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Julia et Petunias sont confrontés à leur ennemi mortel, le terrifiant parrain de la mafia Upali, dans cet ultime opus de leurs aventures qui les conduira du sixième continent jusqu'au coeur de l'hexagone.
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Seitenzahl: 594
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. Certains noms de lieux ont été modifiés.
Epigraphe
Prologue I
Prologue II
PREMIÈRE PARTIE : la glace
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
CHAPITRE VIII
Chapitre XIX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XIX
Chapitre XXX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
DEUXIÈME PARTIE : le chardonnay
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
ÉPILOGUE
REMERCIEMENTS
Mercredi 16 août 1944, quelque part en France
Le chauffeur de l’Opel Kapitän cabriolet laisse une raisonnable distance de sécurité avec la motocyclette BMW. Le Docteur Seltzamm savoure la fraîcheur du vent relatif causée par la capote ouverte.
Comment ce motard peut-il supporter son harnachement sous cette canicule ? songe-t-il. Engoncé dans son casque et sa veste de cuir, les jambes bottées plaquées contre le bouillant bicylindres à plat, il doit vivre l’enfer.
Aloïs est en nage, il a depuis longtemps desserré sa cravate et retiré son pull de laine. Frau Seltzamm lui avait enfilé de force à son départ matinal de leur appartement de fonction de Graz. Aucun doute, le climat de Bourgogne est plus clément que celui de Styrie.
Assis à côté de lui, accoudé à la portière et fumant cigarette sur cigarette, l’hauptmann Ricker conserve une tenue irréprochable depuis leur départ de la gare de Montbard où l’escorte de la Schutzstaffel1 l’attendait.
Un long voyage en train depuis l’Autriche, via Innsbruck, Zurich, Bâle, Mulhouse, Belfort et Dijon. Ordre du Reichführer d’éviter Paris et les autres grandes gares soumises aux bombardements Alliés qui appuient le débarquement de Normandie.
Depuis hier, un second débarquement sur les côtes de Provence menace maintenant le flanc sud du dispositif allemand !
À chaque bruit de moteur suspect, le scientifique scrute fébrilement le ciel à la recherche d’un chasseur bombardier. La rumeur circule que les pilotes anglais et américains, maîtres du ciel de France, mitraillent systématiquement les voitures de fonction de la Wechmacht afin d’éliminer un maximum d’officiers allemands.
Est-ce sa personne ou l’importance de sa mission qui préoccupe Himmler au point de lui imposer un itinéraire aussi tortueux, et sous un nom d’emprunt ?
Pragmatique, Aloïs Seltzamm penche pour la deuxième option.
Soudain, Ricker le pousse du coude, tire une dernière bouffée de sa cigarette blonde et la jette négligemment sur la petite route. Il lui désigne un clocher émergeant du sommet d’un mamelon forestier :
— Dans dix minutes nous serons arrivés, Herr Doktor.
Aloïs acquiesce d’un hochement de tête, sans un mot. Il ne se sent aucune affinité avec cet austère personnage en uniforme noir, hormis la crainte d’un danger venu du ciel. L’appréhension se lit sur leurs visages.
L’hauptmann se retourne et constate avec soulagement que l’escorte de transports de troupes blindés n’a pas été distancée par le rythme imposé par la motocyclette.
C’est le moment de lui dire, estime le timide Docteur :
— Hauptmann, je considère que pénétrer de force dans un lieu aussi emblématique est une erreur. J’ai avant tout besoin de la collaboration des religieux, plus que de votre protection…
Aloïs Seltzamm se force à sourire, un bout de temps qu’il cherchait la phrase juste pour éviter de vexer l’officier SS.
— Je comprends, Herr Doktor, je comprends. Nous entrerons donc seuls… Tous les deux.
Pas la peine d’insister, c’est clair, Ricker a reçu l’ordre de ne pas le lâcher d’une semelle durant toute l’opération. Aloïs n’est pas dupe, le SS en référera au Reichführer Heinrich Himmler, un paranoïaque incapable de faire confiance aux scientifiques qui travaillent pour l’Ahnenerbe, son Ahnenerbe, sa création.
Par précaution, le Docteur n’a pas pris rendez-vous avec les autorités monastiques. Il tient au secret le plus absolu.
Le convoi stationne sur la petite place devant le monument. Les rares passants présents à cette heure matinale s’éclipsent rapidement à la vue des uniformes noirs si redoutés.
En esthète, le Docteur admire l’imposante architecture. Il pousse la lourde porte et s’arrête, époustouflé, sur le seuil du narthex :
— Herr Hauptmann, savez-vous que le chœur devant vous est plus long que les plus grands chœurs des cathédrales de France ?
Une religieuse s’avance vers les deux Allemands. Malgré la robe noire à larges manches, le scapulaire noir, la guimpe blanche, le bandeau blanc et le voile noir, Aloïs Seltzamm ne peut s’empêcher d’admirer une belle jeune femme aux yeux clairs :
— Ma sœur, pourriez-vous nous conduire auprès de la mère supérieure ? C’est important.
La Bénédictine esquisse un léger sourire :
— Vous l’avez devant vous, mes fils.
Le Docteur s’incline respectueusement alors que l’Hauptmann, routinier, retire sa casquette, redresse la tête et claque des talons sur le sol de marbre.
///
Lundi 4 juin 1945, quelque part en Antarctique
— Tu manques pas d’optimisme, mon pote ! s’étonne Ivan.
— Non, je t’assure. Je suis le mieux logé à bord, mieux que le commandant ! Sa cabine fait deux mètres sur deux. Ici j’ai droit à dix mètres de long et jusqu’à quatre mètres de large, rien que pour moi.
— Gottverdamnt !2 Qu’est-ce que t'es allé foutre dans la cabine du Pacha ?
Yuri rentre la tête dans les épaules, comme un enfant pris en faute qui subit la réprimande en cherchant à se justifier :
— Je voulais juste voir comment elle était foutue sa carrée.
— T’as gagné ! T’es aux arrêts depuis deux mois. Tout ça pour une connerie…
Les yeux étrangement écarquillés, Yuri lève sa main enchaînée vers les longs tubes de métal brillant prolongés de gouvernes et d’hélices, suspendus juste au-dessus de leurs têtes.
— Mais non, regarde, je suis accompagné par des sirènes, et de belle manière.
Vingt torpilles T3, des engins de sept mètres de long, capable d’atteindre une cible à sept mille cinq cents mètres à la vitesse de trente nœuds avec deux cent quatre-vingts kilogrammes d’explosifs. Ces engins de mort sont entreposés à bâbord et à tribord, dans d’énormes berceaux métalliques permettant d’alimenter les six tubes lance-torpilles.
Ivan craint que le prisonnier ne soit devenu cinglé après un si long isolement forcé :
— Yuri, faudra rien dire, surtout.
Il sort une clé de la poche de sa veste de cuir noir de mécanicien de la Kriegsmarine et détache les menottes de son copain en murmurant :
— Et puis tu as raison. Y’a rien de bon qui se passe de l’autre côté de cette porte. La dernière manœuvre du commandant a échoué. Y s’dit chez les sous-offs qu’on serait bloqué dans les glaces, sous l’eau. Impossible de remonter à profondeur de schnorkel.
Yuri plisse les yeux. Contrairement aux craintes de son ami, il est parfaitement lucide. Pas de schnorkel signifie pas de mise en route du moteur diesel, donc pas de recharge des batteries, mais aussi pas de renouvellement d’air. L’asphyxie à court terme, la hantise des sous-mariniers. Ce matin, il a remarqué que l’éclairage de secours vacillait.
Ivan le saisit par les épaules.
— Mon vieux pote, on arrive au bout du chemin. Je t’ai amené une miche de pain et un pot de bière que j’ai piqué à la cambuse. On est rationnés, on va aussi bientôt manquer de bouffe, je crois.
