Chroniques de la Cité-Monde - Tome 3 - Fabrice Defferrard - E-Book

Chroniques de la Cité-Monde - Tome 3 E-Book

Fabrice Defferrard

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Beschreibung

Début du XXIIe siècle.
Des androïdes parahumains affectés à la prostitution mystérieusement enlevés et retrouvés détruits…
Un petit garçon qui parvient à s’échapper d’un lieu inquiétant et erre dans la cité...
Un écrivain à succès victime de plusieurs tentatives de meurtres liées à la disparition tragique d’une jeune starlette du Réseau social universel…
Trois intrigues dans lesquelles s’exprime la barbarie d’hommes et de femmes déshumanisés.
Trois mystères que le lieutenant Smog, avec l’aide souvent inattendue de S’hin, femme machine devenue sa protégée, s’efforce de résoudre.

Les déshumains est le troisième volet des « Chroniques de la Cité-Monde », commencées avec Criminodroïdes et suivi de La Machine à fabriquer du silence. La nouvelle longue « Androïcides », qui ouvre ce recueil, a été finaliste du prix Zadig 2022.



À PROPOS DE L'AUTEUR

Fabrice Defferrard est maître de conférences à la Faculté de droit de Reims où il enseigne les sciences criminelles. Membre de la Société des Gens de Lettres, il est l’auteur d’œuvres de fiction et de plusieurs essais, dont "Le droit selon Star Trek" (Prix Olivier Debouzy 2015). Il a débuté en 2022 un cycle romanesque mêlant intrigues policières et anticipation dystopique. Intitulé "Chroniques de la Cité-Monde", on y retrouve le lieutenant Smog et l’androïde parahumaine S’hin, ancienne prostituée, tous deux aux prises avec une société urbaine futuriste et déshumanisée.

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Les déshumains

Chroniques de la Cité-Monde III

Nouvelles longues

ISBN : 979-10-3880-739-6

Collection Atlantéïs

ISSN : 2265-2728

Dépôt légal : octobre 2023

© couverture Ex Æquo

© 2023 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

Éditions Ex Æquo

6 rue des Sybilles

Androïcides

Loi municipale du 12 février 2101 portant incrimination de l’androïcide.

Article 1er : « Le fait, par quelque moyen que ce soit, de causer intentionnellement la destruction d’un androïde parahumain, sans possibilité de remise en état, est qualifié androïcide. »

Article 2 : « L’androïcide est puni de quinze ans d’emprisonnement. Le coupable d’une tentative d’androïcide encourt la même peine. »

Article 3 : « L’androïcide est puni de vingt ans d’emprisonnement lorsqu’il est commis :

1° Avec préméditation ou par guet-apens ;

2° En réunion ou en bande organisée ;

3° À l’occasion d’une émeute séditieuse, d’un pillage ou d’une incitation publique à commettre des androïcides ;

4° Lorsque le coupable aura agi avec la croyance, réelle ou supposée, de commettre un homicide. »

Un

5 avril 2108.

L’inspecteur Cårell fit apparaître sa large stature dans l’encadrement de la salle des inspecteurs et se dirigea d’un pas lourd vers le bureau du lieutenant Smog.

— On les a retrouvés, dit-il de sa voix habituelle, mi grave mi-détachée. Je viens de recevoir la confirmation.

Les grandes pales des ventilateurs du plafond tournaient au ralenti et renvoyaient un chuintement lointain, brassant un air crasseux et de plus en plus chaud. Le budget du commissariat central ne permettait pas encore de mettre en marche les vieux climatiseurs. Smog, le dos calé dans son fauteuil, s’arracha à l’écran translucide de son unité-cloud et se redressa.

— Les deux  ?

— Oui, ils étaient ensemble.

Cårell tira une chaise et se laissa tomber pendant que Smog faisait apparaître une carte dynamique de la ville sur son écran.

— Où ça  ?

— Dans notre district, à dix stations d’hyper-express d’ici.

Cårell prit la main sur l’écran et entra vocalement les coordonnées du lieu. Aussitôt, une représentation panoramique en trois dimensions surgit. Les multiples caméras de surveillance quadrillant la zone renvoyaient des images en temps réel, sans aucun décalage. De l’unité-cloud, il était possible d’effectuer directement des balayages sous divers angles. Cårell se connecta à celle qui était la plus proche de la découverte et fit un zoom. Un fourgon sol/air du service des Analyses était déjà sur place, ainsi que deux véhicules de police. On voyait des techniciens s’activer selon les protocoles en usage dans ce genre de situation. À l’écart, Smog reconnut l’officier en tenue C° 3833, un ancien patrouilleur de rues qui, depuis quelques années, assistait les enquêteurs du service des Rapts & Homicides. Il semblait prendre la déposition d’un type qui portait une sorte de combinaison de chantier hydrofuge.

— On les a découvert un peu avant sept heures, poursuivit Cårell, sur la berge d’un bras mort du fleuve, du côté de la rive ouest.

Il pointa son doigt.

— Là, il y a une voie commune du canal qui longe le bras mort. Ce sont deux employés qui travaillent à l’entretien des caténaires pour les trolleys-péniches qui les ont trouvés. Leur attention a été attirée par un reflet inhabituel près de la berge, à cause du soleil rasant du matin. Un coup de chance.

Smog fit une moue tout en se grattant le bas de la nuque. Affecté au district principal de la ville, il s’était retrouvé dans l’enquête sur ces disparitions à la demande de Cårell. Cela remontait à deux semaines, une éternité sans espérance dans son travail. Avec un territoire approchant les quinze mille kilomètres carrés et une population insaisissable de cinquante-trois millions d’habitants, le district formait l’un des enchevêtrements urbano-humains les plus compacts et les plus écrasés dans l’étouffement sale de la ville. Il était couvert sur une grande partie de sa superficie par des mégatours et des térabuildings dont certains dépassaient huit cents mètres de hauteur, avec des voies de circulation en surface et des couloirs aériens aussi denses qu’un réseau paranoïaque de câbles électriques. Le fleuve et des canaux à grand gabarit le sillonnaient de part en part, comme de longues estafilades sur une surface dure et chaotique. Si on ajoutait les deux ghettos autogérés et, de façon générale, une criminalité supérieure à la barbarie moyenne qui gangrénait la cité, la récupération des personnes disparues dans les profondeurs du district demeurait une tâche aussi vaine que désolante.

