Celui qui veille - Laurence Délis - E-Book

Celui qui veille E-Book

Laurence Délis

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Beschreibung

Sur la Terre, des générations après le Grand Chaos, les humains doivent faire face à un monde hostile et primitif où ils côtoient et affrontent des espèces mutantes dangereuses. Liiro, jeune homme solitaire depuis la mort de sa famille, fait la connaissance de Malïa. Tous deux font d'étranges rêves et leurs songes les mènent dans une région où des vers géants, issus de mutations génétiques, se nourrissent de l'âme des habitants. Ils y rencontrent Loë et Sylco, deux chasseurs de vers qui luttent sans merci contre la voracité de ces terribles créatures qui les privent des leurs. La venue de Malïa et Liiro va donner un sens à la recherche de l'âme de la soeur de Loë. Leur quête et les évènements qui se succèdent conduisent les jeunes gens à affronter des situations et des sentiments qui bousculeront leur vie.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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De la même autrice

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Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Épilogue

Chapitre 1

Sous les pieds nus de Liiro la terre aride dessinait des déchirures. Il ne savait plus si la brûlure du soleil était plus forte que sa gorge assoiffée. À l’horizon, les montagnes lointaines se perdaient dans la brume. Les buissons rabougris, les arbustes desséchés n’offraient qu’une ombre mesquine. La pluie semblait avoir déserté les lieux depuis des décennies. Tout était aussi sec que sa bouche, ses yeux et sa peau. À s’entêter à poursuivre sa route sur cette terre rouge et stérile, il allait crever. Non pas que l’idée lui déplaise, mais les saisons se succédaient au rythme de sa marche et, il le réalisait maintenant, le désir d’en finir avec la vie se délitait dans ses pas. Par habitude, ses doigts suivirent le chemin de sa cicatrice. Elle courait tout le long de son flanc jusqu’à la hanche. Il frémit au souvenir qu’elle éveilla en lui, avant de repousser la peine qui surgit, vive et brutale, et préféra concentrer ses pensées sur Nora. Nora et son don certain pour la couture. Elle savait y faire. Aucun doute sur sa dextérité. Il eut un sourire amer. Elle était tout aussi douée pour réaliser d’autres cicatrices.

Un peu de sang perla de ses lèvres desséchées. Il l’essuya d’un revers rapide de sa main. En songeant à Nora, Liiro ne parvenait pas à se défaire de sa colère, elle grandissait même au fil du temps. C’était certainement cette émotion brûlante qui le maintenait en vie. Bien plus que la douceur des mains de Nora et le sourire qu’elle ne lui livrait plus. Oui, son dévouement s’étendait au-delà des soins qu’elle prodiguait et sa générosité avait empli d’aise un autre que lui. Aussi, lorsqu’il les avait surpris ensemble il lui avait dit : « Tu choisis. C’est lui ou c’est moi. Et si c’est moi, je ne te partage pas. »

Elle n’avait pas été longue à faire son choix et lui à remplir sa besace.

Sans regret, il avait quitté le village où il avait vécu. Vinö, ce frère d’adoption qui l’avait recueilli alors qu’il était un gamin, puis Lys la fillette dont il s’était lui-même occupé, n’étaient plus que des souvenirs. Rien ni personne ne le retenait en ces lieux.

Sous la soif impérieuse, ses pensées s’échappaient. Trouver de l’eau s’avérait nécessaire. Il jeta un regard sur sa droite. Des ombres frôlaient la lisière de la forêt. Depuis des jours, il évitait de s’en approcher. Là-bas, le danger rôdait de façon insidieuse. Dans cette contrée, tout lui était étranger, il devait se montrer prudent. Prudent ? Il ne se reconnaissait pas dans ce mot. Les épreuves vécues l’avaient vieilli prématurément. Il secoua la tête, excédé par les réflexions qui lui venaient. Il n’avait cependant pas tout à fait tort. Vieillir demeurait la victoire la plus spectaculaire sur cette terre hostile.