Yuri prend à son tour son ami par les épaules. Il ne veut pas lui mentir et laisser croire qu’il perd la raison :
— Ivan, tu vas te faire attraper si on apprend que tu m’as ôté mes chaînes. Tu risques la cour martiale.
Ivan repose le seau propre et recule vers la porte étanche qui isole la salle des torpilles du reste du sous-marin :
— Mon ami, tu n’as pas perdu le nord, tant mieux ! Mais sans rire, je ne risque plus rien, dans quelques heures ou jours tout au plus… on sera tous crevés.
Un signe de la main en guise d’adieu, et Ivan verrouille la lourde porte derrière lui.
Yuri masse ses poignets meurtris par les fers, songeant à l’isolement rompu uniquement par cet unique visiteur. Son copain Ivan, désigné comme geôlier par le second du sousmarin, vient une fois par jour lui apporter sa pitance et vider son seau hygiénique.
///
Sans visite, ou plutôt si, une. Hier, après un brusque chamboule-tout qui l’avait envoyé valdinguer à l’autre bout de la salle. Sans la chaîne qui avait stoppé sa glissade sur le sol gras et humide, il se serait brisé les os contre une torpille.
Le temps qu’il se tâte le crâne, la porte étanche s’ouvre et les servants des torpilles prennent leurs postes comme à la parade, sans un regard pour le pauvre hère accroupi contre la cloison, au bout de sa chaîne.
Yuri est au spectacle :
L’oreille collée à l’interphone, le Bootsmannmaat3 répercute les consignes données par le second depuis le Central.
Ordre de charger les quatre tubes inférieurs. Pendant qu’un sous-marinier ouvre la trappe d’un tube, un servant aguerri manœuvre un levier qui déverrouille une torpille. Le monstrueux engin de mort d’une tonne glisse en douceur le long de son berceau de stockage et se positionne face à son tube lance-torpilles. Puis un second sous-marinier actionne un vérin dont la pression pousse la torpille dans le tube. Un quatrième referme la trappe. Toute l’opération n’a pris que quinze secondes. L’équipe la renouvelle trois fois dans un séquencement digne d’un mouvement d’horlogerie.
Un nouvel ordre rugit dans l’interphone, le chef ordonne d’ouvrir les trappes extérieures des tubes trois et quatre. Yuri demande au chef ce qu’il se passe. Il lui répond juste de bien s’accrocher.
Yuri ressent des vibrations dans son dos. Les batteries sont tellement sollicitées par la montée en régime des moteurs électriques que l’éclairage vacille. Soudain, un puissant bruit d’air comprimé envahit toute la salle des torpilles, c’est la chasse des ballasts, en mode remontée d’urgence. Même sans repère visuel extérieur, Yuri et ses compagnons ressentent que le puissant U-Boot se cabre et file à vitesse maximale, le nez pointé vers le haut avec un angle inédit. Il s’agrippe comme il peut à une barre de maintien de la cloison mais est balayé par l’inclinaison et vient se cogner dans la porte étanche. Les autres marins s’accrochent désespérément aux berceaux inférieurs. Seul, le chef se maintient face au poste de tir, à portée de main des six leviers rouges, un par tube.
Le submersible semble maintenant grimper à la verticale. Il vibre comme s’il allait se disloquer.
Un nouvel ordre aboyé dans l’interphone. Le chef saisit la poignée drei, puis la vier4. Deux déflagrations, les torpilles sont éjectées hors des tubes, propulsées vers la surface. Aussitôt, le régime des moteurs se réduit et on entend les pompes remplir les ballasts. Le sous-marin retrouve une assiette normale et ses occupants leur équilibre. Quelques secondes plus tard, les explosions des torpilles secouent le bâtiment.
Encore un ordre, qui enjoint de recommencer la manœuvre de tir avec les deux autres torpilles. Une ultime communication du central, le chef s’adresse à son équipe à voix basse. Les hommes quittent la salle, le regard sombre, en abandonnant Yuri à son sort.
Un angoissant silence qui dure plusieurs minutes. Puis Yuri entend le bruit de l’air comprimé chasser encore une fois l’eau des ballasts, le nez se redresser et le submersible vibrer sous les moteurs électriques lancés au régime maximal. Yuri s’accroche de toutes ses forces. Le sous-marin poursuit sa remontée vers la surface et stoppe brusquement dans un effroyable crissement de tôle. Il s’immobilise sous un angle de 45°.
///
C’est la fin, a dit Ivan. Plus à manger et plus d’électricité. Yuri se souvient des histoires d’anthropophagie sur des navires en perdition, racontées par les anciens à l’École des Mousses.
En tant que présumé espion, sûr que c’est lui qui sera désigné, et sans recours à la courte paille ! Si ça se trouve, Ivan est de mèche. La miche de pain, c’est son dernier repas, l’engraisser avant de le manger.
Sa décision est prise. Il s’enferme de l’intérieur en bloquant la poignée en forme de volant avec une grosse clé plate.
Dans ce compartiment avant, il compte les traits gravés sur le métal de la coque intérieure. Soixante-six jours qu’il est enfermé, depuis le 29 mars, le jour où tout a basculé. Il tremble, parce que depuis l’arrêt du chauffage, la température a chuté à zéro, et peut-être également parce qu’il a peur. Et puis il ne supporte plus cette odeur écœurante de graisse saturée d’humidité saline.
— Quelle connerie cette visite dans la cabine du commandant ! Surtout que j’ai rien fauché, juste consulté quelques pages de son livre de bord, se persuade-t-il. Il a une étrange envie de dormir, le manque d’oxygène sans doute… Il tombe dans une douce torpeur.
///
Yuri est réveillé en sursaut par de violents coups sur la porte étanche.
Ça y est, ils viennent pour me bouffer ! Plus le choix, je dois me barrer.
Yuri y a pensé toute la nuit. D’après les informations de son ami, le sous-marin est pris dans les glaces à proximité de la surface, alors il a une idée. Passer par un tube lance-torpilles et nager jusqu’à la surface.
Il en a six à sa disposition. Les quatre du bas ont été utilisés avant-hier et Yuri ne croit pas que les marins, dépités par l’échec des tirs, aient refermé les portes extérieures. Il doit donc nécessairement utiliser ceux du haut. Pas les plus faciles à atteindre depuis le plancher de la salle…
Reste un problème à résoudre. Utiliser le tube comme un sas nécessite la présence d’une deuxième personne qui referme la trappe derrière le plongeur et commande l’ouverture extérieure depuis le panneau de commandes. Quand on est seul, l’unique solution consiste à noyer le local puis sortir lorsque les pressions intérieure et extérieure sont équilibrées. Ça doit demander un sacré contrôle de soi pour un plongeur équipé de bouteilles. Mais Yuri n'a pas de bouteilles et n’est pas un recordman d’apnée alors…
À moins que… Ivan a bien dit que l’U-Boot était bloqué dans les glaces. Or, la banquise flotte toujours à la surface des océans !
Il bricole une pioche en fixant une plaque de métal sur une clé plate. Peut-être réussira-t-il à creuser jusqu’à la surface ? Si seulement il savait sous quelle épaisseur de glace se trouve la trappe. Un seul moyen de le savoir.
Il déverrouille la porte interne d’un lance-torpilles supérieur, escalade les berceaux superposés puis se glisse dans l’étroit tube glacé de cinquante-cinq centimètres de diamètre. Pour progresser dans une totale obscurité sur cette rampe à quarante-cinq degrés jusqu’à la porte extérieure, il doit s’aider des coudes et des genoux. Plusieurs minutes lui sont nécessaires pour gravir les huit mètres à tâtons. L’étroit boyau amplifie les craquements de la coque gémissant sous la pression de la banquise. Le sas atteint, Yuri remonte jusqu’à lui la pioche improvisée accrochée au bout d’une cordelette et tape avec le manche contre la trappe.
