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Beschreibung

Ce matin de juillet, en quittant la Sorbonne, Norbert Defrennes rencontra son ami Foury sur le boulevard Saint-Germain, et tous deux se dirigèrent en causant vers la rue Saint-Guillaume, où demeurait Norbert.
Foury, brun, trapu, au visage coloré, aux gestes exubérants, était l’antithèse de son compagnon, svelte, élégant, de physionomie fine, un peu froide, d’allure souple et réservée. Leurs caractères différaient autant que l’apparence physique. Ils s’étaient liés au lycée, puis retrouvés à la Faculté des Lettres. Foury voyait dans le fils du banquier Defrennes un prêteur généreux, quand ses frasques avaient mis à sec la bourse garnie tous les trimestres par sa mère.

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Delly

Cité des Anges

1953

© 2021 Librorium Editions

ISBN : 9782383831006

I

Ce matin de juillet, en quittant la Sorbonne, Norbert Defrennes rencontra son ami Foury sur le boulevard Saint-Germain, et tous deux se dirigèrent en causant vers la rue Saint-Guillaume, où demeurait Norbert.

Foury, brun, trapu, au visage coloré, aux gestes exubérants, était l’antithèse de son compagnon, svelte, élégant, de physionomie fine, un peu froide, d’allure souple et réservée. Leurs caractères différaient autant que l’apparence physique. Ils s’étaient liés au lycée, puis retrouvés à la Faculté des Lettres. Foury voyait dans le fils du banquier Defrennes un prêteur généreux, quand ses frasques avaient mis à sec la bourse garnie tous les trimestres par sa mère.

Il continuait ces relations d’amitié plutôt par habitude que par réelle sympathie. Foury, de son côté, se fût bien gardé de les rompre. Par M. Defrennes père, influent dans les milieux politiques de gauche, il s’était fait nantir d’une confortable sinécure administrative, et comptait que, grâce à cette protection, il pourrait quelque jour s’élever à un échelon supérieur. En somme, un type d’aimable égoïste, pas mauvais garçon, susceptible de quelques élans généreux, mais trop amateur de toutes les jouissances de la vie. Ainsi le jugeait Norbert, en toute équité.

Ils marchaient d’un pas flâneur, le long du boulevard. Foury parlait de ses projets pour le mois d’août. D’abord un séjour à Cabourg, en joyeuse compagnie. Puis une quinzaine donnée à sa mère dans la maison familiale de La Rochelle. Ensuite l’ouverture de la chasse, en Gascogne, chez des cousins.

Norbert recourait d’un air distrait. Ses yeux, d’un gris foncé, qui parfois prenaient une teinte presque bleue, avaient en ce moment l’expression d’indifférence et de songe qu’un observateur y eût souvent discernée depuis quelque temps surtout. Il semblait alors que sa pensée n’eût plus avec ses interlocuteurs qu’un contact léger, suffisant néanmoins pour lui permettre de se tenir superficiellement au courant de la conversation.

Foury, après un court silence, demanda :

– Et toi, mon cher, quels sont tes projets ?

– Un voyage en Danemark avec Bartholier. Ensuite... je n’en sais rien. Peut-être irai-je passer quelque temps à Larchamp, quand mes parents y seront.

– Eh ! c’est tout indiqué. Larchamp est épatant, quand il y a du monde. On s’y amuse ferme ! Ta belle-mère est extraordinaire pour organiser les distractions !

Un pli d’ironie se forma au coin des lèvres de Norbert.

– Oui, elle s’y entend parfaitement. Elle s’entend à organiser tout, d’ailleurs.

– C’est une femme très intelligente, très remarquable !

Foury parlait avec une chaleureuse conviction.

– ... Et très bien encore, très chic, surtout !

Norbert répéta, sur le même ton d’ironie :

– Très chic, certainement.

Ils marchèrent de nouveau en silence pendant un moment. Puis Foury, avec un clin d’œil malicieux vers son compagnon, demanda :

– Il paraît, cachottier, que tu es fiancé ?

Norbert tourna vers lui un regard de calme surprise.

– Moi ? Qui t’a raconté cela ?

– Mme Sorgues. Elle prétend le tenir de source sûre.

– Eh bien, mon cher, cette source sûre lui a fait avaler un canard. Il n’est pas question de fiançailles pour le moment.

– Allons, je rengaine mes félicitations. Pas pour longtemps, j’imagine ? Car la charmante Mme Figuères ne peut tarder à devenir Mme Defrennes.

Norbert dit froidement :

– C’est possible.

Foury n’insista pas. Il savait que son ami n’aimait pas qu’on essayât de scruter sa pensée, ni qu’on s’immisçât dans sa vie sentimentale.

