Chronique d'Evariste - Tome 2 - Seth Horvath - E-Book

Chronique d'Evariste - Tome 2 E-Book

Seth Horvath

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Beschreibung

Rejoignez la croisade de ce templier du nom d'Evariste qui possède un étrange pouvoir !

A l’aube du XIVème siècle, dans le royaume de Philippe IV le Bel, Évariste, templier doté d’un étrange pouvoir, entre dans Paris avec les deux jeunes femmes rencontrées plus tôt. Il y retrouve son maître, l’intrigant Géraud de Villeneuve.
Dans ce deuxième tome, le roi resserre ses griffes autour du Temple. Notre héros et ses alliés auront fort à faire pour tenter de déjouer son plan machiavélique…
Quand la petite histoire croise la grande dans ce trépidant roman d’aventures, on assiste à des rencontres étonnantes et humanistes, où l’humour, l’action et l’amour ne sont jamais loin...
A travers ces chroniques médiévales, rejoignez la croisade d’Évariste, au Temple de Paris !

Découvrez le deuxième tome de cette saga médiévale qui associe la petite histoire et la grande !

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Ähnliche


Seth HORVATH

Chronique d’Evariste

TomeIIAu Temple deParis

ROMAN

Prologue - Pasarica

–Quand j’étais gamine, ma mère me le répétait toujours : Il faut partir vers l’ouest. Alors c’est dans cette direction que nous allons.

–Et quand on y sera ? On ira où après ?

–Marche et ferme-la, Barbăt !1

Nerăk marchait devant. Silencieux et taciturne comme à l’ordinaire aussi. Radu portait mes affaires en plus des siennes, à côté de moi. Barbăt fermait la marche en pestant copieusement. Il faut dire qu’il pleuvait comme jamais et que nous étions dans une zone de collines aussi lisses que mon cul, sans aucune possibilité de s’abriter. Ce râleur n’en avait pas fini :

–Oui, mais là, on se dirige vers le nord. Alors ta mère, elle va se retourner dans sa tombe ?

–Et comment le sais-tu, grande gueule, qu’on va vers le nord ? Y’a pas de soleil.

–La mousse ! Sur les pierres…

–On suit le seul chemin qui existe, Barbăt. On va contourner les montagnes que l’on voit. Mais c’est d’accord, tu as raison ! C’est toi qui marque le premier point de la journée. Tu es en tête ; pour l’instant…

Des trois, c’est lui le plus dégourdi. Radu me jeta un regard contrit en coin : porter mes affaires, ça faisait aussi un point, qu’il avait déjà acquis de fait. J’avais imaginé cette histoire de points, presque depuis le début de notre route, en 1300. Des années plus tard, le système est toujours en place ; il fonctionne : Avoir le maximum de points, c’est la possibilité pour l’un d’eux de partager ma couche pour une nuit. La pluie commençait à redoubler d’intensité et la cabane de berger que j’aperçus plus loin semblait providentielle. Je désignai ce nouvel objectif :

–On va s’arrêter là un instant. Pas la peine de se tremper plus que nous ne le sommesdéjà.

Mais c’est vrai ! J’ai des manières d’Ottoman ! Je ne me suis pas présentée, ni même mes trois compagnons de route : Je suis Pasarica. Une fille perdue ; moitié sorcière, moitié coupe-jarret. Il faut bien vivre ! Je dois avoir entre vingt-cinq et vingt-neuf ans. Peut-être même un peu plus. Ceux qui pourraient parler de ma naissance ont disparu. Une chose est sûre, je suis née à l’Est d’ici, puisqu’on en vient. Ça doit être autour de Longo Campo, en Valachie, parce que je n’ai pas souvenir d’avoir beaucoup marché dans mon enfance et comme on a fui cette saloperie de patelin... Pasarica, c’est un surnom ; ça veut dire oiseau. Ça veut dire autre chose aussi, mais oiseau, ça me convient ; pour l’idée de liberté, pas le côté écervelé ! Je ne crois pas avoir un autre nom de toute façon, ni de famille encore vivante, ni appartenir à un homme, ni même à un dieu. Ma religion c’est la liberté.

Les trois qui m’accompagnent, (ils étaient quatre au départ, mais Azhâd est tombé sur une lame plus résistante que ses côtes. Ça arrive…) vous connaissez déjà leurs noms : Nerăk, d’abord. C’est un monstre : Il domine tout le monde par la taille et par la force. Son poignet fait mon tour de cuisse et tout est identiquement proportionné chez lui. Je ne lui fais pas souvent gagner le concours des points…

Juste une précision : ne me prenez pas pour une bordière2 ! Je n’ai pas tous les soirs de rapports charnels avec ces hommes. Je n’ai pas d’argent à dépenser pour ça. Très souvent même, on ne fait que dormir ensemble. Je me serre juste contre l’un d’entre eux. Il me réchauffe et me rassure la nuit. Les choses sont claires et on fonctionne à l’inclinaison. Si je n’ai pas envie et qu’il insiste, je lui dis que j’ai mes périodes. Je peux les avoir deux ou trois fois par mois… Qu’est-ce qu’ils en savent, mes gars, de toute façon : Je suis sûrement la seule femme qu’ils connaîtront jamais. Si le type persévère, ou si je suis mal lunée, je le griffe. J’ai une patte de lynx momifiée, toutes griffes dehors, parfaite pour cet usage... Mais s’il ne comprend toujours pas, alors là, je le plante. Comme Azhâd par exemple. Je ne peux pas dormir seule : Si je n’ai pas une présence apaisante à mes côtés, mes nuits sont peuplées de cauchemars et d’images souvent terrifiantes. C’est dans ces périodes nocturnes que j’ai des visions sur des événements, des hommes ou des femmes, des personnes de mon entourage ou de parfaits inconnus. C’est quand je rencontre ces derniers que les choses s’assemblent : En regardant dans leurs paumes de mains, j’ai une vision de leur existence passée et future et les rêves que j’ai faits à leur sujet viennent se calquer dessus. C’est compliqué et presque impossible d’expliquer comment je réalise ça, mais ça fonctionne ! Mais pas surmoi

