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QUENOUILLE ET GRENOUILLES
Quand le printemps recouvre le Pays aux Mille et Un Étangs de son joli manteau fleuri, les habitants de Bigaroque se réunissent, au crépuscule, sous la grande halle. Ils se racontent alors toutes sortes d’histoires, vraies ou fausses, gaies ou tristes, d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Mais jamais une de ces veillées ne s’achève sans qu’un enfant ne réclame à quelque vieillard : « Vieil homme, raconte, raconte encore l’histoire de la Quenouille… »
Rires, chants et chuchotements cessent alors comme par magie. Et les plus âgés, ceux qui ont connu la Quenouille, hochent gravement la tête pendant qu’un conteur narre cette histoire, que tous les habitants connaissent par cœur…
Jadis vivait dans le village une femme. Elle n’était pas de Bigaroque. À vrai dire, nul ne savait d’où elle venait. C’est la mère Jacquet qui l’avait trouvée, un matin d’hiver, perdue dans les marécages. Elle n’était revêtue que d’une robe grossière, faite de feuilles de nénuphars liées entre elles par des brins de paille. Ce n’était plus une enfant, et pourtant elle ne savait ni parler ni écrire. Cela émut le vieux cœur solitaire de la mère Jacquet. Comme elle n’avait pas de famille, elle recueillit l’inconnue et l’éleva comme sa propre fille. Elle lui apprit le patois, lui enseigna les us et coutumes du pays et comment filer le lin.
La jeune étrangère, pendant sept années, fit tourner le rouet, fila la quenouille, instruite par les conseils de la bonne mère Jacquet.
Et schnur et schnur et schnur, elle était acharnée et habile à l’ouvrage.
Et schnur et schnur et schnur, tirait l’étoupe*, mouillait le fil, le retordait.
Et schnur et schnur et schnur, jamais ne lâchait son fuseau.
Comme elle n’avait pas de nom, on l’appela la Quenouille.
Bien sûr, au village, on ne parlait que d’elle. Enfin quelque chose de nouveau à Bigaroque ! La Quenouille était l’objet de tous les ragots, de toutes les confidences. Quand quelqu’un prononçait son nom, même les sourds tendaient l’oreille. L’« étrangère », comme on l’appelait aussi parfois, suscitait tout à la fois curiosité, rires et inquiétudes. Elle inspirait tout autant la pitié que le dégoût.
Car à la vérité, ce n’était pas une femme comme les autres. À commencer par son apparence. La Quenouille était d’une laideur effroyable. Était-ce ses cheveux filasses ? Était-ce ses yeux glauques ? Était-ce ces vilaines pustules recouvrant sa peau ? Était-ce ses pieds tors* et sa démarche grotesque ? Était-ce son corps gibbeux* et sa silhouette cabossée ? C’était cela et tout le reste. Nul ne pouvait la croiser sans esquisser un mouvement de recul. Les villageois la guignaient*. Les enfants, lorsque d’aventure ils la croisaient, se réfugiaient dans les jupons de leur mère pour pleurer.
Son comportement aussi, ne laissait pas d’étonner et d’inquiéter. Lorsqu’elle ne filait pas sa quenouille, elle partait le soir vers les marécages et ne s’en revenait qu’au matin, souillée de boue et de vase. Les uns disaient qu’elle avait commerce avec la sorcière des marécages. D’autres soutenaient l’avoir surprise en train de manger des insectes. Quelqu’un affirma même l’avoir vue parler avec des animaux rampants.
Les seuls amis de la Quenouille, hormis la mère Jacquet, étaient ses grenouilles. Elle les recueillait, les nourrissait, jouait même avec elles, de sorte que la ferme de la vieille mère Jacquet était devenue un véritable élevage de grenouilles. Cela coassait. Cela grouillait jusque dans les recoins. Cela bondissait en tous sens. A-t-on jamais vu pareilles bêtes de compagnie ?
Et les journées de la Quenouille passaient ainsi, entre ses grenouilles, son rouet et ses mystérieuses promenades.
Quand la Quenouille était à l’ouvrage, elle chantait un refrain qui jamais ne changeait.