Les sens à l’affût, Liiro s’arrêta. Dans le sous-bois, un ruissellement d’eau se faisait entendre. Aussitôt, il fut saisi d’une soif irrépressible qu’il eût du mal à refréner. Les lieux inconnus l’incitaient toutefois à la vigilance. Les silhouettes qu’il apercevait de temps à autre approchaient puis repartaient dans la pénombre des arbres dans un bruissement d’ailes, de cris et de claquements de bec. Il entrevoyait leurs grands yeux jaunes, aux larges pupilles sombres. Un frisson d’effroi lui traversa l’échine. L’hostilité qui émanait de ces êtres volants ne présageait rien de bon. Aux cheveux et aux poils se mêlaient des plumes aux reflets irisés, les serres paraissaient puissantes, le bec court sur le visage émacié. Encore une abomination génétique, un reliquat des guerres passées. Manifestement, le poids des volatiles les empêchait de s’élever bien haut. Le jeune homme hésita, soupesant les risques.

Toutefois, le murmure de l’eau l’attirait, un désir nécessaire que plus rien ne pouvait arrêter. Alors, il s’élança.

Malgré les heures de marche et la déshydratation, ses foulées restaient impressionnantes. Il n’avait rien perdu de la souplesse qu’il avait entretenue tout au long des années passées. La soif irritait sa gorge, sa respiration s’amenuisait dans sa course régulière. Il courait, déviant sans cesse sa trajectoire de quelques mètres afin d’éviter les hybrides. Sans l’insupportable odeur qu’ils dégageaient, Liiro aurait pu apprécier le souffle d’air que les battements des ailes créaient au-dessus de lui. C’était tout de même étrange, cette puanteur qui poursuivait chaque espèce mutante de la planète. Il détestait cela. Bien que peinant à le suivre les bestioles ne se décourageaient pas et Liiro avait l’impression de traîner à sa suite une cohorte de maux sans fin, issue du Grand Chaos. Il espérait néanmoins les semer avant d’arriver au point d’eau. La soif le rendait nerveux et impatient. Les « oiseaux » caquetaient et le bruit assourdissant de leurs cris l’empêchait de réfléchir. Boire. Il n’avait plus que cela en tête à présent. À bout de souffle, il s’arrêta un court instant, vérifiant de son unique main la position de son couteau dans la ceinture de cuir. La première créature volante qui tenta une approche l’obligea à s’écarter. Les larges serres cherchaient à se cramponner à son crâne. Il dévia une nouvelle fois sa trajectoire, mais ne put éviter la griffe qui lacéra son front et sa tempe. D’un vif revers de main, il essuya le sang qui gênait sa vision puis saisit son poignard et trancha l’abdomen du monstre le plus près de lui. Un râle s’échappa de la bête, un cri d’agonie similaire à celui d’un être humain. Entre répulsion et compassion, Liiro frissonna. Quelquefois, accepter que certains de leurs gènes fussent communs aux siens lui était difficile. Au fil des siècles, une mutation terrifiante avait transformé ces êtres en créatures sauvages et violentes. Il pivota sur lui-même, le bras tendu, armé de son couteau, repoussant d’un geste large l’avancée des autres. Certains tournoyaient au-dessus de sa tête tandis que d’autres s’agitaient devant lui. Les bestioles dégageaient une odeur âcre et leur haleine empestait la charogne. Liiro était épuisé, sa blessure le lançait, il était assoiffé et à l’évidence les « oiseaux » cherchaient la bagarre. Sans hésitation, il taillada d’un coup vif le volatile suivant qui l’attaquait. Une nouvelle fois, le cri d’agonie le fit frémir. Au-dessus de sa tête, tournoyant sans coordination, les autres mutants montraient des signes d’agitation. Liiro estimait leur bêtise presque choquante. Quoique courtes, leurs jambes leur permettraient de le pourchasser plus aisément qu’en battant des ailes pour s’élever. Il n’allait pas s’en plaindre, cela dit. Sans trop de mal, il évita une nouvelle attaque hargneuse avant d’aviser la rivière entre les arbres et la caillasse. Il reprit sa course, la gorge sèche, déjouant les assauts répétés des volatiles. Les bestioles lui faisaient perdre un temps précieux. Enfin, il repéra le cours d’eau entre les frondaisons. Il sinuait à quelques mètres de lui, ensorceleur. Il se faufila dans un enchevêtrement de feuillages épineux qui, au passage, lui lacérèrent le bras et la peau de son torse nu. Poursuivant son avancée, avide de se désaltérer, écartant avec vivacité les branchages qui gênaient sa progression, il repoussait avec exaspération les volatiles qui persistaient à le survoler. Lorsqu’il atteignit enfin la rivière, il stoppa net sa course, contrarié.

