Chrisna - Saintine - E-Book

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Saintine

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Extrait : "Nos intrépides voyageurs français ont longtemps rivalisé d'ardeur pour explorer les déserts de la Libye et les pampas de l'Amérique ; ils n'ont pas craint d'affronter les glaces du pôle nord ; quelques-uns sont tombés au milieu des sables de l'Afrique, la main étendue vers Tombouctou ; mais, parmi ces braves de la science, combien peu avaient songé, marchant vers l'Orient, à pénétrer enfin jusqu'aux limites de.... l'Europe."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À monsieur P. Gerardy-Saintine,

Consul de France, à Mossoul.

Nos intrépides voyageurs français ont longtemps rivalisé d’ardeur pour explorer les déserts de la Libye et les pampas de l’Amérique ; ils n’ont pas craint d’affronter les glaces du pôle nord ; quelques-uns sont tombés au milieu des sables de l’Afrique, la main étendue vers Tombouctou ; mais, parmi ces braves de la science, combien peu avaient songé, marchant vers l’Orient, à pénétrer enfin jusqu’aux limites de… l’Europe.

Durant ce dernier ouragan révolutionnaire qui, parti de France, agita en sens contraire l’Allemagne et l’Italie, poussant celle-ci à l’unité, celle-là au démembrement, les Slaves et les Magyars ont pris soin eux-mêmes de forcer l’attention à se tourner de leur côté. Et quelles contrées, plus que celles de l’Europe orientale, méritaient d’exciter l’intérêt et la curiosité ?

Dans cette impasse immense formée par la mer Noire, l’Adriatique et l’archipel grec, s’agite tout un vieux monde dont veut sortir aujourd’hui un monde nouveau. Là, sont confondus pêle-mêle les débris de toutes ces nationalités, foulées, acculées autrefois, sur cette même place, par la puissance romaine. Puis, auprès des vaincus de Rome, on retrouve aussi ses vainqueurs. D’un côté, ce sont les Croates, les Slovaques, les Esclavons, les plus anciens possesseurs du pays ; de l’autre, les Moldaves, les Valaques, qui, depuis dix-sept cents ans, occupent l’espace rendu libre par l’épée de Trajan, exterminateur des Daces. Entre eux, des monts Carpathes au Danube, du Danube aux derniers rameaux de la Drave, c’est la grande race magyare, ce sont les descendants des Huns, de ces barbares qui, débordant de la Sarmatie asiatique vers le milieu du Ve siècle, sous la conduite d’Attila, et plus tard sous celle d’Arpad, vinrent, comme un torrent au bout de sa course, s’absorber enfin dans la basse Pannonie, qui prit d’eux le nom de royaume des Huns, Hungaria, la Hongrie.

Maintenant, comme on fait pénétrer dans une tonne pleine de boulets des biscaïens pour combler les intervalles, puis, entre les biscaïens et les boulets, des balles de plomb qui trouvent encore à se loger, introduisez, à travers ces grandes communautés principales des Slaves et des Magyars, des peuplades de moindre calibre : les Rousniaques, descendus de la Russie Rouge ; les Cumans, venus de la Tartarie ; les Morlaques, venus de la Turquie ; les Zingaris ou Bohémiens, venus on ne sait d’où ! Joignez-y les Heiduques, les Uscoques, les Monténégrins et les habitants des trois Dalmaties ; ajoutez-y encore les Bulgares, les Serbes, les Bosniaques, les Arméniens, les Juifs et même les Allemands, tous disséminés en nombreuses colonies, de l’est à l’ouest, et dites-moi si vous pouvez jamais rencontrer autre part un semblable entrelacement de races, un pareil échiquier de peuples ?

Ici cependant, chose rare dans l’histoire des hommes, le mélange n’a pas amené la fusion. Les boulets de fer et les balles de plomb se sont conservés intacts sans se fondre ; chaque peuple a gardé son individualité, ses mœurs distinctes, son langage, le souvenir de ses ancêtres et l’orgueil de son sang.

En vain, la géographie, complice de la politique autrichienne, a, sous des noms collectifs, essayé d’emprisonner et de forcer à l’amalgame toutes ces nationalités vivaces et résistantes, les Magyars, les Slaves ont bris les lignes de démarcation, et, à travers les déchirures de la carte, ils ont passé la tête et se sont comptés ; en vain, Joseph II et ses successeurs tentèrent de germaniser la Hongrie en y introduisant l’organisation administrative de l’Allemagne, la masse de la nation protesta, et, comme première protestation, elle changea brusquement son nom de royaume de Hongrie en celui de royaume magyar (Magyar-Orsay).

Le mot ne change pas la chose ordinairement ; mais celui-ci avait une haute importance : il reliait à l’ex-Hongrie les nombreux Magyars de sa Voisine la Transylvanie.

Ce premier mouvement de révolte, à peine si le reste de l’Europe s’en inquiéta, grâce à la nomenclature géographique qui continuait de mentir au bénéfice de l’Autriche.

Mais, tandis que le magyarisme prenait ainsi son élan contre le germanisme, il vit tout à coup se lever derrière lui une espèce de spectre : c’était le slavisme ; le slavisme, qu’il avait vaincu et dompté autrefois, qu’il s’était inféodé, et qui, à son tour, se réveillait.

Vers 1820, des bandes armées, sorties de l’Esclavonie, parurent sur les bords de la Drave, qu’elles franchirent, et infestèrent les rives du Danube au cri de : « Guerre aux Magyars ! » Il faut bien en convenir, ceux qui s’armèrent alors pour la cause des Slaves, n’ayant qu’un faible écho dans les masses, ne distinguant pas toujours les amis des ennemis, méritaient peut-être un autre titre que celui de héros libérateurs.

Quoi qu’il en soit, l’Autriche laissa faire d’abord, se réjouissant de cette guerre de races, qui servait sa politique en entravant le mouvement magyar. La Russie, toujours préoccupée de son grand rêve du panslavisme, aidait secrètement à l’agitation.

Avec l’aide de ses agents, disséminés partout où se trouvent des populations grecques de religion ou slaves d’origine, des bandes nombreuses s’organisaient, se disciplinaient, et un chef, plus audacieux encore qu’habile, leur promettait le triomphe complet.

L’Autriche intervint alors. Quelque temps, la lutte se prolongea entre elle et les Slaves ; enfin, le 12 mai 1823, les ayant enfermés à l’extrémité de la Croatie, dans un repli des monts Nissava-Gora, elle en fit un horrible massacre.

Tel est l’évènement dont j’ai fait mon point de départ, telle est la contrée, tels sont les hommes que j’ai voulu dépeindre.

J’ai visité la Hongrie et ses annexes ; j’ai parcouru ses villes, ses plaines si fécondes, ses grands bois, ses putzas, ses marécages, ses immenses cours d’eau descendus des Carpathes et des Alpes Noriques. Ce qui, dans cet Orient de l’Europe, a excité ma surprise plus encore que la diversité des races, des langages et des costumes, ç’a été d’y retrouver toutes les formes de gouvernement, depuis le gouvernement théocratique – au Monténégro – jusqu’au gouvernement républicain, patriarcal et même communiste, ce dernier pratiqué par quelques petites peuplades perdues au milieu des montagnes et des forêts. J’y ai retrouvé l’Inde, avec ses castes et ses parias – les Zingaris ; le Moyen Âge, avec ses lois féodales et ses juifs persécutés. Auprès de ces vestiges du vieux monde, j’y ai vu cet élan vers la liberté constitutionnelle des peuples modernes ; sur le forum de pauvres villages de la Hongrie et de la Croatie, j’ai vu de simples paysans, revêtus de la peau de mouton, discutant gravement les lois préparées dans la Diète ou dans les Comitats. Au milieu de mes courses à travers des contrées incultes, presque désertes, j’ai rencontré de ces grandes individualités que le double besoin du vivre et de l’indépendance développent avec tant de force dans leurs luttes incessantes contre la nature marâtre. Aussi bien que la race anglo-américaine, la race slavo-hongroise a ses squatters, ses planteurs, ses trappeurs, sous d’autres formes, avec d’autres allures, et j’ai pensé que le romancier qui explorerait ces pays y trouverait des sujets d’une vive originalité et d’un intérêt saisissant.

