Chronique d'Evariste - Tome 1 - Seth Horvath - E-Book

Chronique d'Evariste - Tome 1 E-Book

Seth Horvath

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Beschreibung

Rejoignez la croisade de ce templier du nom d'Evariste qui possède un étrange pouvoir !

À l’aube du XIVème siècle, dans le royaume de Philippe IV le Bel, Evariste, templier doté d’un étrange pouvoir, croise le chemin de deux jeunes femmes, l’une sarrasine et l’autre juive. Ces rencontres fortuites bouleverseront définitivement leur existence.
Les aventures épiques et les personnages picaresques rencontrés dans ce premier tome, les mèneront du Bailliage de Touraine à l’Orléanais, puis jusqu’aux portes de Paris.
Quand la petite histoire croise la grande dans ce trépidant roman d’aventures, on assiste à des rencontres étonnantes et humanistes, où l’humour, l’action et l’amour ne sont jamais loin...
À travers ces chroniques médiévales, rejoignez la croisade d’Evariste, frère du Temple !

Découvrez le premier tome de cette saga médiévale qui associe la petite histoire et la grande !

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Ähnliche


Seth HORVATH

Chronique d’Evariste

TomeIFrère du Temple

ROMAN

Prologue

L’An de grâce 1323, moi, Géraud de Villeneuve, Grand Chevalier déchu du défunt Ordre des Pauvres Chevaliers du Temple de Jérusalem, j’écris ces lignes sur mon lit demort.

Plaise au Tout-Puissant que si j’ai commis erreurs et péchés devant sa Face, ils me soient aujourd’hui pardonnés et qu’Il accueille mon âme avec bienveillance au jour proche de mon trépas.

Je prends la plume aujourd’hui car j’ai décidé de produire pour la postérité, les Chroniques d’Évariste, frère du défunt Temple. Mon disciple préféré. Mon fils putatif et chéri.

Car en effet, je l’ai connu depuis sa plus tendre enfance. Je ne parlerai point de sa réception dans notre Ordre, car il l’évoque succinctement mais avec humour dans son récit. Je félicite la Providence Divine qui l’a placé sur mon chemin alors. Que serait-il advenu de lui sinon ? Peut-être aurait-il fini pauvre rebouteux dans un obscur hameau, ou il aurait plus vraisemblablement péri sur un bûcher avant l’âge d’adulte. Dieu merci, nous nous sommes rencontrés et je puis témoigner que je n’ai toujours eu qu’à me louer de sa probité et de sa loyauté tant à mon égard qu’à celle de son habit : Des chemins du royaume de France aux routes de l’Orient, des pavés radieux de Terre Sainte aux venelles sombres de Paris, Évariste a toujours été un élève appliqué, puis un soldat zélé et enfin un ami fidèle…

Je suis entré en possession du manuscrit qui suit le 12 octobre 1307, soit une journée avant l’arrestation, dans l’ensemble du Royaume, de tous nos frères du Temple, sur l’ordre direct de notre roi Philippe IV. Que Dieu prenne son âme en pitié. Cela sonna l’anéantissement de notre Ordre en 1312, fondé cent quatre-vingt-quatorze ans auparavant par les volontés de Saint Bernard de Clairvaux, Hugues de Payns et Geoffroy de Saint-Omer. Mon cœur se soulève encore d’amertume et de tristesse lorsque je songe à tous les efforts déployés et au sang versé par nos frères pour la gloire du Christ et la défense de son Œuvre. Tout cela fut indûment balayé par un procès effroyablement injuste intenté à leur encontre par le roi, avec la complicité de notre Pape ! J’aime à croire que la Justice de Dieu s’est penchée sur leur iniquité, puisque comme vous ne l’ignorez point, les deux sont morts dans la même année qui suivit la mort du Grand Maître de l’Ordre, en 1314. Necessitas est lex temporis1…

Mais pardonnez l’égarement d’un vieil homme opiniâtre…

Je confesse avoir lu ses écrits. J’ai tour à tour été surpris, amusé et toujours intéressé mais aussi choqué par ce que j’ai découvert dans ces chroniques, par ailleurs rédigées à trois mains ! Elles révèlent non seulement des détails sur la vie de mon protégé mais aussi quelques secrets d’État ça et là, qui éclaireront peut-être les générations futures…

Elles commencent en 1305, au moment où j’avais donné pour mission à Évariste de visiter les paroisses du Royaume et de jauger leurs prieurs. Chose cocasse, le début de la rédaction de ses écrits (et donc de ses rencontres !) coïncide avec le moment où ses billets et comptes-rendus à mon endroit ont dramatiquement diminué ! J’y vois, a posteriori, la marque d’une volonté d’émancipation, celle d’un jeune homme quittant le nid familial, volant désormais de ses propres ailes…

Exigeant, je l’ai été, mais n’ai jamais eu le sentiment d’avoir été un « père » autoritaire ou injuste. J’ai deviné très vite le potentiel de cet enfant et j’ai eu à cœur de suivre de près son éducation : Son intelligence brillante mais fantaisiste avait besoin du cadre strict de la Science et de l’Église pour se développer et aussi pour accroître ses capacités extraordinaires. Je ne sais point si j’ai réussi ma mission - lui seul pourrait porter témoignage ! - mais je suis plutôt satisfait de mon enseignement, même si je trouve qu’il a parfois eu tendance à oublier l’humilité, âprement inculquée par mes soins…

C’était une chance inespérée, pour qui n’a point eu de descendance, de pouvoir tracer un sillon étincelant sur le champ de cette morne vie, de tailler une roche brute en une pierre angulaire achevée ; et au risque de courtiser la vanité, (puisse le Seigneur pardonner au vieux pécheur que je suis !) de savoir que mon souvenir se perpétuera dans son esprit après ma mort. Ceci dit, l’échéance funeste m’empêche de me voiler la face : C’est aussi dans le but d’une continuité, d’une postérité, que j’ai commandé (et payé de mes propres deniers) à des frères copistes, de reproduire ce manuscrit à six exemplaires, afin de participer à sa diffusion et d’assurer sa pérennité.

Enfin, Évariste a fait le choix de donner une nouvelle tournure à son existence. Je bénis ses œuvres et lui souhaite de trouver le bonheur et l’apaisement auprès de ses familiers…

Je vous laisse donc ci-après, découvrir une forme nouvelle de Chanson de Geste qui n’est point écrite en vers, mais en langue vulgaire. Je pense que son récit est moins assommant que les Chroniques de Geoffroi de Paris et au demeurant aussi distrayant que le Roman de la Rose ou la Chanson de Roland…

Que Dieu nous garde.