Le cours d’eau se trouvait submergé par un grand nombre de mutants. Ils s’y baignaient en toute quiétude, nullement perturbés par la présence du jeune homme. L’eau semblait les apaiser. Dépité, Liiro chercha des yeux un coin moins peuplé. Quel que soit l’endroit où se portait son regard, il ne voyait que des bestioles. Ça caquetait fort, ça s’ébrouait, ça copulait à tout va. Cependant, Liiro n’y prêtait plus attention. Toute prudence l’avait déserté. L’exigence prédominait. Il s’allongea sur le sol dans la boue argileuse et les galets et anticipa le plaisir d’étancher sa soif. La tête inclinée vers le courant, il n’entendit ni ne vit venir le coup. Un coup d’une force inouïe qui l’assomma avant même que ses lèvres ne parviennent à effleurer l’eau.

Chapitre 2

Le soleil, absent depuis des jours dardait enfin ses rayons sur la terre détrempée. Une accalmie appréciée même si les hommes serpents allaient et venaient aux abords du village. Liiro avait déposé Lys auprès des femmes, il était attendu pour consolider le barrage des fosses qui sécurisait les lieux. Pendant la saison des pluies, les rampants, sans cesse en quête de nourriture, ravageaient tout sur leur passage. En dépit du sol bourbeux qui ne facilitait pas le travail, Liiro admettait que le labeur avançait vite et bien dès que l’on était plusieurs. Depuis qu’il élevait la fillette abandonnée, il était un peu moins réticent à se mêler aux membres de la communauté. Ce jour-là, les petits profitaient de l’éclaircie pour jouer à l’extérieur. Il entendait le rire de Lys parmi ceux des autres gamins, un rire communicatif qui amenait souvent un sourire sur les lèvres du garçon. L’enfant allégeait le poids de l’absence depuis la mort de Vinö.

Dans son sommeil, le coeur de Liiro se mit à battre plus vite. Il retenait les souvenirs, il refusait de se laisser submerger par le chagrin. Mais ils s’imposaient avec force, tourmentaient sa mémoire. La douleur le clouait sur sa couche. Il s’affola de ne pas réussir à se réveiller. Sans cesse hanté par les mêmes images, les mêmes hurlements. Son impuissance le poursuivait, le déchirait de façon récurrente.

À présent, il n’entendait plus les rires des enfants, mais leurs cris de frayeur. Un éboulement de terrain les avait entraînés dans la ravine. Il fallait faire vite. La brèche élargie aurait tôt fait d’attirer les rampants. Les femmes se pressaient de les hisser hors de l’entaille créée, les exhortaient à courir se mettre à l’abri. Liiro s’élança et ses foulées étaient amples et puissantes malgré l’instabilité du sol. Il aperçut Lys. Elle avançait aussi vite qu’elle le pouvait, sa main dans celle d’un enfant plus grand et il se fit la réflexion que le garçon en question était courageux d’aider la fillette. Elle dérapait sur le terrain argileux, tombait et se relevait tant bien que mal. Liiro courait. Il entendait derrière lui les hommes qui cavalaient aussi. Il entendait l’impulsion de leurs foulées dans la terre boueuse alors que devant lui, les hommes serpents traversaient le fossé, gueule ouverte, glissant sur leur corps lourd avec leur aisance coutumière. Son couteau serré dans son poing, Liiro puisa de toute la force de ses jambes pour arriver à contrer les mutants avant leur attaque. Il vit Lys tomber et dans sa chute lâcher la main du gamin courageux. Elle pleurait à présent et ses pleurs manifestaient sa peur. Il entendit sa propre peur cogner dans sa poitrine. Liiro devina l’épouvante dans les yeux du garçon qui recula vivement. Le rampant était si près. Malgré tout l’élan que Liiro s’employait à donner à ses foulées, malgré son hurlement qui cherchait à faire diversion, il savait qu’il était trop tard. Son impuissance lui broya le coeur. Lys, s’époumona-t-il, mais la fillette ne pouvait l’entendre. Les crocs de la bête s’étaient refermés sur elle avec une rapidité frisant la voracité et sa chair avait été happée en deux bouchées. En dépit du dégoût et de l’horreur, Liiro se rua sur le monstre. Attirés par l’odeur du sang, d’autres hommes serpents surgissaient un peu partout autour de lui, mais sa rage n’épargna personne. Mâles, femelles, petits tombaient sous ses coups de couteau. Sans tenir compte des morsures, griffures et autres entailles subies par les bêtes en furie, Liiro les éventrait avec l’acharnement du désespoir. Mais la peine et la souffrance, tel un battement immuable, l’emplissaient encore et encore.