Le bruit est clair, pas sourd du tout, c’est un signe du destin. Il se laisse glisser jusque dans la salle des torpilles, heureux comme un môme sur un toboggan :
— Bruit clair égale pas de banquise contre le sas, si j’ai pas dit de connerie sur la banquise qui flotte, je dois pouvoir déboucher à l’air libre. Sinon… tant pis pour ma gueule !
Les coups sur la porte des sous-mariniers affamés redoublant de force finissent de le convaincre de prendre le risque :
— Pourvu que mon verrouillage tienne le coup.
Il manœuvre un volant peint en rouge sur le côté du tube. Centimètre par centimètre, la trappe s’entrouvre, laissant filtrer une lumière aveuglante ainsi qu’un froid intense :
— Merde, le froid, j’y avais pas pensé !
Yuri fouille dans une grande armoire métallique car la salle des torpilles sert de réserve de matériel dans ce nouveau type de U-Boot. Sur les modèles précédents, elle tenait lieu de cabine aux sous-mariniers…
Une aubaine pour ce fils de tailleur : des couvertures de laine, un drapeau du Reich rouge flamboyant avec les lignes noires et blanches entourant la svastika, des bobines de fil de coton et des grosses aiguilles à réparer les hamacs, plus les longs balais à rallonges emmanchables servant à nettoyer les tubes lance-torpilles. En une paire d’heures, Yuri se taille une garderobe complète de vêtements de protection dans les couvertures, depuis des surbottes jusqu’à une chapka. Il fixe le drapeau sur un manche à balai en guise de trabe, et avec d’autres couvertures et des rallonges de manches à balai, il invente une tente. Il complète ses travaux de couture en se cousant une musette de toile.
Les vains coups contre la porte étanche ont cessé depuis longtemps. Yuri s’équipe. Il remplit la musette avec la miche de pain, la bière et du chocolat qu’il avait subtilisé dans le bureau du commandant. Il hésite avant d’ajouter un livre broché à la couverture de cuir rouge, son journal intime.
Yuri est ébloui par la réfraction du soleil sur la glace. En équilibre sur le nez du sous-marin, il tracte son barda au travers du long tube avant de jeter un regard périphérique. De tous les côtés s’étale une étendue glacée uniformément plate. Rien qui ressemble à un pack de banquise. Pas de côte, ni d’océan. Comment est-ce possible ?
///
Six jours que le rescapé marche dans le froid. Depuis longtemps, il n’a plus ni à manger, ni à boire. Machinalement, il monte une dernière fois sa tente et par fierté plante le drapeau du Reich comme un étendard pour proclamer au monde que jamais il n’a trahi sa patrie. Il s’emmitoufle dans ses hardes et s’endort pour toujours sans percevoir un infime bourdonnement dans le lointain.
1 Escouade de protection
2 Bon sang !
3 Second maître, équivalent de sergent, souvent surnommé chef
4 Trois et quatre
La nuit du 22 juillet 1287, sur la colline de Vézelay dans le Duché de Bourgogne
L’officiant se retourne face à la statue de Notre-Dame et clôture la célébration des matines en se signant. Les genoux endoloris par le contact avec le dallage de la basilique, les moines somnolents se relèvent laborieusement. L’homme agenouillé seul au premier rang s’éloigne déjà en direction du chœur. Il traverse promptement la nef plongée dans une pénombre qui interdit d’en admirer les impressionnantes dimensions. Son ombre se tord à la lueur diffuse des candélabres, et glisse sur quelques-unes des cent dix-huit colonnes de l’abbatiale Sainte-Marie-Madeleine. Depuis les chapiteaux, les personnages sculptés semblent s’émouvoir de cette sortie précipitée.
L’homme, dont seule la tonsure soignée dépasse de sa robe, extrait une clé en fer forgé de la manche de sa soutane. Il ouvre une discrète porte interdite aux pèlerins et débouche dans l’enceinte réservée aux moines. La douce température de l’église cède la place à la chaleur étouffante de la canicule de cet été 1287. Il coupe à travers le cloître, traverse en diagonale le jardin et contourne prestement la tranquille fontaine. Un grand-duc contrarié s’envole à son passage en traversant le disque de l’astre lunaire. L’homme presse le pas vers le côté sud de la galerie, en direction de l’hôtellerie.
La sobre façade du plus imposant des bâtiments de l’Abbaye Notre-Dame surplombe le cloître. L’étage aux fenêtres à meneaux est occupé par le dortoir des quatre-vingts moines, une haute et longue pièce sobrement meublée dont la charpente évoque une coque de navire renversée. Le rez-dechaussée héberge le réfectoire et les cuisines, curieusement éclairées en ce début de nuit.
L’homme pressé dépasse deux moines qui sursautent avant de saluer leur maître avec la déférence due à son rang.
Frère Germain souffle à l’oreille de son compagnon :
— De quelle affection souffre donc notre abbé qui galope vers le dortoir en oubliant sa tournée du cloître ?
Son compagnon approuve :
— Étrange en effet. Après les matines, le père supérieur ne manque jamais de rendre grâce aux douze apôtres en s’agenouillant longuement devant leurs statues sur le cheminement de la galerie.
— À tel point que nous sommes depuis longtemps endormis lorsqu’il vient rejoindre sa couche, s’en amuse Frère Germain qui regrette aussitôt sa perfide remarque. Il se promet une pénitence en constatant que l’abbé se dirige en réalité vers la porte du réfectoire où l’attend son secrétaire, un jeune moine au visage émacié portant un sac de provisions.
///
Le convoi quitte l’abbatiale Sainte-Marie-Madeleine, alors que les cloches sonnent trois heures. Nul besoin d’attendre l’aurore, hommes et animaux ne risquent guère la mauvaise chute car le point du jour éclaire suffisamment le sentier pierreux dévalant la colline éternelle. Cheval et mule de bât connaissent chaque pierre de la route jusqu’à Esconium5 et la limite nord des possessions de l’abbaye.
Un sergent de la garde à la mine renfrognée marche en éclaireur, portant cagoule et haubert de mailles renforcé de cuir, l’épée de tranche au côté. Puis vient le Voyageur sur son palefroi, le visage dissimulé sous un ample capuce. Un jeune moine tient bien serrées les rênes de la mule de bât, une dague passée dans la ceinture de corde de sa coule noire. Quatre hommes d’armes portant des lances protègent les arrières de cette maigre caravane.
Le Voyageur presse les flancs de sa monture qui bondit et rattrape le chef de la garde :
— Je vous sens irrité Gauvain. C’est parce que j’ai refusé l’escorte plus importante que vous vouliez m’imposer ?
La silhouette renfrognée et râblée acquiesce sans se retourner.
— Comprenez, je dois préserver la plus grande discrétion sur ce déplacement.
— J’ai compris Monseigneur, mais je m’inquiète pour votre sécurité, argumente le vétéran.
Le sergent est au service de l’ordre de Saint-Benoît depuis qu’il sait tenir une arme. Pas question de dissimuler son impatience d’atteindre la destination. Il est le seul à s’y être déjà rendu. Il est aussi le seul, avec le moine, à connaître l’identité du Voyageur.
On atteint vite Esconium, et sa rue longue d’une demi-lieue, droite comme un trait de flèche. Jadis, les pèlerins affluaient chaque jour par milliers de toutes les contrées chrétiennes de l’Europe du Nord : Duchés de Bretagne et de Normandie, Val de France, Comtés des Flandres, de Hollande, de Brabant et de Champagne… et même du Saint Empire Romain Germanique. Autant de bouches à nourrir et de pieds à rechausser. Une manne dont profitaient les boutiquiers occupant les pas-de-porte des bâtisses de la sainte voie. Les échauffourées étaient quotidiennes avec les marchands ambulants installés à même la large rue, accusés d’occulter leurs échoppes de la vue des pèlerins. Seuls les voyageurs impatients pâtissaient de cette interminable traversée, sollicités à chaque pas pour acheter nourritures, boissons, chaussures, cierges et enseignes gravées en dévotion à la Sainte. Les plus riches en profitaient pour s’abreuver et se nourrir dans une des nombreuses tavernes.
