Ces fêlures du printemps - Françoise Canque - E-Book

Ces fêlures du printemps E-Book

Françoise Canque

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Beschreibung

Ces récits originaux, dont la chute peut être surprenante, racontent le regard de l’enfant ou de l’adolescent sur l’adulte au travers du prisme de sa mémoire. L’évènement qui s’est un jour inscrit dans sa propre histoire a modifié sa vision du monde, des autres, de son avenir. De secrets en blessures, de découvertes en vengeances, du songe à la nostalgie, la tendresse et l’amour sont étroitement mêlés, parfois avec humour, à ces neuf tranches de vie.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Portée par l’alchimie des mots, Françoise Canque imagine le quotidien des autres. Dans Ces fêlures du printemps, elle pose sur du papier le fruit de réflexions intimes sur la vie, les sentiments et l’émotion.

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Françoise Canque

Ces fêlures du printemps

Nouvelles

© Le Lys Bleu Éditions – Françoise Canque

ISBN : 979-10-377-8183-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon frère Antoine et

À ma sœur Marion

Note de l’auteure

Il est des évènements au cours de notre enfance ou de notre adolescence, marquants pour certains, insignifiants pour d’autres, qui bouleversent nos rêves et la voie que nous croyions tracée ou, au contraire, qui en ouvrent une autre, inattendue.

Car l’histoire de l’enfance que l’on se raconte et que l’on raconte aux autres est souvent bien différente de la réalité. Mais on a besoin de cette histoire pour avancer. Là est la force de ces souvenirs d’enfance ou d’adolescence, qui nous feraient croire que nous étions heureux, alors que nous étions surtout insouciants (mais où est vraiment la différence ?), ou que nous étions les plus malheureux du monde parce que celui-ci nous paraissait trop grand…

Cependant, bien souvent, il y a quelque part des données qui nous échappent pour pleinement comprendre nos succès ou nos échecs, nos choix, nos doutes, nos peurs… Il arrive parfois que nous les percevions plus tard en acceptant de nous confronter aux autres et à soi-même, et d’autres fois, nous restons avec nos peurs ou notre colère. Mais finalement, il y a toujours du sens à tout cela… ou presque…

Ces nouvelles, toutes fictives, bien que la plupart soient écrites à la première personne, rapportent ces petites tranches de vie, celles qui se situent à l’orée de la vie d’adulte qui n’attend que de nous happer dans son tourbillon de joies et de peines, cette vie que j’ai bien l’intention de dépeindre dans un prochain recueil…

Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants, mais peu d’entre elles s’en souviennent.

Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince

Le bac

Je suis infirmière au CHU. En cancérologie.

Quand les brancardiers la ramènent dans sa chambre, je la reconnais tout de suite. Avant même de voir son nom sur sa fiche. Les effets de l’anesthésie ne se sont pas encore complètement dissipés. Ses narines se pincent et se dilatent au rythme de sa respiration. Ses paupières tressautent sur ses yeux que je sais être bleus. D’un bleu profond, pailleté de jaune. Ses lèvres, toujours bien dessinées, s’étirent vers le bas, affichant ce même air dédaigneux qu’autrefois. Ses cheveux sont bruns, mais les racines blanches et la peau plaquée comme une couche de résine écaillée sur ses traits anguleux laissent peu de doutes sur son âge. Je fais un rapide calcul et estime qu’elle doit avoir plus de soixante-dix ans.

Moi, c’est Fabienne. Elle, c’est madame L.G., ma prof d’histoire-géo en seconde, première et terminale. Oui, dans le privé, autrefois, on pouvait se cogner trois ans de suite le (ou la) même prof dans la même matière… Un calvaire. Trois ans de défis qu’elle remportait toujours. Normal : c’était elle la prof.

***

Notre antipathie réciproque a commencé le jour de la rentrée en seconde. Nous venions, pour la plupart, de collèges privés. Lorsqu’elle est entrée dans la classe, nous nous sommes levés, entraînant les quelques élèves ignorants de cette coutume à faire de même. Je ne sais pourquoi, cette femme m’a glacée d’emblée. La moue hautaine qu’elle affichait semblait traduire l’ennui avant même d’avoir commencé l’année, et lorsque je croisai ses yeux, le mépris qu’elle mit dans son regard donna instantanément au mien un air fuyant.