Son propre cri le réveilla. D’un bond, Liiro se redressa. Un peu étourdi, le crâne méchamment cabossé, il grimaça. La douleur du coup reçu lui vrillait toute la tête et il estima préférable de rester allongé. Le tapis végétal sur lequel il reposait dégageait des odeurs de mousse et de pluie. D’une main maladroite, il caressa le couchage. La finesse du tressage le surprit et l’émut tout autant. Il n’avait éprouvé une telle sensation depuis si longtemps qu’il ferma les yeux.

Le vent. Un frémissement, un chuchotement, peut-être ? Oui, un doux murmure. Le bruissement du feuillage dans l’ombre bienveillante. Il se nourrissait de rêves. L’idée même lui parut insensée, pourtant le ressenti perdurait. Un léger goût de plantes dans l’eau que sa gorge recevait et le vent qui chantait dans les branches des arbres. Et cette odeur particulière — le parfum de la terre qui surgit après la pluie — qui flottait près de lui à intervalles réguliers. Il ne cherchait plus à se relever ni à ouvrir ses yeux. Après deux saisons de marche et de solitude, son corps ne semblait plus vouloir répondre à ses ordres. Il avait conscience des jours qui se succédaient aux nuits, de la torpeur qui le maintenait endormi, mais rien ne paraissait important face au plaisir de se laisser bercer par la caresse du vent.

— Il faut le réveiller maintenant. Plus tu attends, plus son réveil sera difficile.

— Regarde comme il semble apaisé. Ses traits ont perdu leur gravité. Accordons-lui encore quelques heures.

— Malïa, ta compassion te perdra. Il est plus que temps et tu le sais aussi bien que moi. Tu veux peut-être que je m’en charge ?

Malïa sourit, malicieuse.

— Hors de question, c’est moi qui l’ai trouvé, c’est à moi de l’accueillir.

Liiro se savait loin. Dans un ailleurs qui n’exigeait rien, un lieu qui lui offrait une pause inespérée. Une halte inattendue dans laquelle il comptait bien prolonger le temps. Toutefois, il détectait une force indépendante de sa volonté, agir pour lui et en lui. Il lutta et cela n’avait rien d’agréable. Lorsque le poids d’une main se posa sur son plexus, il attrapa vivement celle-ci et la repoussa avec une certaine brutalité. D’un bond, il se leva, les sens en alerte, la peur au ventre. Un rire fusa. Face à lui, assise à même le sol, se tenait une femme au sourire édenté et aux yeux limpides comme le ciel d’été.

— Ah ! Ah ! Jeune homme, tu as toute mon admiration, s’esclaffa-t-elle. Ta vivacité fait plaisir à voir.

Liiro prit conscience de l’absence de son couteau et en ressentit une frustration agaçante. Sans son arme, il se sentait plus nu que sa nudité dévoilée devant la vieille. Il pivota vers l’individu qu’il devinait se tenir en retrait, avisa son pantalon, sa ceinture et son couteau posés sur le couchage, s’en empara sans perdre de vue la silhouette noyée dans l’ombre de l’habitat.

— Qu’est-ce que je fais ici ? Qui êtes-vous ? lança-t-il.

Et disant cela, il recula vers la porte entrouverte. Un rapide coup d’oeil lui confirma ce qu’il avait pressenti. Il se trouvait à vingt mètres du sol, perché au plus près du ciel, proche de la cime des arbres aux feuillages noirs.

— Malïa, viens donc accueillir celui que tu nous as ramené. Sais-tu qu’elle t’a porté jusqu’ici alors que tu gisais inanimé sur le bord de la rivière ?

Liiro se souvint du coup reçu, passa machinalement ses doigts sur son crâne. Il ne décela aucune bosse ni blessure apparentes.

— J’ai dû frapper fort afin d’être certaine que tu te laisserais faire, entendit-il avant de voir l’ombre se dévoiler.

