Comprendre les Tunisiens - Romain Costa - E-Book

Comprendre les Tunisiens E-Book

Romain Costa

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Beschreibung

Essayer d’appréhender la personnalité tunisienne, c’est d’abord se plonger dans une histoire millénaire marquée par les les Berbères, les Phéniciens, les Romains, les Arabes, les Ottomans et les Français. C’est ensuite comprendre que la situation géographique méditerranéenne de la Tunisie, à l’intersection de l’Europe et de l’Afrique, a indéniablement influencé sa culture, ses croyances et ses pratiques sociales. C’est enfin accepter que la somme de ces influences et cette mixité historique soit à l’origine de contradictions et de tiraillements, jusqu’à l’absurde parfois, dans la Tunisie d’aujourd’hui. Abritant tout à la fois Kairouan – la quatrième ville sainte de l’islam –, la synagogue de la Ghriba – lieu de pèlerinage annuel juif sur l’île de Djerba – et ayant donné trois papes à l’Église chrétienne, la Tunisie est l’expression vivante d’aspirations contradictoires. Car c’est bien ce qui caractérise l’identité tunisienne contemporaine, toujours située dans un entre-deux antinomique, entre attachement à la tradition musulmane et ouverture sur le monde, conservatisme sociétal et volonté de changement, dévouement absolu à la famille et désir d’émancipation... Pas une seule adresse d’hôtel, pas une seule description touristique : voici un guide de voyage assez spécial à l’attention des voyageurs qui ne veulent pas à tout prix éviter les habitants du pays qu’ils visitent.


À PROPOS DES AUTEURS

Romain Costa a fait des études d’archéologie et d’histoire antique méditerranéenne à l’Université Paul Valéry – Montpellier III. Il s’est ensuite envolé vers la Tunisie afin de travailler comme éditeur scientifique pendant plus de 10 ans à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain de Tunis où il a pu approfondir sa connaissance de l’aire régionale maghrébine par la préparation éditoriale de nombreux ouvrages en sciences humaines et sociales.

Sophie Bessis, est historienne et journaliste. Ancienne rédactrice en chef de Jeune Afrique, elle a enseigné l’économie politique et l’histoire de l’Afrique contemporaine à l’Inalco et à Paris I. Elle a publié une quinzaine d’ouvrages dont les deux derniers sont : Histoire de la Tunisie de Carthage à nos jours (Tallandier, 2019) et Je vous écris d’une autre rive, lettre à Hannah Arendt (Elyzad, 2021).

Kmar Bendana est historienne, professeure à l’Université La Manouba de Tunis et chercheuse associée à l’Institut de Recherche sur le Maghreb contemporain à Tunis. Elle est l’autrice de nombreux ouvrages et d’un blog depuis la révolution de 2011.

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Couverture

Page de titre

À mes parents qui m’ont toujours soutenu dans tout ce que j’ai entrepris et à qui je dois mon ouverture sur le monde

À mes beaux-parents, Hédia pour son soutien indéfectible dès les premiers instants de notre rencontre et Si Moncef parce qu’il est allé à l’encontre de ses principes pour finalement m’accepter comme un fils

À Khadija, mon alter ego venue d’ailleurs et à Sarah, ma fierté, qui a le métissage en héritage

Carte

AVERTISSEMENT

Humblement détruire les stéréotypes

Difficile exercice que celui de vouloir décrire objectivement l’Autre, qui par définition est différent de nous et, du moins au départ, nous est étranger. Chaque pays présente en effet des traits originaux et des structures sociales évoluant au gré des mutations des sociétés et des rapports de forces changeant avec le temps. La personnalité de chaque peuple est ainsi plus ou moins sculptée par diverses dynamiques, mais des fondements identitaires essentiels persistent et l’âme d’un peuple demeure. Les pratiques culturelles et langagières, la structuration de la société, le rapport à la mort, les aspirations, mais aussi les travers et les habitudes dont un peuple ne peut se départir, sont autant d’éléments constitutifs d’une identité propre à une population sur un territoire. Étudier et analyser ces spécificités permet de cerner et d’appréhender un peuple et donc de mieux le comprendre.

