Cette vieille histoire - Yves Wellens - E-Book

Cette vieille histoire E-Book

Yves Wellens

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  • Herausgeber: Ker
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2018
Beschreibung

Trois frères pris dans la tourmente voient resurgir les cauchemars du passé...

La perspective de révélations médiatiques provoque des remous inquiétants dans le groupe de Pierre Wellens, un magnat de l’immobilier qui a façonné le visage de Bruxelles au gré de ses intérêts.
Dans le même temps, son frère Yves cherche à faire la lumière autour d’un incident qui s’est produit lors d’un vernissage, où une jeune femme a violemment giflé l’homme d’affaires. Alors que son enquête progresse, le troisième frère Wellens, perdu de vue, indique à Yves où rencontrer cette femme.
Cet entrelacs de relations renvoie à une vieille histoire où les frères, ligués contre un père alcoolique et violent, ont pris leur indépendance. Un événement fondateur qui a révélé leurs natures profondes et les poursuit sans pitié...

Un thriller politique haletant et parfaitement ficelé au cœur de Bruxelles !

EXTRAIT

Une salle du dixième étage avait été réquisitionnée, et des instructions strictes fournies au personnel chargé des préparatifs. Il les respecta sans faire de commentaires, bien que cela supposât de déplacer contre un mur une lourde table rectangulaire afin de faire place nette au milieu de la pièce, et de ranger une série de chaises le long du mur en face. Une desserte avait été prévue dans un coin, pour mettre boissons, verres et tasses à la disposition des participants. Les instructions stipulaient en outre que les lieux devaient être remis dans leur état premier après la réunion.
Une heure avant le début de la rencontre, personne ne devait plus se trouver, sous quelque prétexte que ce soit, dans le couloir menant à la salle. Un membre de la sécurité, manifestement choisi pour sa mine peu engageante, avait pour mission de vérifier les identités. Sur son injonction, un assistant tout aussi rébarbatif se chargeait de ramener tout individu non inscrit et non autorisé jusqu’à l’ascenseur, de l’y fourrer sans ménagement et de presser le bouton de la sortie. Un acolyte, posté au rez-de-chaussée, lui confirmait, par un message dans son écouteur, que l’intrus ne reviendrait pas.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Yves Wellens, de son vrai nom Yves Van Cutsem, est né le 6 avril 1955 à Bruxelles-Ville. Son milieu social d’origine est composé d’artisans, d’ouvriers qualifiés et de commerçants. Il a effectué des études de journalisme et de communication sociale à l’Université Libre de Bruxelles, et est actuellement fonctionnaire à la Ville de Bruxelles, chargé de questions d’urbanisme.

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Il y a des secrets qui ne veulent pas être dits.Edgar Poe, L’homme des foules

Première partie

Prologue

Une salle du dixième étage avait été réquisitionnée, et des instructions strictes fournies au personnel chargé des préparatifs. Il les respecta sans faire de commentaires, bien que cela supposât de déplacer contre un mur une lourde table rectangulaire afin de faire place nette au milieu de la pièce, et de ranger une série de chaises le long du mur en face. Une desserte avait été prévue dans un coin, pour mettre boissons, verres et tasses à la disposition des participants. Les instructions stipulaient en outre que les lieux devaient être remis dans leur état premier après la réunion.

Une heure avant le début de la rencontre, personne ne devait plus se trouver, sous quelque prétexte que ce soit, dans le couloir menant à la salle. Un membre de la sécurité, manifestement choisi pour sa mine peu engageante, avait pour mission de vérifier les identités. Sur son injonction, un assistant tout aussi rébarbatif se chargeait de ramener tout individu non inscrit et non autorisé jusqu’à l’ascenseur, de l’y fourrer sans ménagement et de presser le bouton de la sortie. Un acolyte, posté au rez-de-chaussée, lui confirmait, par un message dans son écouteur, que l’intrus ne reviendrait pas.

Comme s’ils s’étaient donné le mot, les participants arrivèrent presque tous au même moment, par petits groupes. La réunion commença donc à l’heure précise. L’absence de table empêcha sans doute que les corps se relâchent : beaucoup préférèrent rester debout, certains s’asseyaient puis se levaient et tous arpentaient la pièce comme s’ils se préparaient à un combat.