Un jour, un beau jour je le sais
Mon Roi, mon beau Roi reviendra
Et moi sa chère, sa tendre, sa douce fiancée,
De la malédiction, du sortilège il me délivrera.
J’attends avec patience, j’attends avec passion
Le signe venu du ciel, la fin de notre séparation.
Elle chantonnait, des jours et des jours entiers.
Et schnur et schnur et schnur, le rouet était son métronome.
Elle chantonnait, encore et encore, sans jamais se lasser.
Et schnur et schnur et schnur, c’était une bien étrange mélopée*.
Cela se sut. Cela fit rire. Le soir, à la taverne, les villageois de Bigaroque mimaient la Quenouille et se gaussaient. Ils se tenaient la bedaine en la singeant. Ils se tapaient les cuisses en s’en moquant. Chacun y allait de son petit mot :
– Même à la Cour des Miracles*, on n’en voudrait pas comme Reine : elle ferait peur aux culs-de-jatte, aux tuberculeux, aux brigands, aux estropiés et même aux aveugles…
– Elle se croit reine : elle a dû être élue reine à un concours de laiderons, et ça lui est monté à la tête.
Ou encore :
– Penses-tu ! C’est bien normal que la Quenouille se croie reine, puisqu’elle a épousé un rouet ! …
À vrai dire, tout le monde à Bigaroque la croyait folle. Ses défenseurs n’étaient pas légion. Tout bien compté, il n’y en avait guère que deux.
La bonne mère Jacquet tout d’abord. Mais c’est bien naturel : l’amour maternel rend si indulgent.
Il y eut aussi le père Ricard, qui passait ses journées à la taverne, jouant seul aux échecs. Souvent ce vieil homme, qui était fort sage, dispensait des conseils à droite et à gauche, donnait son avis sur tout et sur rien. Malheureusement, il était rarement écouté. Un jour, le père Ricard dit au tavernier :
– On dit qu’elle est folle, la Quenouille. C’est peut-être vrai. Mais, tu sais, celui qui ne veut jamais voir de fou n’a qu’une chose à faire : s’enfermer à vie dans sa chambre, sans oublier de briser son miroir. Et puis, regarde un instant mon jeu d’échecs et les pièces qui le composent. Tu vois que les fous avancent de travers. Toutes les autres pièces avancent droit.
Il fit alors pivoter l’échiquier d’un huitième de tour et ajouta :
– À présent regarde : il n’y a plus que les fous qui avancent droit. Ainsi en est-il du grand échiquier de la vie.
Un jour de printemps, la Quenouille était à l’ouvrage.
Et schnur et schnur et schnur, elle filait joyeusement.
Et schnur et schnur et schnur, des écheveaux entiers de lin abattait,
Et schnur et schnur et schnur, et toujours chantait sa mélopée.
Un jour, un beau jour je le sais
Mon Roi, mon beau Roi reviendra
Et moi sa chère, sa tendre, sa douce fiancée,
De la malédiction, du sortilège il me délivrera.
J’attends avec patience, j’attends avec passion
Le signe venu du ciel, la fin de notre séparation.
Des grappes de grenouilles visqueuses étaient immobiles, à ses pieds, coassant paresseusement au doux soleil printanier.
Soudain un morceau de parchemin, venu de Dieu sait où, tomba du ciel en tourbillonnant. Il se posa sur les genoux de la Quenouille. Elle leva ses yeux glauques qui brillèrent. Un sourire illumina son visage hideux :
– Le signe venu du ciel, le signe venu du ciel : le jour est venu où je vais enfin retrouver mon bien-aimé…
Elle se leva, ramassa deux grenouilles et dansa avec elles. Elle ajusta ses hardes ignobles, recoiffa ses cheveux filasses, essuya sa bouche baveuse, perçadeux pustules purulentes. Puis elle courut voir la mère Jacquet :
– Bonne mère, lui dit-elle. Tu as toujours été bien brave avec moi. Mais le jour de mon départ est enfin arrivé. J’ai vu le signe venu du ciel. La malédiction prendra fin avec le jour. Sois mille et une fois remerciée pour toutes les bontés que tu as eues pour moi.
