclencha les feux de route. Tout se déroulait en un temps extrêmement court et dilaté.

Ce qui arriva par la suite fut également très bref.

Dans la précipitation des événements, l’urgence de la situation, le braquage de Violette dura plus que de raison. Ce qui eut comme conséquence : la présence de leur Citroën en sens inverse de circulation, les dirigeant même vers l’autre fossé. Le jeune homme de tout à l’heure, naturellement prudent, avait bien regardé des deux côtés avant de traverser, la logique aurait voulu qu’aucune voiture ne se trouve à foncer droit sur lui à ce moment-là. C’était sans compter sur l’écriv… le vilain coup du sort.

Encore un peu sonné, Conrad ouvrit les yeux et aperçut le regard apeuré du jeune homme, alors qu’il était déjà bien trop près du véhicule. Un affreux rictus apparut sur ses lèvres en l’espace de quelques millisecondes. Violette fut la deuxième à remarquer sa présence, à quelques centimètres du pare-chocs. Un cri du cœur jaillit du plus profond de sa gorge et elle tenta d’éviter l’impact imminent avec un contre-braquage et un freinage.

Mais échoua.

La Citroën fit littéralement un tour sur elle-même. Durant sa rotation à près de cent-cinquante degrés, l’aile arrière gauche happa l’individu avec une violence inouïe. Le corps, sous l’impulsion du choc, roula d’abord sur le toit puis s’envola dans les airs pour finalement atterrir une seconde plus tard derrière l’automobile. L’atterrissage fut accompagné d’un bruit semblable à celui amplifié d’un insecte que l’on écraserait sous une semelle de chaussure. La pelle, quant à elle, rebondit tout près du jeune homme.

Violette écrasait simultanément la pédale de freinage et d’embrayage de toutes ses forces en étirant ses jambes au maximum, tout en hurlant. Conrad joignit ses cordes vocales aux siennes, détaché et donc secoué au gré des mouvements de la voiture. Les pneus crissèrent dans une cacophonie épouvantable à vous faire grincer les dents. Des débris de terre furent projetés, soulevant ainsi une nappe de fumée plutôt conséquente. Après avoir terminé son demi-tour presque complet, l’automobile s’immobilisa en une secousse terrible, enfouie dans la brume de poussière qu’elle avait elle-même provoquée, la roue arrière gauche au bord du fossé.

Conrad resta à-demi inconscient sur son siège avec ses bras ballants, fort secoué, nauséeux et le souffle coupé par la peur. Violette était sensiblement dans le même état, sauf que la nausée l’avait épargnée. Mais la secousse avait tout de même engendré une propulsion de son front vers le volant. Une petite plaie béante se mit à saigner, mais elle ne ressentait pas la douleur.

Le traumatisme la paralysait complètement. Une myriade de pensées germa dans son esprit. Elle tenta de se remémorer le visage de ce jeune homme apparu en face d’elle bien trop tard. Elle semblait se souvenir d’un bruit d’impact pendant la rotation de sa voiture, se refusa l’idée que cela pouvait être le jeune homme se faisant percuter, pria pour que ce ne soit pas le cas. Elle eut également une petite pensée pour Conrad, se demanda s’il allait bien, ce petit con… bon allez, ce petit conard, carrément, on peut le dire ; allons-y franco ! Surtout que Conrad est l’anagramme de conard. Sauf pour ceux qui préféreraient orthographier ce mot avec deux " n ", ce qui est également possible.

Conrad, les yeux plissés, émit un grognement semblable à celui d’un adolescent que l’on tire de son sommeil, porta une main à son nez ensanglanté et endolori par le coup de genou reçu plus tôt. Il récupéra peu à peu ses esprits. Son cerveau endormi par l’alcool commençait enfin à s’éveiller et ses méninges se remirent en route, comme si le choc avait remis des câbles en place, tout en en faisant disjoncter quelques-uns au passage. Il fit un effort pour ouvrir plus amplement ses paupières mi-closes. D’abord, des tâches noires mouvantes apparaissaient un peu partout dans son champ visuel, pour finalement disparaître en s’évanouissant. Sa tête fit une légère rotation pour lui permettre d’analyser l’état de son amie. Cette dernière coupa d’abord le moteur, resta quelques secondes sans bouger avec les clefs toujours au contact de ses petits doigts, puis porta la main à son front. Elle observa ensuite ses doigts devenus poisseux de sang avant de lui rendre son regard. Un seul sentiment visible sur leurs deux visages : la peur.