Les uns et les autres faisaient de bonnes affaires dans ce dernier bourg avant d’atteindre les reliques de la Sainte.
C’était un temps heureux, avant que les Dominicains de Provence fassent bénir leurs prétendues reliques de la Sainte-Baume par le Pape Boniface VIII comme « véritables ». Désormais, la dévotion envers les saintes reliques abritées dans l’abbatiale Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay s’essoufflait, les pèlerins et leurs aumônes se partageant alors avec ce nouveau lieu de dévotion provençal. D’européen, le pèlerinage vézelien devint régional, et le commerce sur la route menant à la colline éternelle périclita. Le voyage vers Vézelay se réduisit à un point de rassemblement des pèlerins du Nord de l’Europe, sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle.
La troupe va bon train, descendant en direction du nord, sur la rive gauche de la rivière Cure. Après une heure et demie de route, le Voyageur se signe sans s’arrêter au pied de la colline de la Vierge qui surplombe le village de Sarmisola6. Encore une grosse demi-heure, et Vultenacum7 apparaît au détour d’un méandre. La troupe réclame du repos mais le Voyageur exige de traverser la rivière et le village avant le réveil des habitants. Le sergent et un hallebardier partent en reconnaissance à la recherche d’un gué. Ils reviennent bientôt avec le sourire :
— Monseigneur, le pont est praticable. Il a subi de gros dégâts cet hiver avec les crues mais les charpentiers l’ont remis en état. Pas besoin de mouiller nos chausses et nos souliers.
En silence, les sept hommes s’approchent de l’impétueux torrent hivernal que l’étiage des mois d’été et la canicule ont transformé en un placide cours d’eau. Par prudence, le Voyageur descend de son cheval avant de traverser le fragile pont de bois et pénétrer dans le village endormi. Seuls, un coq matinal du haut de son tas de fumier et un chien attaché au fond de la cour de sa fermette, observent le passage des marcheurs. Le Sergent se tourne vers le Voyageur qui confirme sa satisfaction d’un hochement de capuce : personne ne témoignera avoir vu passer cette troupe.
Assis sur les racines aériennes d’un chêne tutélaire, au pied d’une colline, on se restaure enfin. Aidé du sergent, le moine débarrasse la mule de sa charge et les deux équidés s’en vont brouter l’herbage d’un fossé que les chaleurs de l’été n’ont pas encore jauni. Le moine distribue à boire aux hommes d’armes harassés par le poids de leur attirail.
En s’abreuvant à l’outre de vin, les quatre soldats épient discrètement ce seigneur dont ils ne voient pas le visage :
— Quel étrange personnage que voilà. Il avale son pain et son lard en conservant son capuce ! Est-il rongé par la vérole qu’il ne veut point nous effrayer ?
Un étrange personnage en effet, qui s’adresse au sergent en désignant vers le nord-est un vallon en pente soutenue, creusé par un affluent de la rivière :
— Gauvain, je préfère qu’on délaisse la via Agrippa et la vallée, empruntons la route de Prissiacum8.
Le soldat aguerri ne peut empêcher un rictus malgré la dévotion qu’il porte au Voyageur :
— Comme vous voudrez, Monseigneur. Je dois vous dire que nous ne gagnerons qu’une poignée de minutes car nonobstant une lieue de moins, il nous faudra monter sur le plateau avant que d’en redescendre. Et…
— Et quoi, parle donc ! marmonne le Voyageur.
— Monseigneur, cette route n’est pas sûre. Elle longe le Comté de Noyers, dépendant du Duché de Champagne. Leurs gens sont toujours prêts à nous chercher querelle et je ne veux point guerroyer contre eux avec une si faible troupe.
— Je le sais, Gauvain, réplique une voix agacée sous le capuce. J’en assume le risque. Le secret sur cette mission importe plus que toute autre considération. En empruntant le chemin de Noyers, nous risquerons moins de rencontrer des pèlerins. Il nous suffira de contourner les bourgs de Prissiacum et Jugum9pour passer inaperçus, du moins je l’espère…
Le Voyageur hésite avant d’utiliser un ultime argument. Sa charge lui interdit la polémique avec d’autres ordres monastiques catholiques, mais la complicité qui le lie à Gauvain depuis de si longues années a créé une absolue confiance :
— Et puis, je ne tiens pas à longer l’Abbaye de Meigny.
Le sergent comprend enfin et retient un sourire, nous y voilà, songe-t-il ! La puissante abbaye Cistercienne de Meigny fait de l’ombre à Vézelay. Avec ses trois cents moines, elle étend son influence depuis les riches terres de Puisaye jusqu’aux vignobles du Tonnerrois. Les milliers de vassaux à son service, cultivateurs, vignerons, pêcheurs, font de son industrie une des plus florissantes du royaume. Ses nombreuses granges, celliers et moulins des plateaux de Bourgogne stockent et transforment les céréales. Les innombrables étangs et les gras pâturages de Puisaye inondent les marchés régionaux de leurs beaux poissons et de leurs veaux Gâtinais. Leurs vins de Chablis sont réputés jusque sur les foires de Champagne et de Paris. Au sein même des ateliers de l’abbaye, des artisans utilisent la terre d’argile pour en faire des tuiles, travaillent les peaux des bovins et des ovins qu’ils tannent et une forge fournit tous les outils nécessaires à cette industrie.
Rien ne déplairait plus au Voyageur que de se trouver face à cette puissante congrégation et de devoir expliquer ce qu’il fait sur leurs terres.
En cheminant sur le plateau calcaire dit de Noyers, entre Avallonnais et Auxerrois, la troupe regrette bien vite la vallée verdoyante et ombragée des bords de la Cure. Le paysage sec où les grands arbres sont rares n’offre aucune protection contre un soleil maintenant bien vif.
Le Voyageur avait eu raison. En prenant la sage précaution de contourner les deux bourgs, ils ne croisent personne excepté une harde de cervidés et quelques lièvres. Le sergent propose de faire une ultime halte :
— Plus qu’une lieue, direction nord, et nous seront à destination, Monseigneur. Et ce sera en descente !
En effet, en quittant les hauts plateaux couverts de cultures de seigle, d’orge et de blé noir, le sentier s’enfonce dans une épaisse forêt de chênes, de hêtres et de pins. Bientôt, ils aperçoivent en contrebas les premières maisons alignées dans une étroite et profonde vallée. Le bourg de Saint-Casy est entouré d’un mur fait de pierres et de bois, dont la faible hauteur doit plus rassurer les habitants que les protéger efficacement. L’église, singulièrement excentrée à une des extrémités du village, domine la vallée de sa tour et de son clocher octogonal.
Le Voyageur s’extasie devant la vue offerte par le versant orienté au sud. Entièrement couvert de vignoble, le coteau est traversé d’une multitude d’empilements soignés de pierres calcaires serpentant entre les rangées de ceps méticuleusement alignés. Ces murets qui parcourent les pentes jusqu’au faîte des coutas accueillent de point en point de petites cabanes arrondies qui impressionnent le Voyageur :
— Sergent, que signifient ces murets et ses cabanons qui traversent les cultures ?
— Monseigneur, je crois que les paysans d’ici expérimentent une nouvelle technique. Il se trouve que la pauvre terre de ces collines rejette sans cesse des montagnes de ces pierres sèches que vous voyez, et dont sont faits leurs maisons et leur mur d’enceinte. Plutôt que de les enfouir, un laboureur astucieux a convaincu les villageois d’en débarrasser la mince couche de terre végétale et de les regrouper au pourtour des lopins. Ils appellent ça des mergers. Depuis, il paraît que le rendement des cultures en a été rudement amélioré. En plus, les murets retiennent la terre lors des fortes pluies et les petites cabanes protègent les laboureurs et les vignerons des intempéries.