— Pourquoi ? demanda Liiro en dévisageant la femme devant lui.

Elle portait une longue tunique sur un pantalon large, aux multiples poches. Sa chevelure châtaine ondulait sur ses épaules, ses yeux verts, interrogateurs, se posèrent sur Liiro.

— D’où viens-tu étranger pour ignorer ce que le plus jeune d’entre nous sait ?

Liiro n’arrivait pas à déterminer d’où provenait le vent. Il discernait une brise légère, accueillante, et tout comme le souffle de Malïa qui l’invitait à s’asseoir, l’air s’ourlait d’une fraîcheur bienvenue. Elle parlait, parfois interrompue par la vieille qui précisait un détail sur l’histoire de leur terre. À les entendre, peu de choses démarquaient la communauté qu’il avait quittée les saisons précédentes. Des bestioles mutantes, héritages d’affrontements dévastateurs et nombre de difficultés d’un quotidien ardu. La différence notoire demeurait les habitats perchés, que Liiro découvrait pour la première fois. Les hybrides hargneux aux griffes acérées, plus communément appelés les volants ne pouvaient soulever leur poids de manière suffisante pour atteindre les hauteurs. Il avait été judicieux aux habitants d’élire domicile dans les arbres.

— À cet endroit, l’eau est impropre à la consommation, expliqua Malïa. Si tu avais bu une seule gorgée, tu n’aurais pas tenu la journée. Les volants y ont établi une partie de leur territoire.

— Malïa a été fort courageuse et bien inconsciente de les affronter pour te ramener. À l’occasion, n’oublie pas de la remercier, asséna la vieille.

Chapitre 3

La remercier ? Liiro ne savait pas dire, mais savait faire. Les jours suivants le virent sur le toit à consolider les rondins, à réparer la porte que le vent n’aurait pas tardé à emporter, à aider pour la récolte du lin et la moisson des céréales. Dès l’aube, il apercevait les plus jeunes partir à la cueillette des fruits. La communauté relativement grande et structurée s’était installée proche d’une rivière qui serpentait loin et permettait une irrigation régulière des cultures. Ils en usaient toutefois avec parcimonie à la saison chaude. Le cours d’eau s’épuisait vite et la priorité était de ne pas en gâcher afin de garantir une quantité suffisante pour la consommation. Le chef du village s’assurait que tout le monde respecte les règles en pratique et que personne ne manque de rien. Il pourvoyait à la sécurité des siens préconisant néanmoins d’éviter les volants plutôt que de les affronter — les blessures mal soignées tuaient les imprudents en quelques jours. Les volatiles n’étaient belliqueux que s’ils se sentaient menacés, ce qui était, somme toute, une bonne chose parce que les hommes étaient avant tout des cultivateurs, préférant esquiver tout combat et privilégiant la dérobade à l’attaque. Bien que peu fréquentes, les naissances n’amenaient pas son lot de décès habituel. La plupart des mères survivaient à l’accouchement et veillaient sur les nouveau-nés comme le trésor le plus précieux que la terre leur ait offert. Les habitations de bois communiquaient toutes entre elles par des ponts suspendus et il n’était pas rare de voir les familles se mêler les unes aux autres. Comme dans beaucoup d’endroits, on favorisait une vie communautaire protectrice.