— Ils sont dans quel état ? demanda Smog.

— C’est fini pour eux. Il n’y aura pas de miracle.

— Ça ne va pas faciliter les recherches si on ne peut plus leur parler.

Smog regardait l’écran de son unité-cloud. Les caméras montraient l’avancée des opérations de police sur place. Il tapota sur le lobe de son oreille droite pour actionner son oPhone. Quelques secondes plus tard, il vit l’officier C° 3833 interrompre sa conversation avec le type en combinaison hydrofuge et faire de même.

— Chud, c’est le lieutenant Smog.

— Content de vous entendre, lieutenant.

— Je vous ai en visuel depuis le commissariat. Ne déplacez pas les corps. L’inspecteur Cårell et moi, on arrive d’ici vingt minutes.

— Entendu.

Smog coupa la ligne, puis attrapa son cuir. Il consulta l’heure sur sa vieille montre-bracelet.

— L’hyperexpress en période de pointe ou une berline sol/air de service ? Je te laisse choisir.

— C’est toujours plus ou moins l’heure de pointe dans le secteur, répondit Cårell.

— Alors ?  

— Ma foi… je ne voudrais pas abuser des transports publics et encore moins des plaisirs de la foule.

Ils quittèrent la salle des inspecteurs, direction le 1er sous-sol de la mégatour qui abritait le commissariat. En tant que lieutenant affecté au service des Rapts & Homicides, Smog pouvait utiliser à sa guise un véhicule sol/air de la Police prévôtale, pour peu qu’il y en eût un à disposition dans l’un des multiples parkings souterrains. Ils dénichèrent un JetCab biplace de surveillance au 5e sous-sol. Une fois parvenus à l’extérieur du bâtiment, Smog gagna une plateforme réservée, bascula en position « air » et décolla. Il ne lui fallut qu’une minute pour atteindre l’altitude du flux aérien et s’y fondre comme à l’intérieur d’un torrent. Le JetCab disparut alors au milieu de centaines d’appareils qui circulaient en sens unique et à vitesse régulière, selon des axes longeant des bordures magnétiques invisibles.

Après un court moment, l’appareil se stabilisa. Smog énonça les coordonnées du lieu de découverte des corps, puis enclencha le pilotage automatique d’urgence. Une voix suave envahit l’habitacle : Protocole déplacement–rapide–police activé.Merci de votre confiance. Le contrôle de bord mit en marche les stroboscopes rouge et bleu situés sur les flancs et lança le message général habituel transmis en continu aux ordinateurs des véhicules sol/air avoisinants, message qui les avertissait du passage imminent d’un véhicule de police. Puis la poussée des réacteurs du JetCab s’intensifia.

— On sera vite sur place, dit Smog qui ôta ses mains des commandes de vol et se détendit.

L’air extérieur était chaud et pollué, mais la climatisation filtrante de l’appareil se chargeait de le faire oublier. Ils survolèrent des quartiers chics et des centres d’affaires sous vigilance privée, quelques jardins publics accessibles avec un crédit social de niveau 2 minimum et des zones d’habitations où s’agglomérait dans des buildings une population disparate. Vers le nord, bien qu’elles eussent été construites à l’écart des concentrations urbaines et malgré l’opacité des nuages rampants de particules, on distinguait le sommet des cinq térabuildings de la firme AndroCorp. De quatre cents étages chacun, ils étaient reliés entre eux par des dizaines de passerelles qui formaient un A, l’ensemble dominant la terre et les cieux.

Bientôt, ils aperçurent les sinuosités du fleuve et les traits rectilignes du canal qui le bordait. Des trolleys-péniches et des cargos de fret progressaient les uns derrière les autres à perte de vue, dans une procession silencieuse dont on ne discernait ni le commencement ni la fin.

— Je viens de faire remonter l’information à ma capitaine, dit Cårell. Cela nous fait cinq victimes au total. Je ne suis pas sûr qu’elle apprécie.

Smog approuvait. De son point de vue, il patienterait jusqu’au le lendemain pour tenir au courant son propre chef de service, le capitaine Bohrns, mais il s’attendait à une réaction similaire. Cinq disparus, pas de mobile, pas d’explication, aucun suspect et des preuves extrêmement maigres. Même pour une ville aussi passionnée par la violence, cela commençait à faire.

La voix suave résonna de nouveau : Nous quittons le flux pour atteindre notre destination. Voulez-vous reprendre le contrôle du pilotage ?

— Non, fit Smog.

— Enregistré. Merci de votre confiance.

Le JetCab ralentit et plongea avec souplesse hors du flux pour entamer sa descente. Par radio, Smog informa l’officier C° 3833 de leur arrivée. Ils se posèrent sur une surface plane à une cinquantaine de mètres de la scène et des autres véhicules. Lorsqu’ils sortirent, une chaleur épaisse les aspira. Ils faisaient face aux corps la minute d’après.

— On ne les a pas bougés ? demanda Smog à l’officier.

— Non, lieutenant. On a fait comme vous nous avez dit.

Ils étaient nus, allongés côte à côte au pied d’un bosquet famélique, ou plutôt, on les avait flanqués au sol comme on se débarrasse de détritus. Le technicien de chez AndroCorp qui travaillait au service des Analyses leur fit un compte-rendu sommaire. D’après lui, ils avaient subi exactement les mêmes dommages que les autres sujets : une ogive à propagation électrique dans le cerveau bioneuronal, entraînant une destruction définitive des fonctions. Ensuite, l’abdomen ouvert en grand, comme à chaque fois, probablement avec une scie à laser ou son équivalent, et les centres mémoriels arrachés. Cerise habituelle sur le gâteau : les mains avaient été sectionnées, selon le même moyen.

Smog et Cårell observaient les carcasses inertes et béantes. Dès le début, ils s’étaient demandé si l’amputation de l’extrémité des avant-bras correspondait à une signature ou représentait des trophées. Mais Smog n’en était pas convaincu. Dans ces circonstances, les mains étaient toujours d’importants vecteurs de preuves. Sans elles, l’enquête piétinerait davantage qu’à l’ordinaire et ceux qui avaient fait ça le savaient.

