Le secret de la stèle sacrée - Emmanuelle de Saint Chamas - E-Book

Le secret de la stèle sacrée E-Book

Emmanuelle de Saint Chamas

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Beschreibung

La quête exaltante et périlleuse d'Asgarp, animé par un espoir : faire reculer la haine et l'ignorance qui règnent sur le monde.

Chab, Alqad, Quastremont : trois îles-continents coupées les unes des autres. Trois royaumes déchirés par une guerre déclenchée dans les temps anciens, quand les trois fils rivaux de l’empereur brisèrent la Stèle Sacrée.
Tout commence le jour où un jeune naufragé échoue sur une plage de Chab. L’enfant, amnésique, est recueilli par Asgarp, le bourgmestre-inventeur, qui trouve dans cette rencontre un espoir de faire reculer la haine et l’ignorance qui règnent sur le monde. Le rescapé possède l’un des trois fragments de la mystérieuse et mythique Stèle Sacrée. Asgarp se lance dans une quête exaltante et périlleuse pour reconstituer la Stèle Sacrée et percer le fabuleux secret qu’elle recèle. Il est accompagné par trois compagnons : Irec, le roi-enfant de Quastremont, Xélon le géant évadé de Chab, Nitra l’étonnante grimpeuse des Falaises blanches, tous animés par le même désir de comprendre le monde pour le rendre meilleur. Ensemble, ils devront faire preuve de courage et d’astuce pour surmonter de redoutables pièges et résoudre d’innombrables énigmes. Leurs aventures aux multiples rebondissements, se déroulent dans un univers fantastique et foisonnant, si éloigné et en même temps si proche du nôtre.
Un roman palpitant et hors norme, entre l’épopée et la fable, qui réserve une surprise de taille…

Plongez dans un univers fantastique et foisonnant, et découvrez les aventures aux multiples rebondissements d'Asgarp, le bourgmestre-inventeur, Irec, le roi-enfant de Quastremont, Xélon le géant évadé de Chab, et Nitra, l’étonnante grimpeuse des Falaises blanches.

EXTRAIT

Tenant toujours la princesse d’une main ferme, Xélon conduisit ses compagnons dans le couloir de liaison, jusqu’à un escalier. Ils descendirent une volée de marches qui conduisait à une porte étroite. Sans doute une issue secrète. Elle ouvrait sur une pièce qui devait être immense mais qu’ils ne pouvaient voir, car ils se trouvaient derrière une vaste tenture. Un passage de la largeur d’un homme séparait ce rideau du mur. Xélon s’y engouffra, avant de s’immobiliser quelques oms plus loin. Un interstice entre deux pans du rideau permettait de contempler l’intérieur de la salle dans laquelle ils venaient de pénétrer. À leur grande stupéfaction, Asgarp, Nitra et Irec devinèrent qu’ils étaient dans la salle du Trône, à deux pas du trône colossal d’Alqad.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Sur un schéma qui semble assez classique, l'aventure se déroule avec de multiples rebondissements imprévisibles. Si la découverte des inhumains et l'évocation du cannibalisme sont impressionnants, d'autres découvertes plus encourageantes sont le fait de ces héros au grand cœur, guidés par un fort désir de paix et d'unité. De nombreuses réflexions, courtes et pertinentes, ponctuent ce récit fort bien construit, ajoutant à la qualité du texte et à l'intérêt de l'intrigue. Le rythme soutenu de l'action porte irrésistiblement le lecteur vers les dernières pages qui lui révèlent une chute originale, métamorphosant subitement l'ouvrage de roman d'aventure en fable. Une lecture dépaysante, originale par la richesse de ses messages qui équilibrent habilement l'action et le suspense. - CHB, Choisirunlivre

À PROPOS DES AUTEURS

Née en 1973, Emmanuelle de Saint Chamas, après des études littéraires et artistiques, et Sciences-Po, écrit des contes et étudie la graphologie. Né en 1970, Benoît de Saint Chamas, après Sciences-Po et des études d'économie, s'est aperçu qu'il préférait les lettres aux chiffres et les contes aux comptes. 

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Couverture

Titre

Copyright

Emmanuelle & Benoît de Saint Chamas

Emmanuelle et Benoît de Saint Chamas sont mariés et enseignent ensemble à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Ils ont reçu plusieurs prix littéraires pour leurs livres, notamment les Contes de l’Alphabet et les Contes des six trésors devenus des classiques de la littérature jeunesse. Ils ont été élevés au rang de Chevaliers des Arts et des Lettres en 2009.

DES MÊMES AUTEURS

AUX ÉDITIONS DU JASMIN

L’inconnue du Louvre, illustré par Laure Cacouault, 2008

Le Secret de la Stèle Sacrée, illustré par Martin Maniez, 2007 (Prix des Vosges du jeune lecteur, Prix du CE France Telecom)

Contes des six trésors, illustré par Éric Puybaret, 2006 (Prix Littéraire Européen 2007 ; Prix des incorruptibles 2008)

Le puits du diable, illustré par Laura Rosano, 2003

Contes de l’Alphabet, illustré par Quentin Gréban, en 3 volumes, 1999, (Prix Saint Exupéry valeurs jeunesse 2000)

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

Sagesses et malices des anges et des pauvres diables, illustré par Emmanuel Kerner, Albin Michel, 2006

Contes de la cave, Seuil, 2003, illustrations de François Roca (Prix : Cabourg 2003, Narbonne 2004, Tatoulu 2005)

Contes du grenier, illustré par François Roca, Seuil, 2002

Une nuit de Noël, illustré par Christophe Durual, Seuil, 2002

2eédition

Tous droits de reproduction, de traduction

et d’adaptation réservés pour tous pays.