G. de Villeneuve.

1 La nécessité fait la loi du moment (Sénèque)

Des rencontres impromptues – Évariste

J’étais arrivé à ce monastère perdu la veille au soir. À pied ! Ma vieille carne de monture avait décidé de rendre son dernier souffle à une trentaine de lieues d’ici. Elle s’est brusquement arrêtée alors que je la menais à la bride, refusant de bouger le moindre sabot, m’a fixé puis s’est brutalement effondrée, dans un ultime et pitoyable hennissement. J’ai posé mes mains sur elle et n’ai pu que constater que toute vie l’avait irrémédiablement quittée. Pauvre bête ! Après huit années de bons services… Elle était trop lourde à déplacer et je n’eus pas le cœur de la découper pour récupérer la selle, dont la boucle était coincée sous l’animal. Du reste, j’étais en rase campagne et je ne me voyais pas charrier cet attirail encombrant sur je-ne-sais-combien de lieues... J’ai donc dû poursuivre seul et àpied.

Ainsi donc, j’étais parvenu jusqu’ici avec une caravane marchande, en route pour le sud, croisée aussi inopinément que providentiellement, trois jours auparavant. Les marchands venaient de Provins. Ils avaient négocié aux foires de Champagne, connaissaient la région mais n’avaient plus rien à y faire, préférant rejoindre au plus vite et les poches pleines, leur Duché de Guyenne natal. La petite caravane était escortée par deux gens d’armes, assez impressionnants pour nous éviter toute escarmouche ou attaque sur la route. J’avais voyagé en leur compagnie et avec grand plaisir. Mais nos routes divergeaient là : Eux partaient vers le sud-ouest, moi vers le sud-est. Cet endroit en valait donc un autre pour se séparer et s’accordait avec la mission qui m’était dévolue : je travaillais à l’époque comme visiteur du Temple à la solde d’un maître templier dont le nom restera secret, pour l’instant.

Il pourrait vous sembler surprenant qu’en temps que soldat du Temple je voyage seul, mes frères allant toujours par deux. De fait, ma solitude semblait parfois étrange, voire suspecte aux yeux des prieurs et des initiés. Je signalais alors aux curieux que mon compagnon venait de mourir des fièvres de l’Orient et que j’étais justement sur le point d’en apparier un nouveau... C’était faux ; j’allais toujours seul.

Mon travail consistait à visiter nos nombreux domaines et propriétés templières, faire remonter les éventuels problèmes et difficultés d’exploitation et assurer la présence et l’autorité du Temple. Officieusement, je collectais aussi des informations pour mon maître, réalisant un recensement exhaustif des paroisses et lieux de cultes, autres que ceux de notre Ordre, pour y relever nos partisans et nos détracteurs. Je pense qu’à cette époque, mon maître pressentait déjà l’amorce d’une confrontation avec le roi de France et avait besoin de connaître les faiblesses ainsi que les appuis dont le mouvement pourrait avoir besoin en cas de schisme.

Il se trouve que mon profil ainsi que mes talents convenaient parfaitement à cette tâche. Car je peux le confier sous le sceau de la confidence, j’ai un don spécial pour extirper la vérité ! Consentants ou non, mes interlocuteurs ne peuvent me dissimuler le tréfonds de leurs âmes et doivent me révéler leurs plus petits secrets : Il me suffit de les toucher pendant quelque temps pour découvrir leurs moindres pensées, leurs opinions, leurs cachotteries. J’ignore d’où me vient cette aptitude et comment cela fonctionne au juste. D’aussi loin que remonte ma mémoire, j’ai eu cette faculté particulière. Enfant, je me croyais maudit et quelques expériences malheureuses ont même failli me faire condamner au bûcher, ainsi que toute ma famille…

Mes parents, pensant que j’étais un enfant anormal, s’étaient débarrassés de moi à l’âge de six ans environ. Je me souviens encore de la rossée que mon père m’avait flanquée la veille de notre séparation ! Car à l’initiative de ma mère, qui me semble-t-il, devait entretenir des soupçons sur la fidélité de son mari, j’étais secrètement allé « sonder » mon géniteur dans son sommeil. J’avais découvert plusieurs « rapprochements » entre lui et une voisine et restitué à ma mère qu’il avait agi « comme notre matou avec les chattes du voisinage ». Je lui avais décrit, avec force détails, leurs positions et les expressions faciales visualisées, allant jusqu’à imiter les râles de la femme et les grimaces de mon père… Je pensais sans doute qu’elle serait satisfaite de l’exactitude de mon portrait et enchantée par la fidélité des détails rapportés… Il n’en fut rien ! Le lendemain, après une nuit particulièrement pénible pour tous, je fus conduit (livré serait un terme plus exact) à la maison du Temple de notre hameau, pour un exorcisme… ou une mise à mort.

C’est là que par le plus grand des hasards je rencontrai celui qui deviendrait mon maître. En route pour Jérusalem, il s’était arrêté ici à l’étape, avec son équipage. Mon regard d’enfant l’avait jugé impressionnant : Grand, hardi et d’allure sévère, sanglé dans son habit blanc de templier, son regard vous transperçait. Il avait posé son écu à ses côtés et cette croix, rouge sur fond blanc, me paralysait. Il écouta le récit de mon père, d’un air distrait et dubitatif. Il me posa quelques questions et me demanda d’approcher. J’obéis timidement. Il était plutôt gentil avec moi et m’encouragea à parler, de sorte que je voulus lui faire plaisir. Je lui pris la main et exprimai alors ses pensées immédiates : à savoir qu’il s’ennuyait ferme à écouter les histoires de diablerie d’un pauvre rustre mal dégrossi, qu’il lui tardait de passer à table car il était affamé et que son abcès à la fesse le faisait souffrir... Il fut surpris et j’obtins alors toute son attention. Il renouvela l’expérience à deux reprises, qui bien sûr, furent concluantes...

Il réfléchit longuement, remercia mon père de m’avoir amené ici puis lui déclara, sur un ton grave, qu’il s’agissait bien d’un cas rare de possession et que hélas, son fils était perdu pour lui et pour le Seigneur. Il lui offrit une poignée de sous et lui donna congé, en lui faisant jurer, sur son âme, de n’en rien dire à personne, sous peine d’être arrêté et soumis à la question. Mon père se retira, trop content de m’avoir échangé contre quelques deniers (étaient-ils trente ?) et jamais je ne le revis…

Mon nouveau protecteur me sourit. Je n’avais pas eu peur de ses paroles : il n’avait pas lâché ma main et je savais qu’il avait menti. Dès lors, il me prit sous son aile et m’apporta l’éducation et le savoir des choses chrétiennes et de la science. Je soupçonne qu’il vit immédiatement le parti qu’il pourrait tirer de ma malédiction. Il me demanda aussi ensuite de m’abstenir de le toucher à l’avenir !

Comme nous étions un 27 octobre, mon maître m’attribua le nom du saint du jour, Évariste, cinquième Évêque de Rome, né à Bethléem vers l’an 50 après notre Seigneur et enterré à Rome, près du tombeau de Saint-Pierre.