J’ai vraiment besoin de quelqu’un la nuit… Si vous répétez cette faiblesse à qui que ce soit, je vous jette un mauvais sort ou je vous fais un nouveau trou du cul ! Compris ?

Pour en revenir à Nerăk, c’est un gars loyal avec des idées simples : La Vie, c’est maintenant ; hier, c’est déjà le passé ; demain, on verra bien… Il est impressionnant dans les bagarres. Quand il fonce dans le tas, il fait vraiment voler les gars… L’inconvénient, c’est qu’un mec comme ça, on le remarque. Dès qu’on fait une connerie, il faut se tirer en vitesse après. Ou alors liquider les témoins.

Le deuxième, c’est Barbăt. C’est le jeune frère de Nerăk. Il est un peu moins grand et costaud mais il compense par l’agilité et la rapidité ; il est plus raisonneur aussi. J’aime bien discuter avec lui. Des idées amusantes lui passent parfois par la tête ; d’autres fois, elles sont juste saugrenues. C’est un type indépendant. Je pense qu’il pourrait survivre tout seul. C’est aussi un roublard : Il ne m’a jamais forcé à coucher avec lui, ni n’a été inconvenant ou violent, mais il m’a tout de même demandé de lui marquer la joue avec la patte de lynx. À mon pourquoi, il a répondu que c’était une question de prestige…

Enfin, il y a Radu, mon préféré. Il doit avoir une vingtaine d’années mais il est aussi fort que Barbăt, son aîné de 10 ans. Ils sont cousins, je crois. Radu est bien trop gentil, toujours à me lécher les bottes. Si jamais j’ai besoin d’un appui, d’un service ou de quelqu’un pour exécuter mes moindres désirs, je sais à qui m’adresser. Au quotidien, c’est un peu agaçant d’avoir cette chiffe molle dans les pattes, un mec qui vous regarde toujours avec des yeux de chien battu. J’ai souvent envie de le frapper pour le réveiller. Mais parfois aussi, ça fait du bien d’avoir une épaule sur laquelle m’appuyer, une personne dévouée qui irait, j’en suis certaine, jusqu’à donner sa vie pourmoi.

Voilà ! Les présentations sont faites. Ça vous donne une idée de notre équipage… Maintenant, vous vous demandez ce que l’on fait ensemble, je suis sûre… Eh bien on vit notre vie, tout bêtement ! La chaîne au pied ou autour du cou, très peu pour nous. On n’est pas des paysans, encore moins des esclaves. On peut dire que nous sommes des artisans. Des façonniers de la débrouille… Ce qu’on veut, on s’arrange pour le prendre. Je ne dis pas que l’on ne travaille pas non plus de temps en temps, quand l’occasion se présente… Moi, je dis la bonne aventure par exemple. On aimerait bien, nous, gagner notre vie honnêtement, mais c’est vrai que quand ils nous voient débouler tous les quatre, les bourgeois ou les marchands sont frileux pour nous donner du boulot. Pourtant, ce sont eux qui en ont le plus ; le plus d’argent aussi. Et le diable sait qu’on a besoin, de mălai3, pour manger notamment. J’ai un appétit d’oiseau, mais mes trois gaillards, eux, ils dévorent. Avoir le ventre plein, c’est le souci principal sur cette terre. Quand on ne s’est rien mis sous la dent pendant deux jours, les tensions commencent à naître dans le groupe. Sans me vanter, c’est moi le trait d’union de celui-ci. Je suis leur mère, leur femme et leur sœur. Je fixe la route, je trouve les idées, je réfléchis à un plan et comment on va s’y prendre. Une vraie Voïvode… mais enexil…

Car on a quitté Longo Campo depuis bientôt quatre ans. C’était en 1300 tout rond, c’est facile de s’en souvenir. Nous n’étions plus en sécurité là-bas. Tout ça à cause d’une histoire de cul, bien sûr. Et il se trouve que c’était le mien. Je ne veux pas rentrer dans les détails, mais le bailli de la ville, un nommé Laurencius, parce qu’il était important, ou parce qu’il était saxon, ou parce qu’il était catholique, ou à cause des trois ensemble, a cru qu’il avait tous les droits, tous les pouvoirs… Il m’en a tellement fait baver pendant trois jours horribles, qu’au matin du quatrième, j’appelais la mort. Mais mes quatre compagnons sont arrivés à mon secours et m’ont délivrée. Ensuite, c’est moi-même qui ai séparé Laurencius de ses couilles. Elles me servent encore aujourd’hui à la fabrication d’un philtre.