Dès que la porte fut fermée, un feu roulant de questions, à la limite du tendancieux, s’était abattu sur un homme assis sur une chaise au milieu de la pièce. À tour de rôle, des participants paraissaient devant lui. Parfois, ils formaient un cercle irrégulier, chacun se relayant comme dans un ballet, et tentaient de le déstabiliser, avant de reculer et de céder le témoin à d’autres.

Légèrement en retrait, une femme observait le manège. Ses traits étaient tendus et son chignon sévèrement tiré accentuait cette raideur. Sa chevelure blonde était probablement factice. De petites rides entouraient ses yeux : elle les dissimulait derrière les larges branches d’une monture à damiers qu’elle rabattait parfois du sommet de son crâne. Elle arborait une gourmette, une pierre d’améthyste montée en bague à un majeur, mais pas d’alliance. Ses vêtements étaient d’une sobre élégance (chemisier ouvert, veste en lin, pantalon moulant, fine ceinture de cuir, escarpins rouges à talons noirs). Deux écouteurs étaient fichés dans ses oreilles et la reliaient, à la manière d’un stéthoscope, à un smartphone et à ses multiples applications, avec lesquelles elle semblait ausculter les convulsions du monde. Elle n’intervint à aucun moment et ne tenta rien pour venir à la rescousse de son patron.

Lui-même portait beau : tout en lui respirait une sorte d’aisance, avec juste assez de contenance pour ne pas basculer dans la désinvolture qu’on impute généralement à ceux qui agissent selon leur bon vouloir, et ont les moyens pour cela. Pourtant, cette fois, il paraissait inquiet : ses mains étaient nouées l’une à l’autre avec une force presque sauvage, faisant saillir leurs veines ; sa mâchoire était crispée, accentuant la forme anguleuse des os du visage et tendant les nerfs du cou ; sa parole, d’ordinaire volubile, émergeait cette fois à grand-peine, comme si l’homme, accoutumé à dominer, devait cette fois se courber pour amadouer, sinon convaincre un public hostile. Une perle de sueur se forma à un moment sur son front, avant de disparaître. Pendant près d’une heure, tandis que ses tourmenteurs prenaient force notes, le dirigeant fut mis en accusation et menacé dans ses propres murs.

Une sonnerie de portable retentit et sembla libérer tout le monde.

On en entendit une autre, et une autre encore. Ces bruits irritèrent l’homme d’affaires. Puis il se détendit, faisant quelques pas dans la pièce, comme pour sentir sous ses pieds qu’il était revenu dans son monde. Son corps sec et souple, manifestement entretenu, lui donnait l’air dur à cuire d’un privé tel qu’on se le représente dans un roman ou un film noirs américains. Il retourna sa chaise et s’y assit sans façon. Il paraissait trôner, les jambes écartées, en jetant un regard peu amène vers les autres qui s’étaient soigneusement éloignés et avaient rejoint, pour s’y aligner, le mur d’en face :

— Messieurs, votre verdict ?

Un homme d’une quarantaine d’années avait levé la main avant la fin de la question. Il ne semblait pas détenir une autorité particulière et rien n’indiquait qu’il pût se targuer d’une quelconque préséance, mais on le laissa se mettre en avant sans rechigner.

— La plupart du temps, c’est bon. Vous ne vous écartez pas des réponses que nous vous avons préparées et surtout, vous les livrez sur un mode convaincant.

Il sortit un carnet de sa poche et se mit à en tourner les pages avec des gestes calculés, parfaitement conscient de l’intérêt qu’il suscitait. Il referma le bloc puis reprit la parole d’une voix traînante, comme s’il voulait étirer son instant de gloire.

— Il y a un problème quand vous simulez l’hésitation. C’est une attitude qui est en contradiction avec ce que l’on sait de vous. Cela vous donne l’air de peser vos mots et ce n’est pas votre meilleur registre. Vous devez plutôt imposer des silences sans pour autant qu’ils soient interprétés comme une échappatoire. Alterner l’ouverture pour vous rendre utile à une enquête, et en même temps laisser voir une certaine hauteur, pour rappeler le rang que vous occupez.