Cette tâche, je la signale à un plus hardi et plus vaillant que moi, n’ayant d’autre prétention dans le récit qui va suivre, que de toucher en passant à quelques-unes de ces questions de mœurs et de races, qui, aujourd’hui, préoccupent tant les esprits sérieux. Quant à mes personnages, je n’ai eu ni à les créer ni à les choisir ; je les ai trouvés, ainsi que les principales ligatures de mon action, dans les documents d’un procès, alors aussi célèbre le long de la côte dalmate de la Méditerranée que le fut chez nous celui de Fualdès. S’il m’avait été permis de modifier quelques-uns des derniers épisodes du drame, je l’eusse fait sans doute. J’étais face à face avec l’histoire, avec une histoire contemporaine ; je dus forcément m’abstenir.

Mon cher Paul, à Beyrouth, en Chypre, à Jérusalem, tu as su mettre à profit tes loisirs fructueux pour étudier les localités, les mœurs, les différentes races de l’Orient asiatique ; je te dédie ce livre qui, par certains points, se rattache à tes propres travaux.

Ton père,

SAINTINE.

Première partie
ILe Tchimber

Comme une déesse marine, étendue le long de l’Adriatique, les pieds posés sur la presqu’île de Zara, la Dalmatie s’accoude nonchalamment au premier versant des montagnes albanaises. À l’instar de toutes les nymphes des rivages, une urne est placée sous son bras : cette urne, c’est le golfe de Cattaro, qui, à travers des terrains escarpés, s’allonge en replis capricieux et va, par plusieurs bouches à la fois, offrir son tribut à la mer.

À l’extrémité du golfe, la ville qui porte le même nom que lui, après avoir longtemps appartenu aux Russes, puis aux Français, lors de la grande conquête impériale, est aujourd’hui sous la protection d’une garnison autrichienne.

Par les forts de la Trinité et de Saint-Jean, derrière le golfe, l’Autriche domine encore les cantons de Scagliari et de Spigliari ; mais là s’arrête sa puissance. Les Turcs l’étreignent de ce côté par un long circuit de frontières.

Cependant, entre les Turcs et les Autrichiens s’élèvent, à triple étage, de hautes montagnes sur les pentes inférieures desquelles de rares villages, suspendus sur des abîmes, comme des aires de vautours, sont habités par les Monténégrins, peuplade à demi sauvage, chrétienne schismatique, qui, après avoir secoué tour à tour le joug des Vénitiens et celui des Turcs, avait remis naguère sa liberté entre les mains de son évêque.

En parcourant les abords du Monténégro, à la vue de cette nature âpre et stérile, de cette terre qui semble avoir été secouée par des volcans, on comprend les miracles que l’héroïsme y put accomplir en faveur de l’indépendance. Là, partout, le sol bouleversé, crevassé, mis à nu, ne présente, au pied du voyageur que des escarpements et des précipices. Pas un sentier praticable n’y est tracé. Malheur à qui s’y aventurerait sans guide ! il aurait épuisé ses forces et son courage avant d’avoir pu seulement franchir le premier plateau.

Dieu a fait du Monténégro une forteresse inabordable aux conquérants et presque même aux curieux. Pour être juste, il faut ajouter qu’il en a fait aussi un terrain neutre, un asile inviolable, ouvert aux proscrits de tous les genres. Les Monténégrins sont trop hospitaliers pour s’informer de la moralité des gens qu’ils reçoivent. D’ailleurs, ce n’est pas dans le sein de leurs peuplades qu’ils les admettent, mais en dehors seulement du cercle occupé par eux.

Avant de parvenir au deuxième gradin de la montagne, autour du Vermoz, entre les divers embranchements des monts supérieurs, courent et serpentent des vallées qui ceignent d’un voile de verdure les flancs décharnés du géant noir.

Ceux qui possèdent des jambes à muscles d’acier et qui, grâce à la connaissance qu’ils ont du pays, savent se frayer un chemin à travers les pierres roulantes, trouvent là, pour abri, des souterrains spacieux et des grottes tapissées de mousse : l’eau des sources ne leur fait pas défaut ; les fruits des arbres, le miel des abeilles s’offrent de toutes parts sous leurs mains, et, s’ils sont chasseurs, ils peuvent exercer leur adresse aussi bien sur les chamois et les ours que sur les perdrix et les outardes.

Dans une de ces vallées humides et chaudes, par une matinée du mois de septembre de l’année 1823, au milieu d’un silence profond, interrompu seulement par le bourdonnement des insectes et le chant des oiseaux, une forte détonation retentit tout à coup ; un coq de bruyère, aventuré dans l’espace, tournoya sur lui-même et vint, éparpillant ses plumes, tomber au milieu d’une petite clairière traversée par un ruisseau.

Un seul coup de feu s’était fait entendre, et, cependant, deux hommes, sous apparence de chasseurs, tenant en main un fusil à la batterie renversée, s’avancèrent des bords opposés de la clairière, pour ramasser cette proie, que chacun semblait regarder comme sienne.

Par l’effet des mouvements ondulés du terrain, de quelques masses de genêts, de fougères et d’alaternes jetées entre eux, ce fut seulement lorsque, arrivés sur le bord du ruisseau, tous deux par un mouvement simultané s’apprêtaient à mettre la main sur le gibier, qu’ils s’aperçurent.

Reculant alors d’un pas, étonnés, ils se redressèrent et firent sonner leur fusil, comme pour déclarer qu’ils se tenaient sur la défensive. Ce fusil était à coup double, et, selon l’usage de ce pays, où, tout en visant à la gélinotte, on peut rencontrer l’ours et le sanglier, ils l’avaient chargé de plomb de chasse d’un côté et d’une balle de l’autre, se précautionnant ainsi pour le gros aussi bien que pour le menu gibier.

Après s’être examinés quelques instants avec une sorte de curiosité inquiète, la mémoire leur revenant subitement :

« Ah ! ah ! c’est toi, pandour ! dit l’un.

– C’est toi, brigand ! » répondit l’autre.

En ce moment, le soi-disant gendarme, ou pandour, avait pour costume un sarrau de toile, un bonnet de loutre à longue visière ; un sac de peau lui servait de carnier : son chapelet bénit par le pape (car il était catholique romain), et qui lui pendait au cou, eût achevé de lui donner, quant au vêtement, une allure complètement pacifique, si son pantalon gris de fer et ses bottines lacées n’avaient trahi un des uniformes de l’Autriche.

C’était un homme de taille moyenne ; mais vigoureusement constitué, quoique sa pâleur, certain air de souffrance répandu sur sa physionomie, témoignassent d’un reste de maladie du corps ou de l’âme. Il avait vingt-cinq ans à peine ; ses cheveux bruns, son teint basané, faisaient ressortir l’éclatante blancheur de ses dents ; la ride précoce et profonde qui, dans ce moment, traversait son front proéminent, les saillies de ses muscles, la carrure de ses épaules, semblaient révéler en lui une nature rude et violente.