Comme poussés par une même force invisible, ils sortirent du véhicule avec leurs gestes en sensible adéquation. Seule Violette referma sa portière derrière elle, par réflexe. L’air chaud, presque suffocant, du dehors les enveloppa. Il n’y avait cependant pas que la chaleur qui rendait l’atmosphère écrasante.

Il était là, par terre, totalement immobile. Conrad fut le premier à l’apercevoir, sans bouger d’un pouce, ses membres maintenus à leur place contre son gré. Sans doute que son visage se décomposait car Violette l’observa et comprit la situation. Elle porta à son tour son regard vers le corps. Semblant réaliser soudain toute l’horreur que la situation impliquait, elle émit un cri perçant mêlant peur, tristesse et colère, les mains posées sur les genoux, tremblantes, le buste légèrement courbé, les larmes aux yeux.

Elle fut la seule à réagir. Après s’être essuyée les larmes et la morve d’un revers de bras rageur, elle se mit en mouvement. Elle dû contourner la voiture, dépassa un Conrad totalement pétrifié et s’approcha timidement du jeune homme à terre. Arrivée à hauteur de quelques centimètres à peine, elle s’agenouilla afin de l’observer de plus près.

Le malheureux était vêtu d’un pull-over noir, le col roulé autour de son long cou, des baskets noires et un pantalon de couleur identique. C’était un jeune homme aux cheveux marron foncé mi-longs, une mèche lui voilant la moitié du front dont les rides étaient déjà bien visibles. Sous des sourcils très épais, il avait de petits yeux sombres, perçants et pénétrants de couleur noisette aux pupilles totalement dilatées, soulignés par des cernes prononcée. Au centre de son visage ovale se trouvait un nez long et fin. Juste en dessous se trouvaient des lèvres bien rouges et fines. Ses traits trahissaient une vie miséreuse, pleine de chagrin.

Son corps était complètement désarticulé, dans une position indéfinissable que seul un contorsionniste de talent saurait reproduire. Un morceau d’os sanguinolent dépassait de la chair de son tibia droit. La moitié de son visage était plaqué contre terre, n’était visible qu’une petite partie de son profil. Du sang s’était épanché des orifices, nasal et buccal.

Avec l’esprit déjà extrêmement tourmenté de Violette, la vue de ce cadavre (aucun doute permis sur le décès du jeune homme à présent), plus particulièrement de son visage blessé et crasseux, fut comme le dernier acte de sa rupture nerveuse. Ce qui se déroulait au plafond était si puissant qu’elle croyait ressentir ses nerfs se rompre, éclater, s’arracher. Sa boîte crânienne s’était métamorphosée en un volcan où le magma et les nuages de cendres se déchaînaient.

Tout cela dans le silence le plus complet.

Ce lourd silence devait néanmoins finir par se terminer, rompu par une Violette tremblotante qui se retourna suffisamment pour que Conrad entre dans son champ visuel. Ses yeux, malgré leur humidité croissante, lui lancèrent des éclairs noirs. Telle une panthère fondant sur sa proie, elle se leva d’un bond et accourut vers lui en grognant. Lui, toujours sous le choc, ne réagit pas. Prise par un élan de rage qu’elle ne se soupçonnait pas, elle empoigna le col de son tee-shirt à deux mains et l’agita d’avant en arrière, lui crachant un flot perpétuel de paroles hargneuses à la gueule, en sanglots.

— Salaud ! Enfoiré ! Regarde ce que tu as fait ! C’est ta faute ! Sale connard d’ivrogne ! Mais qu’est-ce que tu as fait ? ! ? Assassin ! ASSASSIN !

Et cetera.

Conrad ressemblait à un pantin désarticulé. Complètement morne, il laissait son corps à la merci de Violette, devenant son exutoire. Son cerveau ne répondait plus, restait hypnotisé par le seul spectacle qu’offrait le cadavre, cette vision macabre. Il le regardait, sans l’observer, tout comme il entendait Violette, sans l’écouter. Comparable à une coquille vide, dénuée de toute âme. Comme le cadavre.