Mais pour l’instant, on est à l’arrêt, trempés, notre dernier repas remonte à hier et on n’a pas dormi sous un toit, même aussi rudimentaire que celui-ci depuis trois jours… Car heureusement, cette cabane, même si elle n’a plus de porte, a encore gardé son chaume. Il est en assez bon état ; ça goutte par endroits, mais on a le moyen de rester au sec. Pendant que l’on s’essore, je reprends l’initiative de la parole :

–On va se reposer un peu à l’abri. Ça ne sert à rien de poursuivre comme ça. On attend que le ciel ait fini de nous pisser dessus. Il me reste un demi-pain dans mon sac ! Qui a encore quelque chose à mettre dessus ?

Évidemment il ne leur restait plus rien. J’allais devoir leur remonter le moral et les faire patienter. Je prélève un petit morceau de mon quignon et coupe le reste en trois morceaux, à peu près égaux que je leur distribue. Ça ne fait pas bien lourd…

–Tenez ! Mâchez-bien et buvez de l’eau, vous aurez moins faim. Vous allez voir les gars ! Où l’on va, c’est une très grande ville, très peuplée. Ses habitants ont tous des chaînes en or autour du cou, à ce qu’il paraît.

Leurs yeux commencent à briller.

–Il n’y a pas de pauvres, là-bas ; les bœufs tournent sur des broches toute la journée et on peut venir se servir quand on a faim. Les gens riches distribuent leurs habits… Tout ce que tu désires, tu peux l’avoir !

Le rêve devient presque palpable. De nouveaux arguments me viennent facilement :

–C’est la plus grosse ville de ce pays. Dix fois la taille de Longo Campo ! Au moins ! Il n’y pleut jamais ; ou vraiment très peu… Juste assez pour se rafraîchir ou arroser les vignes. Il y a tellement de vin, qu’il coule dans les ruisseaux. Et les filles ! Comme elles sont belles ! Et pas farouches ! Et chaque pas que l’on fait, nous en rapproche.

Barbăt renifle mais ne dit rien. Je m’installe tout contre Nerăk, bien au chaud. Nous restons de longues minutes, silencieux, à rêver de cette terre promise que j’avais inventée de toutes pièces. Seuls les gargouillis de la pluie et la mastication de mes camarades viennent troubler la quiétude. On est bien plus serein, le ventre plein. Soudain, Radu, qui est assis face à l’ouverture, se lève brusquement et tout en se dissimulant, murmure :

–Y’a deux silhouettes à cheval qui approchent auloin.

Je jette un coup d’œil furtif. Effectivement, deux formes caractéristiques, se découpant derrière le rideau de pluie, se rapprochent lentement. Les montures ont l’encolure basse et leurs cavaliers se penchent vers l’avant pour se protéger de l’averse. Il faut réfléchir rapidement : Vont-ils se pointer dans notre cabane ou passer au large ? Ils ont sûrement des choses utiles. C’est un coup assez facile à jouer... Ma décision est prise : j’ôte ma tunique qui est de toute façon trempée et ne garde que ma chemise. Les trois paires d’yeux me scrutent attentivement. Barbăt, qui a déjà compris le plan, propose :

–Pasarica, tu es folle ! Moi je dis, on fonce dessus tous les troiset…

–et les chevaux se mettent à déguerpir ! Ou alors les gars sortent une épée et vous coupent en deux. Non, on fait comme à mon idée !

–Ça ne va peut-être pas toujours marcher… s’inquièteRadu.

–Bah ! Les hommes ne pensent qu’à ça… Tenez-vous prêts !

Je sors sous la pluie. Les cavaliers se rapprochent mais ne font pas mine de se diriger par ici. Au contraire, on dirait qu’ils vont passer au large. Je vais devoir leur forcer la main...

En courant vers eux, je glisse sur le sol détrempé et m’étale par terre. Tant mieux, cela parachève mon statut de bergère paumée… La première monture est un mulet, le deuxième, un cheval. Je les hèle. L’un des cavaliers m’entend, stoppe sa monture et fait demi-tour, suivi par son compagnon. Brièvement, la pensée affreuse qu’ils puissent être les éclaireurs d’une colonne importante me traverse l’esprit. C’est trop tard pour faire marche arrière maintenant… Je me plante donc sur leur chemin, les mains sur les hanches. Je bombe la poitrine. Je sens ma chemise coller à la peau. Je prends une attitude innocente. Il est temps de lancer lejeu :

–Moi bergère. Toute seule ici dans maison, là, derrière. Vous voir moutons à moi ? Eux partir quand eau tomber. Vous voireux ?

Je sais, c’est assez médiocre comme phrase… Mais personne ne m’avait dit, à moi, qu’à deux semaines de marche de mon village, on ne parlait plus la même langue ! En traversant la Zeta4, on n’avait plus un seul mot en commun. Lorsqu’on s’arrêtait dans des villes, j’essayais d’apprendre les mots de base du coin : manger, pain, boire, dormir, donner, argent… Pas toujours facile, ne serait-ce que pour trouver des gens qui veulent bien enseigner. Particulièrement avec mes trois compères derrière moi, qui eux, ne faisaient aucun effort pour retenir du vocabulaire… Là, a priori, ce que j’avais dit avait un sens : Les deux gars me toisent du haut de leurs canassons. Ou plutôt, fixent mon chemisier trempé… L’un a la cinquantaine, l’autre la trentaine. Les montures portent des sacoches bien remplies. Des marchands peut-être. C’est le plus vieux qui parle :

–Non, on ne les a pas vu tes moutons, ma mignonne. Ils sont peut-être plus loin ? Tu vas attraper du mal à rester sous ce déluge ! Rentre, rentre cheztoi !