Liiro dînait avec les deux femmes et dormait à leur côté. D’ordinaire, il ne prisait guère la présence constante des gens autour de lui. Cependant, il était épuisé — la blessure provoquée par les serres du volant l’avait affaibli malgré les potions qu’on l’obligeait à prendre — et Malïa et Nin loin d’être pénibles, lui offraient une pause bienvenue. Elles vivaient un peu en marge des autres, assuraient les soins aux malades avec leurs plantes et leur curieuse façon d’apposer leurs mains sur les corps. L’habitat embaumait les herbes séchées. Certaines se trouvaient suspendues en bouquet aux poutres du plafond, tandis que d’autres macéraient dans des coupelles de bois posées sur de larges étagères avant d’être transvasées dans diverses fioles. La vieille Nin avait une compréhension assez poussée dans les différents domaines de la science des plantes et des arbres et partageait avec Malïa sa connaissance de l’âme humaine. Elle intriguait Liiro. Pour la première fois de sa vie, il rencontrait une femme âgée. Nin, selon ses dires, approchait de la soixantaine. Difficile d’estimer l’âge exact de chacun. Qui se souvenait de vous assez longtemps pour tenir le décompte ? Sa peau parcheminée de rides, ses cheveux mêlés de fils blancs, son corps courbé par les ans révélaient pourtant une énergie surprenante. Au début, un peu réticent, Liiro lui avait confié les trois livres qui quittaient rarement sa besace. Ces livres étaient, avec le couteau, les seuls objets en sa possession qui le reliait à Vinö et à Lys. Lors des longues semaines de pluie continuelles, la fillette qu’il avait élevée lui réclamait des histoires. Il avait fait des progrès considérables en lecture à déchiffrer les pages demandées. Si bien que de temps à autre, pour le plaisir des deux femmes qui l’accueillaient aujourd’hui, il lisait à voix haute les livres maintes fois parcourus. C’était préférable que de répondre aux questions. Si Liiro affectionnait la solitude, la mort des siens avait accentué cet état. Il était réticent à évoquer la vie qu’il a menée avant son périple. Dans le silence de son coeur, il gardait un profond attachement à Vinö qui avait affronté l’hostilité de son village en acceptant de l’élever lui, un enfant rejeté en raison de l’atrophie de son bras et de sa main. Vinö n’était pas un tendre et Liiro se souvenait des taloches régulières derrière la tête que l’homme lui assénait lorsqu’il rechignait à participer aux corvées, et celles plus franches, qu’il recevait dès qu’il renâclait à apprendre à lire. À l’époque, les journées de Liiro étaient ponctuées de bagarres avec les enfants de la communauté et le reste du temps il s’entraînait à sauter les ravines de plus en plus loin, courait de mieux en mieux et de plus en plus vite. Mais Vinö insistait. « Les histoires enrichissent l’âme », disait-il. Liiro ne voyait pas trop en quoi. Et franchement, l’âme — la sienne ou celle des autres —, il n’en avait rien à faire. Tout ce qu’il percevait du monde qui était le leur était la violence d’un quotidien laborieux dans lequel Vinö n’avait jamais cessé de tenter de le protéger. Liiro avait appris de lui l’essentiel de ce qu’il connaissait aujourd’hui. Des années courtes — Vinö était mort avant que Liiro n’atteigne ses treize ans — qui n’avaient guère laissé la place à l’oisiveté. Mais elles avaient été riches d’enseignements, soulignées de sourires et parfois d’éclats de rire. Vinö avait fait davantage que lui apprendre comment se protéger et défendre sa vie ; il lui avait donné l’occasion de transmettre à son tour ce qu’il avait reçu. Le jeune homme regrettait le peu de saisons que l’existence avait accordé à Lys. La fillette lui avait apporté une chose dont il n’avait pas vraiment eu le temps d’apprécier. Un sentiment d’apparte-nance à quelque chose de plus grand que le simple fait de s’escrimer à survivre dans ce monde hostile.

Malïa était douée et fort jolie. Sa grâce s’alliait d’aisance avec un naturel confondant et sa fonction ajoutait à l’attention assidue de la part des jeunes gens de la communauté. Il émanait d’elle une quiétude mêlée de sagesse. Son sens aigu de la connaissance des plantes et son acuité à reconnaître les signes lui assuraient la condition de guérisseuse. Son don, à l’instar de ses condisciples, allait au-delà de la science des végétaux et sa clairvoyance développée l’élevait au rang le plus haut de la hiérarchie du village. Dans la contrée de Liiro, elle aurait pu bénéficier du statut de sorcière avec tous les égards et l’admiration qui en résultent. Depuis les grands bouleversements, on accordait beaucoup d’importance à toute notion qui permettait à la communauté d’évoluer et les guérisseuses — trop rares — étaient souvent sollicitées par les villages pour leur sens inné des soins à apporter aux malades.