Après nous avoir autorisés à nous rasseoir, elle écrivit son nom en lettres capitales sur le tableau : Madame L.G. Pas de prénom. Pas de sourire. Pas de préambule. Elle nous demanda d’inscrire sur une demi-feuille notre nom, prénom, date de naissance, collège d’où nous venions, profession du père et de la mère, nombre de frères et sœurs et leurs âges. Quand nous eûmes terminé, elle les fit relever, monta sur l’estrade et s’assit à son bureau.

Nous devions nous lever à l’appel de notre nom et répondre aux quelques questions qu’elle posait sur la profession de nos parents, sur les études de nos frères ou sœurs aînés. Quand vint mon tour, je sus d’instinct que j’allais me faire une ennemie. En face de profession du père, j’avais laissé un blanc. Elle ne m’a pas accordé le bénéfice du doute, suggérant que c’était peut-être un oubli. Au lieu de cela, elle a attaqué de front : « Mademoiselle C., pourquoi n’avez-vous pas renseigné la profession de votre père ? » Impossible pour moi de mentir (mort, disparu, envolé, agent secret…). Impossible aussi de dire la vérité. Mon père était au chômage à ce moment-là, entre deux emplois qu’il décrochait quand il ne buvait pas. Depuis des années, ma mère donnait le change dans notre entourage, que ce soit à l’école, dans le quartier ou auprès des rares personnes qu’elle fréquentait. On la prenait pour une femme discrète, loin des mondanités, dont le mari voyageait beaucoup pour ses affaires pendant qu’elle assurait l’éducation de leurs trois enfants.

— Vous avez perdu votre langue, mademoiselle C. ?
— Non, madame.

Je sentis mes jambes se liquéfier et mes joues s’embrasèrent sous les regards embarrassés de mes camarades. Je fixai mes pieds.

— Regardez-moi quand je vous parle ! Alors ? J’attends ! Quelle profession exerce votre père ?
— Je ne sais pas.
— Comment ça vous ne savez pas ?
— Je ne sais pas. Et puis qu’est-ce que ça change que vous le sachiez ou non ?

Jamais je n’oublierai l’éclat menaçant de son regard lorsqu’elle me dévisagea. Je la détestai à ce moment-là, aussi intensément qu’elle me faisait peur.

— Très bien. Vous viendrez me voir à la fin du cours.

Je me rassis, tremblante. De honte et de colère. Je n’en revenais pas de lui avoir tenu tête. Pour la première fois de ma vie, un souffle ténu de rébellion venait d’agiter la membrane polie par quinze ans d’éducation conformiste, châssis immuable de la bienséance inculquée dans le milieu bourgeois. Après tout, qui était-elle pour exiger des renseignements qu’elle voyait bien que je ne voulais pas donner ?

À la fin du cours, elle m’accompagna dans le bureau de la directrice et me laissa là après lui avoir relaté la scène. Devant mon mutisme, celle-ci convoqua ma mère le lendemain. Tout rentra dans l’ordre, sans que je ne sache jamais ce qu’il s’était dit dans ce bureau.

Le ton était donné pour cette matière qui devint mon cauchemar. Je me mis à détester l’histoire et encore plus la géographie. Je maudissais cette femme dure et cassante. Les rares sourires qu’elle accordait à mes camarades rendaient les regards qu’elle me lançait encore plus malveillants et j’en ressentais une immense injustice. Mais la révolte qui grondait en moi était étouffée par mon éducation et la peur de mettre ma mère en difficulté. Peur de lui faire de la peine. Malgré les mensonges qu’elle élaborait pour cacher notre situation, elle faisait tout pour nous. Tout pour que nous puissions suivre notre scolarité dans le milieu qu’elle avait choisi en épousant mon père, issu d’une famille d’aristocrates sur le déclin. Elle ne parlait jamais de son enfance ou de son adolescence passées dans une loge de concierge dans le VIe arrondissement de Paris. Elle n’évoquait ses souvenirs que pour nous décrire Saint-Germain-des-Prés, le Quartier latin et ses caves de jazz. Ça me faisait rêver… J’imaginais une jeunesse joyeuse, brillante, qui passait son temps à discuter philo et à danser le rock ou le be-bop. Je me promettais de faire des études et de profiter, moi aussi, de ma jeunesse. J’étais loin de penser que mon proche avenir serait à l’opposé de mes rêves.