D’ailleurs ils arrivaient à la rue Saint-Guillaume. Après une poignée de mains, ils se séparèrent. Norbert gagna le vieil hôtel où se trouvait son appartement, au fond d’une cour en fer à cheval que bordaient des corps de logis aux allures aristocratiques, patinés par les siècles. C’était le perpétuel étonnement de son père, de sa belle-mère, que le choix de cette vieille rue, de ce logis ancien ; « un tombeau ! » disaient-ils. On admettait encore qu’il eut du goût pour les choses du passé : en tant que meubles, objets d’art, ce goût-là étant fort à la mode. Mais qu’il le poussât jusqu’à loger dans une de ces antiques demeures de la rive gauche, voilà ce qui paraissait complètement incompréhensible à des gens, pour qui l’atmosphère des plus élégants quartiers de Paris semblait la seule où ils pussent respirer.

Dans ce choix, il avait suivi la pente naturelle de son esprit qui le conduisait à la curiosité du passé, de la vie morale et matérielle des générations éteintes. Peut-être aussi fallait-il y voir une instinctive réaction contre le luxe trop neuf, l’existence trop mondaine de ses parents et de leurs habituelles relations. Parfois, entre ces vieux murs, une nostalgie s’insinuait en lui. Nostalgie de quoi ? Impossible de l’analyser, car elle restait vague, changeante comme des jeux d’ombre sur les ondes palpitantes de la mer. Néanmoins, une empreinte en demeurait sur sa nature réfléchie, secrètement vibrante, douée d’une sensibilité plus riche que personne n’eût pu le soupçonner, car il était une âme fermée que l’amour lui-même n’avait pu ouvrir qu’à demi.

Comme il traversait le vestibule de son appartement, le domestique vint à lui, annonçant :

– M. Defrennes a téléphoné, pour demander à monsieur de venir dîner ce soir.

– Bien. Vous amènerez la voiture pour sept heures et demie.

Norbert entra dans son cabinet de travail, où les volets clos maintenaient un peu de fraîcheur par cette journée d’été. La longue pièce, tendue de vieilles tapisseries, avait trois porte-fenêtre cintrées, ouvrant sur un petit parterre vieillot, seul reste du grand jardin d’autrefois qu’ornaient statues, bassins et buis taillés. Entre les bibliothèques en marqueterie ancienne, des piédestaux soutenaient des bustes de marbre. Le grand bureau sobrement garni de bronze finement ciselé avait appartenu à un fermier général du dix-huitième siècle. Papiers et livres y étaient rangés avec le soin que Norbert apportait à toute chose. Dans un petit vase de Saxe, quelques roses commençaient de s’effeuiller.

Norbert alla vers une des fenêtres, entrouvrit un volet. Puis il vint s’asseoir près du bureau. Une lettre l’attendait là. Elle était de Mme Figuères, la jolie Régina Figuères, femme d’un administrateur colonial en instance de divorce, et fort éprise de ce charmant Defrennes aux yeux songeurs, au fin sourire parfois nuancé d’ironie.

En ce moment à Paramé, elle écrivait à Norbert pour lui demander d’y venir passer une quinzaine de jours. Sans quoi, disait-elle, le temps lui semblerait trop long jusqu’en octobre, où de nouveau ils se retrouveraient à Paris.

Norbert lut avec émotion cette lettre tendre, spirituelle. Il aimait la blonde jeune femme aux yeux vifs, expressifs, dont les goûts délicats s’apparentaient aux siens. Elle avait connu l’amertume d’une union mal assortie et vivait depuis deux ans chez son père, Abel Figuères, qui avait été le maître de Norbert en littérature ancienne. Le jeune professeur l’avait connue là, et ils s’étaient aimés aussitôt. Mais tandis que Régina donnait son cœur sans détour, Norbert sentait parfois comme une ombre passer sur son amour, ombre légère, fuyante, qui laissait en lui un vague désenchantement.

Ayant mis de côté cette lettre pour y répondre le lendemain, il ouvrit une revue et lut jusqu’à l’heure où il lui parut opportun de se préparer pour se rendre chez son père... Ces réunions de famille ne représentaient pas un plaisir pour lui. Son père, pris par ses affaires et ses plaisirs, ne lui accordait qu’un intérêt superficiel. Il n’existait entre eux aucune affinité de goûts, de pensée. L’âme de Norbert avait, plus d’une fois, subi de secrets froissements au contact de ce matérialisme de jouisseur, de l’étroitesse d’un esprit incliné vers le sectarisme. Les rapports entre eux se limitaient, d’ailleurs, à quelques entrevues, au cours d’un repas, à quelques jours passés ensemble, en fin d’été, au château de Larchamp, dans l’Oise.