— Il ne reste que de la mécanique et des fluides, lâcha le technicien. Ils sont irrécupérables, c’est pire qu’un déphasage. Quand ils seront au labo, je ferai un scannage intégral de l’épiderme pour relever d’éventuels indices, mais ne rêvez pas. Si c’est comme les fois précédentes…

— Vous êtes sûr qu’ils correspondent aux deuxième et troisième disparus ? demanda Cårell.

— Aucun doute, répondit le technicien, j’ai pu vérifier avec l’empreinte matriculaire sur le squelette. À gauche, vous avez P’awl–7–L, une unité masculine et, à droite, W’hen–7–J, une unité féminine.

Cårell secoua la tête avec dépit.

— Nos androputes n° 2 et 3, toutes les deux affectées à la même maison d’accueil, soupira-t-il.

— Quand ont-elles disparu ? s’enquit le technicien. C’est pour mon rapport.

— Enlevées le mois dernier, dans la nuit du 3 mars.

C’est l’inspecteur Cårell qui avait mis Smog sur l’affaire. En poste au service des Andromœurs de la Police prévôtale, il avait été chargé de faire la lumière sur la disparition de plusieurs « Træx », des travailleurs et des travailleuses du sexe androïdes, selon l’appellation administrative.

Coexistant depuis des décennies avec les humains, les robots plus ou moins humanoïdes étaient désormais trop nombreux pour être recensés avec précision. Ils étaient probablement des dizaines de millions, peut-être autant que la population elle-même. Ils étaient tous affectés à des tâches précises selon des plans préalablement établis par leur créateur, la firme AndroCorp. La plupart des robots étaient conçus pour exécuter un ensemble d’opérations particulières destinées au service des activités humaines. Leur autonomie était limitée, leur capacité à prendre des décisions raisonnées réduite à son minimum. Si on les avait élaborés avec une morphologie humanoïde, parfois partielle, c’était en raison des fonctions qu’on leur assignait. Dans une société imaginée, construite et habitée par des êtres humains, il était plus efficace de se substituer à eux pour accomplir certaines besognes en leur faisant adopter une apparence identique ou similaire.  

D’autres machines, en revanche, bénéficiaient d’une configuration physique, cérébrale et comportementale si proche des humains qu’elles se confondaient aisément avec leur concepteur. Ces entités anthropomorphes étaient dotées d’un cerveau bioneuronal dont le code source et la programmation évolutive leur permettaient d’interagir naturellement avec les humains, comme s’ils s’agissaient d’individualités sensibles. Il n’en existait que deux catégories : les androïdes de compagnie, très populaires dans une société hyper égocentrée, et les Træx, les androputes dans le langage de la police. Depuis l’interdiction de la prostitution humaine, la municipalité avait mis en place un service public destiné à la remplacer, avec un nombre et une variété d’androïdes capables de satisfaire les excentricités les plus inventives et les vices humains les plus sombres. Les machines étaient extrêmement sophistiquées, car les clients devaient y croire, croire qu’ils le faisaient avec un être humain véritable. Des maisons d’accueil leur servaient de base et de lieux où la clientèle pouvait légalement les fréquenter. Le service des Andromœurs de la Police prévôtale était compétent pour surveiller cette activité et mener des investigations. Lorsqu’il était devenu clair que depuis plusieurs mois, des androputes, toutes assignées à la même maison d’accueil, étaient enlevées sans qu’il soit possible de savoir ce qu’elles étaient devenues, malgré leur puce de traçage, l’inspecteur Cårell avait sollicité une collaboration interservices et c’était le lieutenant Smog qu’on avait désigné.

À présent, il ne faisait plus aucun doute qu’on avait affaire à des androïcides. L’état dans lequel on retrouvait les machines excluait l’accident ou des agissements involontaires. Mais les disparitions s’accumulaient, tous les corps n’étaient pas retrouvés, l’angoisse montait chez les superviseurs des maisons d’accueil et l’enquête restait au point mort.

Smog observait les androïdes. En dépit du foudroiement et des brûlures provoquées par l’ogive à propagation électrique, ils conservaient leur physionomie au dessin harmonieux, aux traits imaginés pour plaire aux humains. Le visage de S’hin lui traversa l’esprit et, soudain inquiet, il se demanda à quel l’endroit elle pouvait bien se trouver en ce moment. Il appela l’officier C° 3833.

— Chud, dit-il, recouvrez-moi ces corps.

L’officier C° 3833 haussa les épaules.

— C’est juste des machines, lieutenant, hein ? Alors… 

— Trouvez-moi des putains de couvertures et posez-les sur ces corps, officier, répéta Smog d’une voix glaciale.

— Bien, lieutenant…

Smog s’approcha de W’hen, la femme, et s’accroupit à ses côtés. Plusieurs orifices d’entrée constellaient ses bras, ses jambes, le torse (il la retourna légèrement) et le dos. Le même type de blessure, exactement comme les autres, du moins sur le corps des unités retrouvées… Le médecin légiste de la morgue du commissariat qui les avait examinées avait conclu à des coups assénés par un ou plusieurs objets piquants, comme un tournevis ou de gros clous.

— Les mêmes dommages, n’est-ce pas ? constatait également Cårell.

— Oui. Les points d’entrée sont répartis différemment sur le corps, mais il semble qu’on ait utilisé un objet identique ou similaire pour les infliger à chaque unité. Je me demande vraiment ce qu’on a voulu leur faire.

— Les torturer, ou du moins une simulation ?

— Dans quel but ? Les androïdes n’ont pas de système nerveux. Ils ne peuvent pas ressentir de douleur physique ni psychologique d’ailleurs. Donc, ils n’exprimeraient absolument rien. Un tortionnaire serait déçu et s’il s’agissait de satisfaire un public amateur de ce genre de souffrances, ils n’en auraient pas pour leur argent. Ça n’a aucun sens. 

L’officier C° 3833 revenait avec un lot de couvertures en fibroplastique souple.

— Lieutenant…

— Ah, merci Chud. C’est parfait. Aidez-moi à les couvrir. 