Ici, dans cette ville de province, maman se fondait dans le milieu bourgeois dont elle avait rêvé : deux jupes bien taillées, quelques chemisiers, des escarpins et un sac de marque, un beau manteau, toujours bien coiffée et manucurée. Personne n’aurait pu deviner qu’elle guettait parfois son mari toute la nuit pour aller le cueillir au bas de l’immeuble lorsqu’il était trop saoul, de peur qu’il ne réveillât les résidents de ce quartier cossu.

***

Je la regarde. Toute petite. Fragile. Son bras flétri, aussi frêle que celui d’un enfant, est relié à la perfusion. Cette femme qui m’avait méprisée, rabaissée, se trouve là, dans sa chasuble en papier, la bouche desséchée, essayant d’ouvrir les yeux. Je suis surprise par la violence de la haine qui me submerge. Comme si nous étions encore dans cette horrible salle de classe. Elle est à ma merci. Et elle ne le sait pas encore.

Je ne dis pas un mot. Elle râle un peu, ouvre les yeux, les referme, force pour les rouvrir. Sa vision est floue, elle ne distingue qu’une silhouette en blouse blanche. « J’ai soif… » Je sais la traversée du désert qu’elle vit, cette déshydratation qui vous donne l’impression d’avoir une langue énorme collée au palais, ce besoin impérieux de sentir un peu d’eau fraîche humecter vos lèvres, envahir votre bouche, descendre dans votre gorge. Je ne bouge pas. Elle n’est pas encore en état de réaliser que je reste immobile au lieu de la soulager.

— J’ai soif…
— Oui, je sais. Mais je ne peux pas vous autoriser à boire.
— …
— À cause de l’anesthésie. Pour éviter la fausse route dans les voies respiratoires. Vous avez quelques compresses humides sur la table de chevet pour vous humecter les lèvres. Je repasserai plus tard.

Je me dirige vers la porte et me retourne, la main sur la poignée. Sa bouche est entrouverte. Elle me fixe, se demandant certainement si elle m’a déjà vue ou si je lui rappelle quelqu’un… ma voix peut-être… Je referme la porte derrière moi. M’a-t-elle reconnue ? À quoi pense-t-elle ?

Moi, je repense à mon année de terminale…

***

L’ambiance était de plus en plus insoutenable à la maison. Ma mère ne souriait plus et je l’entendais souvent au téléphone avec ma tante, la remerciant en pleurant de lui apporter une aide substantielle. Je me disais qu’il était vital que j’aie le bac, que j’obtienne une bourse et que je quitte cet environnement toxique. Alors, je me suis mise à bûcher. Même l’histoire-géo. J’ai fait des impasses, ayant accumulé trop de retard au cours de l’année. Je me disais que sur trois sujets proposés dans chaque matière, il y en aurait bien un que j’aurais révisé.

Au dernier trimestre, madame L.G. nous distribua des sujets de géographie et nous demanda de nous mettre par deux pour présenter un exposé. Je me retrouvai avec Pascale. Nous jouions toutes les deux les équilibristes sur le fil ténu de la moyenne ; pas vraiment une pour rattraper l’autre. Notre sujet : « La mer au Japon ».

Pascale était la benjamine d’une famille aisée : parents médecins, frère aîné en quatrième année de médecine, sœur en fac d’histoire. Elle n’avait pas la bosse des études comme son frère et sa sœur, mais madame L.G. l’aimait bien. Moi aussi je l’aimais bien. Son petit côté indolent me plaisait. J’aurais bien voulu avoir son insouciance et son enthousiasme. Elle était gaie, généreuse, drôle. J’aurais pu tomber plus mal.