Sa belle-mère se montrait à son égard d’une aimable indifférence. Tout son intérêt, toute son activité, qui était grande, se concentraient sur les distinctions mondaines, les essayages de toilettes, les réunions d’œuvres hautement patronnées par des personnalités politiques ou financières. Quant à Licette, la demi-sœur de Norbert, elle se faisait déjà à dix-neuf ans une existence indépendante, et il eût semblé vain de chercher quelque affection chez cette jolie fille égoïste.

Ainsi, depuis la mort de sa mère – il avait sept ans à cette époque – Norbert vivait dans une solitude morale à laquelle il s’était accoutumé en apparence, mais qui, plus d’une fois, avait été pour lui la cause d’une amertume, d’une souffrance inavouée, par exemple quand il découvrait chez quelqu’une de ses relations une vie familiale tout autre.

Et dans son attrait pour Régine, dans son désir de s’unir à elle, il y avait peut-être surtout l’appel de son âme isolée vers un foyer, vers une chaude affection.

Dans le luxueux hôtel du Parc Monceau, il trouva ce soir-là Mme Defrennes on train de discuter avec Licette qui refusait de l’accompagner à La Baule. Enfoncée dans un fauteuil, les jambes croisées, haut découvertes par la jupe étroite, de mode à cette époque, la jeune personne opposait aux observations de sa mère, le sourire dédaigneux de ses lèvres rouges et de brèves phrases jetées avec impertinence,

Mme Defrennes prit à témoin son beau-fils.

– Elle veut aller à Biarritz avec les Landremart, Norbert. Or, je trouve cela un peu risqué. Certainement j’ai les idées larges, mais la petite Mme Landremart a une réputation tellement déplorable ! Et son mari vaut si peu de chose ! À l’âge de Licette, ne trouves-tu pas ?...

– Naturellement, votre devoir est d’interdire cela.

Il y avait de l’ironie dans cette réponse. Licette glissa vers Norbert un regard de malice narquoise. Il la connaissait bien, son frère ! Il savait qu’elle n’en faisait jamais qu’à sa tête, la jolie fille brune qui ne voyait dans le monde que sa petite personnalité intelligente, vivace, orgueilleuse, toute gonflée d’ambitions secrètes qui se résumaient après tout en cette formule : beaucoup d’argent pour obtenir le maximum de jouissances. Ce n’était pas d’une âme très élevée. Mais le mot « âme » était vide de sens chez Maurice Defrennes.

Le banquier entrait à ce moment : assez bel homme, avec quelque embonpoint, le teint un peu congestionné, le crâne un peu dégarni. Il serra la main de son fils en disant :

– J’ai à te parler. À table ! Nous causerons là.

Ils passèrent dans la salle à manger, s’assirent autour de la table luxueusement décorée. Sous la lumière, Mme Defrennes, fardée, vêtue de gris argent, donnait encore l’illusion d’une femme jeune, bien qu’elle approchât de la cinquantaine. Elle teignait en blond ses cheveux d’un beau châtain clair, depuis que des fils d’argent y apparaissaient. Dans le visage fin et mobile, les yeux bleus avaient un éclat un peu dur. Mme Defrennes passait pour une maîtresse femme, qui administrait avec la même compétence sa maison et les œuvres dont elle était présidente, trésorière ou conseillère. Son mari lui laissait toute liberté pourvu que, de son côté, elle ne le gênât en rien. Ils s’arrangeaient ainsi d’un accord tacite une vie à leur guise, sans guère se soucier l’un de l’autre.

Quand M. Defrennes eut posément avalé son potage, il tourna vers Norbert ses yeux gris de lin, un peu troubles.

– J’ai un service à te demander, mon ami. Voici de quoi il s’agit : Me Roubin, notaire à Clergeac, m’écrit qu’il a reçu dernièrement une demande d’achat pour une vieille bicoque. On en offre dix mille francs avec tout ou partie des meubles – ce qui serait à débattre. Autant m’en débarrasser, puisque je n’en fais rien. Mais je voudrais que tu ailles là-bas auparavant, pour donner un coup d’œil à ces vieilleries, voir si quelque objet vaut la peine d’être soustrait à la vente. Il doit y avoir une assez belle armoire ancienne...

Mme Defrennes dressa l’oreille.

– Une armoire ancienne ? Quel genre ?

– Dix-septième siècle, je crois... Elle était dans le salon. Mon frère Raymond l’y aura probablement laissée, car il était respectueux de toutes les traditions.

Il y avait du sarcasme dans le ton du banquier.

– Dix-septième ? Elle ferait bien dans la petite antichambre. Norbert s’y connaît, il jugera ce qu’elle vaut. Il n’y a pas de meubles du dix-huitième, Maurice ?