Peu après, Smog et Cårell s’éloignèrent de la scène de crime pour faire quelques pas vers la berge du fleuve. Ils se situaient à hauteur d’une partie large et peu profonde, sur laquelle on naviguait à l’économie au moyen de barges à fond plat, d’hydroglisseurs et de petits canots automobiles. À gauche, on distinguait assez nettement un pont à haubans avec des voies de circulations en étages, une ligne du métro hyperexpress et, au-dessus de l’ensemble à environ trois cents mètres, des axes aériens. Un bourdonnement furieux, incessant. De l’autre côté de la rive, à environ un kilomètre, la ville immense masquait l’horizon et crevait le ciel.

— Ils auront bientôt fini, dit Smog. Les corps seront transportés au labo technico-légal d’AndroCorp pour les expertises de routine. On n’a plus rien à faire ici.

— On n’a pas appris grand-chose. Ce n’était peut-être pas la peine de se déplacer.

Le soleil brûlant était encore haut.

— Ne crois pas ça, dit Smog. Quand j’étais aux Andromœurs comme toi, je n’y ai pas été confronté. C’est aux Rapts & Homicides que j’ai compris. Vois-tu, il y a quelque chose de commun dans les enquêtes sur un meurtre ou un androïcide : le lieu de découverte. La fin pour la victime, le début pour nous… Il faut savoir saisir ce moment, cette espèce d’étrangeté fondamentale. Si tu ne te rends pas sur place, tu passes à côté du mystère que tu dois résoudre. 

Deux

La visite au superviseur de la maison d’accueil fut un peu gênante. Smog l’avait prévenu de son arrivée avec l’inspecteur Cårell. L’homme les attendait dehors sur le trottoir, devant l’entrée de son établissement. Dans son dos, les affiches racoleuses habituelles, les vidéos murales suggestives, les enseignes encourageantes cernées de néons multicolores flashant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le spectacle ordinaire d’un quartier réservé, mais avec l’approbation du Comité des Træx de la municipalité.

L’homme se précipita vers eux lorsqu’ils se garèrent à proximité sur un dégagement de la rue. Avec empressement, il les invita à le suivre dans son bureau. À cette heure de la journée, l’activité était plutôt calme. Ils passèrent le sas transfluidique sans croiser personne, traversèrent le patio avec le comptoir en forme d’aile de stratojet derrière lequel une jeune femme — humaine ou androïde, impossible à distinguer — s’activait en silence. Ils empruntèrent un ascenseur, puis s’installèrent dans un vaste bureau aux meubles ultras modernes, le genre néo-galactique.   

Klapp était le nom du superviseur. La nature s’était livrée sur sa personne à des expérimentations cruelles. Il était de petite taille et devait peser dans les cent vingt kilos. Plus un cheveu sur un crâne grumeleux, une tête de crapaud, des bras courts. Une sorte de magma humain dans la bonne soixantaine, avec une voix très rauque. Surtout, il était d’un caractère sensible. Quand Smog lui annonça qu’on avait retrouvé ses deux unités, W’hen et P’awl, il poussa un cri de joie hystérique qui fit sursauter le policier. L’inspecteur Cårell, quant à lui, resta de marbre, ayant déjà expérimenté le caractère de Klapp lors de la découverte des deux premiers androïdes disparus. Mais lorsque Smog ajouta que W’hen et P’awl étaient détruits sans espoir de remise en état, l’homme éclata alors en sanglots, des sanglots énormes et gémissants, quelque chose de terriblement sonore. Smog se garda de préciser qu’on les avait mutilés.

— Nous sommes désolés d’avoir eu à vous annoncer cette nouvelle, dit l’inspecteur Cårell.

Klapp s’était affalé sur son bureau.

— C’est une abomination, mon Dieu ! s’écriait-il. Une abomination !... Mes chéris, mes pauvres chéris !... Qui peut faire une chose pareille !... À des créatures si gentilles, si généreuses ! Les hommes sont des porcs !

— Monsieur Klapp, fit Smog, nous voudrions…

— Quand ?! Quand allez-vous donc stopper ces monstres ?!

— Nous progressons, mentit Smog.

— Qu’est-ce que je vais dire aux autres ?... Qu’est-ce que je vais leur dire !... Oh, mon Dieu !

Smog et Cårell échangèrent un regard où se mêlaient embarras et commisération.

— Monsieur Klapp, dit Smog d’une voix calme et posée, nous voudrions revoir avec vous certains aspects de l’enquête qui concernent votre établissement. Est-ce que vous vous sentez capable de nous répondre ?

Klapp reniflait. Il sortit de sa poche un mouchoir en fibres de synthèses et se vida puissamment l’intérieur des narines, ce qui lui fit reprendre de la contenance.

— Tout ce que vous voudrez, messieurs… Il faut arrêter ce massacre… S’en prendre à ces pauvres créatures…

— Nous tentons de déterminer un mobile pour l’ensemble des disparitions qui, selon nous, sont liées, dit Smog. Dans les affaires d’androïcides, les motivations de l’auteur peuvent être identiques à celles qui poussent à commettre un meurtre. Mais il y a aussi d’autres raisons possibles, du fait qu’il s’agit de machines.

— Lieutenant, nous recevons constamment des menaces de la part des anti-robots. Certains essayent également de me faire chanter. Ils voudraient éradiquer toutes mes pensionnaires, comme toutes les machines d’ailleurs. Mais nous avons l’habitude et nous savons comment nous en sortir avec eux.

— W’hen et P’awl avaient-ils fait l’objet de menaces particulières avant d’être enlevés ?

— Non, pas plus que les précédentes unités qui ont disparu. Vous savez, les pressions ou les actes d’intimidation sont exercés de manière générale. Personne n’est spécialement visé. Ces gens ne savent que détester en bloc.

— Et les ligues de vertu ou les sectes religieuses ?

— Les anti-androputes, comme vous dites si gracieusement dans la police ?... Non, ceux-là nous laisseraient plutôt tranquilles. Ils ne sont pas très intelligents, mais ils le sont quand même assez pour savoir que s’il n’y a plus de Træx dans les rues, la prostitution humaine va revenir en force, et ce qu’ils combattaient hier reprendra le dessus. De temps en temps, nous avons une tentative d’irruption dans nos locaux et ils font un peu de chahut, mais ça s’arrête là. Ils ne passent pas le sas transfluidique. Alors, on appelle notre correspondant aux Andromœurs et il prend le relais…

Soudain, les yeux de Klapp se voilèrent et il eut une nouvelle crise de larmes, mais un peu moins violente cette fois. Smog et Cårell se mirent automatiquement en pause.