L’avocat se tut un moment. Puis son client lui fit le signe qu’il attendait et il poursuivit :

— Si on en arrive là, ceux qui vous interrogeront sont comme des restaurateurs de tableaux. Ils sont formés pour voir à travers les couches de vernis superposées. Ils ne prendront pas de gants, ni avec vous ni avec votre statut. Leur but est de pointer la moindre faille dans vos déclarations. Ils vous cuisineront sans ménagement. Il faut tenir bon. Ne vous écartez pas de la réalité, intégrez-la plutôt à votre récit. Pas de fausse piste qui ne tiendrait pas la route et qui vous reviendrait par contrecoup…

— Jouer à être sincère, enchaîna un autre – du même moule vestimentaire que le précédent : blazer bleu marine à boutons dorés, mocassins à bouts pointus, boutons de manchette et large cravate –, ce n’est jamais donné…

Il désigna sans vergogne la femme au chignon serré :

— En tout cas, c’est mieux qu’on s’en tienne à ce que nous savons faire : dans ce genre d’affaires, il est périlleux de monter un plan com’ car, pour cela, il faudrait qu’il y ait de la place sur la comète…

De petits rires discrets saluèrent le bon mot. La femme esquissa un mouvement, mais son patron la dissuada de poursuivre d’un geste sec. Puis il engagea l’avocat à poursuivre.

— En même temps, reprit ce dernier, il faut rester limpide, ne pas donner prise au trouble. Votre voix est claire, même quand vous en jouez pour rester au bord du murmure. Mais vos gestes sont parfois forcés. La position des mains, par exemple, n’est pas bonne. Il ne faut pas les nouer comme si vous ne pouviez plus les relâcher – ceci dit, trop les agiter pourrait être interprété comme de la désinvolture… En conclusion : sur vos gardes mais pas crispé, calme sans être éteint, gestes rares mais non calculés. Vous serez prêt au moment voulu.

L’homme d’affaires se redressa, jaugea le groupe qui lui faisait face. Personne n’ajouta rien.

— Bien, Messieurs, ce sera tout.

— Et le journaliste ? reprit le même interlocuteur. Faut-il vous soumettre une proposition de réplique ou un projet de démenti ?

— Pour l’instant, je ne donne pas suite à ses demandes d’entretien. A-t-il même quelque chose à publier ? Je ne vais pas lui faciliter la tâche. Il faut que je reste le maître du temps face à lui.

Il y eut des murmures d’approbation et des soupirs d’aise dans la petite salle.

Wellens regarda ses hommes de loi se retirer. Il s’entretint un moment avec la femme au chignon, qui tapotait en même temps sur son portable et rajustait l’un de ses écouteurs en vérifiant le contenu de sa messagerie. Il finit par la quitter et regagna son bureau.

Même s’il n’en avait rien laissé paraître, cette séance de préparation, rendue indispensable par les premiers appels de Duty, l’avait épuisé. Suite à ses manœuvres d’approche, il avait fallu définir une ligne en cas de publication d’un article et de ses éventuels prolongements judiciaires. Un verre à la main, il regarda à travers la baie vitrée qui parcourait la largeur de la grande pièce. Mais il n’observait pas la foule qui s’agitait en contrebas et se frayait un passage pour rentrer au bercail, refuge provisoire jusqu’au lendemain.

Un bâtiment aux fenêtres teintées, planté comme un monolithe dans le paysage urbain, lui bouchait la vue. Contrarié, Wellens marcha jusqu’au bout du plateau. Arrivé là, il sortit son portable et chercha un nom dans son répertoire. Un numéro s’afficha sur le cadran. Il pressa une touche et obtint la tonalité. Il appuya sa main libre sur une vitre et regarda en direction des quartiers du nord-ouest de la ville, au-delà de la basilique. Des lambeaux de mémoire flottaient dans son esprit comme de vieilles formes qui revenaient trop précisément à la surface.

1

Quelques jours auparavant, Pierre Wellens avait convié son frère dans un restaurant de la rue de Flandre. Pendant longtemps, ils s’étaient vus régulièrement – jusqu’à deux fois par mois à certaines périodes –, et c’était toujours lui qui invitait, en veillant à varier les établissements. Il lui était arrivé d’y amener ses femmes successives, ou ses maîtresses ou compagnes du moment. Son frère venait seul et ne s’attardait jamais, prétextant invariablement des rendez-vous à l’autre bout de la ville. Wellens n’était pas dupe, mais ne disait rien.

Pour qui connaissait leurs rapports en demi-teinte, il n’était pas surprenant que les deux frères ne se voient plus que de loin en loin. Quelqu’un qui aurait été attablé au balcon ou dans la mezzanine d’un établissement, et se serait penché pour les apercevoir en contrebas, aurait ressenti que l’air à leur table était saturé de méfiance, et qu’un certain embarras flottait et se diffusait lentement autour d’eux. De part et d’autre de la table, chacun se tenait sur ses gardes. Ce n’était pas une franche hostilité, mais les frères ne s’appréciaient guère et, une fois passés les préliminaires polis, ne faisaient pas grand effort pour le dissimuler.