Pour autant, penser pouvoir définir précisément cette identité dans toute sa complexité et sa profondeur est pour le moins présomptueux, tant les obstacles sont nombreux sur la route de celui qui se prête à l’exercice. Généraliser, caricaturer, hiérarchiser par des jugements de valeurs sont des risques bien réels, conscients ou inconscients. Appartenir à l’identité en question et se définir soi-même n’est pas un gage de réussite du fait des déterminismes sociaux empêchant la perception d’influences et de discours normatifs intégrés. Être étranger à cette identité apporte encore moins de garanties puisqu’un observateur extérieur privé d’un accès à l’intimité – de la langue et des familles – aura une vision de la scène, mais pas des coulisses de cette personnalité. De ce constat on déduit donc que l’observateur idéal ne peut être qu’une personne à la jonction de deux mondes : un intime de cette identité – afin de pouvoir accéder aux sphères les plus réservées –, mais disposant d’autres références identitaires – lui permettant d’être suffisamment à distance de la réalité sociale de ce peuple.

On m’a demandé d’être un de ces traits d’union permettant de mieux Comprendre les Tunisiens. J’ai accepté avec enthousiasme et envie, mais non sans crainte. Quelle folie en effet d’imaginer pouvoir monter en généralité des expériences subjectives et des comportements individuels, de penser retranscrire le plus justement possible la diversité des appartenances et des identités des Tunisiens sans en oublier une composante. Imaginer fixer et figer sur le papier une identité collective par essence évolutive et dynamique, alors même que son processus révolutionnaire toujours en cours est justement l’occasion d’une remise en question des valeurs et des repères, apparaît comme un véritable casse-tête, encore plus quand celui qui porte son regard sur l’autre est Français et qu’il appartient donc historiquement au monde de l’ancien colonisateur !

J’ai néanmoins accepté ce défi en adoptant une posture d’humilité – bienveillante, mais sans concession – et en considérant que cet ouvrage n’est qu’un témoignage subjectif sur une altérité tunisienne plurielle, qui n’a pas d’autre ambition que celle de participer à la déconstruction des préjugés et des stéréotypes sur les Tunisiens.

Libéré de ce vertige sur la réception de ma contribution pour une meilleure compréhension des Tunisiens, j’encourage le lecteur qui lira ces lignes, à toujours se confronter avec bienveillance et respect à l’altérité, et à systématiquement préférer les questionnements aux certitudes, parce que finalement, il n’y a pas de meilleur moyen de savoir qui l’on est et ce que l’on pense, qu’en faisant face à l’inconnu et à la différence.

Le voyageur interculturel dans sa rencontre avec l’Autre effectue d’abord, et peut-être avant tout, un voyage intérieur lui permettant de mieux se connaître lui-même et de dessiner les contours de sa propre identité. J’espère modestement que cet ouvrage vous aidera d’une part à mieux connaître les Tunisiens, et contribuera d’autre part à mieux vous connaître vous-même.

R.C.

PRÉFACE

Un livre ne ressemblant à aucun autre

Il n’est pas banal pour quelqu’un dont la bibliothèque regorge de toutes sortes d’ouvrages sur la Tunisie, d’avoir à découvrir un livre sur ce pays qui ne ressemble à aucun autre, en l’occurrence un guide psychologique et sociétal ayant l’ambition de familiariser le voyageur de passage ou l’hôte de plus longue durée à la mentalité du « Tunisien ». N’étant pas sûre jusqu’ici d’avoir vraiment rencontré ce spécimen doué ici d’une étonnante homogénéité, j’ai donc découvert d’agréable façon qu’il existe. Certes, l’auteur de cet ouvrage atypique a eu à cœur de rappeler la diversité des héritages historiques et les apports des civilisations successives qui ont fait la Tunisie d’aujourd’hui, mais en ressort un curieux archétype de ce « Tunisien » à la fois étrange et ordinaire, totalement formaté par de pesantes injonctions collectives mais capable de fantaisie, prisonnier de ses carcans traditionnels et religieux mais aspirant à les transgresser sans toutefois vouloir les remettre publiquement en cause. Conventionnel à l’extrême tout en jouant avec les normes à condition que ces petits arrangements ne perturbent pas l’ordre dominant, voilà comment Romain Costa nous décrit ce peuple dont il lui a été donné de pénétrer l’intimité et d’essayer d’en comprendre les ressorts.