– Je ne crois pas. Mais voilà si longtemps que je n’ai mis les pieds là-bas...

M. Defrennes se servit de l’entrée que lui présentait le valet de chambre, commença de manger, puis s’adressa de nouveau à son fils :

– Je te donnerai une procuration et tu régleras tout au mieux. Cela ne dérange pas quelque projet, ce petit voyage ?

– S’il ne demande que quatre ou cinq jours, non, mon père. Je ne serai même pas fâché de connaître le lieu où vécurent nos ancêtres.

– Un affreux trou ! Il n’y a rien à y voir, en dehors de l’église et des restes de l’abbaye. Tu auras vite fait de traiter cette petite affaire, dont je t’abandonne le produit en compensation de ton dérangement. Tu iras par la route, sans doute ?

Sur la réponse affirmative de son fils, il ajouta, après avoir avalé de nouveau quelques bouchées :

– Il y avait autrefois un assez bon petit hôtel, « l’Écu d’Or ». Ou bien tu pourrais loger dans la maison. La vieille Élise, une ancienne servante de la famille, chargée de son entretien, te préparerait une chambre et te ferait de l’excellente cuisine du pays. Que préfères-tu ?

– Cette dernière solution me plairait davantage.

– Y a-t-il quelque remise où je puisse garer ma voiture ?

– Oui, il y a ce qu’il faut. En écrivant au notaire pour lui annoncer ton arrivée, je lui demanderai de prévenir Élise pour qu’elle t’attende un des jours de la semaine prochaine.

– C’est une corvée que papa te donne, Norbert ! dit Licette en faisant la moue.

– Mais pas du tout, je te le répète, c’est avec plaisir que je ferai la connaissance de cette antique petite cité. Y avons-nous encore de la famille, mon père ?

Les lèvres de M. Defrennes eurent un plissement de dédain.

– Oui, des cousins. Des dévots à tous crins ! L’un d’eux est prêtre...

– Oh ! là là ! ricana Licette. Est-ce que tu les verras, Norbert ?

– Mais je...

Coupant la parole à son fils, M. Defrennes dit avec impatience :

– Norbert n’a rien à faire avec ces gens-là. Je n’ai plus de rapports avec eux depuis bien longtemps.

– Êtes-vous brouillés, mon père ?

– Brouillés, non, ce n’est pas le mot, mais ils me sont totalement indifférents... ou, pour employer l’expression exacte, complètement antipathique.

II

Le crépuscule tombait sur la petite ville de Clergeac en Périgord, quand Norbert y arriva en cette chaude soirée d’été.

La vieille cité groupait ses rues en pente autour d’une église du XIIIe siècle dont, à cette heure tardive, le jeune homme ne distingua que les contours. Il se fit indiquer la direction de la maison Defrennes et engagea sa voiture dans une rue étroite, bordée de vieux logis où s’allumaient quelques lampes discrètes.

Celui qu’il cherchait se trouvait tout en haut, à courte distance de l’église qui projetait sur lui son ombre séculaire. Dans la demi-obscurité, Norbert ne vit que ces fenêtres du rez-de-chaussée ornées de grilles ouvragées, la porte étroite dont le heurtoir représentait une tête d’homme. Il descendit de voiture et s’arrêta un moment avant de frapper. Dans cette ombre du soir, dans ce silence de la rue déserte, des logis clos, il eut la fugitive impression d’un mystère autour de lui.

Aussitôt, il s’en dégagea, sourit et leva le heurtoir qui retomba avec un bruit profond.

Presque à l’instant, la porte fut ouverte, laissant voir un menu visage de vieille femme, des cheveux blancs coiffés du mouchoir périgourdin. Une lampe, que cette femme tenait à la main, éclaira Norbert, qui levait son chapeau en demandant :

– C’est bien ici la maison de M. Defrennes, n’est-ce pas ?

– Mais oui, monsieur ! Oh ! je n’espérais plus guère vous voir ! Mais j’ai heureusement tenu le dîner au chaud...

– J’ai été retardé par une panne près de Limoges. Il y a une remise où je puis rentrer ma voiture ?

– Voici, monsieur. J’ai ouvert à l’avance...

Quand Norbert, non sans quelque difficulté vu l’étroitesse de la rue, eut logé l’automobile dans la grande remise vide qui joignait la maison, il franchit le seuil de celle-ci derrière la servante qui levait la lampe pour l’éclairer. Sur un long corridor où flottait une légère odeur de moisi, donnaient plusieurs portes.

Élise ouvrit l’une d’elles.

– Voici la salle à manger. Si monsieur veut bien entrer, je vais le servir tout de suite.