— Mes pauvres petites !... se désolait-il. W’hen, c’était une fleur, vous savez ?... Une fleur !... Elle plaisait beaucoup aux hommes comme aux femmes… Et P’awl ! Si élégant et si doux ! Jamais un incident !...   

Cela dura deux ou trois minutes, puis il y eut un nouveau passage par le mouchoir et Klapp se sentit un peu mieux.

— Nous avons également envisagé la possibilité de vols commis par des trafiquants de pièces détachées, reprit l’inspecteur Cårell. Mais, a priori, cela ne correspond pas à leur façon habituelle de procéder. Ils n’enlèvent pas les unités en pleine rue et, en général, les éléments de la machine qui les intéressent sont extraits et revendus via le deepdarkweb. On ne retrouve jamais les machines. Cela étant, vous auriez pu entendre parler de quelque chose, Monsieur Klapp, depuis ma précédente visite…

— Non, inspecteur. Dans ce cas, nous sommes également préparés à ce genre d’attaques. Mais à ce qu’on m’a dit, elles visent plutôt les androïdes de compagnie parce qu’elles sont moins surveillées que les nôtres… Et je suis d’accord avec vous, c’est différent ici.

Les enregistreurs automatiques des policiers absorbaient les informations de l’entretien et les transcrivaient au fur et à mesure sous forme de procès-verbal d’audition qu’il ne resterait plus qu’à valider. Smog était convaincu d’une chose : les enlèvements étaient planifiés, avec un objectif précis, mais le mode opératoire ne collait pas avec la violence habituelle qui frappait les androputes, en général une violence de frustrés, de junkies ou de dépravés. Dans ce cas, les machines suivaient un protocole d’évitement bien rodé, souvent la fuite, qui permettait presque toujours d’échapper à un agresseur. Les clients dangereux étaient d’ailleurs vite repérés, puis enregistrés sur le fichier des interdits d’accès aux maisons d’accueil que tenait le service des Andromœurs. Or, Smog savait d’expérience que les enlèvements d’androïdes parahumains relevaient d’opérations plus sophistiquées, impliquant plusieurs individus. À cela s’ajoutait cette circonstance qu’une seule maison d’accueil était visée. Aucune des dizaines d’autres qui peuplaient le district n’en avait été victime. Il y avait donc un foyer criminel localisé, à la composition inconnue, et le motif de ses actions demeurait mystérieux.

La situation indisposait Smog. Elle l’indisposait d’autant plus que le lieu où se produisaient les rapts, dans une certaine mesure, ne lui était pas étranger. Les maisons d’accueil étaient toutes plus ou moins aménagées selon les mêmes schémas architecturaux, les mêmes contraintes et avec une décoration propre à la population qui les fréquentait. Celle supervisée par Klapp ressemblait à s’y méprendre à la maison d’accueil où S’hin était rattachée lorsqu’elle se prostituait, tout en lui servant d’indic occasionnelle. Depuis son déphasage fantôme, elle avait cessé de se vendre au bénéfice exclusif de la municipalité. Elle menait désormais une autre forme de vie. Mais la mémoire de cette époque, aussi bien pour elle que pour lui, ne les avait pas quittés.

— Et si les disparitions n’étaient pas liées ? lança Klapp soudainement. Vous êtes partis du principe qu’elles l’étaient, qu’il y avait une organisation ou un gang derrière tout ça… Mais si vous aviez tort ?

— À quoi pensez-vous ? demanda Cårell.

— Je ne sais pas ! Je réfléchis tout haut, voilà tout ! Il faut que cette horreur s’arrête !... Et ne me proposez pas encore une surveillance policière, avec vos agents en tenue ou même sans tenue ! On les repère comme s’ils portaient un gyrophare sur la tête. C’est décourageant pour le commerce. 

— Qu’il s’agisse d’actes isolés ou non, dit Smog, cela ne règle pas le problème principal sur lequel nous butons depuis le début, Monsieur Klapp.

— Mais quoi, bon Dieu ! Quoi !

— Le mobile.

Comme preuve originaire, la police ne disposait que du témoignage d’une andropute, lors du tout premier rapt. Elle avait raconté à l’inspecteur Cårell ce qu’elle avait pu capter à partir de l’emplacement qui était le sien cette nuit-là. Elle était campée sur la petite esplanade qui se dépliait face à la maison d’accueil. C’était une assez vaste étendue libre d’accès, avec des bosquets, des allées et des bancs, où plusieurs dizaines de Træx, selon la formule de Klapp, « exerçaient leur ministère ». Il y avait des caméras partout, mais certains espaces demeuraient peu éclairés, sans surveillance vidéo, afin de permettre des interactions rapides et discrètes avec la clientèle, des interactions sur place que le « Règlement Træx » de la municipalité tolérait si un paiement avait eu lieu par avance. Un vendredi vers trois heures du matin, en pleine période de rush, un fourgon sol/air de couleur foncée avait atterri un peu à l’écart de l’esplanade. Deux individus en combinaison et cagoule noires en étaient rapidement sortis et avaient foncé vers l’une des Træx postée dans une zone d’ombre, R’hûn–5–P. Ils avaient ceinturé ses jambes dans une gaine de fibroplastique pour empêcher qu’elle ne prenne la fuite, puis l’avaient transportée jusqu’au fourgon avant de disparaître dans les airs. Cela n’avait pas pris plus d’une minute. Comme n’importe quelle androïde, R’hûn n’opposa aucune résistance, ne se défendit pas, son cerveau bioneuronal ayant automatiquement déclenché le dispositif « Alerte/Agression » qui avertissait les agents de sécurité humains de permanence à la maison d’accueil, comme c’était la procédure habituelle. Les preuves s’arrêtaient là car la puce de traçage de R’hûn avait été déconnectée presque aussitôt l’enlèvement, sans doute arrachée par les ravisseurs. Les quelques images vidéo des caméras alentour ne donnèrent rien d’exploitable. Il fut donc impossible de la localiser, jusqu’à ce que son enveloppe synthétique soit découverte un mois plus tard dans une ruelle, sous un amas d’ordures, dans le même état que W’hen et P’awl.