Aux abords du bourg, les traits réjouis du Voyageur, soulagé d’avoir atteint sa destination sans encombre, disparaissent de nouveau sous son capuce d’anonymat. Les sept hommes accélèrent instinctivement le pas, même les bêtes semblent pressées d’arriver. Ils traversent le gué d’un ru et pénètrent dans l’enceinte. Des jardins potagers se blottissent contre le mur qui s’avère plus haut et solide que ce que la vue de loin laissait supposer. Les paysans se retournent sur leur passage en s’appuyant sur leurs houes et leurs bêches sans s’attarder bien longtemps sur cette maigre troupe. Le sergent suggère d’emprunter la rue qui longe le mur à l’arrière des bâtisses, plutôt que l’artère principale qui doit déjà s’animer en ce début de matinée.
Un quart de lieue plus loin, il s’engage dans un étroit passage serpentant entre des façades si proches les unes des autres qu’on dirait qu’elles cherchent à se rejoindre au-dessus de la ruelle. Cette sombre venelle grimpe vers la rue principale et débouche presque au pied de l’imposante église.
— Plus que cinquante pas. La Commanderie des Hospitaliers est à droite, juste en face de la maison de Dieu, Monseigneur.
Du haut de sa monture, le visage enfoncé sous le capuce, le Voyageur observe la configuration particulière de ce village de vignerons. Les maisons se blottissent par blocs de deux ou trois, alignés de chaque côté de la large rue en légère montée. Ces îlots sont séparés par des trouées menant dans les cours intérieures des foyers. D’un regard vers l’arrière, il découvre l’exceptionnelle longueur de cette bourgade quasi rectiligne.
Chaque demeure, grande ou petite, possède quatre niveaux, depuis les caves jusqu’aux greniers. Invariablement, deux marches creusées dans le pied de la façade conduisent à une solide porte en chêne protégeant la cave et le cellier semi-enterrés. À côté, une volée de marches permet d’accéder au logis légèrement surélevé, agrémenté d’une rampe et d’un palier pour les plus cossues de ces demeures.
L’astre solaire, maintenant assez haut pour se jouer des toits, illumine les façades de pierres sèches de calcaire blanc des maisons de la place de l’église. L’imposant édifice y trône comme une perle dans son écrin de nacre.
— Elle est belle, lâche le sergent, ému.
— En effet. Bâtie de fraîche date, m’as-tu dit, et si vaste dans ce bourg de seulement deux cents feux.
— Oui, Monseigneur. De grands travaux d’agrandissement et d’embellissement ont été effectués sous la conduite du Commandeur. Vous verrez, c’est un honnête homme, courtois et chaleureux, vénéré par les villageois.
— Je l’espère bien Gauvain, ironise le Voyageur.
Car l’idée de venir jusqu’à ce frère de la confrérie de Saint-Jean de Jérusalem lui a été soufflée par le sergent. Et même s’il a toute confiance dans ce serviteur zélé des Bénédictins, le secret qu’il s’apprête à confier aux Hospitaliers est si lourd que le Voyageur en a des frissons dans le dos. Il a besoin d’y réfléchir encore avant de sauter le pas :
— Laisse-moi faire le tour de cette étonnante basilique avant notre audience avec le Commandeur.
Un coup de talon dans le flanc de son palefroi et le voilà parti assouvir sa curiosité.
C’est vrai qu’elle est belle, cette maison de Dieu. De l’Occident vers l’Orient, une longue nef adossée à des bas-côtés de quatre travées est reliée au chœur à chevet plat par un transept saillant. La pierre plus blanche du chœur et du transept est le signe des travaux récents. Mais le plus singulier reste cet ensemble formé par ce clocher octogonal et cette tour.
Le symbole de la puissance éternelle de la commanderie des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, songe-t-il, et cela le rassure sur l’objet de sa mission.
///
Le commandeur est un personnage impressionnant par sa haute stature autant que par son regard vif et volontaire. Il est secondé par un prêtre à qui il demande d’accompagner les quatre hommes d’arme dans les cuisines et de leur donner pitance et boisson à volonté.
— Frère Jean, allez à l’office vous assurer que nos gens gardent le silence sur ce voyage.
Une manière de rester en petit comité. Le commandeur regarde le Voyageur, puis le sergent et de nouveau le Voyageur :
— Monseigneur Geoffroi, j’imagine que vous avez une absolue confiance dans votre sergent ?
L’homme retire son capuce et acquiesce :
— Gauvain a toute ma confiance, Seigneur Guillaume, et depuis si longtemps. Et la vôtre aussi je crois, si j’en juge par l’honneur que vous nous faites d’accepter la garde de notre… bien. Car c’est à lui que revient l’idée de faire appel à votre noble Ordre dans cette suprême tâche.
Le vétéran rougit de tant d’éloges. L’hospitalier esquisse un sourire :
— Je vous remercie de votre confiance. Notre Ordre et ses disciples, héritiers des Templiers, placent au-dessus de leurs propres vies le service du Dieu tout-puissant et de ses serviteurs.
Au centre du triangle constitué par ces trois hommes qui se jaugent repose un grand sac de toile déposé de la mule par le jeune moine et Gauvain. Que contient-il ? Tout juste peut-on deviner une forme arrondie.
Le commandeur désigne du doigt le sac :
— C’est de cela qu’il s’agit.
— Oui, Commandeur, confirme Gauvain.
— Allons, ne le laissons pas ainsi, emmenons-le avec nous, Messieurs. Et abandonnons nos titres, nous sommes entre gentilshommes, pour vous je serai Guillaume !
Puis le représentant de l’Ordre trouve les mots qui rompent définitivement la glace :
— Vous devez avoir soif ?
Un escalier de pierre conduit les trois hommes dans un immense cellier creusé sous la maison. Des marchandises sont emmagasinées depuis le sol de terre battue jusqu’à la voûte de pierres sèches. Des produits de bouche, fromages, fruits, légumes, œufs, vinaigre, huiles, céréales, poulardes, salaisons et vins, mais aussi du bois de chauffage, des draps et de la laine.
— Les redevances des villageois. Ce sont nos vassaux mais un de mes prédécesseurs les a affranchis il y a de ça soixante ans.
L’hospitalier s’approche d’une feuillette et transvase le contenu dans un riche flacon de verre d’une transparence rare. Sur un tonneau retourné faisant office de table, il dispose trois gobelets sur pied finement décorés de motifs en or et rubis, qu’il remplit de ce vin très pâle.
Les trois hommes trinquent, et vident leurs gobelets sans façon, que le seigneur des lieux remplit sans délai :
— Alors Monseigneur Abbé de Vézelay, qu’en pensez-vous ?
Le Voyageur sursaute à l’appel de son identité mais se rassure bien vite en se souvenant qu’ils sont seuls dans cette cave. Sous l’effet de l’alcool, il a les joues qui rosissent :
— Appelez-moi Geoffroi puisque vous me faites l’honneur de vous nommer par votre nom, honorable Guillaume. Quant à ce nectar, quel agréable parfum de fleurs blanches et de pommes vertes. De l’acidité qui désaltère. Qu’est-ce donc ?
— Oui, il étanche bien la soif. Un nouveau cépage d’ici que les vignerons me fournissent à foison. Ils en attendent du bon rendement et de la robustesse aux maladies. Vous avez dû apercevoir les vignes en arrivant, n’est-ce pas ?
Geoffroi le Voyageur se détend et lâche une saillie :
— Quel est donc ce miracle qui donne à cette verrerie une si grande transparence ? Je prie que ce ne soit point l’œuvre du Diable !