La pièce était vaste, meublée d’un grand buffet d’acajou à étagères, d’une table ronde et de nombreuses chaises cannées. Les deux portes vitrées ouvraient sur le jardin. Norbert s’approcha de l’une d’elles. Dans la nuit envahissante, il ne distinguait que des formes d’arbres et les massifs d’arbustes les plus proches. Mais une fraîcheur douce venait jusqu’à lui, avec de délicats parfums de fleurs. Il demeura là, immobile, tandis que la vieille femme mettait le couvert à petit bruit. Une sensation apaisante le pénétrait dans cette atmosphère nouvelle qui le rejetait à des années en arrière et le faisait penser à des êtres disparus, dont il ne connaissait presque rien, car Maurice Defrennes ne parlait pas volontiers de sa famille.

Il savait que son père avait eu un frère aîné, marié, mort vers la quarantaine après avoir perdu son unique enfant. La maison de Clergeac était alors échue en héritage au cadet, avec une cinquantaine de mille francs. Insignifiant apport dans la fortune déjà faite du banquier. Celui-ci, depuis le décès de son frère, n’était plus retourné dans la maison familiale confiée aux soins d’Élise, la servante qui avait assisté Raymond Defrennes à ses derniers moments. Voilà tout ce que Norbert connaissait du logis qui conservait le souvenir de ses ascendants.

Élise s’approcha en annonçant que le repas était servi. Norbert s’assit devant la table recouverte d’une nappe de toile fine. La lampe éclairait le service de porcelaine blanche à filets verts, les verres de forme ancienne, les couverts de fer battu très brillants. Élise s’excusa :

– Je n’ai pas autre chose, monsieur. L’argenterie n’est plus ici, M. Maurice se l’était fait expédier après la mort de M. Raymond. Il y avait des choses très belles, dont avait hérité une arrière grand-mère de ces messieurs.

– C’est très bien ainsi, Élise, tout à fait bien.

Il dîna avec appétit, complimenta Élise sur sa cuisine. Mais il ne s’attarda pas à table. Dans cette grande pièce mal éclairée, il éprouvait une sorte de malaise. Élise, la lampe à la main, le précéda dans l’escalier de pierre grisâtre, aux marches creusées par tous les Defrennes d’autrefois. Elle ouvrit une porte dans le corridor pavé de petites briques hexagonales, et s’effaça pour laisser passer Norbert, puis elle entra derrière lui.

– J’ai préparé cette chambre pour monsieur, parce que c’est la plus agréable. Puis il y a des souvenirs... M. Raymond et M. Maurice y sont nés, après leur petite sœur vite partie pour le ciel.

La pièce était grande, bien aérée par deux fenêtres qui laissaient entrer l’air du soir, tiède, parfumé au passage des jardins. Élise éleva la lampe, la promena autour d’elle pour que le jeune maître pût se rendre compte de la disposition des lieux.

Il distingua un grand lit d’acajou de la forme dite « bateau », une armoire, une commode du temps de Louis-Philippe, une table ovale posée sur le tapis qui recouvrait eu partie le parquet brillant.

Élise demanda :

– Monsieur désire-t-il que je reste cette nuit dans la maison, au cas où il aurait besoin de quelque chose ?

– Non, Élise, merci. Retournez chez vous. Il est inutile de changer vos habitudes pour si peu de temps que j’ai à rester ici.

– Alors, je vais dire bonsoir à monsieur. Je pense qu’il ne lui manque rien... Le verre d’eau est prêt, là...

Sa main s’étendait vers la commode.

– ... J’ai mis la valise dans le placard. Demain matin, je viendrai de bonne heure. Bonsoir, monsieur, dormez bien !

Elle sortit, discrète et tranquille, après avoir posé la lampe sur la table.

Norbert fit quelques pas à travers la pièce. La lampe, avec son abat-jour de porcelaine verte, répandait un faible halo de lumière qui éclairait le tapis de la table, en velours élimé entouré d’une bande de tapisserie, et laissait dans la pénombre le lit, les autres meubles, les chaises à dossier d’acajou en forme de lyre, le grand fauteuil recouvert de tapisserie.

Pour mieux examiner les lieux, Norbert prit la lampe, et, comme tout à l’heure Élise, la promena autour de lui.

Il vit alors, aux murs, quelques portraits, une glace ovale dans un cadre doré au-dessus de la cheminée même, une grande pendule Empire, en bronze, fort belle, entre deux lampes de la même époque, coiffées de globes opalins.

En abaissant un peu la lampe, Norbert éclaira la commode. Sur le dessus de marbre noir se dressait une statue de la Vierge tenant entre ses bras l’Enfant divin. Elle était en bois, sculptée avec un art un peu fruste, peinte de nuances adoucies par le temps. Les draperies tombaient avec raideur, les attitudes étaient sans grâce ; mais les deux visages avaient une expression douce, tendre et cependant majestueuse.