Violette se résolut à se calmer, après lui avoir bien martelé la poitrine de coups de poing. Finalement, elle fit demi-tour, s’approcha de nouveau du mort et se laissa tomber à genoux devant sa dépouille en sanglotant, les yeux fermés, la tête basse, les cheveux devant le visage. Elle entrait en phase de recueillement.

Une pensée bien saugrenue apparut dans l’esprit plus aussi vide de Conrad. Il fit un parallèle entre le jeune homme décédé sous ses yeux et le graphisme morbide de son tee-shirt. Tous les deux crevés, tous les deux morts sur une chaussée, tous les deux ayant été percutés par une voiture. « C’est ballot », pensa-t-il. Sa première réaction depuis bien longtemps, directement découlée de cette pensée, fut de retenir un petit rire. Ah, les mystères d’un traumatisme. On est peu de chose, finalement. Bien heureusement pour lui, Violette n’avait rien entendu.

Personne ne fit plus rien. Même la nature alentour s’était tue. Le corps sans vie semblait déteindre sur l’environnement. Tout était figé et immobile. Comme le cadavre.

Puis il y eut un électrochoc. Pour la première fois de sa vie, Conrad décida de sa propre initiative de prendre la situation en main. Lentement mais d’un pas décidé, il se dirigea vers le jeune homme à terre. Violette cessa de pleurer lorsqu’elle l’entendit approcher. Elle leva son visage souillé de larmes, la bouche entrouverte, des cheveux collant sur son visage humide, et observa son ami.

— Aide-moi, dit sobrement ce dernier.

— Mais… m… qu… qu’est-ce que tu comptes faire ? bredouilla-telle, des trémolos dans la voix.

— Il faut se débarrasser du corps

Elle en fut sciée.

— Qu… quoi ?

— Tu vois une autre solution ?

— … Appeler la police !

Sans doute à cause de son état perturbé par la situation, il éclata d’un rire somme toute assez effrayant. Violette frémit.

— Appeler la police… répéta-t-il en secouant légèrement la tête. Nan mais t’es sérieuse, Violette ? Tu vois ce type, là ? Il est mort, MORT ! Et tu sais ce que ça implique ? Nous ne pouvons tout bonnement pas appeler la police, c’est la pire des choses à faire ! Je suis mineur, j’ai bu de l’alcool, tu as ton permis depuis peu, et il y a un mort, putain ! Et la réputation de mon père, tu y as pensé ? Je ne peux pas aller en prison, je ne peux pas !

Elle était restée agenouillée à observer et écouter Conrad déblatérer. À entendre son discours, une certaine haine la submergea.

— Parce que tu crois que je veux y aller, en prison, moi ? Par ta faute, qui plus est ? Il faut que tu prennes la responsabilité de tes actes pour une fois !

— Nous sommes deux dans cette affaire !

— Peut-être, mais je n’y suis pour rien !

— Je te signale que c’est toi qui étais au volant, voilà ce à quoi la police pensera…

Le ton de sa voix ne plut pas du tout à Violette. Il sonnait comme une menace à ses oreilles. De plus en plus furieuse, elle se releva et lui lança un regard terriblement sombre qui parvint à le faire frémir. Quelques centimètres à peine les séparaient.

— Qu’est-ce que tu essayes de me dire, là ? C’est une menace ?

— Euh… non, pas du tout, enfin… je…

Conrad se sentit perdre toute assurance et toute crédibilité. Il devait bien se l’avouer : il aurait été capable d’accuser Violette à sa place. Cette idée lui fit honte, tout à coup, surtout qu’elle avait compris où il voulait en venir. Sur ce, il s’excusa :

— Excuse-moi, Violette… Je… c’est que j’ai terriblement peur. Si la police, ma famille, mes amis découvrent ce qui s’est passé cette nuit-là, ma vie est foutue ! Et je pense que la tienne le sera également, du moins en partie. Oui je suis un lâche, mais je refuse d’aller en tôle ! Je t’en supplie, aide-moi à nous débarrasser de ce corps. S’il te plaît. Je t’en supplie, je m’en remets à toi…

Malgré la honte qui l’assaillait, il maintint son regard. Violette continuait également à le fixer, la respiration lourde, des étincelles dans les yeux. Mais son cœur finit par s’adoucir et s’apaiser, petit à petit. Ses muscles crispés se détendirent, sa respiration se fit plus calme. Une dernière fois, ses yeux se tournèrent vers le mort à ses pieds. Une multitude de pensées se bousculaient dans son esprit.