« La mer au Japon. » Elle m’a regardée avec une petite moue, l’air de dire : « Ça ou autre chose… » Le mercredi suivant, nous étions dans la piscine de ses parents (ils venaient juste d’y installer le chauffage), nos cahiers abandonnés dans leur cartable. La mer au Japon allait bien attendre un peu… Je savais, en rentrant à la maison, que j’allais faire cet exposé toute seule. Ce que j’ai fait. Résultat : 16/20. J’en aurais pleuré de joie. Comme je m’y attendais, toutes les félicitations furent pour Pascale ; le sentiment d’injustice qui m’étreignit déchaîna en moi des envies de meurtre. Encore une fois, pas de vagues… les épreuves du bac commençaient quelques semaines plus tard et maman commençait à perdre pied.

Arriva le jour fatidique. La boule au ventre me donnait envie de partir en courant après avoir vomi le petit-déjeuner que ma mère m’avait forcée à avaler. Les matières se mélangeaient dans ma tête : philo, anglais, latin, maths… histoire-géo. Les sujets d’histoire m’ont glacée. Le seul que je pouvais traiter était celui sur la Commune de Paris pour l’avoir un peu survolé. En géographie, comment dire… mon cœur s’est mis à bondir, mes poumons étaient comme gonflés à l’hélium ! LA MER AU JAPON. L’exposé que j’avais fait quelques semaines auparavant. Je me souvenais parfaitement de tout ce que j’avais rédigé : l’introduction, le développement, la conclusion. J’ai dessiné la carte, comme je l’avais fait deux mois plus tôt, développé son histoire, sa situation géographique, ses ressources économiques… tout. Tout dans le même ordre.

Quand je suis rentrée à la maison, l’air réjoui, maman m’a emmenée dans un salon de thé pour fêter ça. Les autres matières ne s’étaient pas passées comme je l’espérais, mais pas trop mal non plus. J’estimais être dans la moyenne, bassin d’eau tiède dans lequel j’avais toujours barboté jusque-là…

Le jour des résultats, elle est venue avec moi. Je me suis d’abord dirigée vers le tableau des repêchages. Je n’y étais pas. Je lui ai envoyé un sourire. Ça voulait dire que l’avais du premier coup ! Je me revois encore parcourir la liste des reçus. De haut en bas, de bas en haut. Dans tous les sens, encore et encore. Je me suis retournée vers ma mère, paniquée. Elle est venue à moi, a parcouru elle aussi les listes dans tous les sens. Je n’y étais pas. J’étais recalée. C’était impossible… c’était une erreur.

Mon ventre s’est tordu. Il n’était plus que douleur. Une douleur violente qui cisaillait mes tripes et électrisait mes veines jusque dans mes terminaisons nerveuses. Tout se mélangeait dans ma tête : la honte, l’échec, le rideau noir qui venait de tomber sur l’avenir que je m’étais tracé, un sentiment terrible d’incompréhension et d’injustice. La colère qui s’empara de moi à la lecture de mes notes, quelques jours plus tard, ne devait plus jamais me quitter. 4/20 en histoire-géo : 8 en histoire, 0 en géographie…

Je n’avais qu’une explication : ma copie était tombée entre les mains de cette sorcière et elle avait reconnu mon exposé et mon écriture. Ma mère était aussi révoltée que moi.

Nous sommes allées au rectorat, avons demandé à voir ma copie et supplié le recteur de la faire corriger à nouveau. Tout a été refusé en bloc. Le ressentiment qui s’empara de moi à ce moment-là était infini. J’aurai sa peau.

***

J’ai bientôt terminé mon service. Je passe les consignes à la collègue qui me relève :

— La colectomie du 115 vient de remonter de la salle de réveil. Elle veut boire. Je lui ai laissé des compresses.

Je lui souhaite bon courage et pars au vestiaire, alourdie par les vagues de haine qui se déversent dans mon ventre.

***