Cependant, que la ride de son front s’effaçât, que la contraction musculaire de son visage se détendit, et parfois un sourire d’une douceur ineffable faisait, s’épanouir cette face de lion.

Alors, un disciple de Lavater n’eût peut-être découvert en lui que les signes indicateurs des âmes tendres et faibles ; une tendance à la soumission, à la confiance naïve, à la crédulité ; mais, s’il l’avait surpris dans une de ces crises rapides où la crinière du lion se hérissait, il n’aurait, plus voulu reconnaître sur ces mêmes traits que le type franchement accusé de ces natures énergiques et tenaces, que rien ne peut faire fléchir lorsqu’une fois elles ont marqué leur but.

L’autre chasseur, d’un port majestueux et même d’une prestance quelque peu théâtrale, touchait à la pleine maturité de la vie ; il pouvait avoir de quarante à quarante-cinq ans ; sa figure, fortement colorée, exprimait l’audace guerrière en même temps que la violence des appétits sensuels ; ses membres, souples, nerveux et fortement attachés, étaient d’un athlète, et son regard, à la fois impérieux et rusé, témoignait de l’habitude et des nécessités du commandement.

Coiffé d’un chapeau à larges bords, surmonté d’un bouquet de plumes de faisan, il portait une veste sans manches, garnie de gros boutons d’argent, arrondis et ciselés ; ses basques flottantes laissaient voir sa chemise, brodée de laine rouge sur la poitrine et aux poignets. Outre son attirail de chasse, pour le reste de son costume, une ceinture de cuir retenait un pantalon bouffant descendant à peine au mollet, où il était serré par les hautes bandelettes de ses espadrilles.

« Mais, je ne me trompe point, reprit celui-ci après un nouveau moment de silence et d’examen, c’est bien toi que j’ai vu du côté de Carlstadt, en Croatie, où tu faisais partie d’une de ces meutes de chiens acharnés à ma poursuite ! Que viens-tu faire dans ces vallées ? As-tu donc été chassé par ton maître, limier de l’Autriche ?

– Et toi, répliqua le soldat, as-tu donc été chassé par tes sujets, roi du Danube ? N’as-tu plus rien de mieux à faire que de venir tirer aux hirondelles dans ces montagnes ? Depuis la journée de Nissava-Gora, est-ce que tu fuis encore ?

– Non devant toi, du moins ! dit l’homme aux espadrilles, en se posant d’un air digne, sans cesser toutefois d’avoir l’œil aux aguets et le doigt à la détente.

– Non devant moi, dis-tu, mon brave ? Aujourd’hui, soit ! Mais il me semble pourtant avoir autrefois, du côté de Gomno, un soir, aux lueurs de la poudre enflammée, vu les larges épaules d’un certain Pierre Zény, dit le roi du Danube ! Autant que je puis me le rappeler, le cheval de Sa Majesté saignait aux flancs ; elle-même, blessée dans l’action, avait laissé tomber son sabre au milieu de la mêlée ; j’étais alerte et armé, moi ! je n’avais qu’à lâcher la bride, à lever le bras, à frapper… et cependant Pierre Zény m’échappa. Bien mieux, si je me penchai vers lui, le sabre levé, ce fut seulement pour le prévenir que le défilé de Sluin était occupé par les nôtres, et qu’il eût à diriger sa fuite d’un autre côté. Tu vois que les limiers de l’Autriche ne sont pas toujours aussi acharnés à leur proie que tu aurais pu le penser.

– En effet, je me rappelle cette circonstance, dit Zény en adoucissant le son de sa voix ; si c’est bien réellement toi, camarade, qui m’as rendu ce service, je suis fâché de t’avoir appelé chien… j’en suis fâché. Mais quel motif a donc pu alors te faire agir ainsi à mon égard ?

– Imagine celui que tu voudras, Zény ; je ne te demande point de reconnaissance.

– Ton nom ?

– Jean, fils de Jean, répondit le soldat.

– Ton pays ?

– Une vallée en Licavie.

– Tu t’es donc souvenu que tu es Croate, et moi, Esclavon ; tous deux de même race ; tous deux issus de cette grande famille des Slaves, dépossédée par les Magyars, les Vénitiens et les Saxons ?

– Peut-être.

– Si tu as agi ainsi, sans autre raison que celle que je suppose, Jean, vienne l’occasion et je te prouverai que j’ai bonne mémoire, poursuivit Zény, qui, déjà quittant son attitude hostile, avait posé son arme contre terre, mouvement imité aussitôt par son interlocuteur ; on peut s’estimer, quoique servant sous des drapeaux différents.

– Tu dis vrai, l’Esclavon. Moi, je me bats contre les adversaires de l’Autriche, parce que l’empereur me paye pour cela et qu’un soldat doit, avant tout, faire loyalement son métier ; mais je me bats contre eux sans haine ; ma haine, je la garde précieusement pour mes ennemis à moi, et à ceux-ci, malheur ! qu’ils soient Slaves comme nous, Zény ; qu’ils soient Magyars ou Saxons, ainsi que tu appelles les Hongrois et les Allemands.

– À la bonne heure, camarade ; si tu sais haïr, tu es un homme, et je ne t’en estime que davantage. Encore une question, et séparons-nous bons amis.

– Parle.

– Déjà une fois tu m’as épargné, et j’en garderai mémoire, je te le répète ; mais as-tu regret aujourd’hui de ce que tu fis alors, que te voilà de nouveau sur mes traces, dans ces vallées âpres du Monténégro ?

– Foi de soldat, Zény, je ne songeais guère à te retrouver ici. Maintenant en garnison à Cattaro, j’ai obtenu, pour cause de maladie, un congé de quinzaine, et je suis venu le passer chez un parent qui habite la montagne, à Verba. Désireux de fournir au moins ma part à la table commune, ce matin, avec le jour, je suis sorti de chez lui pour me mettre en chasse, rien de plus, comme le prouve ce tétras, que je viens d’abattre. »

Et il montra le coq de bruyère étendu entre eux, sur le bord du petit ruisseau qui les séparait encore.

Zény fronça le sourcil et son front pâlit légèrement.

« Ta preuve est mauvaise, Croate ; je serais fâché que tu n’en pusses trouver une meilleure, car, ce coq, c’est moi qui l’ai tué.

– Toi ?… dit l’autre avec un ton de moquerie souriante ; ta main était donc dans la manche de mon habit, et la crosse de ton fusil contre mon épaule ?

– C’est moi qui l’ai tué, te dis-je ! reprit Zény avec un ton d’autorité ; non que je t’en dispute la possession, si tu tiens à honneur de ne pas rentrer à Verba la sacoche vide ; le gibier ne manque pas ici, et j’en ai pu faire ample provision pour le présent et pour l’avenir ! Ramasse celui-ci et n’en parlons plus !

– Il m’appartient ! répliqua le soldat, la voix haute.

– D’accord, puisque je te le donne !

– Sainte Vierge d’Agram, ma protectrice, faites donc entendre raison à cet homme ! Par ma mère, que je n’ai jamais connue, je jure que ce tétras est tombé sous mon coup de feu, et je ne fausserais pas un serment pareil pour un oiseau, eût-il des plumes d’or et des yeux de diamants ! Me crois-tu, maintenant ?

– Libre à toi d’invoquer tous les saints du paradis !… Mon serment vaut le tien, peut-être, et je jure à mon tour, par tous les diables d’enfer !…

– Mais un seul coup a été tiré !

– Oui, par moi ! dit l’Esclavon.