« Une pièce assez intéressante, songea Norbert. Première période du treizième siècle, sans doute. Je la verrai mieux demain. »

La lumière, en s’élevant de nouveau, tomba sur un grand Christ d’ivoire jauni qui se détachait sur le bois noir d’une croix.

Ce fut une vision brève. Norbert se détourna, posa la lampe sur la table et alla vers une des fenêtres.

Toutes deux ouvraient sur un étroit balcon de pierre. Au-delà, c’était le jardin perdu dans la nuit profonde. Des parfums d’été montaient jusqu’à Norbert, qui les aspira en s’appuyant à la balustrade.

Du jardin voisin tout proche – car de ce côté cette fenêtre était la dernière du logis des Defrennes – arrivait un murmure de voix. En se penchant un peu, Norbert distingua trois personnes assises devant une porte vitrée par où venait un reflet de la lumière placée à l’intérieur.

À ce moment, l’horloge de l’église sonna une demie. Puis une cloche s’ébranla, remplit la nuit paisible de son timbre fort, plein, puissant.

Du groupe des trois personnes, quelqu’un se leva en disant :

– Voici le premier coup. Je vais m’habiller, cher père.

Cette voix de femme était jeune, fraîche, et frappa agréablement l’oreille de Norbert. Il entrevit une forme mince vêtue de clair qui se tenait debout en face du banc où étaient assises les deux autres personnes – deux hommes dont les crânes dénudés étaient éclairés par le reflet de lumière.

Dans les vibrations de la cloche, le bruit des voix se perdit. Norbert vit la forme féminine disparaître à l’intérieur du logis. Peu après, ses compagnons l’imitèrent. Norbert remarqua alors que l’un d’eux était un prêtre, qui semblait marcher avec quelque difficulté.

Il demeura encore un moment accoudé à la balustrade de pierre qui s’effritait un peu. La tiédeur de l’atmosphère, le calme du soir l’engourdissait, après cette journée de voyage au grand air, à une assez vive allure.

Puis il ne savait quoi de doux, d’apaisant, l’enveloppait, s’insinuait en lui, souffle mystérieux pour lequel s’entrouvrait son âme fermée.

La cloche, un instant silencieuse, résonnait de nouveau. Toute la nuit s’emplissait des vibrations profondes du bronze. Une autre se mit en branle presque aussitôt. Elle avait un timbre plus puissant encore, que le sonneur mariait avec maîtrise à la voix de sa compagne. Ce fut un duo magnifique. Norbert l’écoutait, un peu redressé, la main sur la pierre usée. Ces voix de bronze n’éveillaient en lui aucune de ces émotions ayant leur source dans les souvenirs d’une enfance pieuse, qui a connu le cycle inoubliable des fêtes liturgiques. Sa mère lui avait appris à prier dans sa petite enfance. Mais après sa mort, pensionnaire de lycée, il n’avait reçu aucune instruction religieuse de par la volonté de son père, qui commençait de faire sa fortune et désirait se bien poser près de ses amis politiques.

Plus tard, ses études l’avaient amené à s’intéresser au christianisme, sur le même pied que les différents systèmes philosophiques. Mais les leçons de ses maîtres ne lui en avaient présenté qu’une image défigurée qui ne l’attirait pas.

Toutefois, comme il n’existait chez lui aucun sectarisme, il sentait vivement la beauté des cérémonies liturgiques auxquelles il lui avait été donné d’assister en curieux. Les nobles sanctuaires anciens ne lassaient jamais son admiration fervente et quand, au cours d’un voyage, il passait à proximité d’une de ces cathédrales qui élèvent sur le sol de France la splendeur mystique de leurs pierres ciselées, il faisait un détour pour la revoir, pour contempler les sculptures d’un portail, déambuler sous les nefs sombres, parfois découvrir en quelque coin de chapelle, au chapiteau d’une colonne, dans la pénombre d’une sacristie, quelque petit chef-d’œuvre encore inconnu de lui.

Et la voix des cloches avait toujours eu pour lui un attrait particulier.

Enfant, il se mettait à sa fenêtre pour les écouter quand elles carillonnaient les grandes fêtes. Jeune homme, il aimait entendre ces voix puissantes dont il ne comprenait pas les mystiques appels à l’adoration, à la prière, et qui pouvaient éveiller en lui de singuliers échos, survivances ataviques dans cette âme d’un descendant de vieille lignée bourgeoise très chrétienne, dont bien des membres avaient pris place dans les rangs des clergés régulier et séculier.