Guillaume le Commandeur éclate de rire :
— Foutre non ! Point de diablerie dans cet artisanat. Je l’ai acheté fort cher à des marchands vénitiens sur la foire de Sens. Ce n’est pas du verre ordinaire, il est soufflé par des verriers officiant sur un îlot isolé de la lagune de la Sérénissime.
— Sorciers que ces souffleurs ! Clame Gauvain que les deux grands gobelets de vin ont rendu bavard.
Le Commandeur s’essuie la bouche avec sa manche et remplit maintenant sa carafe à un tonnelet luxueux agrémenté d’une plaque de bronze :
— Allez, mes amis. Après ce vin de soif, vous goûterez bien de celui-ci.
Cette fois-ci, le liquide est doré avec des reflets vert émeraude. L’Abbé, fin connaisseur, s’enthousiasme :
— Du Beaunois, vous nous gâtez !
— De Chablis, sur le finage de la marche de Champagne. Pour vous, l’Abbé, rien ne saurait être trop bon.
Le vin détend l’atmosphère, les palabres entre les trois hommes prennent un tour convivial. L’ambiance serait même insouciante si le devoir ne les rappelait pas à l’ordre.
— Vous voulez visiter le refuge de votre trésor, j’imagine ?
Le commandeur décroche une solide clé d’une cheville de bois coincée entre deux pierres de la voûte.
— Monseigneur, vous souhaitez que je porte le sac ?
— Non, Gauvain. Je préfère que tu restes ici. Assure-toi que personne ne vienne nous espionner.
Le Commandeur confie une lampe à huile à son hôte, se saisit d’un maillet de bois et s’enfonce vers le fond du cellier. À la lueur vacillante de son lumignon, Geoffroi, Abbé de Vézelay, découvre un foudre couvert de poussière occupant la partie centrale, là où la voûte est la plus haute. L’impressionnant tonneau couché est calé entre deux murets de maçonnerie. Guillaume lui désigne la cannelle obturant le trou de perce en partie basse :
— Quand je vous le dirai, tirez fort vers vous.
L’Abbé se saisit du petit tube sans comprendre, alors que le Commandeur grimpe lestement sur la maçonnerie pour atteindre la bonde. Il l’enfonce en la frappant de son outil et crie :
— Maintenant !
Geoffroi le Bénédictin croit percevoir un bruit métallique et tire sur le robinet… qui lui reste dans la main, l’envoyant chuter sur son séant.
Guillaume ne peut s’empêcher de rire et aide l’Abbé à se relever. Geoffroi apprécie moyennement cette chute. Il époussette sa longue coule marron :
— Que signifient ces simagrées que vous me faites faire ?
— Désolé Monseigneur, j’aurais dû vous prévenir que ce mécanisme libérerait l’accès à la serrure ! Ce tonneau est factice, regardez.
Guillaume enfonce la clé à la place de la cannelle, la tourne et un nouveau déclic déverrouille la face du foudre qui s’ouvre comme une porte, dévoilant un escalier droit :
— Donnez-moi la lampe que je passe devant, les marches sont raides.
Les deux hommes s’emparent du précieux sac chacun par une extrémité. Geoffroi serre fort la toile afin de ne pas laisser échapper son trésor, et dans une semi-obscurité, s’engage prudemment marche après marche.
En bas, Guillaume saisit à tâtons une torche sur le mur qu’il enflamme à la mèche de la lampe à huile, puis une deuxième :
— Nous y verrons plus clair.
Geoffroi examine cette étrange salle ovale pourvue d’une grille à une extrémité et d’une porte digne d’un pont-levis à l’autre.
— Où sommes-nous, Seigneur Guillaume ?
— À trente pieds dessous la terre. De l’autre côté de cette solide porte commence un souterrain creusé par les villageois durant les grandes invasions des hommes du Nord. Il relie les maisons jusqu’à l’autre extrémité du bourg de Saint-Casy.
Geoffroi admire l’imposante porte de chêne renforcée de plaques de métal rivetées, verrouillée par une armée de loquets garnissant son pourtour :
— Et par là ? demande-t-il en désignant la grille.
— Un passage sous la rue rejoignant une ancienne crypte mérovingienne que mon architecte a mise à jour en creusant les fondations du nouveau chœur. C’est là que nous allons.
— Sans vouloir vous offenser, les dessous d’une église, est-ce bien la cachette la plus sûre qui soit comme vous l’avez affirmé à Gauvain ? Si je vous confie ce trésor, c’est que je crains que les Cisterciens veuillent s’en emparer.
— J’ai pris toutes les précautions. L’ancienne crypte est murée et recouverte de six pieds de bonne terre. Nul ne pourrait deviner son existence sous le nouveau chœur que j’ai fait bâtir. Et puis, l’architecte et les ouvriers qui y ont travaillé ont juré le silence devant Dieu. J’avais pris la précaution de les faire venir de Milan où ils sont repartis dès la fin des travaux. Ils vivaient à l’écart des villageois, avaient interdiction de fréquenter les tavernes. De toute manière, ils ne parlaient que le lombard !
Guillaume utilise la clé du foudre pour déverrouiller la grille et s’engage dans une étroite galerie creusée dans le sous-sol pierreux :
— Baissez la tête, noble Abbé, si vous ne voulez point vous bosseler le crâne. Et suivez-moi avec votre bout du sac.
Geoffroi talonne le propriétaire des lieux. À la lueur de la lampe à huile, leurs ombres fantomatiques dansent et se déforment contre les étançons et les madriers qui consolident le souterrain. Une odeur d’humidité froide envahit ses narines et ses chausses clapotent dans quelques flaques d’eau éparses.
— Geoffroi, puisque nous en sommes aux confidences, sachez que si j’ai fait creuser ce lieu, c’est parce que nous sommes également en mauvais termes avec l’Abbé de Meigny, un comploteur prêt à s’allier avec l’évêque d'Auxerre pour déchoir notre Ordre des prérogatives sur ces terres. J’y protège dorénavant nos biens les plus sensibles.
— Ça nous fait un nouveau point commun… après le Beaunois, tente de plaisanter Geoffroi alors que cet espace confiné le rend mal à l’aise.
Quarante pas plus loin, le plafond se relève et les murs s’écartent. Guillaume enflamme de nouvelles torches, dévoilant une salle circulaire rehaussée de deux séries concentriques de colonnes lisses aux chapiteaux sobrement décorés de volutes.
Le sol est recouvert d’une épaisse couche de paillis qui permet aux deux hommes de poser leur fardeau au sec.
Geoffroi extrait du sac de toile un coffre d’apparence modeste mais muni de deux serrures :
— L’humidité ne posera pas de problème de conservation ? s’inquiète soudain l’Abbé.
— Que nenni. La température est stable et l’humidité régulée.
Dans un coin de la crypte, un système de drainage recueille les eaux de ruissellement dans un réseau de caniveaux et les évacue dans un bassin dont le trop-plein s’écoule dans un puits.
Le Commandeur saisit un balai de branches de genêts et repousse la paille et la terre du centre de la pièce. Une grande trappe de pierre apparaît. Guillaume remplit une écuelle d’eau au bassin et frotte vigoureusement la dalle mouillée. Petit à petit, le dessin d’une fresque rouge vif barrée d’une croix blanche se dessine sous les yeux ébahis de l’Abbé : le blason des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. À chaque angle, quatre discrètes boucles de fer sont chevillées dans la pierre.
Puis Guillaume détache une corde accrochée le long d’une colonne du plus petit des cercles.