– Par moi ! répéta le Croate ; un de nous deux a menti ! lequel ? Ma carabine est encore chaude ! »

Zény avança la main pour vérifier l’allégation du soldat, qui, dans ce mouvement, crut deviner une intention de le désarmer :

« Arrière ! cria-t-il en se remettant sur la défensive.

– Misérable ! tu venais donc pour m’épier, pour m’assassiner !

– Tu mens, brigand !

– Attends, pandour ! »

Et le gendarme et le brigand, tout à l’heure prêts à fraterniser, prenant de l’espace, abattaient à la fois leur fusil l’un vers l’autre, quand des mugissements, auxquels se mêlaient des cris désespérés de femme, retentirent, non loin d’eux, dans la vallée.

Un de ces taureaux sauvages, un tchimber, tel qu’on en voit par bandes dans les forêts profondes de l’Herzégovine et du Monténégro, où des années s’écoulent sans qu’y retentisse la cognée du bûcheron, poursuivait avec fureur une femme, une jeune fille, dont le corsage rouge et les rubans flottants avaient attiré son regard et allumé sa rage.

C’était un saisissant spectacle que de la voir ainsi, terrifiée, poussant des cris de détresse, bondir de droite et de gauche, franchissant les ravins, les monticules, s’abritant tantôt d’un arbre, tantôt d’un quartier de roc, et toujours poursuivie, toujours dépassée, rebrousser chemin, haletante, la sueur au front, les cheveux en désordre, les traits hagards, retrouvant partout devant elle le poil hérissé, les yeux vitreux, sanglants, et les cornes menaçantes du monstre.

Épuisée, à bout de forces, elle ne fuyait plus que d’un pas chancelant, incertain, et, comme s’il se fût senti désormais le maître de sa vie, le tchimber, modérant son élan sans cesser de la poursuivre et de lui barrer le passage, semblait jouer avec elle, comme le chat avec la souris.

Aux cris poussés par la jeune fille, Pierre Zény s’est arrêté court dans son mouvement offensif. Le danger qui la menace lui a fait oublier le sien ; ce n’est plus qu’au tchimber qu’il destine l’unique balle restée dans son fusil ; mais sa main tremble, son regard hésite, car il voit devant lui tour à tour passer un front carré et poilu, un visage blêmissant, des cornes aiguës, des cheveux en désordre ; en visant à l’un, il craint d’atteindre à l’autre ; enfin, s’armant de courage et comme pour s’inspirer :

« Chrisna ! » s’écrie-t-il.

Et le coup part.

Tandis qu’il tremblait, qu’il hésitait, qu’il se troublait, le soldat de Cattaro, redevenu impassible, paraissait attendre-patiemment, et non sans quelque longanimité, que Zény lui fit face de nouveau pour continuer la partie commencée.

Mais à ce nom de Chrisna, il relève la tête, son l’œil s’agrandit et s’allume ; il se trouble à son tour ; à son tour, il oublie son adversaire, maintenant désarmé et dont il pourrait se venger si facilement, et toute son attention, toute la force de sa pensée comme de son regard se concentre sur cette autre lutte, bien plus effrayante, bien plus inégale, qui se passe non loin de là, dans cette même vallée, tout à l’heure paisible et silencieuse.

La balle de Pierre Zény, détournée par l’émotion du tireur, a frappé le taureau à la croupe.

Bondissant sous la douleur, celui-ci cesse de mêler des jeux à ses emportements ; il fond sur la jeune femme, la terrasse, et, après un tour fait sur lui-même, afin de se donner du champ, il s’élance de nouveau contre elle, la corne pointée vers la terre, l’enlève, et, comme pour agrandir les plaies de la victime, il balance son front énorme, sur lequel Chrisna, à demi morte, reste suspendue, le corps flaccide, la tête renversée.

Tout à coup, ce terrible mouvement de va-et-vient du tchimber s’arrête ; son mugissement de rage se prolonge en un râlement aigre et discordant. La balle du Croate vient de l’atteindre à la gorge.

Prompt comme l’éclair, celui-ci franchissant le terrain avec des bonds de tigre, arrive au monstre et le saisit par les cornes ; Zény, non moins alerte, accourt en aide à Chrisna, la soulève, l’emporte, tandis que l’autre, achevant seul son duel avec le taureau, l’ébranlé, le renverse et l’éventre de son long couteau de chasseur.

Par bonheur, la corne du tchimber, rencontrant comme obstacle le corset fortement busqué de Chrisna, n’avait fait que glisser sous sa ceinture de cuir ; c’est ainsi qu’il avait pu la soulever de terre, et la balancer sur sa tête sans que l’épiderme de la jeune femme eût été même effleuré.

Toutefois, l’émotion, la fatigue, la compression violente ressenties par elle durant cette course désespérée et ce terrible jeu de balançoire, avaient anéanti ses forces ; et c’est tout à fait privée de sentiment que Pierre Zény l’avait reconquise.

Après l’avoir déposée sur un lit de mousse, en lui donnant pour oreiller une touffe épaisse de fougère brisée au pied :

« Veille sur elle, dit-il au soldat, je reviens bientôt ! »

Et, avec la rapidité d’une pierre qui se serait détachée des montagnes supérieures, il s’élança de roc en roc vers les profondeurs de la vallée pour aller chercher la source dont l’eau glacée devait rappeler la jeune femme à la vie.

Resté seul près d’elle, le Croate poussa un profond soupir, et, les bras croisés, immobile, il la contempla quelque temps dans une sorte d’hébétement farouche. Puis, après avoir porté son regard du côté qu’avait pris Pierre Zény, il le ramena lentement vers la jeune femme toujours évanouie.

Durant la courbe qu’il décrivit, ce qu’il y eut alors dans ce regard de lueurs différentes, d’incroyables modifications, qui semblaient le faire passer graduellement, par une échelle descendante, des sentiments les plus violents aux sentiments les plus tendres, ne peut se dire. L’œil contient la gamme entière des passions comme celle des couleurs.

Il se courbait vers Chrisna quand, revenant de sa torpeur, celle-ci ouvrit soudainement les yeux.

À la vue de cet homme, dont le visage était suspendu sur le sien, et qui tenait encore à la main le couteau qu’il venait de plonger, lame et manche, dans les entrailles du tchimber, la vie, la raison, l’épouvante parurent lui revenir tout à la fois.

« Zagrab ! » s’écria-t-elle en se redressant à moitié, comme sous une commotion galvanique.

Et, après avoir interrogé ses traits, ses vêtements, ainsi que les lieux qui l’environnaient, pour bien se remettre le jour présent en mémoire, elle ajouta avec une expression où la joie semblait se mêler à la terreur :

« Est-ce bien toi, Zagrab ?

– Oui, c’est moi, dit le soldat ; mais réponds vite, puisque Dieu a voulu que tu pusses me parler avant le retour de Pierre Zény, c’est donc pour lui que tu nous as quittés ?

– C’est pour lui, oui, dit Chrisna.

– Tu l’aimes donc ?

– Je le hais, Zagrab ; aussi vrai que Dieu est puissant, que la Vierge est sainte et que je suis Chrisna Carlowitz, ta parente et bonne cousine, fille de la sœur de ta mère ! »

Chrisna parlait encore quand, des massifs de bois qui bordent la vallée, de l’angle des rochers, des cavernes de la montagne, de tous côtés autour d’eux, sortirent des hommes d’allure, d’armes et de costumes divers.