Voilà pourquoi, aujourd’hui, Norbert demeurait là, écoutant cette sonnerie qui annonçait un office du soir. Tandis qu’autour de lui se répandaient les grandes ondes sonores, il avait l’impression de n’être plus seul dans cette maison inconnue ; d’invisibles présences l’entouraient, bienveillantes, hospitalières. Une sensation d’aise, de repos, le pénétrait jusqu’au fond de l’être, le tenait là dans une sorte de quiétude. Quand les cloches se turent, il demeura encore un moment immobile, les yeux dans les ténèbres que perçaient au loin quelques lumières. Un bruit de voix, dans quelque ruelle voisine, vint jusqu’à lui, un éclat de rire traversa l’air. Et ce fut de nouveau le silence, la paix embaumée de cette nuit d’été.

Il rentra dans la grande chambre mal éclairée, où tout lui était étranger. Cependant il y ressentit la même impression de paix familiale, de présences mystérieuses. Avant de prendre son repos, il rêva encore un long moment à ceux dont le sang coulait dans ses veines, et dont il ne connaissait rien.

 

III

 

Norbert s’éveilla le lendemain matin au son de l’Angélus. Une brise déjà chaude entrait dans la chambre avec les bruits divers de la petite ville qui reprenait sa vie de chaque jour. De son lit, Norbert voyait le soleil levant éclairer l’horizon et les collines boisées qui se dessinaient avec netteté sur le bleu pâle d’un ciel très pur. « Une belle journée qui se prépare, pensa-t-il, je vais tâcher d’en finir vite avec ce notaire pour faire connaissance avec la ville et ses environs, dès cet après-midi. »

Tandis qu’il s’habillait, son regard fut attiré à nouveau par la statue de bois et il s’approcha pour la mieux regarder.

Du point de vue artistique, elle lui paraissait présenter assez d’intérêt pour qu’il décidât de la faire figurer parmi les objets à enlever avant la conclusion de la vente. De même la pendule. Si son père n’y voyait pas d’inconvénient, il la mettrait dans son cabinet de travail. Elle serait, dans ce décor « acheté », un souvenir de famille – le seul.

Rien d’autre ne valait la peine d’être enlevé de cette chambre... Non, vraiment, il ne voyait rien.

Son regard faisait le tour de la pièce. Pendant quelques secondes, il s’attacha au grand Christ jauni pendu à la croix de bois noir.

– Cela n’a aucune valeur, murmura-t-il.

Il se souvenait de crucifix anciens admirés dans des expositions ou des musées. Celui-ci n’avait rien qui rappelât ces pierres précieuses. Aussi Norbert en détourna-t-il les yeux avec indifférence, non sans penser comme il l’avait fait d’autres fois : « C’est étrange, le culte que depuis des siècles tant d’êtres humains rendent à cet homme supplicié, victime de l’intolérance juive. »

Tout en finissant de s’habiller, il continua l’examen de la pièce. Sur la cheminée, deux vieilles photographies se faisaient pendant. Elles représentaient un homme à la physionomie fine et songeuse, une jeune femme souriante portant la crinoline et qui entourait de ses bras deux petits garçons,

« Les grands-parents, sans doute, avec mon oncle et mon père », pensa Norbert.

Quand il fut prêt, avant de descendre il s’approcha du balcon pour jeter un coup d’œil sur le jardin dont il n’avait rien vu la veille, dans la nuit. C’était un bon vieux jardin de province, quelque peu abandonné à lui-même, charmant néanmoins, avec ses bosquets de noisetiers, de lauriers, ses vieux arbres, sa charmille, ses plates-bandes, où fleurissaient pêle-mêle les rosiers de Bengale, les pieds d’alouette, les grandes pâquerettes à cœur jaune.

Une palissade de bois, disparaissant sous les feuillages touffus de superbes clématites, le séparait du jardin voisin. Celui-ci, également à l’ancienne mode, était bien entretenu, du moins dans la partie que pouvait apercevoir Norbert. Il y avait là de fort beaux rosiers, des héliotropes dont le parfum vanillé arrivait jusqu’à lui. En s’avançant un peu sur le balcon il aperçut toute une floraison de roses-thé sur la façade de la maison. Celle-ci paraissait très ancienne. Il distingua une porte en ogive, des ornements sculptés autour des fenêtres. Un vieux figuier abritait un puits décoré d’une antique ferronnerie. Derrière lui. Norbert aperçut une aile en retour, avec des fenêtres ogivales, des pinacles sculptés au bord du toit.

D’intéressants restes du passé devaient exister dans cette ancienne petite cité. Il se promettait de les voir avant son départ.