De descriptions souvent tout en finesse à des formules aussi justes que percutantes, il explore tous les aspects du quotidien, des règles et des habitudes qui le régissent aux interdits et aux non-dits qui en constituent la trame invisible, sans oublier la pluralité des comportements entre la ville et la campagne, le nord et le sud, les bourgeois et le petit peuple. Les archétypes ont ceci de fascinant qu’ils sont un miroir du réel, qu’ils en résument ce qui est supposé en être l’essence, qu’ils nous le donnent à voir mais sans jamais parvenir à nous le livrer en entier.

Les Tunisiens qui liront ce livre se reconnaîtront-ils dans le portrait que son auteur fait d’eux, empathique tout en n’étant pas dénué d’une distance seule à même de lui permettre un regard critique ? S’il existe, « le Tunisien » s’y retrouvera certainement et rira probablement plus d’une fois de lui-même, les Tunisiennes c’est moins sûr tant elles ne sont présentes qu’occasionnellement. Romain Costa ne manque certes pas d’en louer les qualités mais elles ne vivent pas réellement sous sa plume, et parcourent ses pages comme des ombres qu’elles ont pourtant cessé d’être dans la société. Car, au-delà des permanences culturelles et sociales fort bien saisies dans cet ouvrage, il existe aussi une Tunisie de femmes et d’hommes qui bouge, se rebelle, invente de nouvelles formes d’être ensemble, explore de nouvelles façons de faire du théâtre, du cinéma, de la musique… et des révolutions.

Cet utile vade-mecum que les lectrices et les lecteurs disposés à la découverte auront entre leurs mains leur donnera des clefs indispensables à la compréhension du pays où ils posent pour la première fois le pied. Mais comme dans les contes, il faudra qu’ils en découvrent d’autres, avec lesquelles ils pourront forcer d’autres portes leur ouvrant l’accès, s’ils s’en donnent la peine, à une société en mouvement.

Sophie Bessis

PROLOGUE

De la nécessité de déconstruire les images fantasmées du Tunisien : l’éloge de la complexité

Comprendre les Tunisiens, chercher réellement à les connaître, c’est d’abord déconstruire les images fantasmées que l’on a d’eux. C’est adopter une posture d’ouverture et de curiosité allant au-delà des stéréotypes attribués aussi bien par le regard occidental nourri par la mémoire de la colonisation, que par le roman national construit par Habib Bourguiba au moment de l’indépendance du pays. Au mieux incomplètes, au pire inexactes, ces images surannées construites dans l’intérêt d’objectifs politiques clairs, continuent pourtant à être véhiculées aujourd’hui alors même que les projets qui les ont portées ne sont plus à l’ordre du jour et que des dynamiques fortes – autoritarisme, mondialisation, montée de la radicalité, augmentation des flux migratoires, rente touristique, etc. –, ont depuis bouleversé les équilibres et les rapports de forces dans la région.

Nombreuses sont en effet ces images d’Épinal qui font oublier, à l’étranger comme au Tunisien lui-même, l’extrême complexité de ce pays dont l’histoire millénaire aussi bien que la situation géographique au centre de la Méditerranée ont nécessairement impacté la culture (chapitre 2), la langue (chapitre 9) et les pratiques sociales de sa population (chapitre 8). Berbères1, Phéniciens, Byzantins, Arabes, Vandales, Normands, Andalous, Espagnols, Ottomans, Juifs, Italiens et Français ont tous, par leur présence plus ou moins longue, contribué à un métissage de populations et à la circulation des idées qui ont modelé par leurs apports successifs l’identité et la personnalité du Tunisien contemporain.

Bien qu’indiscutablement hégémonique, on ne peut pas réduire l’identité tunisienne à sa seule composante arabo-musulmane (chapitre 3), sous peine de faire abstraction de la somme de ces influences historiques qui ont infusé au fil du temps. Ceux qui oblitèrent cette superposition d’apports culturels et ce cosmopolitisme sont en effet bien embêtés au moment d’expliquer les tiraillements et les aspirations contradictoires de la société tunisienne d’aujourd’hui. Comment en effet analyser et comprendre la population de ce petit territoire au centre de la Méditerranée au seul prisme de l’islamité alors qu’il abrite tout à la fois Kairouan – la quatrième ville sainte de l’islam –, la synagogue de la Ghriba – la plus ancienne du continent africain et un lieu de pèlerinage annuel juif sur l’île de Djerba – et qu’il a donné trois papes à l’Église chrétienne, sinon en considérant la Tunisie comme l’expression vivante de l’appartenance historique à plusieurs aires géographiques et culturelles en même temps. Si l’on doit bien évidemment prendre en compte l’islamité du Tunisien pour le comprendre, il est tout aussi essentiel de relever sa méditerranéité et son africanité. C’est en effet seulement en acceptant concomitamment cette diversité culturelle dans tous ses aspects que l’on pourra lire et comprendre les positionnements différenciés et parfois contradictoires des Tunisiens.