Les uns étaient coiffés de ces hauts chapeaux cylindrique, formant un coude à la façon des tuyaux de poêle, les autres de calottes de feutre, de lourds bonnets empruntés à la fourrure de l’ours et du loup. Ceux-ci se montraient drapés dans une espèce de tunique romaine, et portaient la longue carabine incrustée d’ivoire ; ceux-là, vêtus de la casaque de peau de mouton, n’avaient pour toute arme qu’une hache passée à leur ceinture ; enfin, depuis la veste jusqu’à la pelisse traînante, depuis le pistolet et le poignard jusqu’à l’espingole et le long sabre recourbé, tous, habillés, armés selon leur caprice ou les habitudes de leur pays, semblaient avoir voulu s’affranchir du joug de l’uniforme comme de tout autre.

C’étaient des Rousniaques, descendus des monts Carpathes, des Tartares de la petite Cumanie, venus des bords du Danube et de la Theiss, des Serbes, des Croates, des Albanais, des Dalmates, des Esclavons et même des Monténégrins, la plupart déserteurs des frontières militaires. On pouvait encore distinguer parmi eux, à leur costume universitaire, contrastant avec tous les autres par leur simplicité, quelques anciens étudiants slaves de Pesth ou de Presbourg.

Préférant l’état d’aventuriers à celui de soldats, aimant la guerre, mais non la discipline, rétifs à la domination de l’Autriche, ils s’étaient levés pour leur propre compte, ne reconnaissant pour chef et pour souverain que celui-là qu’ils avaient librement choisi, Pierre Zény, l’Esclavon, qualifié par eux du titre pompeux de roi du Danube.

Ces misérables offraient les débris de ces bandes imposantes que Zény avait nommées autrefois l’armée des Slaves, et qui, selon ses espérances, devaient réunir en un seul faisceau, après tant de siècles d’oppression, cette grande famille fractionnée en vingt peuples différents, des rives de la Méditerranée aux bords du Volga.

Apercevant Chrisna étendue sans mouvement sur le roc, et, auprès d’elle un étranger, un couteau, rouge de sang, à la main, ils crurent à un meurtre, et s’apprêtaient à courir sus au meurtrier, quand Zény survint qui les éclaira sur le vrai rôle joué par le Croate dans cette affaire.

L’Esclavon apportait une eau pure et froide dans son large chapeau de feutre, dont il avait enfoncé la forme et replié les bords en manière de cornet. Dès qu’il eut prodigué ses soins à Chrisna, qui ne les reçut qu’avec une sorte de répugnance, se tournant vers le soldat cattarin :

« Jean, lui dit-il, tu sers parmi nos ennemis, tant pis pour toi ! et tu connais le lieu de notre campement, tant pis pour nous ! Mais peu m’importe ! Si tes Saxons possèdent, au bas de la montagne, les forts de Saint Jean et de la Trinité, nous avons dans ces rochers, dans ces cavernes, d’autres redoutes plus solides que les leurs. D’ailleurs, oseraient-ils nous attaquer sur ce brave territoire du Monténégro ? Tu es donc libre ; mais, en te laissant ta liberté, je ne me regarde pas encore comme quitte envers toi, Jean, fils de Jean ! Tu m’as rappelé le défilé de Sluin, et je n’oublierai de sitôt le service que tu m’as rendu dans cette vallée des Fougères, où tu viens de sauver la vie de ma femme !

– Ta femme ! Elle est ta femme ?… s’écria le Croate, dont tout le corps avait tressailli.

– Pourquoi pas, camarade ? Crois-tu donc que nous vivions ici comme des païens ? Par le grand Bogh ! oui, certes, elle est madame Zény, et a le droit de porter la couronne de roseaux, comme reine du Danube. N’est-il pas vrai ? » dit-il en s’adressant à Chrisna.

Celle-ci détourna la tête.

« Tu le vois donc bien, Jean, je te dois plus que tu ne pensais, peut-être ; aussi ne me quitteras-tu point sans emporter quelque bonne preuve de ma reconnaissance. »

Il fit alors un mouvement pour prendre au cou de Chrisna une longue chaîne d’or qui y pendait ; mais Chrisna retint la chaîne vivement :

« Tu me l’as donnée ! dit-elle.

– Sans doute ; mais, si je te la reprends, c’est pour l’offrir à ce brave soldat qui t’a sauvée du tchimber.

– Tu me l’as donnée ! reprit-elle sans lâcher prise.

– Voyons, madame Zény, soyez raisonnable ! » Et, adoucissant sa voix pour elle, comme s’il s’adressait à un enfant mutin :

« Écoute, Nana ; sois sage, rends-moi cette chaîne, et, plus tard, je la remplacerai par des joyaux, par un bouquet de pierreries, si beau que tes madones n’en auront jamais porté un pareil.

– Non !… » répéta-t-elle en retenant obstinément le bijou, que Zény essayait de tirer à lui.

Puis elle ajouta à demi-voix :

« Que veux-tu que cet homme fasse d’un pareil objet ? ne croira-t-on pas qu’il l’a volé ? Pour bien dignement reconnaître les services qu’il nous a rendus à tous deux, donne-lui de l’or, de l’or monnayé.

– Mais, pour le moment, ma cassette royale est à sec, tu le sais !

– Marko ne va-t-il pas revenir ? »

Pendant ce débat, et le tiraillement de la chaîne, le soldat cattarin restait là pensif, immobile, comme attendant son salaire.

« Quand une idée s’implante dans la tête d’une femme, le diable y met un écrou, dit Zény demi-grondeur, demi-souriant, en se retournant vers le Croate ; au surplus, peut-être a-t-elle raison ! Madame garde la chaîne, camarade, mais tu n’y perdras rien, je te le jure par le glaive de saint Pierre, mon digne patron ! J’attends ici, d’un instant à l’autre, le retour de Marko, mon collecteur, et l’un de mes fidèles ; reste au milieu de nous quelques heures de plus, et du moins deux braves ne se seront pas séparés sans avoir rompu le pain ensemble. Le veux-tu ? »

Toujours dans sa même attitude pensive, le Croate projeta son regard en dessous, et rencontrant celui de Chrisna, il fit signe qu’il acceptait.

Au même instant, une honnête matrone, sèche, osseuse, à la peau bistrée, à l’œil de faucon, au nez d’aigle, portant un béguin de velours vert serré sur les oreilles, une jupe de drap bordée de clinquant, et des bottes fourrées à la hongroise, vint rejoindre la Monténégrine, et reprendre auprès d’elle son office de dame de compagnie. C’était la femme d’un des principaux de la bande, nommé Dumbrosk.

À son approche, Chrisna se leva, et, souffrante encore, s’appuyant sur le bras de sa vieille camériste, après avoir adressé un geste majestueux à ceux qui l’entouraient, sans avoir paru distinguer Zagrab au milieu des autres, elle regagna à pas lents l’endroit qui lui servait de retraite au milieu de ces montagnes sauvages.

IILa reine du Danube

Voyageur botaniste, j’ai escaladé, la boîte de fer blanc sur le dos, ces terribles montagnes noires, au milieu desquelles doivent se passer les premières scènes de notre drame, et l’envie me prend de décrire ici botaniquement une petite vallée singulière, saisissante au premier coup d’œil, quoique rien n’y arrête la vue ; gaie, verdoyante, quoique entièrement stérile, et qui s’ouvre au pied d’une des pentes supérieures du Monténégro.