Après quelques secondes semblant durer une éternité, elle prit une très grande inspiration et lâcha un léger mais long soupir, avant de se résigner.

— C’est vrai. Tu as raison. Les conséquences seraient terribles… C’est d’accord : je vais t’aider à nous en débarrasser.

Un immense soulagement l’assaillit. Il ne se retint pas de le montrer.

— Oh merci, Violette, merci !

Son enthousiasme la choqua particulièrement. Elle l’assassina littéralement du regard, comme elle savait si bien le faire. Toute la douleur accumulée depuis l’enfance était concentrée dans ce regard. Cela ôta toute joie à Conrad. Confus, déconcerté, honteux et abasourdi, il se referma sur lui-même, ce qui se vit corporellement.

La situation précédemment prise en main par Conrad vira de bord en faveur de Violette. Prise d’assaut par une énergie nouvelle, elle devint soudain pleine de prestance, imposante. Elle prit donc les directives.

— Attends-moi là.

D’un pas décidé, elle retourna à la voiture pour fermer la portière que Conrad avait laissé ouverte. Puis vint s’installer au volant et démarra le moteur d’un violent tour de clef sous le regard inquiet de Conrad qui, cependant, n’osait émettre la moindre réflexion.

Il put se rassurer en voyant qu’elle ne faisait que garer de manière convenable sa voiture, en dehors du virage, sur un espace de stationnement aménagé. Elle sortit du véhicule, le verrouilla puis vint rejoindre Conrad. Ensuite, elle se pencha au-dessus du corps sans vie et le bascula de telle sorte qu’il soit allongé sur le dos. Sèchement, elle dit « La pelle. » et Conrad comprit qu’il devait la récupérer.

— Ça sera utile pour l’enterrer. Attrape ses jambes.

Il s’exécuta tant bien que mal, la difficulté étant de tenir à la fois les jambes du cadavre, et la pelle au poids conséquent. Ce dernier fut saisi d’effroi lorsqu’il aperçut le morceau de tibia sortant de la peau. Mais la peur de ne pas gérer les directives de Violette fut la plus forte. Il passa outre son dégoût et agrippa les deux jambes de ses deux bras tandis qu’elle le saisit par les aisselles. Ensemble, ils soulevèrent leur lourd fardeau. La rigidité cadavérique n’ayant pas encore débuté, ils purent le maintenir plus aisément.

— Enfonçons-nous dans la forêt.

Chose dite, chose faite. Ils dépassèrent le petit fossé par un coin praticable et s’insinuèrent au milieu des arbres. Heureusement que le ciel était dégagé, sinon la lumière de la lune ne leur aurait pas offert le minimum de visibilité nécessaire à leur affaire.

Avec sa faible constitution, Conrad peinait à transporter le corps. Mais là encore, il craignait trop la réaction de son amie pour tenter quoi que ce soit qui ressemblerait à une plainte. Surtout que, de son côté, elle semblait agir sans la moindre difficulté, pleine d’énergie et d’adrénaline. Alors il se taisait, souffrait en silence. Après tout, c’était lui qui avait désiré cela. Un avantage pour lui, c’est que le chemin emprunté restait très praticable, sans trop d’embûches. Ils firent tout le trajet sans le moindre arrêt.

Soudain, elle s’arrêta.

— Ici c’est bien.

Délicatement, elle posa le cadavre au sol avec Conrad qui en fut soulagé. Surtout qu’il commençait à avoir une crampe au bras droit et une douleur au bas du dos. Toujours aussi énergique, Violette prit la pelle de ses mains puis se mit à creuser, sans demander son reste. Elle pouvait faire penser à un robot, à s’agiter méthodiquement comme cela, sans la moindre émotion.

Le trou, bien que profond, fut creusé en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, sous le regard tout penaud de Conrad qui se sentait bien inutile, et à raison. Sauf au moment où elle fit appel à lui afin de déposer le corps dans son cercueil de fortune. Et ensuite :

— Tu rebouches le trou ? J’en ai déjà assez fait, je crois. Pas toi ?