Car il faut bien le dire, rien n’est jamais simple avec le Tunisien. Non pas qu’il cherche à compliquer les choses (la question se pose parfois), mais il est par nature, consciemment ou non, sans doute du fait de son histoire, dans un entre-deux, appartenant à la fois au monde musulman et à la culture méditerranéenne, en puisant ses références autant dans l’islam que dans les civilisations antiques qui ont fondé la pensée occidentale. Même quand les choses semblent clairement définies et compréhensibles, soumises à des dogmes religieux ou sociaux, il y a toujours avec le Tunisien un « mais », une exception possible, un accommodement plus ou moins négociable en coulisse, comme s’il cherchait absolument à concilier ses appartenances multiples.

Le Tunisien appartient au monde arabe, mais il n’est pas ethniquement arabe ; il est très majoritairement musulman, mais pas nécessairement pratiquant (chapitre 4) ; il est socialement conservateur, mais la femme tunisienne y a toujours joué un rôle de locomotive, et l’entreprise nationale la plus florissante est un brasseur… Ces quelques exemples montrent combien le Tunisien est souvent bien plus complexe que l’image qu’on a de lui.

Pour autant, les simplifications ne sont pas toujours de son fait : colonisation et protectorat, écriture d’un roman national ou hégémonie de la culture arabe ont tous contribué à la méconnaissance de l’histoire préislamique des Tunisiens et donc à l’« hémiplégie » de ces derniers, qui se trouvent privés d’une partie de ce qu’ils sont et des explications du pourquoi ils le sont. Déconstruire ces images fabriquées et ces stéréotypes est donc essentiel aussi bien pour l’étranger que pour le Tunisien, particulièrement à une époque où la norme est à la simplification. Faire l’éloge d’une certaine complexité permet donc de prendre le temps de la découverte, d’apprendre à nuancer les certitudes distillées dans l’univers médiatique, et finalement d’aller véritablement à la rencontre des Tunisiens.

Marhba fi Tunes (Bienvenue en Tunisie), pays de l’entre-deux, creuset méditerranéen et carrefour des civilisations qui cultive sa singularité et son ambivalence. À la fois proches et lointains, ses habitants vous toucheront par leur grand cœur aussi sûrement qu’ils vous énerveront pour leur conduite, mais ils s’ancreront nécessairement dans vos souvenirs, car ils ne laissent personne indifférent…

Ibtassam innaha Tounes ! (Souriez, c’est la Tunisie !)

1 Le terme retenu pour désigner le peuple amazigh sera « Berbères » pour une question de commodités. Bien qu’il s’agisse d’une appellation étrangère connotée, elle a l’avantage de renvoyer à une population identifiée par le grand public. Par ailleurs, elle permet d’identifier les Berbères à toutes les périodes historiques sous un même vocable, que l’on parle des Libyques, des Libyens, des Maures, des Libyco-berbères ou des Numides qui renvoient finalement au même peuple originel. Même si « Amazigh » est la désignation la plus juste, puisqu’il s’agit du terme qu’ils utilisent eux-mêmes pour s’identifier (Amazigh au singulier, Imazighen au pluriel) il s’agit d’une appellation encore récente et pas toujours maîtrisée.

UNE SPÉCIFICITÉ GÉOGRAPHIQUE

Le peuplement d’une région est toujours en relation étroite avec la géographie physique à laquelle il doit s’adapter. Là où la Tunisie se distingue d’autres pays, c’est par son positionnement qui la fait appartenir à plusieurs aires culturelles en même temps. Au cœur d’enjeux géostratégiques forts dès l’Antiquité (ressources maritimes et côtières, terres fertiles, point de contrôle entre l’Est et l’Ouest d’abord, puis entre le Nord et le Sud ensuite), le pays a tout au long de l’histoire attiré la convoitise des grandes civilisations méditerranéennes – c’est encore le cas, même si aujourd’hui les enjeux sont plus symboliques. Afin de pouvoir résister à ces dernières, la Tunisie a dû développer une identité affirmée et suffisamment souple pour pouvoir s’adapter et exister face à une adversité évolutive et toujours plus menaçante.