Sa stérilité, toutefois, n’est pas une nudité complète. Si aucun arbre ne s’y élance du sol pour y promener son ombre mobile ; si pas une fleur ne s’y balance sur sa tige, comme un gracieux encensoir prêt à saluer la bienvenue du premier visiteur ; si une ceinture de rochers, noirs, aigus ou arrondis, contournés de mille façons bizarres, en couronne seule les hauteurs, semblables à de vieux créneaux démantelés, ou plutôt à un cercle de sphinx, d’hippogriffes, de monstres de pierre, mystérieux gardiens de cette enceinte, du moins dans sa partie centrale, cratère d’un ancien volcan, creusée comme une large vasque de lave, des mousses, des lichens, des conserves de toutes formes, de toutes couleurs, s’étendent, s’étoilent, s’irradient sur un espace encore assez considérable.

Là semblent s’être donné rendez-vous les produits les plus infimes de la création, tous les parias végétaux, le monde entier de la cryptogamie.

Là, les trémelles gélatineuses, les orseilles à figure de varech, les patellaires frangées, les imbricaires à larges rosettes, confondant leurs plaques métalliques, plongeant leurs doigts foliacés à travers les crinières désordonnées des noires grimmies, des rougeâtres tortules, des polytrics coriaces, des soyeuses leskées, et de mille autres membres de cette grande famille des mousses, s’enlacent, se mélangent, s’enchevêtrent, pour dérober au regard du profane le tuf pierreux, le sein aride de cette terre avare, qui pour eux seuls n’est point une marâtre.

Quand les soleils d’été ont desséché ces races parasites, pétrifié leurs tiges, une teinte uniforme, terne, d’un brun fauve, confond toutes ces peuplades rigides, roidies, crispées, et donne à la petite vallée un air de désolation.

On croirait que la mort les a frappées toutes à la fois. Alors, le pied du voyageur crépite en s’enfonçant dans cette ouate, dans cette laine végétale ; alors, la chèvre sauvage, aventurée dans ce désert circonscrit, s’arrête, étonnée, à l’aspect de cette nature immobile, où pas un brin d’herbe ne s’agite, où pas un insecte ne bourdonne, et, après avoir un instant, d’un air inquiet, prêté l’oreille au silence qui l’entoure, elle fuit tout à coup, saisie d’épouvante, en entendant le sol craquer et crier sous ses pas.

Mais que la saison des pluies arrive avec ses déluges trimestriels ; que le petit ruisseau qui, presque inaperçu, descend des hauteurs, gonflé par un orage lointain, déborde, ou même que les brouillards, descendus du mont Vermoz ou du mont Coelo, se tiennent quelque temps suspendus sur les pauvres plantes à bout de vie, tout soudainement le grand jour de la résurrection se lève pour elles !

Pour un observateur curieux, pour un de ces fervents contemplateurs qu’aucun des tableaux de la nature ne peut trouver insensible, n’est-ce pas là, dites-moi, un spectacle admirable, que de les voir se redresser, se détendre, s’étaler, comme si elles eussent détiré leurs bras au sortir d’un sommeil léthargique ? Aussitôt, trémelles, lichens, mousses, hépatiques, de reprendre les vives couleurs de leur jeunesse et de recomposer leur toilette de printemps.

Celles-ci relèvent leurs tiges bifurquées, secouent leurs cocardes de toutes nuances, leurs touffes échevelées ; celles-là font de nouveau briller aux clartés du soleil leurs placages d’ocre, de rouille, d’émeraude, déroulent leurs lanières rampantes, leurs rubans de satin vert, leurs fils de pourpre et de soie, et toutes, dans leur ensemble, ne présentent bientôt plus aux regards qu’un épais et somptueux tapis bariolé, sur lequel, de distance en distance, par un heureux contraste, la cladonie vermiculaire vient poser ses faisceaux de corail blanc.

Ce spectacle, il frappait dans ce moment les regards de Chrisna ; car, dans cette petite vallée, appelée la vallée des Mousses et rattachée par une gorge étroite et couverte à celle des Fougères, que nous venons de quitter, se trouvait le palais de rocailles de la reine du Danube, c’est-à-dire la grotte qui servait d’asile à Chrisna.

Non loin du petit ruisseau tombant des hauteurs, une cavité ouverte carrément entre les roches, ardues, et à laquelle on arrivait par quelques marches de pierre tournées en manière de perron, se montrait décorée bien plus par la nature que par l’art. Grâce au suintement de quelques sources cachées, une couche brillante de stalactites, semblable à du stuc, en revêtait les parois supérieures. Les moulures, les rosaces, les arabesques en relief, ne manquaient pas à ce plafond, historié de main de maître.

Entre ce plafond de stalactites et un parquet sablonneux à fond de granit, çà et là des plaques de mica, des fragments de silex, jetaient leurs reflets au milieu de la demi-obscurité de la grotte, et complétaient cette tenture pittoresque, plus capable peut-être de charmer les yeux d’un géologue que ceux d’une jeune femme.

Quant au mobilier, une natte de jonc recouverte par un tapis de lisière, quelques coffres, une petite glace placée à l’ouverture, sous les rayons du jour, une table et un siège taillés à la hache ; sur la table, des sébiles de bois vernies et dorées à la manière russe, un panier de jonc finement treillissé et contenant des étoffes de soie brodées de filigrane et de paillon ; en tête de la natte qui servait de couchette, un petit reliquaire et un rameau bénit : ainsi se présentait l’ameublement de ce boudoir rustique. Quelques lianes de morelle et de lierre en tapissaient l’entrée et lui composaient un gracieux fronton, par le mélange de leur verdure nuancée et de leurs grappes pendantes, les unes noires, les autres écarlates.

La reine de ce palais, la nymphe de cette grotte, disons mieux, l’habitante de cette prison, Chrisna, avait dix-neuf ans. D’une taille au-dessus de la moyenne, belle de formes comme de visage, elle portait la rêverie sur son front ; dans ses grands yeux noirs, veloutés, qui ressortaient plus vifs encore sous l’encadrement de sa peau fine et délicate, légèrement dorée par le grand air et le soleil, brillaient tour à tour deux lueurs opposées d’éclat, témoignant, l’une de la profonde sensibilité de son cœur, l’autre de la facile exaltation de son esprit.

De famille obscure, élevée loin des villes, au milieu de rudes montagnards, quoique ses talents se bornassent à divers travaux d’aiguille dans lesquels elle excellait il y avait en elle quelque chose de contenu, de sauvage et de digne, qui eût semblé révéler une haute origine à ceux-là qui ne connaissent pas la fierté d’allure de ses plus humbles compatriotes.

Née au Monténégro, elle l’avait quitté pour rejoindre, dans une autre contrée montagneuse, le seul parent qui lui restât. Plus tard, ce parent, elle avait dû le suivre au milieu d’un camp de Hongrois. Là, elle avait volontairement accepté l’anneau de Zagrab, son confiant et terrible fiancé, n’échangeant contre son amour qu’une amitié de sœur. Là aussi, pour la première fois, elle avait entendu parler de Zény.

Zény alors était à la tête d’une petite armée qui luttait, même parfois avec avantage, contre les troupes de l’empereur. Il prenait le titre de roi du Danube ; néanmoins, aux yeux de ses adversaires, le roi du Danube n’était qu’un chef de bandits. Mais Chrisna se rappelait que les plus grands héros de son pays, ceux qui tour à tour avaient affranchi le Monténégro du joug de Venise, de l’Autriche et de la Turquie, n’avaient été dénommés par leurs ennemis que sous ce titre. Qui pouvait lui répondre, à elle, que le brigand Zény n’était pas aussi un héros ?