Malïa était donc destinée à apaiser les souffrances des corps et celles de l’âme. Ses aptitudes s’étaient révélées assez tôt, comme une évidence et auprès de Nin, l’apprentissage avait conforté sa vocation. Liiro, malgré sa volonté de garder ses propres blessures bien cachées, se demandait, un peu méfiant, si elle ne le connaissait pas déjà par coeur. Il n’avait qu’un souvenir diffus des soins qu’elle lui avait prodigués, mais il ne doutait pas de son talent. Sans cesse à l’écoute du monde qui l’entourait, aussi bien visible qu’invisible, elle accordait son attention à une voix intérieure qui s’était montrée souvent, voire toujours, juste. Elle s’exprimait avec l’aisance de ceux qui savent. Liiro y était attentif. Sans le formuler, depuis qu’elle l’avait soigné et avait apposé ses mains sur lui, depuis que son esprit avait été caressé par le sien, il éprouvait une confiance grandissante dans ses dires. Il l’accompagnait volontiers durant ses cueillettes matinales d’autant qu’elle persistait à récolter des variétés de plantes qui, en cette saison, ne poussaient qu’aux abords du territoire des volants. Les hybrides monopolisaient le cours d’eau, rendant impropre sa consommation par les souillures de leurs déjections et l’acidité des plumes qu’ils perdaient régulièrement. Dès le lever du soleil jusqu’à son coucher, ils piaillaient, se bagarraient parfois lorsque la nourriture venait à manquer. Les femelles maintenaient leur petit suspendu à leur taille, fouillant le sol avec leur bec, à la recherche d’un rongeur pour nourrir leur couvée. Leurs seins pendaient mollement, telle une excroissance inutile, dès lors que le petit grandissait et que se développait la bouche cornée. Des teignes comparées aux mâles quand il s’agissait de protéger leur progéniture. Les mâles, lorsqu’ils ne chassaient pas, ne songeaient qu’à copuler. Un vrai cauchemar parce que les claquements de bec encouragés étaient autant d’appels à la luxure auxquels les femelles répondaient immédiatement. Liiro se souvint de la sauvagerie de leur attaque quand il avait tenté de rejoindre le cours d’eau. Quoique fine, il en gardait une cicatrice qui s’étendait du front jusqu’à la tempe.

L’aube humide de rosée accueillait les deux jeunes gens. Ils avançaient sans hâte, leurs pas piétinant les herbes hautes, dérangeant les rongeurs et autres petits carnassiers la plupart du temps inoffensifs. La vigilance restait toutefois de mise. Tout comme leurs congénères, les hybrides pouvaient être d’une férocité inquiétante. Et si ces derniers faisaient montre d’agressivité, Liiro n’hésitait pas à intervenir. Il réagissait avec la rapidité de ceux qui combattent souvent, entaillant le flanc des volants d’une façon similaire à celle qu’il infligeait aux rampants, ces hommes serpents qu’il avait longtemps côtoyés. Et tant pis si ensuite, il lui fallait des heures pour que s’estompe l’odeur âcre et nauséabonde des volatiles qui imprégnait son corps, et ce, en dépit du sable et des herbes qu’il frottait sur sa peau avec acharnement.

Au cours de la matinée, ils faisaient une pause, s’arrêtaient cueillir des baies qu’ils dégustaient au creux de larges feuilles, assis sur les vastes branches des arbres. Malïa racontait des anecdotes sur la vie du village comme un appel à ce que Liiro s’exprime à son tour et lui confie des souvenirs d’avant son périple. Son espoir restait cependant vain. Liiro gardait une distance perceptible, pas réellement hostile à l’échange, mais peu enclin à livrer des pans de sa vie. Circonspect, il observait Malïa. Depuis quelques jours, il s’interrogeait sur les changements de comportement de la demoiselle. Face aux dangers qu’ils ne manquaient pas de rencontrer, elle faisait preuve d’une désinvolture dérangeante qui détonait avec la prudence de son tempérament posé constaté auparavant. Toutefois, si Malïa agissait ainsi et ne souhaitait pas s’expliquer, il ne comptait pas la harceler. L’accompagner lui paraissait plus sage que de déchiffrer son humeur. Là, il pouvait intervenir et, le cas échéant, la secourir.