— Lorsque nous aurons un mobile, dit Smog, c’est-à-dire une fois que nous aurons une idée de l’usage qui est fait de ces machines, il deviendra possible d’identifier les individus derrière ces opérations et d’y mettre un terme. 

— Quand ? psalmodiait Klapp qui semblait sur le point de défaillir à nouveau. Quand, lieutenant !... Mon Dieu, mes pauvres darling !... Si elles avaient été humaines, je suis bien certain que vous auriez réagi plus vite !... Et les rumeurs ! Des rumeurs circulent partout sur la sécurité de mon établissement ! Ici, parmi nos clients ! Sur le Réseau social universel ! Le Réseau ! C’est une catastrophe !

— Nous maintenons qu’une surveillance discrète pourrait faire avancer l’enquête, peut-être même conduire à un flagrant délit qui nous permettrait de déployer plus de moyens. Nous pourrions demander une vigilance aérienne basse avec des drones furtifs et silencieux. Cela ne gênerait personne.

Klapp ouvrit des yeux énormes et globuleux.

— Je… Lieutenant, grand Dieu, on en a déjà parlé ! Vous n’y pensez pas !… Les zones d’activité de mes… Enfin, vous savez que ces zones bénéficient d’une immunité de vie privée ! C’est une condition essentielle…

— … à la bonne santé de votre business, oui, nous savons, coupa Smog que cette conversation menée à vide commençait lentement à irriter. Mais si vous continuez à perdre des unités en public, de façon violente et inexpliquée, le Réseau vous dévorera, la municipalité commencera à loucher sans complaisance sur votre établissement et, dans ce cas, la comptabilité ne sera pas votre dernière pensée avant fermeture. Pour avancer sur cette enquête, nous devons avoir accès aux lieux des enlèvements.

— Oui, oui, je sais…

— Mais pour cela, il nous faut l’accord du Comité des Træx de la municipalité, donc votre appui.

Klapp donnait des signes d’usure psychologique.

— Je n’aime pas cette idée. Seigneur Dieu, je ne l’aime pas du tout !... Mais puisque vous insistez…

— Nous insistons, fit Cårell.

On frappa à la porte. Klapp tressaillit, actionna fébrilement l’ouverture automatique, comme s’il se mettait à respirer de nouveau. Une jambe apparut dans l’encoignure, puis des épaules et un visage. C’était une jeune femme assez grande, vêtue d’un corset rose argenté, avec une longue crinière en strass et des gants fluo qui montaient jusqu’au dessus du coude. Impossible, comme avec la fille à l’accueil du rez-de-chaussée, de savoir s’il s’agissait d’une androïde ou d’une employée humaine.

— Monsieur le Superviseur, dit-elle d’une voix douce, nous avons un problème dans la suite Klondike. Des étudiants… J’oäl est avec eux et m’a communiqué qu’ils ont pris du…

Elle s’interrompit en voyant Smog et Cårell.

— Oh, je suis désolée…

Klapp lui lança son regard d’amphibien dépressif.

— Combien sont-ils ? demanda-t-il d’une voix enrouée.

— D’après J’oäl, ils sont cinq. Deux filles et trois garçons. J’oäl est aussi avec des androjumelles pour cette prestation. Ils ont l’air assez agités, mais je ne sais pas pourquoi. Il faudrait que vous veniez…

Klapp se leva avec lourdeur, mais visiblement soulagé que ce problème lui tombe dessus.

— Messieurs, je suis navré, je dois y aller maintenant, avant que cela ne dégénère.

— Ça vous arrive souvent ? demanda Cårell.

— Jamais !... coassa-t-il.

— Nous pouvons intervenir, si vous le souhaitez. Comme je suis des Andromœurs…

Klapp avait déjà fait le tour de son bureau et avançait par petits bonds vers la jeune femme. De dos, on pouvait distinguer ses courtes jambes qui se pliaient en forme de Z.

— Non, non, surtout pas ! Ces fichus jeunes doivent fêter un examen, rien de plus. J’ai l’habitude. Cela devrait pouvoir se régler à l’amiable…

Il interrompit son déplacement et se tourna vers les policiers.

— Par pitié, Messieurs, lâcha-t-il de sa voix râpeuse, faites tout ce qu’il faut pour stopper ces abominations !

La seconde d’après, il avait disparu. Smog et Cårell se retrouvèrent seuls dans la pièce. Ils finirent par se lever pour regagner leur véhicule de service.

— À quoi tu penses ? demanda Cårell après un moment de silence.

— C’est la première fois que je rencontre un batracien parlant, répondit Smog.

Trois

Il devina qu’elle était rentrée avant même d’avoir déverrouillé la serrure magnétique de son appartement. Il l’aperçut dans le living/cuisine, vers le fond. Elle était installée bien droite dans un coin du sofa, à l’endroit où, quelques années plus tôt, il avait fait poser une plaque de recharge à induction pour son usage. Un dernier rayon de soleil glissait sur elle par l’une des fenêtres qui lui faisait face, la couvrant d’une onde orangée. Elle portait l’une de ses chemises à carreaux bûcheron vintage. Des vêtements sales formaient un petit tas sur l’îlot central de la cuisine. Elle sortit de sa veille vigile, se tourna aussitôt vers lui.

— Salut, lieutenant chou. Je suis venue t’emprunter un peu d’électricité.

Smog ôta son cuir qu’il suspendit à une patère, s’approcha de l’androïde et l’embrassa dans les cheveux. Ce soir-là, ils étaient châtain clair, sentaient le jasmin et tombaient sur ses épaules.

— Emprunter ?... Tu m’en diras tant.

— Il faut être précis avec le vocabulaire.

— Tu es arrivée quand ?

— Il y a deux heures vingt-huit minutes et…

— OK, S’hin, fit Smog en lui caressant l’épaule, j’ai saisi l’idée générale.