Nous partîmes dès le lendemain sur les routes et je ne revis jamais ma famille. Je serais bien en peine aujourd’hui de me souvenir où se situait ce village et à plus forte raison, des traits de mes père et mère. Parfois la nuit, des rêves agités m’apportent les visages d’un couple familier avec une petite fille : La femme sanglote et l’homme me toise d’un air mécontent en m’accablant de reproches. La fillette joue près de l’âtre, indifférente, et me sourit, à moins que ce ne soit à sa poupée de paille. J’imagine que dans ce village, comme dans la plupart que j’ai traversé depuis, l’obscurantisme et le qu’en-dira-t-on avaient force de loi ? Non seulement je ne peux leur en tenir rigueur aujourd’hui, mais sans le savoir, ils me firent les plus beaux des cadeaux : en passant au service du Temple, je devenais un homme libre et grâce à mes nombreux voyages et multiples fréquentations, j’acquis bientôt une ouverture d’esprit et une culture dont la majorité de mes contemporains seraient à jamais dépourvus. Des Flandres à Jérusalem, j’ai vu plus d’églises, de synagogues et de mosquées que le Pape, le grand Rabbin et le Sultan de Constantinople réunis, rencontré plus de Chrétiens, de Juifs et de Sarrasins que tous les Rois de France, entendu plus de philosophies, d’histoires et de légendes, qu’il n’existe de scriptorium2pour les enregistrer...

C’est sans doute pour ces raisons que je me suis octroyé le droit d’avoir une pensée religieuse un peu différente de celle de mes compatriotes, voire celle de mes frères d’armes. J’ai sondé l’esprit de tant de braves gens, de races et de confessions différentes, que je sais désormais que la Vérité porte de nombreux visages. En vieillissant, je me suis affranchi d’un certain nombre de dogmes pesants dans notre religion, que je jugeais rétrogrades ou suspects et j’ai acquis une forme de lucidité : Autorité morale et pouvoir politique ne font pas bon ménage ; et la tentation humaine de maîtriser les deux pour assujettir ses semblables a de tout temps et de tous lieux été assez forte pour aller jusqu’au détournement du message divin. En d’autres termes, je soupçonne et j’accuse même la plupart des puissants de ce monde, soient-ils hommes d’État ou d’Église, d’utiliser les Saintes Écritures à leur profit…

Longtemps je me suis demandé si je n’étais pas quelque monstre ignoble ou quelque vil sorcier ; j’ai même envisagé, orgueilleux impénitent, la possibilité d’être un demi-dieu ! (J’étais très jeune, à l’époque !)

Puis mes fréquentations, notamment sarrasines, m’ont une fois de plus éclairé ; car pour elles, la fatalité de l’existence est avérée au travers d’une simple phrase : « C’est écrit ». Le mektoub3 ! L’individu ne pourrait donc lutter contre la destinée, contre ce déterminisme existentiel. En faisant mienne cette philosophie, j’ai appris à accepter les augures du sort, à prendre les événements tels qu’ils viennent et à accepter ce don comme un cadeau venu du Très-haut. J’ai acquis la conviction que nous ne sommes que poussière en ce monde, charriée au gré d’un vent divin. J’ai conscience que ces lignes, si elles étaient lues, me mèneraient directement au bûcher pour hérésie ou blasphème, mais au milieu de mon existence, seuls l’honnêteté et le repos de ma conscience m’importent désormais et je suis heureux de n’avoir dû, jusqu’ici, les justifier à quiconque…

C’est à une autre rencontre du destin que je dois d’ailleurs ma capacité à manipuler les esprits des personnes. Une technique acquise auprès d’un rabbin grec qui complète parfaitement ma capacité de lire les pensées ! Ainsi, placé dans une certaine transe, un individu devient réceptif à mes suggestions et obéit à mes commandes. Je peux donc le fasciner, mais ne peux toutefois pas le forcer à réaliser des actes qui contreviendraient à son éthique ou à son éducation. De ce fait, je ne peux obliger le piètre nageur à sauter dans la rivière, le saint homme à tuer son prochain de sang froid, ou la femme du monde à se donner à un inconnu… Quoique... Mais dans notre monde moderne, vous seriez étonnés de connaître le peu de morale existant et combien peu d’interdits subsistent !

Je poursuivais donc mes pérégrinations de Bailliages en Sénéchaussées et de Seigneuries en Prévôtés quand ce petit monastère isolé se trouva opportunément sur ma route… Il m’avait tapé dans l’œil, depuis le milieu de l’après-midi, perché sur son promontoire, au milieu d’une forêt qui ne cessait de tenter de me le dissimuler et ce n’est qu’au soir venu que j’arrivais face à son portail.

Je présentai mes accréditations au frère portier et demandai à rencontrer le père supérieur, afin de lui présenter mes devoirs. On m’apprit que le père Zénoch était fort occupé à l’instant et ne pourrait me recevoir avant le lendemain matin. J’assistai au service de nones puis on me remit alors aux bons soins d’un moine dont je n’ai pas retenu le nom, qui s’effaça sur l’heure et fut remplacé par le frère Bonté. Son attitude obséquieuse et son questionnement sournois me mirent très vite la puce à l’oreille. Il se félicitait de ma venue et voulait savoir ce qu’une « personne de ma qualité » pouvait chercher dans la région. Je lui débitai mon habituel couplet bien rodé, sur les difficultés de notre tâche de moines-soldats dans ce monde de pécheurs, désormais privés de Terre Sainte, sur mon rôle de soldat du Temple et de gardien de la foi ainsi que sur la traque des hérétiques. Je sus avoir fait mouche avec ce dernier point, car une lueur traversa fugitivement ses petits yeux porcins. Je n’eus aucun mal à le faire s’exprimer sur le sujet et c’est sans réserves qu’il me parla de l’infidèle qu’ils questionnaient en ce moment. Cette fille, me dit-il, avait été découverte à quelques lieues d’ici, errant aux abords d’un village. Elle avait été recueillie par une famille de paysans qui l’avaient prise pour une étrangère, du Duché de Guyenne ou d’au-delà, car elle prononçait quelques mots de français avec un fort accent et plus souvent, s’exprimait dans une langue étrangère, rude et gutturale. Un jour, elle avait refusé le souper à base de cochonnailles et avait semblée horrifiée à l’idée même d’y goûter. Selon ces braves gens, elle se désignait donc tout simplement comme une païenne, une possédée, adoratrice d’une déité indigne, voire une sorcière. Ils l’avaient remise entre les mains du prieur de ce monastère, afin qu’elle abjurât son aberrant culte satanique…

Bonté n’était certes pas très intelligent, mais avait été éveillé aux signes des hérétiques et quand je lui répondis qu’il s’agissait sans doute d’une juive ou d’une sarrasine, il ne fut pas surpris. Lorsqu’en plus, je lui révélai avoir une grande aptitude à confondre les païens, ayant séjourné en Terre Sainte, il n’hésita plus ! C’est ainsi qu’il me guida presque avec empressement jusqu’à la cellule où elle était détenue et accepta mon expertise d’inquisiteur potentiel…

Je le suivis sous le cloître, jusqu’à une suite de cellules inoccupées où les moines stockaient du bois et des denrées non périssables. Il poussa la porte d’une loge et me fit signe d’y pénétrer. Mes yeux, s’accoutumant à la soudaine obscurité du lieu, me révélèrent une sinistre scène : Sous les toiles d’araignées, ligotée sur une table, une fille était étendue devant moi, à demi consciente et à moitié nue. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans, même si les traitements qui lui avaient été infligés l’avaient marquée physiquement. Sa poitrine se soulevait encore doucement au rythme de sa faible respiration. Un sifflement rauque s’échappait régulièrement de ses lèvres. Je tentai de la recouvrir d’un linge taché de sang séché qui avait dû être une tunique. Celle-ci avait été déchirée brutalement dans la longueur et j’eus toutes les peines du monde à rassembler les deux pans. J’avais vraiment besoin de concentration pour l’opération à mener et il me fallait agirvite.