Merde ! Ils ne vont pas me planter là et se tirer comme ça ! Je leur force un peu la main :

–Moi pas contente ! Homme à moi parti. Laisser moi toute seule avec moutons. Maintenant, moutons partis aussi. Alors quoi moi faire ?

Allez, les gars, montrez-moi que vous avez du cœur ! Le vieux se tourne vers le jeune et luidit :

–Donne-lui trois ou quatre sous, Marco et repartons…

L’autre soupire et, fouillant sa sacoche, ajoute :

–D’accord, père. Mais c’est de l’argent gâché…

Il m’envoie deux pièces de cuivre, le pingre, que je saisis à la volée. Je baragouine un vague remerciement et repars lentement vers l’abri, en roulant des hanches. Ça n’a pas marché... Les gens d’ici sont-ils tous honnêtes ? Ou peut-être n’aiment-ils pas les femmes ? J’imagine la déception de mes compagnons. Je suis presque arrivée devant la cabane qu’un bruit de sabots me fait me retourner. C’est le plus jeune, sur le mulet. Il démonte en arrivant à ma hauteur.

–J’ai encore des choses à te donner, ma petite bergère ; je vais combler le vide de ton existence !

–Où être camarade à toi ? Lui partir ?

–Oui, oui. Je lui ai dit de partir devant ; que je le rattraperai. J’en ai marre de cette flotte. Allez ! Rentrons dans ta hutte, on va se réchauffer !

Il attache la mule puis aussitôt après, me saisit le poignet et commence à le tordre. En me poussant vers l’intérieur, il ajoute :

–Si tu es bien gracieuse, il se pourrait que je te laisse les deux sous ! Mais il faudra les mériter !

Malgré la douleur, je dissimule un sourire. J’aurais déjà pu attraper le couteau dissimulé sous ma jupe et le lui planter dans la cuisse, mais je veux encore lui laisser croire un instant qu’il mène la danse :

–Aïe ! Toi faire mal ! Moi biengracieuse, d’accord !

Je ne connais pas la signification de ce « biengracieuse » mais ça n’a pas d’importance. J’ai très bien saisi où il veut en venir. Très bientôt, c’est moi qui lui donnerai une bonne leçon… Il me pousse sans ménagement à l’intérieur. J’ai à peine franchi le seuil que je vois la grosse pogne de Nerăk jaillir au-dessus de ma tête et l’entends s’écraser sur le visage dudit Marco. Il chute et son étreinte sur mon bras se relâche immédiatement. Il est aussitôt copieusement bastonné par mes compagnons, à coups de poings et de pieds. Il gueule des « pitié, pitié ! ». Encore un nouveau terme qui m’est inconnu… Je lui crache dessus. Il faut tout de même que j’intervienne, avant qu’ils ne le massacrent :

–Ne le tuez pas encore. Il peut nous apprendre des choses ! Barbăt, va chercher les sacoches sur la mule et Radu, fouille-le !

Ce dernier flanque un dernier coup de pied dans l’entrejambe du gars puis s’exécute. Je suis très satisfaite du résultat, finalement : des fontes de la monture, Barbăt exhume deux beaux jambons, une paire de bottes en cuir et sur lui, Radu déniche cinq florins d’argent et une vingtaine de piécettes de cuivre dans une bourse… Je crois que le premier jambon fut liquidé sur le champ. Il était vraiment très bon. Le bonheur venant rarement seul, la pluie cesse à cet instant et le soleil apparait à travers une trouée. Mes compagnons sont heureux de nouveau ; ça se lit sur leurs visages. Pas sur celui de Marco en revanche : Il se tient la tête dans les mains, tout recroquevillé dans un coin et répète des prières, je crois, entrecoupées de « pitié » et de «  ne me tuez pas »… Si j’avais vraiment été seule dans ce trou, c’est moi qui serais dans cette position maintenant, voire déjà morte. Le ventre plein, place à l’instruction ! Je vais m’asseoir à ses côtés et lui demande de me donner sa main gauche. Il est terrorisé mais obéit en tremblant. Les creux, les bosses et les lignes de ses paumes me confirment ce que je pensais déjà : C’est un personnage insignifiant et son destin est tout ce qu’il y a de plus commun. Il est superficiel, jouisseur et arrogant. Tout ce que je déteste ! S’il mourait maintenant, ça n’affecterait pas ce monde. Du reste, sa ligne de vie s’arrête aujourd’hui ; je l’ai vue en rêve… Je l’interroge :

–Toi avoir femme ?

–Quoi ? Si je suis marié ? Oui, oui ! J’ai des enfants aussi !

Il est paniqué. Avec son œil fermé par les coups et son nez tout éclaté, c’est vrai qu’il fait un peu pitié… C’est juste un crétin de bonhomme opportuniste. Je poursuis, moitié par gestes, moitié par mots :

–Nous aller Paris, royaume la France. Derrière montagnes. Comment nous aller ?

–Paris ? Royaume la France ? Oui, oui ! Par la via Francigena ! C’est un col, à travers les montagnes ; je connais, je peux vous montrer… Je vous y emmène. Tout de suite si vous voulez !

–Oui, bien sûr toi venir, « biengracieuse » ! Mais d’abord, toi montrer route, là, par terre.