À cette époque, les Albanais se soulevaient au souffle d’Ali de Tebelen ; les Grecs avaient déjà troué de leurs balles le drapeau rouge de l’islamisme ; entraînés sur les pas de Théodore Vladimiresco, les Moldaves et les Valaques venaient de chasser des principautés les Fanariotes, leurs éternels ennemis ; Naples rugissait comme son volcan ; l’Espagne et le Portugal étaient en feu ; les tressaillements de la Pologne imprimaient des secousses douloureuses à toute la terre slavonne ; les libéraux de France, les carbonari d’Italie, les francs-maçons de l’Allemagne, semblaient s’agiter à ce mot : Liberté ! Tous ces bruits d’indépendance, qui se croisaient dans l’air, n’avaient pas laissé que de bourdonner confusément aux oreilles de Chrisna. Pourquoi la cause représentée par Zény aurait-elle été moins sainte qu’une autre ? Lui aussi, il parlait de liberté, d’indépendance, de la résurrection de la nationalité slave ! Elle crut en lui ; son imagination ardente, comprimée jusqu’alors, s’exalta ; ce fut une fièvre, un délire. Fille du Monténégro n’appartenait-elle pas, elle aussi, à cette grande famille des Slaves, dont Zény allait devenir le libérateur ?

Autour d’elle, les soldats du camp ne prononçaient le nom du bandit qu’au milieu des menaces et des imprécations ; ce nom c’était le cri des pandours lorsqu’ils chargeaient leurs armes ; les balles semblaient le murmurer en glissant dans le canon des carabines ; les sabres le grinçaient en s’aiguisant sur la pierre ; et, contre la haine de tous, elle donna à ce nom un droit d’asile dans son cœur. Elle ne voulut voir dans celui qui le portait qu’un proscrit, un glorieux révolté, impatient de délivrer son pays du joug honteux de l’Autriche.

Parmi les troupes de l’empereur, parmi les milices du banat, c’était à qui se ferait fort de réduire aux abois le lion déchaîné, et Chrisna s’était sentie prise d’une immense pitié pour ce pauvre lion traqué, poursuivi par une meute implacable.

La pitié !… Ce mot résume tout le passé de Chrisna ; sa vie entière peut-être !

Le sentiment qui la domine, ce n’est, comme chez tant d’autres femmes, ni le désir effréné de plaire, ni celui de commander ; ce mobile secret, et qui, sous apparence d’un génie bienfaisant, tient aussi bien du démon que de l’ange, car il doit être la cause de ses erreurs et de ses fautes, c’est la pitié. Si elle s’est prise d’abord d’un vif intérêt pour Zagrab jusqu’à consentir à devenir sa fiancée, c’est qu’elle l’a connu opprimé misérable injustement exclu de l’amour paternel ; elle ne l’a pas aimé d’amour, elle s’est apitoyée sur lui, voilà tout. Si, plus tard, le nom de Pierre Zény a suffi pour exalter son imagination et lui faire oublier ses engagements envers Zagrab, c’est la pitié encore qui lui a tendu le piège, dont elle ne devait se retirer que meurtrie désespérée.

Elle, jeune fille, jusqu’alors pure et réservée, elle s’était brusquement affranchie de la tutelle de son parent ; elle avait, nuitamment, déserté le village, le camp où elle était aimée, honorée, pour aller, avec sa fougue d’inspirée et son audace de montagnarde, seule, sans guide, à travers une route longue et ardue, rejoindre le bandit, pour lui dire : « Je t’aime parce qu’ils te haïssent ; tu es beau à mes yeux, car tu es proscrit ; ta cause est sainte et juste, car elle est celle du plus faible, et je t’apporte un secours, un renfort, une protection, une sauvegarde, mon amour ! »

Cependant, une fois en présence de Pierre Zény, ce mot ne s’échappa point de sa bouche.

Le roi du Danube, quoique de haute et noble taille, quoique d’une figure régulière et bien accentuée, avait dans la physionomie quelque chose de rude et de vulgaire qui ne laissa pas que de comprimer l’élan aventureux de la jeune fille.

Elle se troubla et ne put que balbutier à demi-voix de confuses paroles de dévouement à la cause des Slaves, comme à la personne de leur chef.

Puis, apercevant autour d’elle un cercle de faces étranges, dont les regards curieux venaient effrontément, jusque sous sa coiffe, prendre connaissance de sa beauté, la peur s’empara d’elle ; elle voulut se retirer ; il n’était plus temps.

Zény connaissait trop bien les usages pour laisser partir ainsi sa belle visiteuse, sa nouvelle alliée.

Affectant une galanterie presque chevaleresque, il la retint pour lui donner une fête dans laquelle ses meilleurs cavaliers exécutèrent une espèce de fantasia à la manière des Arabes. Après quoi, la nuit approchant et les chemins n’étant pas sûrs, disait-il, il lui imposa forcément son hospitalité.

Le roi du Danube occupait alors militairement, dans le banat de Warasdin, un bourg dont il avait chassé les habitants. Chrisna fut logée dans la plus belle chambre de la plus belle maison du bourg, avec une sentinelle à sa porte, pour lui faire honneur.

Au milieu de la nuit, cette porte s’ouvrit d’elle-même, sans bruit, et Zény s’introduisit furtivement près, de Chrisna. Mais il la trouva debout et en éveil.

Le prenant avec elle sur un ton de soudard, brusquant la déclaration, affectant de croire, croyant peut-être qu’elle n’était venue vers lui que poussée par une velléité amoureuse, il essaya de la traiter en aventurière. Chrisna arrêta fixement sur lui ses grands yeux noirs, fit un geste de la tête, et l’Esclavon, reconnaissant son erreur, changea de tactique et de méthode ; de loup il se fit renard. Ses paroles doucereuses ne réussissant pas mieux que ses façons soldatesques, il s’emporta et tenta la violence. La Monténégrine saisit aussitôt à sa ceinture un petit poignard à pointe acérée, dont elle menaça non pas lui, mais elle-même.

Il recula.

« Mais alors, par le triple Dieu ! s’écria-t-il en se frappant le front, femme, qu’es-tu donc venue chercher dans le camp de Zény ?

– Un héros, et non pas un lâche ! » lui répondit-elle.

Le lendemain, il s’efforçait de redevenir un héros aux yeux de Chrisna. La résistance de la jeune fille, aidant à sa beauté, qui l’avait frappé tout d’abord, faisait naître en lui un désir effréné de possession. Une idée lui souriait : il voulait à la fois dompter cette vertu farouche et s’en venger. C’était là une des bizarreries de son tempérament orgueilleux, que dans ses amours il se glissât nécessairement un peu de haine. L’empire qu’une femme pouvait ; exercer sur lui le révoltait en le charmant.

Il ne se montra plus devant elle qu’armé de toutes pièces, dans son costume de libérateur et sous son masque d’homme à grandes idées. Elle le vit parader à la tête de ses soldats ; elle fut témoin de la discipline sévère qu’il maintenait parmi eux. Un soir, au retour d’une excursion où il avait mis en déroute quelques milices du pays, il vint la trouver ; il lui parla de ses projets, de ses espérances, qu’il exagérait. Chaque jour, des déserteurs du camp ennemi accouraient en foule grossir le sien ; deux mille montagnards, Esclavons ou Croates, s’étaient mis en route pour le rejoindre ; les chefs des insurrections albanaise et grecque venaient d’entrer en rapport avec lui ; avant peu, à sa voix, toutes les populations slaves devaient se soulever comme un seul homme.

À la suite de ce préambule, son amour se fit jour de nouveau, mais en termes bien autres que la première fois. Au milieu des soins qui surchargent la vie du soldat, il a besoin d’une amie, d’une compagne, d’un conseil, qui le soutienne dans ses entreprises et qui le console dans ses jours de revers. Cette femme, il veut l’associer à ses périls comme à sa gloire, en lui donnant son nom.