–Ouvre-toi. Ephphatha ! Je ne te ferai pas de mal. Ouvre-toi à mon esprit !

Je ne sais pas si mes paroles atteignirent sa conscience, mais à cet instant, elle bougea la tête dans ma direction. Son œil gauche, tuméfié se fixa sur moi et elle bredouilla quelque chose. Je me rapprochai d’elle et collai mon oreille à sa bouche.

–L’ma, el maa4… balbutia-t-elle.

–Je ne te comprends pas mon enfant, lui répondis-je d’une voix forte.

Derrière moi, je sentis un mouvement. Le frère Bonté s’était rapproché de nous. Il susurra :

–Sauf votre respect, beau frère, cette affaire relève peut-être plus d’un exorciste ! Cette fille nous interpelle dans une langue de l’enfer ! Méfiez-vous, frère Évariste, elle serait encore capable de nous lancer un sort, oui ! Ha ! Nous aurions déjà dû lui couper la langue…

–Allons, frère Bonté ! Et comment pourrais-je entendre sa confession ? Vous n’y pensez pas... Et puis je vous rappelle que je suis immunisé contre ces maléfices, Dieu en soit remercié… Allez plutôt me chercher de l’eau. Bénite, bien sûr ; ainsi j’éradiquerai plus aisément le mal qui la ronge. Faites vite, profitons qu’elle soit de nouveau consciente.

Frère Bonté restait interdit. Je voyais sur son visage se peindre un affreux dilemme : devait-il m’obéir et ainsi quitter son poste d’observation ? Ceci, je le devinais, allait à l’encontre des recommandations fixées par son supérieur, celles de ne jamais me laisser seul. Allait-il obtempérer ou au contraire s’opposer à ma demande et risquer ainsi de me froisser ? Je lui appliquai une légère pression mentale tout en lui effleurant l’épaule et lui déclarai :

–Allons mon frère. Le Seigneur dans sa bonté nous a mis sur le chemin de cette pécheresse. Hâtez-vous car je sens que le moment du dénouement approche... Ramenez- nous aussi deux timbales de cet excellent cordial, aperçu tout à l’heure, nous en aurons besoin pour affermir nos âmes !

Sans doute ces derniers mots finirent-ils de le convaincre car il sortit de la cellule, un sourire à peine esquissé sur sa face porcine. Bien ! Avec ces deux missions confiées, je venais de m’octroyer dix minutes de tranquillité pour le moins avec la jeune femme. J’espérais que ce serait suffisant.

Dès la porte fermée, je me rapprochai à nouveau d’elle. Je desserrai les liens lui enserrant chevilles et poignets. Ceux-ci étaient entaillés assez profondément et, malgré la faible lumière de l’ouverture, je notais leur vilaine couleur mauve.

J’en profitai pour la recouvrir pudiquement des maigres haillons éparpillés autour d’elle. Je vis qu’elle avait des contusions sur tout le corps et portait même quelques traces de brûlures. Manifestement, elle avait aussi été abusée. Pauvre petite ! Depuis combien de temps était-elle ainsi torturée ?

C’est à cet instant précis que je décidai de la sauver.

En tant qu’être humain, je ne pouvais pas supporter l’idée de la laisser subir plus d’indignités qui, je n’en doutais pas, finiraient par la faire périr dans ce cachot lugubre... Ma conscience me dicta de la sortir d’ici par tous les moyens. Je ressentis ce besoin avec une effrayante intensité, une nécessité si impérative que ma propre vie pourrait en dépendre ! Aujourd’hui encore, je suis toujours bouleversé quand j’évoque l’absolue nécessité ressentie alors !

En serrant les dents, je lui caressai doucement le front, écartant ses cheveux noirs bouclés, collés par paquets par la sueur, les larmes et le sang. Elle devait être très belle. Je tentai une exploration de son esprit. Mais les seules images que j’y trouvai étaient déformées par la fièvre, générées par les souffrances physiques et morales qu’elle avait subies. J’y discernai également une forte détermination ainsi qu’une pensée obsédante pour de l’eau : une mare peu profonde mais de couleur sombre siégeait ici. En son centre, la fille s’y baignait et des cercles concentriques s’éloignaient d’elle pour aller heurter un rivage de pierres noires. La vision était assez précise, compte tenu des circonstances. Je compris qu’elle ne souhaitait pas tant boire que se laver de la souillure qui lui avait été infligée.

–El maa, répéta-t-elle encore, comme si ses paroles faisaient écho à ses pensées.

–Je sais, enfant, je sais. Je comprends ta langue. L’eau arrive. Je vais essayer de te sortir de là. Tiens le coup, petite, tiens lecoup.

À ce stade, il était inutile de lui demander quoi que ce fût d’autre. Elle aurait été bien incapable de me fournir des réponses précises ou d’autres images.

J’entendis bientôt les pas du frère Bonté s’approcher et s’arrêter devant la porte, à l’extérieur de la cellule. Un bruit ténu de céramiques s’entrechoquant me parvint aussi. J’eus à peine le temps de resserrer doucement les cordes qui l’emprisonnaient sur la table, ce qui eut pour effet de la faire gémir, quand il entra en grommelant :

–Voilà, j’ai tout trouvé, me dit-il en me tendant deux flacons presque identiques.

–Bien. Merci, frère Bonté. Je pense malgré tout qu’il nous faudra plus d’eau bénite. Un seau entier ferait bien l’affaire, je pense. Peut-être pourrez-vous m’en amener, après Prime ? Le Père Zénoch pourra sans doute vous la bénir ?

–Grand Dieu ! Mais que comptez-vous faire d’une telle quantité, si je puis demander ? me demanda-t-il d’un air soupçonneux.

–Voyez-vous mon frère, cette mécréante a grand besoin du concours de notre Église. J’envisage, ni plus ni moins, de la submerger sous la miséricorde de notre Seigneur. J’ai déjà opéré de la sorte et pour un résultat des plus concluant. L’hérétique a confessé ses crimes et abjuré sa foi en Satan peu de temps après.

–Je n’ai jamais entendu parler d’une telle méthode, me répondit-il en roulant des yeux. Par ici, nous avons l’habitude de faire avouer les coupables sous la contrainte, puis de les brûler vifs !

–Je le sais, mon frère. Je poursuis le même résultat. Mais notre très Saint Père, le pape Boniface VIII, n’a-t-il pas lui-même annoncé que la vie d’un pécheur repentant pouvait exceptionnellement être sauvée ?

J’inventai ce très gros mensonge avec une telle force de conviction que mon interlocuteur cilla et recula d’unpas.