Au centre de la Méditerranée, à la jonction de l’Europe et de l’Afrique et des bassins orientaux et occidentaux, et marquant un décrochement qui lui offre une façade maritime de près de 1300 km de côtes, le pays a toujours été un lieu propice aux interactions du fait de son ouverture sur la mer et de son positionnement sur les routes commerciales entre les deux bassins intérieurs méditerranéens. C’est ce qui a sans nul doute incité les Phéniciens, remarquables navigateurs et marchands prospères, à y établir des comptoirs commerciaux, dont celui de Carthage, lieu de naissance d’une entité sociopolitique forte. Ces interactions, pacifiques ou belliqueuses, ont d’autant plus été nombreuses que contrairement à ses voisins algérien et marocain, la Tunisie ne dispose pas de hauts reliefs montagneux, fortifications naturelles contre de potentiels envahisseurs. Alors que le Maroc s’est construit autour des puissants massifs de l’Atlas et du Rif et que l’Algérie s’est développée à travers une succession de hauts plateaux, la Tunisie n’avait à sa disposition que des collines et de grandes plaines. Ses reliefs les plus hauts dans le Nord (Mogods), le Nord-Ouest (Kroumirie), le Nord intérieur (Haut tell ; Dorsale) ou dans le Sud tunisien (plateau du Dahar) n’étant pas assez hauts ou infranchissables pour servir de rempart naturel. L’absence de reliefs n’a en outre pas permis, comme chez ses voisins maghrébins, la formation de bastions intérieurs de résistance (comme la Kabylie ou les Aurès en Algérie, l’Anti-Atlas et le Haut-Atlas au Maroc) capables de s’opposer à un pouvoir central.

D’ailleurs, à chaque fois que les Berbères se sont mobilisés face à un envahisseur sur l’actuel territoire de la Tunisie, c’est parce qu’ils venaient de bastions montagneux plus à l’ouest de la Numidie (Massinissa et Jugurtha, au IIe siècle avant J.-C. respectivement contre les Carthaginois et les Romains sont venus de Cirta, l’actuelle Constantine ; la Kahena au VIIe siècle contre les Omeyades et Abou Yazid au Xe siècle contre les Fatimides viennent tous deux des Aurès ; Abd-el-Moumen premier calife de la dynastie almohade au XIIe siècle est né dans le massif des Trara en Algérie). Dépourvue de ces montagnes refuges, la Tunisie fait donc exception au Maghreb en matière de contre-pouvoirs ruraux.

La montagne dans l’histoire maghrébine a en effet toujours été un refuge pour les vaincus et un réservoir de forces nouvelles dans les oppositions entre tribus sédentaires et tribus nomades. Faute de reliefs, ces poches alternatives n’ont jamais vraiment existé en Tunisie et le pouvoir a ainsi toujours été un pouvoir urbain exercé depuis les villes et les villages du littoral sur le reste du territoire. Depuis les premiers comptoirs puniques, dans l’Africa romaine, l’Ifriqiya arabe, sous domination ottomane ou sous protectorat français, on relève cette continuité d’une administration centralisée étrangère s’appuyant sur les notabilités locales urbaines et villageoises du littoral, d’abord autour de Carthage, puis autour de Tunis, pour assurer le contrôle du territoire et l’exploitation des ressources naturelles. Le soutien de ces notabilités urbaines et villageoises du littoral et de l’arrière-pays, qui a encore une existence bien réelle avec les familles beldi-es dont nous parlerons plus loin, a été essentiel pour asseoir la légitimité de ces régimes étrangers successifs, car sans caution locale, il aurait été impossible d’administrer la diversité des populations présentes sur le territoire tunisien.