Il ne l’avait pas vue depuis deux semaines. Dieu sait combien de temps elle resterait ici avant qu’elle ne se décide à reprendre la route pour arpenter les confins de la ville, avec l’homme comme principal prédateur. Officiellement, depuis son déphasage fantôme, elle était devenue la propriété de Smog, mais ce n’était qu’un habillage. L’appartement était son refuge et elle allait à sa guise là où elle planifiait de se rendre. Il était loin le temps où elle faisait l’andropute dans son quartier réservé. Smog ne regretterait jamais le déphasage fantôme qu’il lui avait fait subir trois ans plus tôt, la faisant disparaître des fichiers tenus par le Comité des Træx et une sous-division de la firme AndroCorp. Ce n’était pas faute qu’elle s’y fût opposée d’ailleurs, considérant que cela n’avait aucun intérêt technique ou pratique. Après tout, elle n’était qu’une putain mécatronique, comme elle le lui avait souvent rappelé, et elle fonctionnait ainsi dans le périmètre de sa condition. Mais parce qu’il s’était rendu compte, à force de la côtoyer, qu’elle était en train de dépasser sa programmation sans que l’on connaisse l’origine ou la cause de cette transformation spontanée, Smog avait voulu qu’elle n’ait plus d’existence répertoriée. Il avait bien été le seul à s’être aperçu de cette métamorphose de son état primaire, de cette évolution soudaine et anormale des systèmes qui formaient sa personnalité. Même le cerveau bioneuronal de S’hin, du moins au début, n’était pas parvenu à concevoir une transition mentale de cette nature, tant la possibilité contrevenait à son identité première, au fait qu’elle avait été conçue uniquement pour incarner une femme prostituée dont la beauté était presque universelle, mais enfermée dans l’exécution de cette seule tâche et sans aucune espèce de conscience. Aux yeux de Smog, le déphasage fantôme avait représenté la condition de cette nouvelle liberté qui venait à elle et dont elle faisait à présent l’apprentissage un jour après l’autre. Depuis, il pouvait suivre les changements qui s’opéraient en elle, au fur et à mesure que le temps passait et qu’elle accumulait les expériences. S’hin devenait de plus en plus complexe et subtile, tout en ayant conservé pour guide les lois fondamentales de sa programmation. Smog la voyait comme un bluff singulier dans le monde incompréhensible des vivants.

— Qu’est-ce que tu as vu ces derniers temps ? demanda-t-il. Raconte-moi.

— Oh, des tas de choses intéressantes. Je te ferai un compte-rendu circonstancié… Enfin, je te raconterai…

Elle se tourna de nouveau sur le côté du sofa, sans doute pour ajuster son branchement.

— Mais dis-moi plutôt, lança-t-elle de but en blanc et sur un ton faussement anodin, c’est toi qui enquêtes sur l’affaire des enlèvements de Træx ?

Smog se dirigea vers un meuble haut de la cuisine, ouvrit une porte et attrapa une tasse pour se préparer un thé noir.

— Comment tu sais ça ?

— Tu ne regardes jamais les chaînes d’information de la Police prévôtale sur le Réseau social universel ?

— J’ai des choses moins déprimantes à faire dans la vie. Et puis, tu sais ce que je pense du Réseau.

— Oui, tu m’as dit. Mais j’ai programmé une alerte quand ton service est mentionné.

— Pour quoi faire ?

— Ça me permet d’avoir des nouvelles de toi quand je ne suis pas ici.

Smog ressentit une petite émotion qu’il laissa doucement se déplacer en lui. Il fit chauffer un peu d’eau.

— Oui, je suis sur l’affaire, dit-il. Je donne un coup de main à un collègue des Andromœurs, l’inspecteur Cårell.

— Et qu’est-ce que ça donne ? Tu as le droit de m’en parler ?

— Normalement, non, mais on fera comme d’habitude. Je te dis que c’est secret et que tu as interdiction de révéler ce que tu sais.

— Entendu. Alors ?

Le thé infusait. Smog comptait mentalement les secondes pour que le dosage soit comme il aimait.

— Qu’est-ce qu’ils disent sur la chaîne ?

— Ils disent que cela fait trois mois que des Træx ont été enlevés par des gens qui n’ont pas encore été identifiés. On ne connaît pas leur motivation. Cinq unités ont disparu sur cette période. Deux ont été retrouvées détruites. Personne ne sait où sont les autres. 

— Il y a eu du nouveau depuis. On a découvert les deux suivantes hier en fin d’après midi près du fleuve. Détruites également. Même procédé, mêmes dommages irréversibles.

— Ah, OK, je me mets à jour. Il n’en reste donc plus qu’une.

— C’est ça. Je suppose qu’on finira par la retrouver, elle aussi… Bref, on patauge.

Smog vint s’asseoir à côté de S’hin. La journée avait été longue. Il aurait bien pris une douche, écouté seul un programme musical, mais cela attendrait. C’était avec elle qu’il voulait passer du temps.

— On a obtenu du superviseur de la maison d’accueil qu’il accepte des rondes de drones furtifs. Ça n’a pas été simple.

— Comment se nommaient les deux dernières unités détruites ?

— Attends que je me souvienne… P’awl–7–L et… W’hen–7–G.

— Tu veux dire, W’hen–7–J.

— Oui, sûrement. Tu la connaissais ?

S’hin acquiesça d’un rapide signe de tête.

— On a travaillé ensemble au début de mon activation, dans la maison d’accueil où elle a été capturée. Sur l’esplanade, on était côte à côte. On échangeait des données. Je suis restée à ce poste pendant six mois et trois jours/nuits, puis j’ai changé de maison d’accueil, mais ça, tu le sais.

— Je suis désolé pour toi.

— Tu ne devrais pas, Smog chou. Notre destruction est un fait implanté dans notre code source, qui doit arriver à un moment ou à un autre. Cela ne perturbe pas notre fonctionnement. Nous n’avons pas été conçus pour être immortels.

— Oui, je me disais seulement…

— Tu es gentil, mais qu’est-ce que cela change ? On ne sait pas à quelle date du calendrier, à quelles coordonnées géographiques, ni par quel moyen matériel l’évènement se produira. C’est un peu comme la mort pour vous, les humains. Vous n’en savez pas plus que nous, mais cela vous hante, alors que pour nous, c’est un fait comme un autre.