Chrisna avait repoussé l’amant ; elle accepta l’époux.

Elle l’accepta, non avec cet enivrement qu’elle avait ressenti quand son imagination surexcitée lui avait fait entrevoir un héros dans Zény ; mais elle croyait encore à la sainteté de sa mission ; elle épousait la cause plutôt que l’homme.

D’ailleurs, quel parti lui restait-il à prendre ? Ne s’était-elle pas, volontairement et à jamais, séparée des siens ? Par sa démarche, imprudente, ne s’était-elle pas livrée elle-même au pouvoir de l’Esclavon ?

Toutefois, elle se réserva de dicter ses conditions, qui furent acceptées. Un prêtre catholique romain, qu’elle désigna, qu’elle connaissait, gagné à prix d’or, ou peut-être enlevé de force, vint bénir ce mariage, qui fut célébré publiquement dans la petite chapelle du bourg alors occupé par les Slaves.

Six mois se passèrent pendant lesquels Chrisna, soutenue par l’idée du devoir, partagea, avec un complet dévouement, la bonne comme la mauvaise fortune de la troupe. Parfois, au milieu des périls, Zény l’avait tout à coup aperçue à ses côtés, sans trop s’en étonner pourtant, car il connaissait le courage des femmes du Monténégro. Malgré lui, il sentait se développer et s’affermir ce goût auquel il n’avait d’abord prétendu demander qu’une satisfaction pour ses appétits grossiers. Il en restait surpris comme d’une déception, s’en alarmait par orgueil, honteux qu’il était de subir un joug quel qu’il fût ; aussi les redoublements de sa tendresse se manifestaient-ils le plus souvent par l’ironie et la colère. La fierté de Chrisna s’en trouvait heurtée, mais son cœur n’en saignait point. Dans ce cœur, il n’y avait pas d’amour pour lui.

Le temps des revers venu, Chrisna joua aussi noblement que possible le rôle qu’elle s’était imposé. Elle cherchait à s’aveugler encore, et sur la cause qu’elle avait adoptée, et sur l’homme dont elle s’était faite la compagne ; mais déjà la casaque du bandit se montrait sous le manteau du Slave. Ne pouvant plus mettre à contribution des villes et des villages, si Zeny ne descendait pas encore à détrousser les simples voyageurs sur la route, du moins il laissait faire.

À compter de ce moment, Chrisna avait cessé de prendre sa nourriture avec lui, et refusé même de la recevoir de son munitionnaire. Pour subvenir d’elle-même à sa subsistance, ressaisissant l’aiguille de la brodeuse, comme au temps de sa première jeunesse, elle, la femme du chef, la reine du Danube, elle ne rougit pas de se remettre à confectionner des barrettes, des tabliers, des ceintures de jeunes filles, ornées de riches passementeries de soie et de paillon, que sa vieille camériste allait vendre dans les villes voisines en temps opportun. Aujourd’hui que les débris de l’armée slave se sont réfugiés dans la vallée des Fougères, un affidé, l’un des provendiers de la troupe, va les colporter à Verba, à Cettigne et même à Cattaro. On a vu des souverains de l’Inde et de la Perse, des pachas de la Turquie, ne défrayer leur maigre cuisine que grâce à quelques petits ouvrages de vannerie, fabriqués de leurs propres mains, dominés qu’ils étaient par cette idée, que l’homme qui se nourrit de mets échangés contre un argent mal acquis, voit, au jour du jugement dernier, l’ange du réveil, armé d’un scalpel d’or, retrancher impitoyablement de ses membres toutes les parties de la chair produites par cette alimentation coupable, et le renvoyer, ainsi mutilé, devant le trône de Dieu.

Cette croyance, née dans l’Orient, s’était-elle, à travers la Macédoine et l’Albanie, propagée jusqu’au Monténégro ? Était-ce par scrupule religieux que Chrisna s’imposait ces privations et ce labeur ? Nous ne le pensons pas. Dans ses honnêtes instincts de montagnarde, elle avait marqué d’elle-même la limite où devaient s’arrêter les droits de la guerre, et elle se refusait à vivre du vol.

Une circonstance saisissante était venue encore récemment l’affermir dans sa résolution et jeter dans sa tête exaltée le germe de bien d’autres idées.

IIIUn prisonnier

Un soir, comme Chrisna reposait, tout habillée, sur sa couche de natte et de lisière, plusieurs coups de feu se firent entendre, multipliés par les échos des cavernes et des rochers.

« Qu’est-ce que ceci, Margatt ? dit-elle à sa camériste couchée non loin d’elle.

– Le chant du rossignol, peut-être, répondit Margatt encore à moitié endormie.

– Mais j’ai entendu le bruit des carabines, vous dis-je.

– Alors, c’est une querelle, murmura la vieille en reprenant tranquillement sa première attitude ; laissons-les faire. Qu’ils se tuent, qu’ils se mangent ; ça les regarde.

– Si c’était une attaque des Cattarins ! » poursuivit Chrisna déjà debout.

Et, sans écouter Margatt, qui, tout en la suivant, lui affirme qu’elle a rêvé, elle franchit précipitamment sa petite vallée des Mousses et gagne celle des Fougères.

Tout y est calme ; mais bientôt, à sa droite, du côté de la Bosnie et de l’Herzégovine, s’élèvent de sourdes clameurs.

Excitées, l’une par une irrésistible curiosité, l’autre par ses sinistres appréhensions, qui renaissent plus vives que jamais, les deux femmes escaladent, en se prêtant mutuellement assistance, une des collines qui leur font face. De là, si le soleil leur avait pu venir en aide, elles auraient, à travers l’escarpement des rochers, atteint de leurs regards, hors même des limites du Monténégro, jusqu’à une route praticable aux voitures, qui, longeant les forêts de l’Herzégovine, se dirige sur Cattaro. Cependant, l’obscurité profonde dans laquelle étaient plongées ces parties inférieures se dissipa quelque peu aux clartés fumeuses jetées par des branchés de pin allumées, qu’agitaient, en se démenant, des espèces de fantômes attroupés sur le chemin.

Chrisna ne croyait pas aux fantômes.

« Margatt, demanda-t-elle à voix basse à sa compagne, pensez-vous que ces cris qui viennent de monter jusqu’à nous, ces coups de fusil qui ont clairement retenti dans la grotte, aient pu partir de cet endroit si éloigné ?

– Je le pense.

– Ces deux ombres immobiles, étendues en travers de la route, qu’est-ce, selon vous ?

– Des morts ! murmura la vieille.

– Mais ces hommes réunis là, comme pour un meurtre, qui sont-ils ?

– Les nôtres, répondit sèchement Margatt avec la même brièveté.

– Dieu juste ! Est-ce ainsi qu’ils reconnaîtraient l’hospitalité de mes braves compatriotes ? Ah ! si Zény savait !

– Il sait peut-être…

– Vous vous trompez, Margatt ! dit la jeune femme en l’interrompant. Non ! il ne s’est pas encore dégradé à ce point !

– Croyez-vous ? lui répliqua la vieille en ricanant et en tournant vers elle ses yeux émerillonnés. Au surplus je n’affirme rien, et vous faites bien d’en douter, ma mignonne ; il faut toujours, autant que faire se peut, avoir bonne opinion de son mari ! »

Et elle appuya sur ce dernier mot avec une certaine affectation malicieuse, à laquelle Chrisna ne prit pas garde, perdue qu’elle était dans ses pensées noires.