Je lui donne un bout de bois pour qu’il trace un plan sur la terre battue. Je n’ai pas du tout l’intention de l’embarquer avec nous. Je veux le terrifier un peu plus, pour qu’il ne nous raconte pas de sornettes. Je demande à mes gars de se rapprocher, d’une part pour regarder cette pseudo-carte et aussi pour lui mettre la pression. Ils sont d’humeur badine et poussent à tout de rôle des mugissements atroces ou exécutent des gestes brusques pour faire sursauter notre « invité ». Ce dernier est très volubile maintenant. Il construit une véritable chaîne de montagnes miniature avec de la boue, nous indique où nous nous trouvons et la direction à suivre. Plus loin, en haut et à gauche de sa carte, son doigt tremblant se plante dans la poussière, dessine une croix et, triomphant, il annonce :

–Parigi !

C’est tout ce que nous avons besoin de savoir pour l’instant. On aurait été peinards à lézarder un temps ici, mais j’ai hâte que l’on reparte : La chance tourne vite et je ne veux pas prendre le risque de voir rappliquer le père ou des copains de ce gars-là. On ne s’en sort pas mal pour une petite affaire en pleine campagne : De l’argent, des vivres, une mule… C’est même mieux qu’une journée normale en ville ! Je sonne le départ :

–On repart les gars : Radu, charge la mule ! Barbăt, prend les souliers du gars et ses habits, si tu en as besoin. Nerăk, tu sais quoi faire. Ne le fais pas souffrir, s’il te plaît. En avant !

Du pied, j’efface avec regret la magnifique carte. Elle est mémorisée. Barbăt a trouvé un florin d’or supplémentaire dans l’un des souliers. C’est vraiment notre jour de chance ! Avant de sortir, je m’accroupis face à Marco, de nouveau anxieux et tout larmoyant. Il n’a plus que ses braies sur lui et semble vouloir se cacher dans le mur derrière lui. Je lui mets mon couteau sous le nez etdis :

–Eh, « biengracieuse » ! Toi pas mourir aujourd’hui. Mais si nous revoir toi un jour, Marco, moi : « couic-couic » ! Toi comprendre ? Maintenant, toi pas regarder nous partir, mais contemplermur.

Il acquiesce, soulagé, se retourne immédiatement et colle son front sur la pierre grise. Je fais un geste à Nerăk qui lui brise le cou proprement. Marco pousse un petit cri de surprise et c’est terminé.

Dehors, la mule broute consciencieusement. C’est une bête solide, qui portera nos maigres possessions au-delà des montagnes. Le royaume de France n’attend plus que nous. J’annonce :

–Nerăk, tu viens de gagner un point toi aussi !

Et sournoisement, j’ajoute :

–Mais je donne deux points au mulet parce qu’il porte toutes nos affaires !

1 NDA : Le texte qui suit a été traduit du Valaque ancien, francisé et modernisé afin que sa compréhension soit plus aisée pour le lecteur.

2 Bordière : Débauchée, prostituée.

3 Littéralement farine. En argot : de l’argent.

4 La Zeta était un territoire couvrant le Monténégro et le nord de l’Albanie.

Une séparation éprouvante - Évariste

Voilà plus d’un an révolu que je n’ai point consigné les nouveaux événements marquants pour mes proches et moi-même. Je n’ai guère eu le temps, ni même vraiment la volonté de le faire, je dois le confesser… Et pourtant, Dieu sait que ceux-ci se sont bousculés depuis notre arrivée sur le Temple de Paris. Paris ! Quelle cité affreuse et grouillante ! Ah ! Je ne sais par où débuter…

Si ma mémoire est bonne, Simon, Leïla, Yokébed et moi devions finalement arriver à Paris par une froide journée de décembre 1305. Chacun avait eu son lot d’épreuves et de surprises, bonnes ou mauvaises, sauf peut-être la cadette de notre groupe, même si elle allait bientôt devoir se frotter à l’adversité elle aussi...

Je me souviens être entré dans le quartier d’Outre Petit-pont par la porte-Saint-Jacques, où nous avions dû payer l’octroi, sous prétexte que nous avions des marchandises sur la charrette. Simon avait décidé de prendre les choses en main : Il avait déjà visité le Temple de Paris une trentaine d’années auparavant et pensait pouvoir retrouver son chemin aisément. Ma propre visite remontait à plus de vingt ans. J’étais très jeune et n’avais porté absolument aucun intérêt à l’itinéraire. Je me souviens juste avoir été ébahi par la foule, assailli par le bruit et dégoûté par les odeurs. Simon demanda donc à l’un des gardes de la Poterne la direction de la Commanderie. Le soldat ne nous accorda aucune considération, pressé qu’il était de partir se réchauffer à l’intérieur de la casemate. Il se borna à nous indiquer qu’elle se situait un peu plus loin et qu’il fallait continuer tout droit… Simon sembla dubitatif mais, haussant les épaules, il reprit la tête. Une bise glaciale désagréable, mâtinée de grésil nous fouettait les oreilles. La bourbe était figée au sol par le gel et c’était bien là le seul point positif. Les Parisiens semblaient se terrer chez eux. Un homme pressé nous reconfirma que la Commanderie était sur la droite, après le Cloître et le cimetière Saint-Benoît. Je pouvais entendre Simon maugréer car dans son souvenir, le Temple était bâti en dehors des murailles, ce qui était tout à fait logique, mais j’étais trop ankylosé pour le lui confirmer. Au carrefour indiqué, nous longeâmes un mur haut de près de deux toises et après quelques minutes, débouchâmes sur le portail de la Commanderie… des Hospitaliers ! Nous avions été induits en erreur depuis le début ! Les filles grognaient, Simon râlait… Il démonta et alla voir un sergent de garde à l’entrée. Il revint au bout de quelques minutes :

–Ça m’a coûté d’aller parler à ces fichus Hospitaliers ! Mais celui-ci était à peu près aimable, même si je le crains, il m’a pris pour un imbécile. Il m’a confirmé ce que je pensais : Notre Commanderie n’est pas du tout par ici ; elle se trouve sur l’autre rive, outre Grand-Pont. Il faut revenir sur nos pas, continuer sur la droite par la Grand-Rue, traverser le Petit Pont, puis la Cité, reprendre un autre pont dans la continuité et infléchir sur la droite, pour ressortir par une porte proche du monastère Sainte-Avoye. Tu parles d’un périple !