Pourtant, ils avaient maintenu le rituel du repas en terrain neutre. C’était surtout à l’insistance de l’industriel qui, en dépit d’un emploi du temps chargé, avait toujours tenu à dégager quelques heures pour ces occasions. Il savait que son frère ne se souciait guère d’entretenir, ou même de ranimer une flamme si vacillante.

Le frère de Wellens était écrivain. Il s’en tenait généralement à une certaine retenue et le côté hâbleur de l’homme d’affaires lui pesait, même s’il lui semblait souvent que cette faconde était jouée. Wellens attribuait cette réserve et ce comportement maussade à des problèmes personnels – il n’avait pas vu ou entendu sa belle-sœur ni les enfants du couple depuis des années, mais n’avait pas demandé de détails – ou à des travaux d’écriture en cours, dont il présumait qu’ils pouvaient rendre son frère irascible ou distrait.

Wellens n’avait presque rien lu des œuvres de son frère. Il savait qu’il publiait régulièrement et qu’il avait des contrats avec plusieurs éditeurs, selon les genres qu’il pratiquait, en alternance et parfois simultanément. L’auteur ne lui envoyait aucun de ses livres et pourtant, Wellens les avait tous alignés dans sa bibliothèque. Il n’était pas rare qu’il en offrît des exemplaires à quelques visiteurs choisis, sans mentionner sa parenté et sans jamais commenter les raisons de ce don.

L’écrivain signait Yves Arens. Il s’était gardé de consulter Wellens sur le choix de son nom d’écriture. Il l’avait simplement emmené un jour dans une librairie et lui avait montré son premier livre, où son portrait figurait en quatrième de couverture. L’homme d’affaires n’avait pas bronché. Pierre Wellens avait supposé que son frère ne voulait pas être rattaché à lui ni profiter – ou pâtir – de sa notoriété, ce qui lui convenait.

En arrivant dans le restaurant, Wellens avait, comme de coutume, fait le tour de la salle et salué quelques personnes au passage. Installé à table, il avait échangé quelques plaisanteries avec son serveur attitré, sans parvenir à dérider son frère, arrivé avant lui, et qui observait la scène sans s’y mêler. Le chef de cuisine vint à son tour et conversa un moment avec Wellens : ils parlèrent de la cuisson de la viande et du choix de la sauce d’accompagnement, mais aussi d’une « petite affaire d’ordre commercial ». L’homme d’affaires l’incita à contacter son secrétariat et se tenait à sa disposition pour « conclure au mieux ». L’autre, visiblement ravi, retourna à ses fourneaux en saluant à peine l’écrivain.

Arens s’impatientait. Il avait déjà parcouru la carte, écoutant à peine les suggestions du serveur et de son frère et avait commandé sans attendre. L’industriel, irrité, dut suivre le mouvement et, prétextant un manque de temps, annonça qu’il prendrait « pareil », insistant pour qu’ils fussent servis rapidement.

Wellens se hasarda à sourire, en attendant que le serveur finisse de disposer les boissons :

— Tu as un projet de livre en cours ?

— Oui, mais je n’en dirai rien.

— Comme toujours…

L’écrivain ne répliqua pas. Puis il demanda :

— À propos, comment va Ruth ?

Wellens parut un instant dérouté par la question et se renfrogna brusquement.

— Mais… bien, je suppose.

— Tu supposes ? Ce qui signifie que tu n’en sais rien.

— Si, bien sûr que si. Mais elle est plus souvent de son côté…

— Il y a de l’orage dans l’air ? Un mauvais vent de face ?

L’arrivée de leurs commandes sur un chariot laissa les questions en suspens. Ils regardèrent le serveur déposer les plats sur une sorte de plate-forme, puis allumer un bec d’où il fit jaillir une mince flamme. Les frères remplirent leurs assiettes et prirent le temps de goûter une première bouchée. Même Arens tint à rassurer le serveur sur la qualité de la cuisson.

— Tu permets ?

Le portable de Wellens vibrait sur la table. Il s’en saisit, pressa une touche et lut un message. Il y répondit brièvement, puis éteignit l’appareil et le mit dans une poche. Son visage n’exprimait rien.