–Eh bien… Je ne… Je l’ignorais ! Je ne savais même pas que nous avions un nouveau pape, pour tout dire !

–« Fides suadenda, non impodenda : la foi doit être persuadée, non imposée » citai-je, en lui agitant l’index sous le nez. Ainsi parlait Bernard Tescelin au monastère de Clairval. N’en avez vous point entendu parler jusqu’ici ? C’est pourtant chose connue !

Tant de science finit par confondre l’affreux Bonté. En me retournant vers la fille, j’enfonçai le clou en marmonnant assez fort tout de même pour être entendu delui :

–Il me semble que cette phrase de justice est conforme à l’enseignement de notre Seigneur, ne pensez-vouspas ?

Puis :

–Allons, commençons donc notre œuvre rédemptrice ! Ou bientôt, nous n’aurons plus qu’une pauvre carcasse sans âme et sans vie à livrer au père supérieur… ou au diable. Tenez-moi la fiole d’eau bénite, pendant que je m’occupe de l’autre bouteille, celle de vos chais…

Je bus au goulot une gorgée de cet alcool et introduisis subrepticement un mélange d’herbes de ma composition dans la cruche de grès… Alors qu’il me tendait le récipient d’eau, nous échangeâmes les flacons.

J’humectai d’abord délicatement les lèvres craquelées de la jeune femme dont les gémissements avaient repris de plus belle. Bénite ou pas, l’eau sembla lui faire du bien. Soulevant sa tête, je lui en versai délicatement dans la bouche.

–Là ! Pas trop vite, ma petite. Bois doucement.

Du coin de l’œil, je vis que le frère Bonté me surveillait, me regardant faire avec curiosité et désapprobation. Puis son regard se posa sur le corps dénudé de la jeune femme, dont les hardes venaient une fois de plus de glisser à terre. Il but une large rasade à la bouteille, soupira et reprit derechef une autre lampée. Sans cesser mon travail, je lui reprochai :

–Mon frère, mon frère, doucement ! Comme vous y allez ! Laissez-m’en un peu ! J’en ai bien besoin, moi aussi, croyez-moi.

Si je n’y prêtais attention, l’imbécile allait finir la bouteille. Il était évidemment hors de question que je boive de nouveau cette gnôle droguée, mais j’aurais besoin des vertus désinfectantes de l’alcool.

Tout en épongeant le front de la fille avec un bout de sa chemise humidifiée, je démarrai ma suggestion sur l’affreux moine. Je commençai par lui chantonner doucement une mélopée douce et lancinante :

–Mmmmm, mmmmm… Tout va bien… Mmmm… Je me sens bien… Mmmm… mes paupières s’alourdissent… mmmmm tout va bien… Le frère Évariste s’occupe de tout et tout va vraiment pour le mieux…

Mon breuvage avait agi vite et bien. Comme à l’accoutumée. Je constatai que son regard plongeait dans le vague. Il se dandinait d’un pied sur l’autre, au rythme de ma musique, comme un ours à la foire. Sa bouche béait et un filet de bave coulait le long de son menton. Je le fis s’asseoir par terre et gommai entièrement son état de conscience. Une autre tâche plus urgente m’attendait. Il fallait faire vite maintenant avant que le monastère ne revienne à la vie et que les moines ne commencent à déambuler partout.

Je relâchai de nouveau les fers de la prisonnière, complètement cette fois, et versai doucement l’alcool sur ses plaies à vif. Je n’osai la retourner. Je la tâtai pour voir si par malheur elle n’avait pas de membres brisés ou démis. Ce n’était pas le cas. Elle frissonna et gémit plus fort. Je tentai de la rassurer et déposai un chaste baiser sur son front. Elle était repartie au-delà de toute perception. Cela valait sans doute mieux à ce stade, de toute façon. Je la recouvris de mon manteau et passai à ma deuxième besogne.

J’appliquai ma main sur le front de Bonté et lui donnai une forte bourrade mentale. Plus besoin de délicatesse ou de subtilité maintenant. Il était complètement ouvert et me donna toutes les réponses aux questions que je me posais et plus encore :

Le bonhomme était entré de longue date au monastère. Je découvris une enfance triste dans un patelin maussade. Un père alcoolique qui le battait, lui et ses frères et sœurs, abusant d’eux à l’occasion. Cependant, pas de traces ou de souvenirs d’une mère. Son arrivée au monastère avait été un soulagement pour lui et je vis, profondément enfoui dans son esprit, qu’il avait toujours regretté de n’avoir pu y faire entrer sa jeune sœur, Renaude. A priori, il en était sans nouvelles depuis plusieurs années. J’entrevis une frêle silhouette féminine abritée sous un porche, un jour de pluie. Bizarrement, sa figure était floue et changeait sans cesse, passant d’un visage juvénile, sale mais vif à celle d’une femme émaciée, sans âge et sans beauté. Je suppose qu’il ne parvenait pas à se rappeler son visage tant la dernière rencontre avait été brève. C’est à cette occasion je crois, qu’il apprit le décès de son père car je perçus de sa part un immense soulagement, comme s’il s’était enfin débarrassé d’une lourde charge.

Le reste de ses occupations personnelles était vraiment sans intérêt aucun. Parfois, il faisait quelques rapines sans conséquence aux cuisines, où je vis qu’il poursuivait une domestique de ses assiduités. Je découvris aussi qu’il harcelait parfois les jeunes moinillons dès lors qu’il parvenait à en faire entrer un dans sa cellule. Mais surtout, je mis à jour que le père supérieur lui avait effectivement confié la mission de me suivre à la trace et de lui rapporter mes faits et gestes, dans les moindres détails. Ce dernier se méfiait de moi pour je ne sais quelle raison. Manifestement, la réputation des templiers n’était pas très bonne… Enfin et pour vérifier, je constatai qu’il avait effectivement violé la fille. Et qu’il n’était pas le seul : Dans sa mémoire avinée et désordonnée, un autre personnage au moins, non identifié, se pressait dans la cellule. Je retins un haut-le-cœur et dus sortir de son esprit tant la bestialité de la scène était choquante. Après avoir repris mon souffle un instant, j’y retournai et substituai l’image de cette fille à celle, plus fantomatique, de sa sœur. J’ajoutai un soupçon de confusion autour de l’événement. Ainsi, à chaque fois qu’il évoquerait cette scène, il ne pourrait s’empêcher d’éprouver au moins des remords, sinon des regrets, voire de la honte.