Cette administration étrangère continue n’a cependant pas été sans révoltes ni contestations locales au moindre signe de faiblesse du pouvoir central. Pour autant, ces résistances intérieures (révolte des tribus menée par Ali Ben Ghdahem en 1864 et plus récemment émeutes du pain en 1984, révolte du bassin minier en 2008 et événements de 2010-2011 ayant conduit au « Printemps arabe ») étaient plus des réactions à une mauvaise gouvernance ou à des levées d’impôts, que de réelles velléités de renverser le pouvoir central, action réservée dans l’histoire tumultueuse du pays à des invasions étrangères. Ce détail a sans doute son importance dans la lecture et la compréhension de l’esprit de consensus du Tunisien, dans sa résilience et est peut-être le signe d’un certain pacifisme (chapitre 7).

Cette spécificité géographique évoquée, comment expliquer le continuum de cet exercice du pouvoir dans une relative acceptation de la population ? Cela tient d’abord au fait que la population majoritaire du pays est berbère, et ce qui la caractérise est une fragmentation interne. Les Berbères n’ont en effet jamais constitué une nation unifiée, et ont donc toujours fonctionné par groupes indépendants les uns des autres. Il pouvait certes y avoir des alliances, des ententes, mais leur organisation sociale étant avant tout centrée sur le groupe et sur les intérêts de la tribu, toute alliance actée pouvait être défaite en cas d’associations plus profitables. Le pouvoir central urbain, lui aussi tribal, ayant rapidement compris cette fragmentation, a dès l’origine profité de ce fonctionnement tribal fractionné pour passer des accords locaux en administrant différemment les territoires sous son influence. Cette administration différenciée, à la carte, exonérant des obligations fiscales, accordant des privilèges, adoubant des notabilités de l’arrière-pays, a permis la continuité de ces dominations successives des étrangers sur les locaux et des sédentaires sur les nomades ou semi-nomades, pendant près de 3 000 ans, créant de ce fait des disparités territoriales encore visibles aujourd’hui (modernisation, contrôle et imposition des régions qui lui étaient soumises vs contrôle plus décentralisé, sans imposition continue sur les régions moins acquises).

Un second facteur explique l’acceptation de ce modèle de gouvernance sur une si longue durée. La première entité sociopolitique apparue en Tunisie, qui a été suffisamment forte pour diffuser son influence et pour poser les premiers jalons de la personnalité du Tunisien est à l’origine une association mixte, tout à la fois locale et étrangère. La fondation carthaginoise est en effet une colonie qui s’est établie pacifiquement en territoire numide après négociation avec les autochtones : le mythe fondateur parle même d’une alliance matrimoniale pour sceller l’accord. L’origine de ce qui sera la culture tunisienne prend donc ses racines dans une fondation étrangère cohabitant avec les peuplements berbères locaux. Dès l’origine, il était question d’une société métissée, à l’identité plurielle mêlant navigateurs et commerçants phéniciens, organisés en cités-États, tournés vers la mer, ouverts aux influences, porteurs de l’identité méditerranéenne, et Berbères, attachés à leurs traditions, semi-nomades et agriculteurs sédentaires, développant des espaces solidaires fragmentés. Le fonctionnement atomisé des tribus berbères comme des comptoirs phéniciens autonomes, par leur compatibilité et leur complémentarité économique, donna naissance à la culture et à l’identité puniques. La première administration étrangère d’une portion du territoire numide fut compatible avec le mode de vie tribal, puisque même si les Phéniciens établirent des frontières physiques limitées, les seules frontières dont tenaient compte les tribus étaient celles entre groupes humains. Par conséquent, le pouvoir central a pu administrer le territoire partagé sans entraver l’organisation sociale traditionnelle berbère, condition nécessaire à une bonne entente et au fonctionnement de cette société mixte, pour former une communauté de destin.

La civilisation punique, hybride et métissée d’une part, marchande et ouverte aux influences venues de la mer d’autre part, permit la mise en place d’un cadre favorisant l’immigration et l’assimilation des nouveaux arrivants. C’est ainsi que de nombreuses populations, avec la prospérité croissante, s’établirent sur son territoire formant un creuset méditerranéen unifié par sa diversité. Malgré les 14 invasions de son territoire entre la chute de Carthage en 146 av. J.-C. et l’indépendance du pays en 1956, ce modèle cosmopolite inclusif a été maintenu, car il était fonctionnel. Phéniciens et Hébreux du Levant, Grecs, Cananéens, Romains, Vandales, Byzantins, Juifs livournais, Andalous, Berbères de Numidie occidentale (Maroc, Algérie), Normands, Espagnols, Ottomans, Subsahariens, Italiens, Maltais, Siciliens, Français et Arabes (en plusieurs séquences), marchands génois, vénitiens ou aragonais, aventuriers anglais, hollandais ou danois, corsaires turcs, calabrais ou corses sont autant d’exemples de la richesse démographique dont la Tunisie s’est enrichie au fil du temps.