Les deux frères poursuivirent leur repas en ne lâchant plus que des phrases courtes et volontairement dénuées d’intérêt. Au bout d’un moment, ils repoussèrent leurs assiettes. Wellens leva aussitôt la main, devançant toute tentation de son frère de s’éclipser en commandant des cafés qu’on s’empressa de leur apporter.

L’écrivain ne disait rien. Il tournait lentement sa cuiller dans la tasse, fixa un instant le liquide, puis l’avala en deux traits.

— Je dois m’en aller, si cela ne te gêne pas.

Il capta le regard de son frère, qui fixait la porte d’entrée et sourit en voyant une silhouette se découper dans le fond et se diriger vers leur table. Des talons résonnaient fort sur le carrelage du sol : le bruit qu’ils faisaient semblait être découplé du brouhaha de la salle. L’industriel se tourna vers son frère, toucha son bras et, se penchant vers lui, dit doucement :

— Reste encore un moment…

Wellens se leva pour accueillir une femme au chignon sévère, qui lui serra la main sans sourire. Il émanait d’elle une sorte de volupté qu’au premier abord, elle s’efforçait de comprimer dans un uniforme trop étroit. L’homme d’affaires l’installa à côté de lui. Elle retira les écouteurs de ses oreilles et, jetant un regard rapide à l’écrivain, lui fit sentir qu’en agissant ainsi, elle lui accordait une sorte de faveur. Wellens ne lui expliqua ni la nature de ses liens avec elle, ni d’où il la connaissait.

— Mon frère allait partir, dit-il simplement.

— Dommage. Une autre fois, peut-être…

Sa voix était flûtée, presque engageante.

Arens se contenta d’un vague murmure. Il décroisa les jambes et glissa le long de la banquette. Déjà, il prenait appui sur le coin de la table pour se lever et sortir. Mais, juste à ce moment, il fut attiré par un mouvement du côté de la femme.

Elle défit son chignon et secoua sa chevelure, la faisant s’agiter en tous sens. Et précisément à ce moment, comme par un fait exprès, on entendit distinctement tinter des pièces de monnaie jetées sur une soucoupe, à deux tables de là.

Cette coïncidence enchanta Wellens, qui ouvrit grand les bras, comme pour accueillir un moment d’exception. La femme rit aux éclats, effleura un doigt de l’homme d’affaires. De petites larmes apparurent au bord de ses yeux, tandis qu’elle continuait de rire à gorge déployée. Elle ôta ses lunettes aux montures en damier et les glissa dans un sac de prix. Elle en retira un serre-tête de nacre et le ficha au-dessus de son front, s’emparant d’une poignée de cheveux à hauteur du cou et les répartissant autour de ses épaules.

La femme regarda l’un après l’autre les deux frères, mais elle s’adressa directement à l’écrivain.

— Vraiment, vous partez ?

Arens ne répondit pas. Il observa que les traits de la femme étaient devenus plus durs et qu’elle plissait les yeux. Il lui rendit son regard, tandis que Wellens se reculait sur le dossier de son siège, sans s’opposer à son départ.

2

Arens quitta le restaurant et remonta une partie de la rue de Flandre. Il coupa par une rue étroite pour rejoindre la station de métro à Sainte-Catherine. Il marcha d’abord d’un pas pressé, comme pour justifier son départ précipité, puis ralentit à l’approche de la longue place dégagée, flanquée de deux bassins et de statues de monstres marins.

Immobile sur le terre-plein pavé, l’écrivain observa les alentours. Des maisons bourgeoises, dont on avait parfois conservé les portes cochères menant alors à des entrepôts – eux-mêmes transformés au fil du temps en lofts ou en logements de standing –, bordaient les entrelacs de l’ancien port. À l’époque, des embarcations amenaient leur cargaison jusqu’à la ville en remontant des canaux et accostaient aux différents quais, dont les noms indiquent la nature des marchandises débarquées. Arens avait vécu quelques années dans le quartier et l’arpentait parfois toute une journée : sans qu’il se l’explique vraiment, c’était un lieu qui l’incitait à la rêverie et à la dérive. Il l’avait décrit plusieurs fois dans ses livres. Il se mit à parcourir à nouveau ces rues en repensant à son frère. Et, à nouveau, les sentiments qu’il nourrissait à son égard étaient mêlés.