Il était temps de lui fabriquer des souvenirs de ce que nous allions faire, pour lui et surtout pour le père Zénoch : je lui implantai la mort de la fille, dans d’atroces souffrances à cause de ses blessures et j’y ajoutai également qu’avant de trépasser, elle avait avoué être une mahométane. Ce qui sans doute devait être la réalité. De fait, l’expérience m’avait enseigné qu’il suffit parfois d’utiliser un denier de vérité pour camoufler le plus gros des mensonges. J’inventai aussi une obscure histoire de troupe sarrasine perdue, dont la jeune femme, maintenant décédée avait été séparée. Nous avions jeté son cadavre sur le tas de fumier, hors des murs et au matin, si celui-ci avait entièrement disparu, c’était sans doute à cause des chiens errants ou des loups que nous avions entendus. Au final, une belle histoire qui se tenait et qui devrait contenter le père supérieur et ceux au courant de la présence de la jeune femme. Je les imaginais déjà hochant la tête au récit, en se regardant d’un air faussement navré. Le double avantage de ma fiction étant qu’elle laisserait souffler l’herboriste ou la rebouteuse locale pendant quelque temps, occupés qu’ils seraient à déjouer cette conjuration fantôme si loin de leurs pénates…

Je vérifiai qu’il avait bien tout compris et comme c’était le cas, je lui appliquai mon verrou mental : Jusqu’à son décès, il croirait dur comme fer à la véracité de mon histoire, fût-il torturé à mort. La seule personne qui pourrait jamais modifier sa certitude était moi-même.

Bien ! La première partie de ma tâche étant achevée, il fallait passer à la suivante, qui pourrait s’avérer plus délicate : la disparition d’un cadavre ; qui n’en était pas encore un, justement…

Je commandai à Bonté de se lever, d’ouvrir les liens de la fille puis de la porter jusqu’au bâtiment désaffecté que j’avais repéré en montant au monastère, plus tôt. Elle ne devait pas être bien lourde et il la chargea sur ses épaules comme on porte un agneau naissant. Je récupérai mon bâton de pèlerin, ma besace et lui ordonnai de faire bien attention à son fardeau. Nous déambulâmes dans les couloirs sombres et déserts du monastère vers la sortie. Drapée dans mon manteau, la fille ne laissait échapper aucun cri ou gémissement. Seuls ses pieds et ses mains dépassaient à chaque extrémité, ballottant mollement à chacune des foulées de Bonté. Je regrettai presque que nous n’ayons croisé aucun moine dans les passages. Celui-ci aurait pu confirmer notre histoire : il aurait rencontré deux moines et un cadavre dans la nuit, marchant vers l’extérieur. Les corridors étaient chichement éclairés par des torches et je suis sûr que l’expression hébétée de Bonté serait passée totalement inaperçue. Hélas ou heureusement pour nous, tous dormaient à cette heure…

Dehors, la nuit était éclairée par un demi-croissant de lune et la température était douce. Nous fîmes environ une demi-lieue dans l’obscurité silencieuse, uniquement troublée par le bruit des sauterelles, les cris d’un chat-huant et le souffle pesant du gros moine, avant d’arriver à destination. En arrivant, j’avais déjà noté cette bâtisse délabrée où quelques corbeaux perchés m’avaient apostrophé bruyamment. De jour, et même avec ces occupants, l’aspect général était moins sinistre que maintenant. Je comptais bien le cas échéant, que deux grandes silhouettes se déplaçant de nuit feraient déguerpir une troupe de chiens errants, une bande de loqueteux ou toute autre créature animée de mauvaises intentions.

Par chance, une partie du bâtiment tenait encore debout et une portion de celui-ci possédait également une couverture de chaumes. Un nombre non identifié de rats ou de petits rongeurs détalèrent à notre approche et se cachèrent sous une auge de pierre, grossièrement taillée et remplie d’eau de pluie. C’était d’un relatif bon présage : la ruine était donc inoccupée. Un incendie ancien semblait être la cause de l’abandon de cette masure providentielle, qui d’ailleurs se révéla être une ancienne porcherie. Je compris ainsi pourquoi elle était si éloignée du monastère, ce qui convenait parfaitement à mon besoin actuel de discrétion. Je grimpai sur un fût et passai une tête à l’étage qui, à la seule lumière de la lune, semblait solide, sain et inhabité par les rongeurs. Il fallait dissimuler la fille inconsciente aux regards d’un promeneur impromptu ou à l’odorat des bêtes errantes. Je demandai à mon acolyte de me passer délicatement la fille, que je tentai d’installer le plus confortablement possible, compte tenu du caractère sommaire de l’hébergement. Je donnai quelques coups de pied aux bottes de paille qui trônaient dans le coin protégé des intempéries par les restes du toit. Aucune bête n’en surgit, ni ne me sauta à la gorge, ce qui était bon signe ! J’aménageai ensuite une sorte de paillasse, moitié nid, moitié berceau et la blottie dedans, toujours dans mon manteau. Son souffle était plus régulier. Je sortis la fiole d’eau bénite, additionnée d’une décoction de plantes apaisantes et lui en fis boire encore. Elle en avala quelques gorgées mais demeura aux portes de l’inconscience. Je laissai la bouteille à ses côtés et exhumai un morceau de pain de mon sac, que je transférai dans une poche de ma pelisse. Ainsi serait-il à l’abri de la vermine des cieux et de la terre et elle pourrait le trouver aisément, si jamais elle venait à se réveiller en mon absence. Ma main se posa de nouveau sur son front et je vis qu’elle avait perçu son changement de lieu, sinon de situation. L’eau avait disparu de ses pensées et elle était maintenant entourée de flammes, qui couraient sur son corps. Elle riait de les voir danser ainsi. Je ressentis aussi une présence à la périphérie de son rêve : Une immense silhouette ombrée dominait l’ensemble de la scène. Elle ne bougeait guère, se contentant d’observer la jeune femme et les flammèches, puis brusquement lui lança quelque chose (Une boule, un serpent en boule ?) qui généra de nouveaux feux sur sa peau. Elle riait toujours mais des larmes de sang coulaient de ses yeux.

Je tentai alors de la tranquilliser en lui inspirant des images de grande sérénité : Une biche et son faon, une grande étendue blanche, un lac de montagne dans un écrin de verdure, bref, tout ce qui me passait par l’esprit à ce moment. Je la programmai pour qu’elle dormît jusqu’au soir suivant et lui instillai qu’ici, elle ne craignait rien. Enfin, je lui projetai une image mentale de moi-même, rassurante, paternaliste afin qu’elle n’ait pas peur de moi à ma prochaine visite. Curieusement, elle ajusta immédiatement la représentation que je venais de lui envoyer de moi, à sa figure de l’ombre ! J’en déduisis que les flammes que je lui envoyais devaient représenter les brûlures de l’alcool sur ses plaies. Ce qui m’étonnait le plus était sa résistance spirituelle : Elle ne voulait pas se faire « envahir » et luttait farouchement contre mon intrusion mentale. Je sentais la force de sa détermination, la puissance de sa résistance, au-delà d’un certain niveau. Ne voulant pas la forcer, craignant qu’elle ne m’associe à cette immixtion cérébrale, je décidai de me retirer. Juste avant la séparation, elle me dévoila un nom : Leïla, ce qui chez les Sarrasins signifie la nuit. Je ne sus s’il s’agissait de son propre nom ou si elle percevait notre environnement... Elle adopta vite une position fœtale. Son visage était pâle sous la clarté lunaire mais sa respiration était plus régulière maintenant. Je la frictionnai doucement d’huile d’hypericum5 et d’arnica, puis la bordai et descendis au niveau inférieur. D’ici deux ou trois heures à peine, le soleil se lèverait. Bonté, mon serviteur contraint, attendait ses ordres sans broncher, le regard plus vide encore qu’à l’accoutumée. Nous remontâmes vers le monastère en silence et ne croisâmes aucun être humain. Je rentrai avec lui dans sa cellule, pour lui livrer mes dernières instructions :