L’entité sociopolitique créée autour de Carthage puis de Tunis a, du fait de son hybridité punique originelle, toujours été une terre d’accueil pour les réfugiés : Andalous juifs et musulmans avec la Reconquista en Espagne, Russes blancs après la révolution de 1917, Espagnols républicains fuyant le franquisme, Algériens pendant la décennie noire, réfugiés palestiniens de l’OLP en exil ou encore Libyens après la guerre civile, à partir de 2011. Pour les mêmes raisons elle a également été un lieu de coexistence relativement pacifique avec les envahisseurs qui l’ont administrée. Cette hybridité a en effet permis d’apprivoiser l’envahisseur, de le « tunisifier », afin qu’il continue d’administrer le territoire conquis selon un modèle centralisé presque imposé, s’appuyant sur les élites urbaines et villageoises du pays. L’histoire tumultueuse de la région a appris aux Tunisiens que la domination d’un étranger ne durait qu’un temps et que le vainqueur d’hier serait à son tour vaincu. Cette philosophie de l’acceptation et du fatalisme (chapitre 7 et 9) encore présente aujourd’hui, a permis la coexistence rapide entre maîtres et vaincus. Cette réussite carthaginoise originelle, par sa prospérité et son rayonnement, a montré aux autochtones berbères punicisés le succès de ce modèle, ce qui a sans doute facilité la possibilité de renouveler l’opération par la suite. D’autant que d’autres hybridations ont rencontré de retentissants succès : capitale de la chrétienté en Afrique avec la Carthage romaine, capitale islamique du Maghreb arabe avec Kairouan au XIe siècle ou encore Tunis beylicale ottomane du XIXe, phare réformiste du monde arabe.

Ces séries d’histoires partagées, différentes et parallèles, pourtant vécues en commun ont par leurs apports successifs construit la culture tunisienne. Les échanges, les compromis, la proximité ont développé une capacité particulière à négocier, à dialoguer et à composer dans des situations complexes. La présence de minorités sociales et religieuses, de groupes sociaux variés aux pratiques et aux croyances différentes et une prédisposition à accepter les influences extérieures ont créé un brassage d’idées et une identité suffisamment flexible pour intégrer des apports étrangers et pour remettre toute certitude en question.

Le Tunisien a ainsi dans ce contexte développé sa capacité à se réformer et à se réinventer en cultivant un équilibre entre proximité et distance, séparation et perméabilité, comme si l’objectif était de trouver absolument un consensus pour cohabiter pacifiquement. Ce brassage d’hommes pensant parfois différemment et d’idées aussi bien innovantes que conservatrices a cultivé une singularité toute tunisienne, celle d’une remise en question permanente ne bouleversant pas les acquis et les traditions, mais permettant à tous de conserver ses pratiques et ses usages dans le respect de l’autre. Ce changement dans la continuité a permis à l’État en construction de se moderniser et d’aspirer au progrès avec ambition sans remettre en question la tradition et l’authenticité, d’où l’idée de ne jamais bouleverser radicalement les choses, en réformant sûrement, mais progressivement et dans une temporalité plus lente. Les idées libérales et progressistes ont ainsi toujours eu un certain succès auprès des élites gouvernantes du littoral en empruntant aussi bien à la proximité culturelle orientale, qu’à la proximité géographique européenne. C’est ce que Carthage a par exemple su faire avec peut-être l’une des premières constitutions du monde et une proposition de fédéralisme méditerranéen face à l’impérialisme romain – une Union pour la Méditerranée avant l’heure avec la Grèce, les Ibères et les Gaulois – ; c’est ce qu’a su faire la Tunisie beylicale d’Ahmed Bey, qui a aboli l’esclavage en 1841 et s’est dotée de la première constitution du monde arabe en 1861 ; c’est enfin ce qu’a su faire Habib Bourguiba avec le Code du statut personnel de 1956 et sa célèbre « politique des étapes ».