Chapitre 4

Comme dans la plupart des communautés, les jeux d’été clôturaient la saison. C’était un moment attendu et apprécié auquel Liiro aurait volontiers participé sans l’insistance des villageois à le solliciter pour assister à chaque événement majeur. Le village conservait des restes de culture du monde ancien. Des cérémonies pour les épousailles, pour les naissances et les décès. Ça n’arrêtait pas. Liiro ignorait si c’était un prétexte à faire la fête ou bien une forme de superstition qui amenait les habitants à réagir ainsi. Un mélange des deux, probablement. Bientôt, les pluies reviendraient, cloîtrant la plupart d’entre eux dans les abris et Liiro ne désirait pas s’attarder davantage. Demeurer encore dans les arbres de longues semaines ne l’enchantait pas, d’autant que la vieille Nin le poussait discrètement à prendre Malïa pour épouse. Il tiendrait sa promesse d’accompagner la jeune femme, un peu plus haut vers les montagnes. Les volants y étaient moins nombreux, sans doute à cause du froid qui s’annonçait déjà en altitude. Il partagerait un dernier repas avec ses hôtes puis poursuivrait sa route. Plus loin il irait, mieux ce serait. Il se demandait si sa marche prendrait fin, si un jour l’absence serait comblée. Vinö était mort depuis près de six ans maintenant et Lys depuis quatre saisons. Leurs visages s’estompaient de plus en plus souvent.

Il prépara sa besace, y ajouta la cape que Nin lui avait confectionnée avec le lin qui poussait partout dans la vallée. Les livres avaient rejoint le fond du sac. Ses biens ne le quittaient que rarement et il se méfiait de Nin. La vieille aimait un peu trop fureter dans ses affaires. Durant la nuit, elle avait été requise auprès d’un malade et n’était toujours pas rentrée. Malïa, déjà prête, attendait Liiro. Elle avait natté ses cheveux en deux tresses qui reposaient sur sa poitrine et portait une longue cape couvrant ses jolies formes. Sa musette en bandoulière, elle s’impatientait. Liiro n’était pas certain qu’une telle tenue fût de circonstance pour aller à la cueillette. D’ici peu, la fraîcheur de l’aube laisserait place à la chaleur. Elle promettait d’être une nouvelle fois lourde et dense.

— Hâte-toi, j’aimerais être rentrée tôt, et disant cela, elle commença à descendre l’échelle de bois jusqu’à la première passerelle.

— Tu es attendue ?

— Non, mais tu entends les volants ? Leurs cris sont plus perçants. Généralement ça augure des changements significatifs.

— Je suis prêt. Je te suis Malïa.

Ils marchèrent jusqu’au point d’eau, puis le contournèrent vers le sud. Le sentier grimpait à travers la forêt, et sous l’épaisseur de la frondaison la lumière du soleil filtrait par intermittence. En haut des cimes le vent roulait comme des vagues. Où qu’ils aillent, les dangers restaient multiples. Aux plantes coupantes ou vénéneuses se joignaient les hybrides, qui sans motifs apparents, devenaient agressifs et les assaillaient à coup de bec et de griffes. C’était ainsi avec les mutants. On avait beau les côtoyer souvent il était difficile de prétendre bien les connaître.

Le vent charriait des poussières de terre et des odeurs de baies mûres. Les moustiques abondaient, ainsi que les mouches qui ne cessaient de voler autour d’eux. Liiro s’étonna d’apercevoir des vestiges de l’Ancien Monde ensevelis par les racines et autres lianes qui jalonnaient leur route. Quelques pierres qui avaient échappé à la dévastation. Imaginer que des siècles auparavant une bâtisse avait existé par ici, peut-être même un village dont les habitants avaient foulé cet endroit avant eux, lui donnait l’impression d’être relié au reste de l’univers. Pourtant, il n’arrivait pas à en tirer une quelconque satisfaction. Si la planète se remettait des bouleversements, les hommes qui la peuplaient étaient fragiles, trop rares, aussi perdus que des enfants. Aujourd’hui, mis à part les volants qui fouillaient le sol avec leur bec et creusaient des trous pour que les femelles enfantent, il n’y avait rien. Rien que le vent qui soufflait sans cesse depuis des jours sur la terre aride. La rosée s’évaporait dès le lever du soleil, leurs pas craquaient sur l’herbe sèche, les larges feuilles noires des arbres dépérissaient sur les branches. Tous les habitants attendaient la pluie avec impatience.

Malïa avançait d’un pas décidé sur le sentier emprunté et de temps à autre s’en éloignait, s’arrêtait afin de récolter des racines et des plantes dans les fourrés. Sur le sol, les mousses et les feuilles croupissaient et la caillasse offrait d’autres dangers que ceux connus plus bas dans la vallée.