–Frère Bonté, vous allez maintenant aller vous coucher et vous tomberez dans un profond sommeil pendant au moins huit heures (Ce qui me laisserait le temps de faire mon propre rapport au Père Supérieur). Vous ne garderez aucun souvenir ni de notre excursion nocturne, ni de votre fardeau, ni de la porcherie abandonnée. Vous savez ce qui s’est passé, puisque nous en avons discuté. Vous m’avez quitté à la porte de ma cellule et avez vérifié que je dormais avant d’aller vous coucher. Tout s’est très bien déroulé et frère Évariste est vraiment très compétent, sérieux, chaleureux et... et sympathique ! Oui, c’est cela, sympathique ! C’est parfait. Au réveil vous aurez tout oublié de notre actuelle conversation, bien sûr. Maintenant au lit, Bonté !

–Oui, frère Évariste. J’entends et obéis.

J’allai partir quand je me souvins d’une chose très importante que j’avais négligée :

–Ah ! Un ultime détail avant d’aller dormir, Bonté ! Rappelez-vous qu’il y a eu un incident hier soir : Avant de mourir, l’hérétique a été saisie de convulsions violentes, signes flagrants que le Malin la quittait. Nous n’avons pas été trop de deux pour la maîtriser. Malheureusement, ses mouvements désordonnés étaient imprévisibles et vous avez été blessé, n’est-cepas ?

–Oui, frère, j’ai été blessé. Mais où ai-je été touché ?

–Là !

Je lui envoyai alors un formidable coup de pied dans l’entrejambe. Pendant qu’il s’effondrait sur sa paillasse en sifflant, je refermai la porte et partis enfin me coucher… Après cette excursion nocturne, je dormis quelque temps et me présentai, avant Prime, pour un entretien avec le Père Supérieur.

Celui-ci me reçut, sans tarder cette fois. De nouveau, je présentai mes accréditations, qu’il parcourut avec attention. Il s’étonna de ne point voir son factotum en ma compagnie et l’envoya chercher. Dans l’attente, il m’interrogea sur la disparition de la païenne et je lui racontai ma version, qui serait corroborée par Bonté.

–Ainsi donc, c’était une Sarrasine ? Elle ne m’avait pas semblée si proche du trépas, quand je l’ai vue hier !

–Croyez-en mon expérience, bon Père, leur constitution est plus faible que la nôtre ; le climat, sans doute. Et puis hier soir, son état de santé semblait bien dégradé. Je n’ai pu la questionner que brièvement avant qu’elle n’expire. Puis-je vous demander à quand remonte votre dernière visite ? Elle a tout de même eu le temps de parler avant d’avouer, savez-vous.

–Nous… Je… je l’ai vue au matin, après Matines voyez-vous. Et j’ignore ce qu’elle a pu vous raconter. Elle était fort perturbée et je doute qu’il faille accorder foi à ses propos, s’ils me concernent.

J’eus l’air surpris :

–Elle n’a pas parlé de vous, mais a marmonné des paroles confuses sur une troupe d’hérétiques qui se terreraient, plus au sud. Avez-vous des renseignements à ce sujet ?

Zénoch sembla soudain soulagé de pouvoir changer de sujet et ainsi de trouver l’occasion de m’éloigner de sa sphère d’influence.

–Non, jamais… Quoiqu’à la réflexion, j’ai ouï dire qu’une curieuse troupe avait été aperçue au-delà de Chinon il y a quelques semaines. Sur le coup, je n’y avais pas prêté attention, mais maintenant… Les traces d’une fourrure rousse près du poulailler vide désignent à coup sûr le renard, n’est-cepas !

J’acquiesçai d’un air dubitatif et lui fis part de ma préoccupation au sujet de ce groupe. Il se garda bien de me rassurer. Et quand je lui signifiai que je partirais en fin d’après-midi afin de rejoindre une caravane marchande dans la soirée, son soulagement était presque palpable. Je lui demandai aussi de me recevoir en confession dans l’après-midi, puis nous discutâmes encore quelques instants de la pluie et du beau temps.

Enfin, Bonté entra précipitamment, s’agenouilla avec des difficultés qui eurent du mal à ne pas m’arracher un sourire et scruta son supérieur du regard d’un enfant pris en faute. Zénoch le laissa à terre et le tança vertement en lui demandant pourquoi il avait abandonné son hôte. Puis il lui réclama le déroulement des événements de la veille. Bonté confirma presque mot pour mot mes paroles, tout en quêtant de temps en temps mon approbation. Sournoisement, je m’arrangeai pour regarder ailleurs. Nous partîmes ensuite à l’office de Prime, Bonté boitillant derrière nous. Dehors, il bruinait et je songeai à ma petite protégée en espérant qu’elle fût assez couverte par le chaume restant. Comme s’il lisait lui aussi mes pensées, ce diable de Zénoch m’interrogea sur mon manteau absent. Je répondis l’avoir oublié dans ma cellule, aux cuisines ou au réfectoire. Se tournant vers Bonté, il lui enjoignit de m’en trouver un neuf. Je tentai ma chance en demandant s’il serait assez bon de me pourvoir d’une cotte, d’un surcot supplémentaire ainsi que de chausses, car ma garde-robe, ainsi qu’il pouvait le constater, était en piteux état. En vérité, trous de mites et déchirures avaient été réalisés fort savamment par mes soins, quelques semaines auparavant et ne transgressaient ni le confort du vêtement, ni l’étanchéité de ma personne. L’expérience m’avait enseignée que l’on se méfie moins d’une personne à l’apparence loqueteuse, que d’un prince aux habits flamboyants. En d’autres termes, j’avais fait mien l’adage selon lequel l’habit ne fait pas le moine ! Il fut trop content de me satisfaire et me fit promettre de les prendre avant mon départ.

Il me tardait d’aller retrouver la jeune femme et je me demandais comment elle avait passé la nuit. Après le déjeuner, je rappelai à Zénoch sa promesse de me voir en confession. C’était la seule opportunité que j’avais trouvée pour établir un contact physique avec lui. Je profitai donc de cet instant pour lui prendre la main et tout en lui confessant je ne sais quel hypothétique péché de gourmandise ou de convoitise, j’explorai scrupuleusement sa conscience.