–Oh là là ! Nous n’y serons pas avant la tombée de la nuit, m’exclamai-je. Avec le couvre-feu, on ne passera pas la dernière porte. Je suis d’avis de prendre une chambre à l’auberge et de manger chaud. On est gelés sur cette charrette !

Mon idée sembla agréer à tous : Les deux jeunes femmes, encapuchonnées se serraient l’une contre l’autre et applaudirent l’idée. Je demandai à Simon de s’enquérir auprès du frère de l’Hospital de la quête d’une auberge. Il grogna un peu mais y retourna et revint une minute plus tard :

–Il m’a dit qu’il n’y a pas grand-chose sur cette rive : C’est la partie des écoles, des collèges et de l’Université. La Cité, sur l’île principale, abrite le Palais du Roi, beaucoup de chapelles, de couvents, d’églises et bien sûr Notre-Dame. Et c’est dans Outre Grant-Pont que se trouvent les bourgeois et la plupart des commerces… Mais il m’a dit qu’on pouvait s’arrêter pas loin d’ici, rue Saint-Sévering ; qu’il y avait là un établissement fait pour moi ! Ne me demande pas ce qu’il a voulu dire… Il m’a expliqué comment m’y rendre. Alors ?

–Nous te suivons jusqu’à ton auberge, mon frère !

Nous rebroussâmes donc chemin et le suivîmes jusqu’à destination. On ne pouvait se tromper, c’était le seul établissement éclairé de la rue, avec une enseigne, qui j’imagine, devait figurer un bouchon. Alors que je m’apprêtais à aider les deux filles à descendre de la carriole et que Simon allait pousser la porte, deux jeunes gens sortirent en riant, raccompagnés par une femme, à moitié dévêtue qui déclama à haute voix et sans aucune gêne ce qu’elle leur ferait la prochaine fois et à quel prix ! En fait d’auberge, il s’agissait plutôt d’un bordel pour étudiants… La femme se pendit aussitôt au cou de Simon et lui proposa de lui réchauffer les joues et d’autres choses encore que les oreilles de Leïla et de Yokébed, je l’espère, ne saisirent pas… Mon compagnon était outré et le rouge lui monta aux pommettes. Il se dégagea et sauta sur son cheval comme s’il avait le diable chevillé au corps.

–Partons tout de suite dans le quartier des bourgeois. J’aurais dû me méfier de ce fichu Hospitalier ! Une auberge pour moi, tu parles ! Ces Parisiens méritent vraiment des claques !

Les deux étudiants qui avaient assisté à toute la scène se tordaient de rire. Ils se mirent à chanter à tue-tête :

De cheminer ne fut pasvain

En la petite ruellette

Saint-Sévering, mainte méchinette

S’y louent souvent etmenu

Font battre le trou velu…5

Nous partîmes en trombe, à l’aveuglette

Et sous les quolibets…

Derrière moi, dans la charrette,

J’entendis les filles glousser

Et répéter, comme en cachette,

Les mots de la prostituée…

(Allons bon ! Voilà que je fais de la mauvaise rime moi aussi…)

Finalement, nous arrivâmes devant le Petit Pont, protégé par une forteresse en réparation se nommant le Petit Châtelet et dûment encore mettre la main à la poche pour le traverser. Ce pont de pierre était bordé d’habitations ou d’échoppes qui semblaient aussi fragiles que des châteaux de cartes. Passé celui-ci, sur la droite, on pouvait distinguer les deux grandes tours de l’église de la Sainte-Vierge. Je tentai de l’indiquer à Simon qui cheminait devant, mais celui-ci, manifestement contrarié, fit comme s’il ne m’entendait pas. J’espère que nous trouverons du temps pour la visiter et assister à une messe. Je crois qu’elle se construit depuis environ cent cinquante ans. Elle est immense et semble si magnifique ! En roulant sur cette rue Marcé Palu, je me fis la réflexion que nous étions au cœur même de l’ancienne Lutèce et que c’était là que demeurait le roi. Je ne pense pas avoir jamais été plus près de lui qu’à cet instant.