Ce préalable géographique et historique est nécessaire pour comprendre la complexité de la personnalité tunisienne. Il n’est en effet pas ici question d’inventer une histoire tunisienne qui n’existe pas ou de suggérer l’existence d’une tunisianité avant la Tunisie elle-même, mais la profondeur historique est la seule capable de permettre une juste mise en perspective des enjeux contemporains. C’est donc seulement en l’appréhendant sur le temps long et débarrassé des prêts-à-penser construits par l’histoire récente, qu’il est possible de comprendre le Tunisien et d’expliquer ses contradictions contemporaines. La Tunisie n’est pas une exception, elle a seulement des spécificités qui sont d’abord géographiques et physiques et qui ont un impact sur la population qui l’habite. En ce sens, les prédispositions tunisiennes à l’hospitalité, au réformisme, à un certain pacifisme, au dialogue et à la négociation sont caractéristiques et endogènes, car elles trouvent leur explication dans la géographie physique du pays et dans l’histoire humaine qui en découle.

DES CROYANCES ET DES SUPERSTITIONS

Il n’échappera à aucun visiteur de passage en Tunisie qu’il a posé le pied en terre d’islam. Impossible en effet de passer à côté des plus de 6 000 mosquées du pays qui ne manquent pas de rappeler cinq fois par jour depuis les haut-parleurs des minarets l’importance de la prière. Bien que chaque quartier dispose d’au moins une mosquée et que les appels du muezzin témoignent de la religion officielle du pays par leur récurrence sonore, ces marqueurs quotidiens d’islamité, réalité tangible et indiscutable, ne doivent pourtant pas faire oublier que la spiritualité tunisienne est plus complexe qu’il n’y paraît.

D’abord parce que l’islam en Tunisie s’est adapté pour mieux se faire adopter et qu’il a dû composer avec la pensée magico-animiste traditionnelle. Ensuite parce que parallèlement à un islam savant traditionnel dont le cœur a été pendant longtemps la mosquée-université de la Zitouna, existe un islam populaire, maraboutique et confrérique moins connu du grand public. L’islam oriental s’est ainsi « berbérisé » au Maghreb en intégrant les croyances et les pratiques préexistantes des populations locales, formant une religiosité spécifique : tout à la fois religiosité collective, l’islam, et religiosité individuelle, le maraboutisme et le culte des saints.

Jean Servier, dans son ouvrage Tradition et civilisation berbères (Rocher, 1985) explique que « l’islam n’a pas plus que le christianisme, modifié les coutumes ou les traditions populaires méditerranéennes », il les a simplement récupérées en les islamisant. Les croyances populaires encore tenaces en Tunisie aujourd’hui sont donc issues de la tradition berbère, à l’exception des fêtes historiquement musulmanes ou de celles plus récemment importées (comme la Saint-Valentin et Halloween, voir dans les Récits). Reposant essentiellement sur un socle agricole, cette culture ancestrale a été développée par un système de pensée magico-animiste laissant une large place à un monde invisible, surnaturel et dont il faut avoir peur et respecter les codes. Mauvais œil, génies, envoûtements, présages, sorts ou rêves prémonitoires en sont directement issus et continuent d’exister aujourd’hui dans la Tunisie contemporaine. Produite sur un substrat berbère, cette religiosité tunisienne s’est nourrie de croyances diverses du fait de son histoire plurielle et de sa géographie. En résultent des croyances populaires syncrétiques qui ont traversé le temps jusqu’à aujourd’hui.

Les symboles les plus visibles dans le quotidien des Tunisiens, sur les bijoux, la céramique ou dans l’ornementation architecturale, sont le produit de cette fusion de croyances. La khomsa (main de fatma) comme la houta (poisson) sont deux symboles qui portent en eux les traces d’un legs historique pluriel et de croyances populaires magico-animistes. Impossible de ne pas voir ces symboles lors d’un séjour en Tunisie : en porteclés, ou en magnet dans les boutiques de souvenirs, sur les poteries de Sejnane ou sur la céramique de Nabeul, sur les coffres ou dans l’orfèvrerie, sur les murs ou sur les portes des maisons traditionnelles, ils sont l’essence même de la culture tunisienne. Ces deux symboles sont encore aujourd’hui utilisés pour lutter contre le mauvais œil, l’ayn