Quand il descendit, Élise avait déjà mis le couvert dans la grande salle à manger qu’assombrissait le voisinage d’un marronnier. Elle s’informa comment il avait passé la nuit tout en le servant. Tandis qu’il lui répondait, il la considérait avec intérêt, car il l’avait mal vue la veille à la lueur de la lampe.

C’était une grande, maigre, vieille femme, très droite encore. Son visage ridé, couleur de cire jaunie, avait dû avoir une certaine finesse. Les yeux, très noirs, restaient beaux sous leurs paupières flétries. Leur doux et franc regard plut aussitôt à Norbert.

Tout en commençant de déjeuner, il demanda :

– Où demeure-t-il, ce Me Roubin, qui a informé mon père qu’un de ses clients désirait acheter cette maison ?

– Dans la rue des Archers, monsieur, à dix minutes d’ici. On traverse la place de l’Église, on va jusqu’au bout de la rue des Trois-Anges, et après c’est la rue des Archers... Ainsi donc, M. Maurice songerait à vendre la maison ?

Elle fit une petite pause avant d’ajouter avec une intonation de reproche :

– La maison de ses parents.

– Eh oui, Élise ! Elle lui est tout a fait inutile, car, fixé à Paris depuis si longtemps, il n’a aucune intention de revenir par ici.

– Puisque monsieur est riche, il aurait pu la garder tout de même pour qu’elle ne sorte pas de la famille.

Tel était bien l’avis de Norbert. Il ne comprenait pas que, sans nécessité, son père vendît ce vieux logis où il était né, où il avait vécu son enfance et son adolescence. Mais en se rappelant la désinvolture avec laquelle M. Defrennes lui avait parlé de « la vieille bicoque », dont il désirait se débarrasser, le jeune homme se rendait compte que les souvenirs du passé familial n’existaient pas pour lui.

En jetant un regard autour d’elle, Élise soupira longuement :

– Je trouvais déjà bien triste que la maison ne fût jamais habitée. Mais y voir des étrangers, ce sera pire !

– Vous êtes attachée à cette demeure, Élise ?

– Oui, monsieur, et ça se comprend ! Je suis entrée au service de la famille Defrennes à l’âge de douze ans. J’ai partagé toutes les joies et tous les malheurs de mes maîtres. Aussi ai-je accepté avec empressement l’offre que me fit M. Maurice, après la mort de M. Raymond, de soigner, d’entretenir la maison. Cela m’était bien facile, car ma nièce chez qui je me suis retirée avec mes petites rentes, loge tout près d’ici, sur la place.

– Quand j’aurai vu ce notaire, je ferai connaissance avec la ville. Qu’y a-t-il d’intéressant ? L’église, d’abord, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur. Elle est très belle et très ancienne. Ce fut autrefois celle des Prémontrés qui avaient ici un monastère fondé par saint Norbert lui-même. Les touristes viennent beaucoup la voir ainsi que les bâtiments qui restent de l’abbaye. Puis il y a la Porte des Chantres, les vieilles tours, une partie des remparts, et aussi plusieurs maisons qui sont de même époque que l’église.

– N’en existe-t-il pas une à côté ?

– Oui, celle des messieurs Laurentie, qui sont des cousins de monsieur,

– Des cousins proches ?

– Non, pas bien proches. Je crois que les grands-pères de M. Maurice et de M. Bruno étaient cousins germains. Mais toujours on voisinait ferme entre les deux familles. Le père de M. Maurice et M. l’archiprêtre, qui étaient du même âge, s’aimaient comme deux frères. Plus tard, il en fut de même entre M. Raymond et M. Bruno.

– Qui est M. Bruno ?

– Le fils d’un frère aîné de M. l’archiprêtre. Il est notaire, comme son père, comme son grand-père, comme d’autres Laurentie avant eux. C’est l’étude la plus ancienne et la meilleure de tout le pays. Malheureusement, il n’a pas de fils, rien qu’une fille, Mlle Bénédicte, qui est bien mignonne mais un peu délicate de santé, comme sa défunte mère. Elle dirige la maison où vit aussi M. l’archiprêtre, M. l’abbé Laurentie, qui est très âgé.

Tandis que Norbert buvait l’excellent chocolat préparé par elle, la vieille femme ajouta :

– Elle a une jolie voix, Mlle Bénédicte. Hier soir, elle a chanté un Ave Maria qui a fait bien plaisir à tout le monde.

– Il y avait une cérémonie à l’église ?

– Oui, pour la fête de Notre-Dame des Anges, à qui est dédiée l’église, comme l’était aussi le monastère. Ah ! elle n’est plus pleine comme autrefois, bien sûr ! Clergeac se meurt, comme dit M. Bruno, et dans ceux qui restent il y a bien des indifférents !