Le ton était cinglant, lourd de reproches. Comme à chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, Conrad eut un terrible frisson. Il en aurait pleuré de la voir réagir ainsi avec lui. Elle savait comment s’y prendre pour qu’il réalise qu’il ne s’en sortira pas comme cela, que chaque acte entraîne son lot de conséquences, que les événements de cette nuit changeront à jamais sa vie. Elle en savait quelque chose. Conrad exécuta son ordre déguisé après avoir osé lui prendre la pelle des mains. Violette resta immobile, presque en apné.

La vie, c’est vraiment de la merde, se dit-elle, en observant le spectacle.

Une fois la basse besogne achevée, Conrad épongea son front trempé de sueur d’un revers de bras et se tint en appui de ses deux mains sur le bout du manche, en soufflant légèrement. Il resta quelque temps dans cette position le temps de se reposer. Violette mit un terme à cela trop rapidement à son goût. Elle resta silencieuse, n’eut qu’à partir pour signaler le départ.

Le trajet inverse fut d’un extrême ennui. Très silencieux, très pesant, très froid. Sans vie. Comme le cadavre. Mais il permit à Conrad de faire un point sur la situation. L’heure des remords était arrivée, la culpabilité venait petit à petit le ronger. La réalité lui montrait toute sa monstruosité. Ce n’était pas un mauvais rêve. Le lendemain matin, il se lèvera comme tous les jours, mais avec quelque chose de différent. L’idée qu’il est responsable de la mort d’un homme. Il eut envie de pleurer, tout à coup.

L’automobile apparut dans l’obscurité ambiante. Conrad y vit comme la fin de ses soucis. Or, ce n’était qu’un leurre, une veine tentative de se rassurer. Je l’ai dit et le redis, cette expérience laissera ses traces, qu’il le veuille ou non.

Ils sortirent de la forêt, Violette en tête, en enjambant le fossé. Elle sortit ses clefs de voiture de la poche intérieure de sa veste puis déverrouilla le mécanisme. Le bruit caractéristique se fit entendre dans la nuit. Voulant rapidement en finir, Conrad se dirigea de suite vers la voiture. Direction les sièges arrière cette fois, comme pour éviter qu’un nouveau drame ne se produise.

Mais une main sur son épaule le coupa dans son élan.

— Conrad…

La main tira doucement son épaule afin de le faire pivoter. Violette apparut tout près de lui.

— J’ai bien réfléchi. Tout ce qui est arrivé n’était qu’un malencontreux accident. Je ne dis pas que tu es innocent dans cette histoire, loin de là, mais ne culpabilise pas. Tu ne souhaitais pas qu’un tel drame ne se produise. Je sais comment la culpabilité peut nous détruire, mais bats-toi et empêche cela de toutes tes forces. Je ne te cache pas que des heures sombres t’attendent…

Il déglutit. Son envie de pleurer ne s’était pas ternie. Une larme coula le long de sa joue, contre son gré.

— Tu as pris la bonne décision, en voulant cacher le corps. Ce malheur est déjà bien suffisant. Il est inutile de s’en rajouter. Mais maintenant, il faut que les choses soient bien claires pour nous deux : même si cela sera difficile, nous ne devons plus jamais parler de cette histoire, l’enterrer dans un coin de notre esprit. N’en parler ni à nos familles, ni à nos amis, ni même entre nous, ça serait plus prudent. Il en va de notre avenir et de notre santé mentale. On est bien d’accord ? Ce sujet est définitivement tabou.

CHAPITRE 2

Un mois plus tard...

— Les enfants ? À table, c’est prêt !

Malgré son casque filaire bien plaqué contre ses deux oreilles et l’insonorisation de sa chambre, Conrad entendit les appels de sa mère Elizabeth. Normal : ces derniers passaient difficilement inaperçus. Ils étaient toujours prononcés avec une belle énergie qu’elle avait acquise au fil des ans. Il lui fallait bien ça pour se faire entendre de ses cinq enfants.