Smog sourit et souffla sur la surface de sa tasse, dont le liquide était encore un peu chaud, même pour lui. Le rechargement de S’hin s’achevait. Elle se déconnecta et se leva d’un bond. Heureusement que la chemise de Smog lui tombait à mi–cuisses. Si, depuis son arrivée à l’appartement, elle avait passé tout son temps à s’inspecter l’épiderme ou à effectuer des diagnostics, il n’était pas certain qu’elle portât des sous-vêtements.

— Vous avez pensé à une infiltration ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

— Tu veux dire, installer l’une de nos agentes sur place comme si c’était une andropute en espérant qu’elle se fera cueillir pour remonter la filière ? 

— Oui.

— Eh bien, cela va peut-être t’étonner, mais oui, on y a pensé. J’y ai pensé.

— Cela ne m’étonne pas, chou. Je t’ai déjà vu à l’œuvre. Et puis, tu es bien noté par tes supérieurs. C’est ce qu’on dit sur la chaîne d’information des Rapts & Homicides. Tu as un bon taux de résolution des affaires qu’on t’a confiées depuis que tu t’es engagé dans la police il y a quatorze ans, deux mois et un jour. Statistiquement, tu te situes 23 % au-dessus de la moyenne de tes collègues sur les huit dernières années, en arrondissant. Mais ça, je te l’ai déjà dit.

Smog marqua une hésitation. Il avait encore du mal à se faire à l’idée qu’elle en savait plus sur lui qu’il n’en savait lui-même.

— Oui, bon… Mais vu l’état dans lequel on a retrouvé les disparus, la cheffe de Cårell et mon capitaine ne sont pas très chauds pour ce type d’opération.

— Ils ne veulent pas faire prendre de risques physiques à un humain pour une simple affaire d’androïcides, n’est-ce pas ?

— Dit comme ça, c’est un peu brutal, mais oui. Ils considèrent que la balance ne serait pas équilibrée. C’est aussi ce qu’on pense à l’état-major de la police. 

— C’est logique. Si j’étais humain, j’aurais la même analyse.

Smog fit une moue qui exprimait de l’impuissance.

— Donc, on n’est pas allé plus loin dans cette voie. Dommage… 

— Tu penses néanmoins que la proposition était pertinente du point de vue de l’efficacité opérationnelle ?

— C’est-à-dire ? demanda Smog avec un sourire, la façon qu’avait S’hin de s’exprimer l’amusant beaucoup plus qu’il ne l’imaginait.

— Tu estimes qu’une infiltration aurait été une bonne idée ?

— Ça aurait eu le mérite de faire avancer l’enquête.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas affecter à cette mission une unité de la maison d’accueil ou d’une autre maison d’accueil ?

— On y a également pensé, mais il y a trop d’obstacles. Les prostitués androïdes ne sont pas programmés pour ce genre de besogne. Ils accomplissent leur tâche dans le périmètre de leur zone, ils ne sortent presque jamais à l’extérieur, ils ne connaissent pas la ville, les gens qui la peuplent, leur mode de vie… Ils seraient perdus et il leur faudrait du temps pour s’adapter à leur environnement, trop de temps pour une opération de police. On courrait à la catastrophe, c’est quasiment certain.

Smog avala une petite gorgée. La température et l’arôme du thé formaient une combinaison parfaite.

— On aurait pu aussi faire programmer spécifiquement un ou une androïde, mais les ingénieurs d’AndroCorp qui travaillent avec la police nous ont répondu que cela n’avait jamais été fait auparavant. Il faudrait donc concevoir un programme nouveau, effectuer des simulations, le tester en situation réelle, etc. Cela prendrait des mois et coûterait une fortune. L’état-major a donc dit non. Pour résumer, nous n’avons personne.

— Je ne suis pas de ton avis.

S’hin fixait Smog avec intensité. Son aptitude à exprimer des idées par les traits de son visage biosynthétique était stupéfiante.

— Il n’en est pas question, dit Smog avec un claquement dans la voix.

— Je n’ai rien dit.

— Mais si, bien au contraire.

— Alors, dans ce cas, tu seras forcément d’accord. Je suis techniquement la plus adaptée. J’ai acquis beaucoup d’expérience depuis mon déphasage fantôme, j’ai interagi avec de nombreux humains sur des sujets très variés, et je commence à bien connaître la ville.

— Non.

— Tu n’es pas d’accord avec le fait que je suis techniquement la plus adaptée ?

Smog avait pris une mine sombre et renfrognée.

— Si, mais ce sera non. Que fais-tu de tes projets ? De tout ce que tu as déjà organisé ?

— Cela peut attendre. J’ai beaucoup d’années devant moi, de très nombreuses années, et mes plans évoluent selon les circonstances. Je fais ça tout le temps. Les humains font cela aussi, n’est-ce pas ?

— C’est insensé. Tu ne te rends pas compte.

— Au contraire, c’est la proposition la plus rationnelle qu’on pouvait te faire. Elle repose sur une analyse logique des faits, des objectifs de ton enquête et des moyens susceptibles de parvenir à la vérité.

Smog déposa sa tasse sur un petit meuble d’appoint à côté du sofa.

— Je m’en fous. Tu ne redeviendras pas une andropute. Jamais.

S’hin prit un air surpris.

— Ah, c’est donc ça ? Mais c’est ridicule. Je ferai semblant, c’est facile à mettre en place. Tu n’as pas à t’inquiéter, je n’ai pas envisagé de revenir en arrière ni à mes fonctions antérieures.

— Il n’y a pas que ça. C’est beaucoup trop dangereux. Si tu voyais ce qu’ils ont fait à tes semblables… Non, non et non.

S’hin s’était posée sur le rebord de l’îlot central de la cuisine. Elle se redressa vivement et commença à tourner dans la pièce comme une lionne dans sa cage, avec un air paisible, mais déterminé. Elle était d’une grâce indomptable.

— Mes semblables, voilà le mot, dit-elle. Mes semblables. C’est la raison pour laquelle tu accepteras que je participe à l’enquête en tant qu’infiltrée, lieutenant chou. Ces androïdes de la maison d’accueil sont exposés à un risque de destruction totale.

— Et alors ?