Il s’avéra que le Père Supérieur était plutôt un brave homme. Comme tout un chacun, il avait son lot de secrets et portait sa croix en ce monde. La sienne était figurée en la personne d’une femme invalide et d’un enfant qui l’attendaient au hameau voisin. Cette charge de père ordinaire, totalement incompatible avec celle de Père Supérieur lui prenait beaucoup de temps et d’énergie. Je compris maintenant son inquiétude à voir débarquer ainsi un « inquisiteur » dans son monastère. Il semblait que presque tous ici étaient au courant de cette double vie, mais comme Zénoch n’était pas du genre exigeant, les moines lui rendaient la pareille. En fouillant un peu plus, je découvris qu’il existait en revanche une inimitié assez forte avec un clerc, qui n’était autre que le beau-frère de sa compagne. Zénoch s’était débrouillé pour le faire entrer au monastère, mais ce dernier, qui répondait au nom de frère Clotaire, n’en était pas pour autant contenté. Il exerçait une pression de tous les instants sur son parent afin de lui soutirer moult avantages, le menaçant entre autres mesquineries de dénoncer sa situation à l’évêque. C’est ainsi que Zénoch l’avait successivement placé en charge de l’intendance, puis nommé récemment responsable du réfectoire. Cette emprise était forte. Je vis aussi que le père n’avait rien à voir avec les supplices infligés à la jeune femme. Il l’avait effectivement vue la veille au matin et avait demandé à ce qu’elle soit relâchée sur le champ. Il ne croyait pas un seul instant à cette histoire de sorcellerie et l’avait parfaitement identifiée comme hérétique. Mais peu lui importait la religion, les us ou les coutumes de son prochain. Il suspectait Clotaire d’avoir délibérément désobéi à ses recommandations et gardé la fille au secret pour quelque ignoble dessein. Qui plus est, il le soupçonnait d’avoir entraîné Bonté, personnage qu’il jugeait trouble et influençable, sur une pente infernale.

Je perçus aussi sa peur de moi : Il me prenait pour une sorte de fâcheux, était persuadé que mon intervention avait fini par achever la mécréante et craignait que ma présence ici était liée à son lourd secret… Sa vision de moi était celle d’un homme cruel, méfiant et déterminé. Je n’allais pas le détromper. En bref, Zénoch n’était pas coupable sinon d’avoir trop fermé les yeux sur une situation qui souvent le dépassait. Ma dernière exploration de son âme s’inscrivit enfin dans le cadre de ma mission : Je m’arrangeai pour savoir quelles étaient ses affinités vis-à-vis du Temple, du Roi et du Pape. Je ne découvris là qu’un grand vide d’opinions, comme souvent en campagne. J’étais en face d’un individu qui ne faisait pas de politique et considérait sa charge comme alimentaire avant tout. C’était d’ailleurs tout juste si j’y trouvai les traces d’une foi sincère : Il vivait sa vie au jour le jour et tentait de concilier le professionnel et le privé en bon pater familias6. Il faudrait au moins que je m’efforce de le remplir de bienveillance pour la cause de notre ordre avant de nous séparer.

Mes aveux arrivaient à leurs termes car j’étais bientôt à court d’imagination en matière de péchés véniels. Je tentai une dernière approche, en le fixant dans les yeux :

–Mon père, j’ai une dernière confession à vous formuler. Elle est grave, même si elle ne me concerne pas directement : Voilà ! Un prêtre de ma connaissance, par ailleurs brave mais assez naïf, mène une double vie, incompatible avec les dogmes de notre Sainte Mère l’Église, si vous voyez ce que je veux dire… En vérité, il a femme et enfant. Mon dilemme est de savoir ce que je dois faire : le dénoncer auprès de l’Évêché ou garder son secret par-devers moi ? Dois-je risquer l’excommunication comme lui ou puis-je le racheter d’une certaine façon ?

Zénoch passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, réfléchit un instant avant de bredouiller :

–Je… Votre… connaissance n’a peut-être pas grand choix. Elle… elle est peut-être euh… coincée par des événements qui la dépassent, tiraillée entre deux alternatives ? Peut-être ne saurait-elle abandonner sa, euh… famille ?

–Sans doute ! N’ai-je pas dit que c’était un brave homme ? rétorquai-je.

Il semblait déconcerté, ne sachant plus que penser. Il m’interrogea :

–Eh bien, mais… que feriez-vous, à sa place ?

–Je pense que je lui conseillerais d’éloigner sa famille au plus vite de son sacerdoce et, tout en pourvoyant de loin à leurs besoins, de se consacrer entièrement à sa tâche.

Le Père supérieur hocha gravement du chef et reprit :

–Oui, ce serait une sage recommandation, en effet. Mais votre ami dispose-t-il des moyens nécessaires pour réaliser ce souhait?

–C’est le point faible de mon raisonnement, je l’avoue. Non seulement, je pense qu’il a peu d’argent disponible, mais aussi que sa belle-famille lui cause souci.

–Ahem…

Zénoch pour le coup, rougit et faillit s’étouffer. Il me fixa longuement sans rien dire et je lui retournai un regard de parfaite innocence.

–Je crois que je ne peux rien faire pour vous aider, frère Évariste, lâcha-t-il enfin. Je… Si vous lui en parliez franchement, je suis certain qu’il se rangerait à votre opinion. C’est à dire, s’il le pouvait, bien entendu…

Il me regarda d’un air interrogateur, mais je n’ajoutai rien de plus à notre débat. Il tint à m’accompagner personnellement aux subsistances pour me remettre des vêtements de rechange avant mon départ. Il s’excusa de ne pouvoir me fournir un manteau avec la croix du temple, n’ayant pas eu assez de temps pour la faire coudre. Magnanime, je lui déclarai ne pas lui en tenir rigueur…

Alors que nous prenions congé, je le remerciai chaleureusement de son accueil et, au nom de l’ordre du Temple, lui remis quelques cadeaux et conseils. Je lui attrapai le bras et plongeai mon regard dans le sien :

–Père Zénoch, une de ces pièces est destinée à vos pauvres, les deux autres étaient réservées à mon ami, le prêtre en errance. Je ne pense pas le revoir jamais et je crois que vous en ferez meilleur usage... Enfin, dans ce sachet vous trouverez des extraits d’une plante médicinale. Celle-ci, en infusion, occasionne des troubles intestinaux très désagréables pour qui en consomme, et le rend particulièrement… docile. Cette tisane n’a pas de goût particulier et peut être mélangée à de l’eau sans problème. Mais attention : mixée avec du vin, le breuvage peut être mortel... Je souhaite vous la confier car je n’en ai point l’usage. Le nom de cette herbe est la Clotaride ; vous vous souviendrez : la Clo-ta-ride... Continuez dans votre voie, Zénoch, mais attention aux dérives de vos acolytes. Reprenez les choses en main ! Il en va de votreâme.

Il blêmit mais ne pipa mot. À son toucher, je sentis qu’il avait compris. Avant que je ne rompe le contact, je perçus sa dernière pensée : Il se demanda si j’étais un ange ou un démon. Je repris ma besace chargée de vivres et d’habits neufs et quittai le monastère d’un pas vif, en faisant un signe de la main par dessus mon épaule. Je n’avais pas moi-même la réponse à sa réflexion.

Dans mon dos, j’entendis les vœux de bonne route de Zénoch, le tintement des pièces d’argent dans sa paume et les échos muets de son interrogation.

2 (lat.) Scriptorium : Lieu de travail des moines copistes

3 (arab.) La Destinée

4 (arab.) De l’eau !

5 (lat.) Bot. Millepertuis.

6 (lat.) Père de famille