Nous fûmes sans doute les derniers de la soirée à franchir ensuite les planches Milbray, sorte de pont de fortune, fait de bois et de cordes, qui traverse un bras de la rivière. La nuit tombant vite, chacun se hâtait de retrouver son chez-soi. Une fois de plus, il fallut de nouveau payer une obole ! Simon se retourna et hochant la tête, me jeta un regard mécontent. Je connaissais cette expression des mauvais jours : Il était agacé par le climat, ulcéré par la dernière mésaventure et énervé de devoir encore payer, sans l’assurance surtout d’une traversée sûre de cette passerelle branlante. Sur la gauche, on pouvait distinguer qu’un autre pont de bois, plus conséquent et qui portait encore des vestiges de maisons s’était écroulé, victime sans doute des caprices de ce fleuve… Je souhaitai qu’il ne l’ait point remarqué…

Enfin, nous pénétrâmes dans le quartier nommé Outre Grand-Pont et nous mîmes en chasse d’une auberge. Ce côté de la rive était beaucoup plus peuplé. Ni le froid mordant, ni l’obscurité grandissante ne semblaient dissuader ses habitants pressés de vaquer à leurs occupations. Des artisans impatients poussaient des chariots, des crieurs de rue, des badauds se bousculaient dans des rues jonchées de détritus et d’ordures... Sur la droite, j’aperçus l’enseigne d’une auberge, dans un quartier qui semblait abriter des tisserands. Je fis un signe à Simon qui suivit mon regard et obliqua vers l’endroit. L’hostellerie semblait de bon aloi. Simon descendit de son palefroi et entra à l’intérieur. Il ressortit presque aussitôt, suivi d’un homme rougeaud et bedonnant. Ce dernier prit la parole :

–Bien le bonsoir, beaux frères ! On me dit que vous recherchez un logement ? Vous ne pouviez mieux tomber, j’ai la meilleure auberge du quartier ! Et il se trouve que j’ai des chambres disponibles ! Voyons, il vous en faut quatre à ce que je vois !

–Holà, tavernier, deux tout au plus. Mon frère et moi logerons ensemble et ces damoiselles de leur côté. À combien sont votre gîte et votre couvert ?

–J’ai de belles chambres à l’étage, elles donnent sur la courette, donc au calme. Je vous les laisse pour six deniers. Seulement !

–Quoi, six deniers pour les deux ?

–Vous plaisantez ! Chacune !

–Écoutez, aubergiste, nous aurons besoin de couvert aussi et de l’écurie pour les deux montures. Je vous propose dix deniers pour l’ensemble.

Il fit mine de réfléchir et déclara :

–C’est bon, j’accepte ! Mais vos chambres seront sur la rue. Et il faut payer d’avance. Alors ? Qu’en dites-vous ?

Simon protesta :

–J’en dis que c’est du vol ! J’avais une maison templière et avec des tarifs pareils, jamais personne n’aurait séjourné chez moi ! On paie pour entrer en ville, on débourse encore pour franchir deux ponts, et quand je dis pont, le dernier n’était qu’une fichue passerelle et maintenant, on est quasiment détroussés pour s’allonger une nuit !

–Mais beau frère, à Paris, rien n’est gratuit ! C’est ici que réside le Roi ! Et puis vous êtes des templiers, vous pouvez vous le permettre, hein !

–Bah ! Finissons-là ! Évariste, aide tes nièces à descendre et entrons enfin nous réchauffer…

C’est ce que nous fîmes et avec grand plaisir ! La salle était basse de plafond et un peu enfumée, mais une cheminée diffusait une chaleur plus que bienvenue. Les deux filles et moi-même soupirâmes de satisfaction en présentant nos mains rougies et glacées devant les flammes. Simon, qui surveillait le déchargement de nos affaires, vint bientôt nous rejoindre et commanda deux hanaps de vin chaud et deux tisanes. Je demandai au tavernier :

–Sommes-nous encore loin de la demeure du Temple ?

–Mmm… Pas trop, non. C’est pour cela que j’étais étonné de vous voir. Mais bon, comme vous avez déjà payé et que la maison ne rembourse pas, je peux vous le dire : vous êtes à un quart de lieue à peine du château du Temple...

–J’espère que ce renseignement était gratuit ? demanda Simon.

–Ah ! Vous avez de l’esprit, beau-frère et j’aime ça ! Allez ! Cette tournée est pour moi !

Je songeai à un détail qui avait une certaine importance, mais que la principale intéressée semblait avoir remisé au fond de son esprit. Je demandai :

–Et dites-moi ! Le quartier des changeurs se trouve bien par ici ? La rue de la Tâcherie est-elle loin de votre établissement ?

Yokébed se redressa. Elle savait l’échéance proche mais retardait le moment de la séparation.

–Pensez-vous ! C’est à trois rues d’ici ! Mais je crois que vous n’avez rien à y faire : c’est la juiverie qui l’habite ! Tous des voleurs ! Si vous devez changer, allez plutôt voir des Lombards. Ils vous dépouillent pareillement, mais au moins, ce sont des Chrétiens…

La jeune femme se rengorgea et s’apprêta à répliquer, mais Leïla lui attrapa la main et la serra. Lorsque l’homme eut disparu, je lui pris l’autre main aussi et dis d’un ton que je voulais enjoué :

–Et oui, ma chère Céline ! Tu vas enfin pouvoir retrouver ton promis. Lui aussi doit être impatient de te rencontrer !

–Avec un peu de chance, il aura complètement oublié mon existence… me répondit-elle.

–Bah ! Faisons contre mauvaise fortune bon cœur, ajouta Simon. Nous sommes tous réunis ce soir encore… Je tenais à te dire que je t’aimais bien, Céline. Tu étais le plus souvent gaie et amusante. Tu vas me manquer !

–On dirait que je suis déjà morte !

–Ce n’est pas ce que je voulais dire, tu le sais !

–Oui. J’espère que vous me rendrez visite ? Que demain, quand vous m’aurez livrée, vous ne vous frotterez pas les mains en songeant : Bon débarras ! D’ailleurs qui m’accompagnera demain ?

–Moi bien sûr, répondis-je, maître Samuel, ton père, t’a confiée à ma garde !