Daniel Balavoine, accompagné de ses choristes, chantait dans les oreilles de Conrad et posait cette question que l’on pourrait juger fondamentale : qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ? Mais Conrad ne cherchait point à répondre à la question, s’en foutait royalement d’ailleurs. Il appréciait simplement la mélodie qui lui servait davantage de bruit de fond, le volume de son modeste mp3 poussé au maximum. Ce n’était cependant pas suffisamment puissant à son goût. Une simple pression continue sur le bouton " off " mit un terme à la chanson.

Tranquillement allongé sur son lit, dans l’obscurité de sa chambre dont les rideaux étaient tirés afin de bloquer les rayons chauds du soleil, il pianotait sur son téléphone portable, en pleine conversation SMS avec sa meilleure amie Manon, l’une des membres de son cercle d’amis. Ils se racontaient des bêtises, comme souvent, et cela les faisait bien rire. Elle lui manquait, il ne l’avait pas revue depuis… c’était avant… Non, il ne voulait pas y repenser. Il lui prévint que l’heure du repas avait sonné, attendit sa réponse puis laissa son portable sur son lit.

Enfin, il ôta son casque audio. Ses oreilles étaient brûlantes et humides de transpiration. Leur libération lui fit un peu de bien. La chaleur ambiante était insupportable en cette journée caniculaire. Il se redressa. Son tee-shirt collait contre son dos. Heureusement qu’il se trouvait dans le champ d’action de l’appareil à brasser de l’air. Ventilateur pour les intimes. Il en fut modestement rafraîchi. Puis il finit par se mettre debout sur ses deux jambes fines, hautes, dont les poils étaient plaqués contre sa peau. Une fois debout, il s’empressa de retirer son tee-shirt trempé et puant pour le jeter pêle-mêle sur le parquet clair.

Il jeta un rapide coup d’œil à son réveil sur sa table de chevet à sa droite. 12 heures 24. Parfait, c’était en adéquation avec son horloge biologique. Il alla ensuite à son armoire à double porte, à sa gauche, tomba nez à nez sur l’affiche de son film favori Elephant Man de David Lynch, ouvrit la porte et fouilla dans ses étagères jusqu’à trouver un tee-shirt propre, sobre, de couleur unie noire qui suivait parfaitement avec son short caramel et ses sandalettes de même couleur. Oui, Conrad était coquet, adorait la mode, prenait un soin particulier à choisir sa garde-robe. Même les graphismes morbides de ses tee-shirts – il n’enfilait plus ces derniers depuis le drame du mois dernier – devaient relever du bon goût pour qu’il daigne les porter. Non pas pour éviter le jugement des autres, il s’agissait d’un trait de caractère naturel et assumé, pour une fois.

En refermant l’armoire, son regard se porta sur le miroir accroché tout du long sur la seconde porte. Pendant quelques instants, il observa son propre reflet. Mais étant soudain submergé par une forme de honte, il détourna finalement le regard assez rageusement, comme s’il n’aimait pas ce qu’il avait eu sous les yeux. S’observer dans un miroir ne permet pas uniquement d’y voir son physique. C’est une ouverture directe sur sa propre âme. Et dans le fond, Conrad ne s’aimait pas. Encore moins depuis la fameuse nuit du 12… non… 13 juillet…

Il réalisa d’ailleurs que cela faisait maintenant un mois, jour pour jour, pas tout à fait heure pour heure, qu’il s’était rendu responsable de la mort d’un homme. Samedi 13 août. Date clef.

Non Conrad, ne repense plus à ça bon sang ! N’est-ce pas ce qui a été convenu avec Violette ? Ne plus jamais en parler, ne plus jamais y penser. Tout refouler. Toute cette histoire ne s’est jamais produite. Elle est taboue. Bon d’accord, qu’elle soit taboue implique qu’elle existe, qu’elle est là quelque part, mais il faut l’ignorer, toujours, à jamais. Tu es capable de le faire, songeait-il tout en enfilant son tee-shirt propre.

Mais il devait se l’avouer, il en était incapable. Sauf qu’il ne se l’avouera jamais. Je peux vous le dire, j’en ai décidé ainsi. Plus précisément, c’est la vie qui veut cela.

Déjà il se dirigeait vers la sortie de sa chambre, essayant tant bien que mal de chasser ses idées noires. Il abaissa la poignée et la tira violemment vers lui. Soudain, ce qu’il vit le fit sursauter en laissant échapper un petit cri, le cœur frappant un grand coup.