La Quenouille, suivie du cortège de ses grenouilles familières, s’en vint à la grande halle du village. C’était jour de marché. Les villageois étaient tous présents. Ils s’écartèrent pour la laisser passer, mi-effrayés, mi-moqueurs.
– L’étrangère a quelque chose à nous dire…
La Quenouille s’adressa à la foule des habitants de Bigaroque :
– Villageoises et villageois, une sorcière a jeté un sort, le jour où je devais épouser mon Roi et devenir Reine. J’étais belle et le sortilège m’a rendue aussi laide que vous autres.
La foule pouffa de rire.
– Depuis sept longues années, je suis séparée de mon royal fiancé. Mais aujourd’hui la malédiction va cesser. À la tombée du jour tout redeviendra comme avant. Je retrouverai mon Roi et ma beauté de naguère. Je retournerai alors dans mon royaume. Je ne voulais pas vous quitter avant de vous saluer.
– Sa Majesté est trop aimable ! railla quelqu’un.
Le soir venu, la Quenouille sortit de chez la mère Jacquet. Elle se dirigea vers les marécages. Les grenouilles l’accompagnaient, bondissant à ses côtés. Dans l’ombre, plusieurs centaines de paires d’yeux observaient la scène. C’étaient les habitants de Bigaroque, amusés et curieux. Discrètement, ils suivaient à distance, d’ombre en ombre, de buisson en buisson, de rocher en rocher, d’arbre en arbre.
La Quenouille et son escorte grotesque s’immobilisèrent devant le plus vaste des Mille et Un Étangs. Le soleil atteignait l’horizon. Lorsqu’il eut complètement disparu, les roseaux devant lesquels se trouvait la Quenouille frémirent. Un crapaud en sortit.
– Regardez : il a une petite couronne d’or sur sa tête… murmura un habitant depuis sa cachette.
– L’étrangère aurait-elle dit vrai ? Serait-ce son Roi, victime lui aussi de quelque infâme maléfice ?
La Quenouille ramassa le crapaud, le porta à ses lèvres, puis l’embrassa.
Wouuuuffff ! Il y eut un éclair, suivi d’une nuée opaque. Lorsque le nuage se dissipa, la malédiction avait pris fin.
– Ma Reine, ma douce Reine, je vous retrouve enfin, soupira le Roi.
– Mon Roi, mon beau Roi, j’attends ce moment avec impatience depuis si longtemps, dit la Reine.
– Vous êtes plus belle encore que dans mon souvenir, ajouta le Roi.
– Et vous plus vert que jamais, s’extasia la Reine. Rentrons à présent dans notre Royaume pour retrouverles nôtres.
Ces belles et douces paroles d’amour, les habitants de Bigaroque ne purent les comprendre. À vrai dire, ils n’entendirent que deux coassements. Celui du crapaud couronné et celui, plus fluet, d’une jolie grenouillette verte… Le Roi regardait sa fiancée avec ses yeux de crapaud mort d’amour et le couple, patte dessus, patte dessous, s’enfonça dans l’étang suivi du cortège des grenouilles. Et jamais plus, à Bigaroque, on ne les revit.
Depuis ce jour, les habitants du pays des Mille et Un Étangs sont moins moqueurs et railleurs.
Avec quelle déférence ils traitent désormais les pauvres hères et les mendiants qu’ils croisent sur leur chemin ! Un roi se cache peut-être sous les haillons…
Avec quel respect ils considèrent les animaux venus des marécages, et tout particulièrement ces petites grenouillettes vertes que, depuis cette histoire, ils appellent « rainettes ».
Si donc un jour vous passez par Bigaroque, ne vous étonnez pas d’y voir les pauvres accueillis comme des rois. Et ne vous moquez pas si d’aventure un habitant retire son béret à la vue d’une grenouille et la salue bien bas en lui disant :
– Vous voudrez bien, je vous prie, transmettre mes plus respectueux souvenirs à la Reinette.
Quant à la Quenouille et son crapaud de roi, on raconte que leurs noces furent somptueuses. On dit aussi que leur règne sur les Mille et Un Étangs ne commença pas tout de suite. Ils avaient sept années à rattraper. Ils les passèrent en lune de miel dans un pays lointain.
Et schnur et schnur et schnur, ils filèrent le parfait amour.