Geoffroi lève les yeux vers un palan ancré dans la voûte maçonnée juste au-dessus de la trappe. La grosse corde divisée en quatre cordelettes se terminant par des crochets s’enroule autour des poulies et chute vers la dalle blason. Il a compris, se saisit des crochets et les enfile dans les quatre boucles puis aide son compagnon à hisser la corde. Le système de poulies démultiplie les efforts des deux hommes. La lourde pierre posée au sol, il peut se pencher au-dessus du passage ainsi libéré, éclairant de sa lampe un caveau circulaire muni d’une échelle.
Sur des socles de calcaire faits de hautes pierres, une série de coffres renferment documents et valeurs de l’Ordre.
Les deux compagnons rendus muets par la solennité du moment descendent dans la pièce borgne et déposent le coffre sur l’unique pierre libre.
Le commandeur semble aussi ému que l’Abbé :
— Je peux le voir avant que nous refermions le caveau ?
— Bien entendu, noble ami.
Geoffroi plonge la main dans le col de sa robe et en retire un cordon de cuir auquel sont attachées deux petites clés d’or aux pannetons compliqués. Les anneaux ouvragés semblent symétriques, avec une excroissance en forme de flèche sur un côté. En y regardant de plus près, une minuscule gravure les différencie : un vase à parfum à encolure pour l’un et une couronne d’épines pour l’autre :
— Ce système à double serrure a été conçu par un frère féru de mathématiques et de mécanique. Je vous confie cette clé et je garde l’autre toujours sur moi. Ainsi, nous pourrons ouvrir le coffre à nous deux et rien que nous deux ! Prenez-la comme ceci, pointe en haut, regardez mes gestes et faites en un maniement harmonieux.
L’abbé se penche à gauche du coffre, insère la clé d’or dans la serrure et fait un tour à gauche. Il fait signe au Commandeur qui insère la sienne dans la serrure de droite et tourne également à gauche.
— Parbleu non, Monseigneur. Par harmonieux je voulais dire symétrique.
L’élève étourdi replace la flèche de l’anneau vers le haut puis tourne la clé d’un nouveau tour vers l’extérieur cette fois, donc à droite :
— Comme cela, mon bon maître, ironise Guillaume.
— Fort mieux. Maintenant, procédez en même temps que moi vers l’intérieur.
Les deux hommes appliqués tournent doucement leurs clés en rapprochant les deux flèches. Lorsque les anneaux se retrouvent à plat, flèches pointe contre pointe, un clic libère un mécanisme d’horlogerie.
L’Abbé de Notre-Dame de Vézelay plonge les mains dans le coffre tapissé de velours pourpre et en ressort une sacoche de cuir. Il l’ouvre et tend le contenu à Guillaume qui s’en saisit en tremblant. L‘influent Commandeur regarde le contenu de cet étrange cadre de bois quelques instants puis tombe lourdement à genoux en baisant le trésor :
— Mon Dieu ? C’était donc vrai.
Puis il se reprend, replace la relique dans son écrin de cuir et se relève, solennel :
— Frère Abbé, devant Dieu tout-puissant, je vous promets sur ma vie que le Saint Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem le protégera aussi longtemps que vous le souhaiterez.
Geoffroi se signe et murmure :
— Ça risque d’être long, mon frère, très long…
5 Asquins
6 Sermizelles
7 Voutenay
8 Précy-le-Sec
9 Joux-la-Ville
Vendredi 10 novembre 2017, début de soirée, Paris XIVe
— C’est tout de même incroyable que le meilleur whisky du monde soit Japonais, tu ne penses pas ?
N’y voyez aucun sentiment conservateur du genre pas de bon vin hors de France, pas de bonne berline excepté les allemandes ou pas de bonnes vacances hormis sous les tropiques ! Malgré tout, je compatis avec mes amis des Highlands.
Julia ne me répond pas. Elle boude depuis hier après-midi. Le pire, c’est que je n’y suis pour rien ! Ça lui a pris à son retour de la Piscine où elle était aller déposer sa demande de deux mois de vacances, reliquat de plusieurs années de travail ininterrompu à enchaîner mission sur mission.
Elle tirait une tronche de six pieds de long.
///
La veille
— Qu’est ce qui t’arrive ? Ne me dit pas que ton congé a été refusé ?
Haussant les épaules, elle délace ses chaussures puis les jette à l’autre extrémité de la pièce, comme si les pauvres baskets y étaient pour quelque chose:
— Tu penses ! Neuilly voulait même m’accorder trois mois. Non, j’ai les boules, c’est tout !
Je soupire et lui fait signe de venir chercher un calin :
— Raconte…
Le capitaine de frégate Julia d’Aubergenville se fait toute petite contre mon épaule, le visage noyé dans sa longue chevelure brune :
— Je pensais voir mes copines. Personne dans leur bureau, et Julien qui est encore en maison de repos. Je file chez l’adjoint de Neuilly qui me répond que Marylin et Margherita sont en mission et qu’il n’a pas autorité pour m’en dire plus ! J’appelle Julien ; secret défense ou pas, il a bien été obligé de me répondre . «Passe me voir, Julia, je t’expliquerai… »
— Et tu reviens juste de sa maison de repos …
— Ouais. Une sacrée histoire.
Et elle me raconte, d’un trait :
— Encore Upali, soupira-t-elle. Même en quartier de haute sécurité, leur parrain fait des siennes ! Julien m’a raconté que la DGSI a volontairement laissé l’avocat de Kublanski lui passer un téléphone, évidemment sur écoute. Au début, rien que des échanges anodins par messagerie soit-disant « sécurisée » avec un dénommé AA. Puis, il y a quelques semaines, ce AA, un certain Aleksandre Adam, un boss de l’organisation, parle à Kublanski d’un trésor qui permettrait « de se refaire un avenir». Tout de suite, nos analystes interprètent que Upali tentera de faire évader leur chef grâce à cette manne financière. Au fur et à mesure des échanges, les choses se précisent. Une histoire de submersibles allemands partis en direction de sud mettre à l’abri les trésors du Reich début 1945. Un des ces sous-marin se serait échoué ou aurait coulé sur les côtes Antarctiques.
— Qu’est ce que c’est cette histoire à la noix ?
— Que tu crois ! Julien considère qu’on ne peut pas prendre de risque et qu’il faut tout faire pour empêcher Upali de mettre la main sur ce trésor … s’il existe. Et la meilleure manière … C’est de le retrouver avant eux ! Comment, vas-tu me demander, retrouver un sous-marin des années quarante probablement au fond de l’eau, sous la banquise ? Eh bien, en détectant sa masse métallique.
— Ouais, un Atlantic 2 de patrouille maritime, rien de bien sorcier.
Ma compagne se moque de ma réponse un brin suffisante :
— Erreur, Walter ! Le Traité sur l’Antarctique interdit toute activité militaire ou assimilée. Toi qui sais tout sur tout, tu ne le savais pas ?
Au moins, je lui redonne le sourire :
— Le traité qui a fait suite à l’année géophysique internationale ? Alors, toi qui est dans le secret des Dieux, raconte ! Il se cache où ce sous-marin fantôme ? L’Antarctique doit bien posséder vingt mille kilomètres de côtes.
Julia se laisse glisser et s’allonge sur le canapé en utilisant mes cuisses comme oreiller. Elle plonge son regard vert émeraude dans le mien :
— Vingt quatre mille kilomètres très exactement.
J’éclate de rire :
— Une gageure ! Comment Julien compte-t-il procéder ? Envoyer Marylin et Margherita faire le tour du continent en motoneige ?
— Les conversations de Sergueï Kublanski avec le mystérieux Aleksandre Adam indiquent que la cible serait grosso modo entre la base italienne de Mario Zucchelli et la base française de Dumont d’Urville, ça limite le champ de recherches à environ mille cinq cent kilomètres …
— Ah oui, une paille. Et tu m’as toujours pas dit comment il compte détecter ce supposé submersible au fond de l’eau et probablement sous la banquise.
Julia me balance un coussin entre les deux yeux et retrouve le sourire :
— Attends, vieux ronchon ! Je fais durer le suspens.