–Je serai là aussi, affirma Leïla. Tu peux compter sur moi. Je ne sais pas ce qui adviendra de moi dans les mois qui viennent, mais si je puis te revoir, je n’hésiteraipas !

Simon frappa la table du plat de la main :

–Nous serons tous avec toi ! Moi aussi je viendrai ! Je ne vais pas abandonner la nièce de mon frère comme cela, tout de même ! Et ce changeur a intérêt à être un bon mari, sinon…

–Sinon quoi ? interrogea Yokébed, amusée.

–Sinon, je lui dirais qu’un jeune templier du nom de Godefroy de Belgence viendra lui frotter les oreilles !

Elle rit de bon cœur à cette plaisanterie. La situation devait être difficile pour elle, j’en conviens. Je le sus au contact de sa main : Ses pensées étaient un peu décousues (les effluves de mon vin chaud peut-être ?) mais l’inquiétude et la mélancolie transparaissaient. C’était la première fois que je la sondais de la sorte. Je ressentis l’éclat d’une flamme vive et brillante, libre et rebelle. Elle s’était beaucoup attachée à Leïla pendant ces quelques semaines et je vis qu’elle la considérait un peu comme une grande sœur putative. Les figures de beaucoup de personnes et d’événements se bousculaient dans son esprit. Je reconnus notamment le jeune Godefroy, ainsi que le batelier et ses parents entre autres... Ne voulant pas être plus indiscret, je lui lâchai la main. À moi aussi, elle manquerait.

C’est vrai que nous étions peut-être tous réunis pour la dernière fois. Je nous considérai, assis là, autour de cette table ronde. Nous aurions pu passer pour une famille sans doute, comme si le rôle que nous avions interprété jusqu’ici s’était transformé en réalité. Je crois savoir maintenant pourquoi la compagnie des femmes n’est pas recommandée dans les règles de l’Ordre du Temple : Nous faisons partie d’un ordre guerrier, censés être par monts et par vaux pour défendre ardemment les intérêts du Christ et les œuvres de l’Église. Ce rôle serait incompatible avec la vie d’un homme du siècle6 qui ne pourrait abandonner sans arrière-pensée sa famille pour batailler le cœur léger outre-mer. Au lieu de cela, le soldat du Temple est un homme libre et sans entrave : sans famille sinon son attachement à ses frères, sans possessions sinon son manteau et son épée, sans amour sinon celui du Christ.

En parlant d’amour, j’étais en pleine perplexité compte tenu des événements de la veille… Assis face à Leïla et même si je surprenais quelques fugaces regards en coin, son expression générale était des plus neutres. Comme s’il ne s’était rien passé. Comme si j’avais rêvé tout cela. Intérieurement, je bouillonnais : J’avais une envie irrésistible de lui prendre la main, de rétablir ce contact entre nos deux âmes, retrouver l’éclat de ce que nous avions vécu… et évidemment connaitre ses pensées intimes à mon égard.

J’avais songé à cela toute la journée. Mais sous mon crâne, l’émotion merveilleuse se colletait avec un gros sentiment de culpabilité, je dois l’avouer : J’avais été faible ; je n’avais pas résisté. Perché sur mon épaule, un chérubin me hurlait dans l’oreille que j’avais commis un péché, transgressé les règles de l’Ordre et que si le Seigneur avait voulu tester ma détermination et mon honneur, j’avais échoué lamentablement. Sur l’autre épaule, un petit démon murmurait que ce n’était pas péché mortel, que l’occasion était exceptionnelle, la relation consentie et que Dieu avait créé les hommes et les femmes afin qu’ils s’unissent. Chose à laquelle l’angelot répliquait : Qu’ils s’unissent, certes, mais lorsqu’ils sont libres et non point quand ils ont contracté des vœux antérieurs ! Et le petit cornu de répondre : Des vœux prononcés sans la connaissance, cela ne compte pas ! Reprenez-donc une pomme, Messire Adam !

Je devais en parler à quelqu’un... Certainement pas à Simon, qui lèverait les bras au ciel et m’incendierait en me martelant qu’il m’avait bien mis en garde, mais sans doute à mon maître que j’allais retrouver prochainement. Oui, je devrais me confesser. Peut-être cela soulagerait-il ma conscience ? En tout cas, il faudra que j’en discute avec Leïla avant tout… Mais que dire ? Devrais-je m’excuser ? Quelle sera son attitude ? Regrettera-t-elle ce que nous avons fait ? Quand je songeais à cette union, à cette communion de nos deux êtres à tous les niveaux ! À la douceurde…

–Évariste ? Tu rêves mon ami ? Simon interrompit brusquement mes réflexions.

–Oui… Non… Que disais-tu ?

–Je te demandais si ton maître pourra me trouver une occupation au Temple et aussi, comment vas-tu lui présenter Leïla ? Y as-tu déjà songé ?

–Justement, c’était l’objet de ma réflexion ! C’est vrai que le moment approche à grands pas ! Mais n’ayez crainte ni l’un, ni l’autre : Mon maître est un homme juste et bon. C’est un Chevalier du Temple. Il a beaucoup d’influence et moult relations importantes. Il a l’oreille du Grand Maître Jacques7, c’est dire !

–Tu es bien confiant ! Tu lui diras bien que je suis prêt à prendre n’importe quel métier, n’est-ce pas ? J’escompte que tu parleras de Leïla et n’omettras aucun détail !

–Que veux-tu dire ?