Elle se redresse d’un coup de rein, se positionne à cheval sur mes genoux et m’enlace. À raison d’un baiser entre chaque phrase, elle m’explique enfin :
— Les scientifiques travaillent sur une méthode révolutionnaire de détection depuis l’espace. Officiellement, les deux pays qui travaillent dessus, USA et Chine, affirment que cette technologie n’existe qu’en laboratoire.
Un poutou sur le trapèze gauche me provoque de délicieux picotis dans le dos.
— Sauf que, dans le plus grand secret, nos chercheurs travaillent aussi sur ce sujet.
C’est la base de mon cou qui est maintenant l’objet d’un baiser.
— De ce que j’ai pu apprendre de Julien, le détecteur utilise un paquet de logiciels sophistiqués et un LiDAR. Ça te parle ?
— Oui, m’dame. Le LiDAR est une sorte de radar à base de laser.
J’ai du mal à me concentrer car la coquine s’attaque maintenant au lobe de mon oreille. Elle me chuchotte :
— Ce que je vais te dire est classé très-secret défense. Cette technologie ne se limite plus à d’obscurs laboratoires. La France l’a implémentée sur notre tout nouveau satellite militaire d’écoute. Et mes deux copines sont chargées d’aller discrètement explorer les zones pointées par le satellite… Maintenant, j’ai besoin d’un gros calin, petit curieux…
Pendant que Julia remet de l’ordre dans sa tenue, je relance la discussion :
— Tu aurais voulu qu’on te confie cette mission, c’est ça ?
Elle me fait signe de lui agraffer son soutien-gorge :
— Mission, non ! Je ne rêve que de vacances. Je suis juste jalouse, un séjour en Antarctique, quel pied ça doit être !
Une idée me trotte dans la tête… Une chance sur mille que ça marche, mais qui ne tente rien n’a rien. Avant toute chose, contacter un de mes clients, le plus exotique de mon carnet d’adresses.
///
Vingt-quatre heures plus tard, au même endroit…
J’imprime un délicat mouvement de rotation à mon verre. Les glaçons de granit s’entrechoquent au fond du liquide ambré. Je hume puis je trempe mes lèvres. Force est de reconnaître qu’il est excellent ce breuvage venu de l’empire du soleil levant, à la condition de tempérer ses cinquante deux degrés alcooliques avec un soupçon d’eau glacée. Les inconditionnels du dogme de la dégustation exigeraient que cet ajout d’H2O provienne de la source utilisée dans la fabrication du divin breuvage. Je ne vais pas faire venir des bouteilles d’eau en avion depuis l’autre bout du monde ! Non pas par souci d’économies, ma fortune personnelle nouvellement acquise n’en souffrirait point, mais par conscience ÉCOLOGIQUE!
Julia s’en fout de mes divagations éthyliques, elle somnole la tête sur mes genoux, allongée en chien de fusil sur le canapé. Ma chérie commence tout doucement à apprécier de ne rien faire. C’est un long apprentissage pour quelqu’un qui a passé sa vie de jeune adulte dans l’engagement et le stress permanent. J’ai rabattu le plaid sur ses jolies fesses, faudrait pas qu’elle se chope un refroidissement alors que nous partons en voyage dans quelques jours. Elle ouvre un œil mutin, j’en profite :
— Julia, si tu réponds à ma question, tu gagnes un joli cadeau.
— C’est toi mon cadeau, Walter, répond-elle d’une voix rauque émergeant du sommeil.
— Allez, s’il te plaît, rentre dans mon jeu, gamine !
— Oh là là ! Satisfaire les lubies d’un vieux garçon, quelle galère !
Ma Chérie ironise, heureusement. Elle ajoute dans un soupir d’opérette :
— Si telle est ma destinée, je t’écoute.
— Te souviens-tu de ce que tu m’as dit le sept juin ?
Ma belle fronce ses noirs sourcils :
— Tu ne vas pas recommencer avec ça, proteste-t-elle. Je crois qu’on en a suffisamment parlé. Je devais obéir aux ordres. Si tu crois que je t’ai laissé tout seul sur cette île paradisiaque des Saintes par plaisir. Et puis, j’en ai été suffisamment punie, tu ne crois pas ?
Julia retient un sanglot au fond de sa gorge.
Ouille ! Qu’est-ce que j’ai dit là :
— Excuse-moi, mon amour. Ce n’est pas de cela que je voulais parler, bien évidemment, mais d’une des dernières phrases que tu m’as dites ce jour-là.
Julia renifle, fouille dans ma poche où elle sait trouver à coup sûr un mouchoir de batiste immaculé, et s’essuie une larme au coin des yeux.
Elle impressionne tous ceux qui la côtoient par sa force de caractère, mais les séquelles de ses trois détentions successives dans les geôles de Upali, la mafia Géorgienne, sont encore bien présentes. Elle refuse le soutien des psychologues de la DGSE, pourtant formés à ce genre de pathologie chez leurs agents. Une vraie tête de pioche, comme lorsqu’elle avait quinze ans. C’est ainsi que je l’aime. Elle regarde le mouchoir humidifié et effleure de son index délicat l’angle brodé des lettres PWM et des trois couleurs du drapeau italien. Elle relève la tête vers moi, renifle encore une fois et me sourit :
— Je sais ! Je m’en souviens grâce à ces initiales, tes initiales. Je te disais que j’avais deviné pourquoi ta mère t’avait prénommé Petunias.
Je l’enlace et l’embrasse sur le front :
Bravo ! Et peut-être pourrais-tu, cinq mois plus tard, me donner ta réponse ?
Julia prend son temps avant de me répondre. Elle sait que les relations avec ma mère n’ont pas toujours été faciles et que le choix de mon prénom a toujours été un drame pour moi. Heureusement que dès l’adolescence j’ai pu inverser Petunias avec Walter, mon deuxième prénom !
— J’ai trouvé que tes prénoms accolés à ton nom de famille formaient une anagramme… Ne te reste plus qu’à la découvrir…
— Ah, non ! Dis-le-moi.
— Après tout, si tu ne veux pas faire fonctionner tes petites cellules grises… Attention, tu es prêt ? Ouiii… Je vois que tu piaffes d’impatience : l’anagramme de PETUNIAS W. MAJORÈS est… JAMES AUSTIN POWER !
J’en reste bouche bée. J’ai envie d’éclater de rire, mais je n’en fais rien. Je me contente de lui répliquer :
— Voyons, c’est complètement ridicule !
— Pourquoi ? James pour James Bond, associé à Austin Power, un agent secret de pacotille… C’est tout toi !
— Bon, puisqu’on entre dans la cinquième dimension, allons-y gaiement. Je suis né en 1980, et le premier scénario de Austin Power a été écrit en 1996. Ma mère avait aussi anticipé la sortie de ce film d’après toi ?
La Lumière de mes jours hausse les épaules :
— Ta mère avait juste lu ton destin dans le futur…
Je la saisis par les épaules et je caresse ses longs cheveux noirs. Tendrement, je dégage son oreille et lui murmure :
— Mais tu as mérité ton cadeau. Si tu trouves le nom de la région du monde que j’ai en tête, je t’y emmène.
Je suis tellement excité par ce projet de voyage que l’annoncer à Julia devient un jeu.
Julia se prend au jeu :
— Pays chaud, j’imagine.
— Non. Lorsque je t’emmène sous les tropiques, tu me quittes !
— Pauv’con.
Elle en sourit, tant mieux :
— Pays tempéré alors ?
— Encore loupé.
— Froid ? Chouette, j’adore. Attends, laisse-moi réfléchir… Norvège, Suède ?
— Toujours pas.
— Islande alors ?
— Tu refroidis si je puis m’exprimer ainsi.
— Pfouuu ! Une croisière en Arctique ?