© 2007-2009 éditions du jasmin

www.editions-du-jasmin.com

ISBN : 978-2-35284-417-4

Avec le soutien du

Dédicace

À nos trois inépuisables petites sources

de joie et d’inspiration : Laetitia, Éric et Gaspard.

PROLOGUE

L’homme tremblait. Son front était emperlé de sueur. L’échine courbée, les yeux respectueusement baissés, il s’avança au pied du trône, portant entre ses bras un lourd fardeau.

— Honneur et gloire à vous, ô grand Empereur. Puissiez-Vous vivre éternellement et que Votre glorieuse descend…

— C’est bon, relève la tête mon ami, l’interrompit Bascileus. As-tu achevé ton œuvre ?

— Oui, Sire. Elle est en tout point conforme à ce que Votre Majesté souhaitait.

— Montre-moi.

L’artisan déballa l’objet qu’il protégeait contre son sein et, avec mille précautions, déposa la pierre gravée sur un pupitre. L’empereur se leva, examina la stèle et lut le texte qui y était inscrit.

— Est-ce là tout ? finit-il par demander d’une voix glaciale.

L’homme s’approcha de Bascileus et lui murmura quelque chose à l’oreille. L’empereur contempla une nouvelle fois la pierre, longuement. Un large sourire illumina son auguste visage :

— Vraiment, ceux qui m’ont dit que tu étais le meilleur graveur de l’Empire n’ont pas menti !

Il éclata d’un énorme rire qui résonna longtemps dans l’immense salle.

— J’étais sûr que cela plairait à Votre Majesté, se rengorgea le maître-graveur, à présent rassuré.

Mais les traits de Bascileus se figèrent. Fixant son interlocuteur d’un regard étonné et plein de reproches, il lui sèchement : asséna

— Qu’est-ce là, mon ami ? On ne se prosterne plus devant son Empereur ?

L’artisan, rouge de confusion, se courba à nouveau, presque jusqu’à terre.

Il y eut un bruit sourd.

L’homme s’effondra dans un râle, un poignard planté entre les omoplates…

Première partie CHAB

Le naufragé

Nimegue, garde-côte du comté de Realm, en terre de Chab, était presque une légende. D’un âge maintenant vénérable, il avait été nommé à ce poste quand il était tout jeune homme. Depuis lors, il exerçait sa mission avec une conscience professionnelle exemplaire, qui forçait l’admiration de tous, mais qui lui attirait aussi, il faut bien l’avouer, quelques railleries. On le voyait à longueur de temps arpenter la plage, l’œil affûté, scrutant la mer vide d’un air concentré. Sa journée terminée, il mettait un point d’honneur à en personne : rendre de vive voix son rapport au bourgmestre de Realm

— J’ai inspecté la mer et la partie de côte dont j’ai la charge, jusqu’aux comtés voisins, déclarait-il à chaque fois d’une voix solennelle.

— Et qu’as-tu vu ? rétorquait alors mécaniquement le chef de Realm, toujours certain de la réponse.

— Rien, avouait alors invariablement le brave homme.

Une seule découverte avait marqué sa carrière, bien longtemps auparavant. Une tunique échouée sur la plage. Il avait alors échafaudé toutes sortes d’hypothèses plus fantasques les unes que les autres, jusqu’à ce que l’on découvre que le vêtement avait simplement été oublié par un promeneur du comté voisin.

Comme il était d’une gentillesse extrême et qu’il avait le don de raconter de belles histoires, les enfants de Realm aimaient d’une l’accompagner dans ses vaines tournées. Ils avaient coutume de l’aborder façon qui était presque devenue un rituel :

— Ohé, Nimegue, ne vois-tu rien venir ?

— Je vois les vagues qui clapotent.

— Et qu’as-tu vu hier ?

— D’autres vagues qui clapotaient.

— Nimegue, pourquoi t’acharnes-tu à surveiller sans cesse la mer vide ?

— Je veille à ce que rien de fâcheux ne vienne troubler la tranquillité de notre île.

— Mais il ne se passe jamais rien.

— Parce que je suis là. C’est bien la preuve que je suis utile, répondait-il alors avec un clin d’œil malicieux.

C’était une sorte de mot de passe convenu. Après ce préliminaire, le vieil homme se lançait dans des histoires extraordinaires, puisées dans les plus vieilles traditions du pays. Des récits où il était question de déluges et d’îles englouties, de montagnes sans fin, d’océans sans fond, de guerres épiques. Les enfants connaissaient presque par cœur tous ces mythes et toutes ces légendes, mais ils l’écoutaient bouche bée, sans jamais l’interrompre.

Un jour, pourtant, les événements donnèrent raison au brave Nimegue.

Il commençait à peine sa tournée quand il lui sembla discerner une tache sombre ballottée par les vagues, au nord, à quelques encablures de la côte. Était-ce une illusion d’optique ? Il plissa les yeux, mit sa main en visière sur le front pour les protéger de l’astre céleste et finit par se rendre à l’évidence : « Par la Stèle Sacrée, je n’ai pas la berlue. Il y a bien quelque chose dans la mer ! »

Avec une excitation que l’on peut aisément imaginer, il courut le long de la plage pour se rapprocher le plus possible de l’esquif, qui flottait à quelques brassées de la terre ferme.

— On dirait une forme humaine. Mais ça n’a pas l’air de bouger.

Son premier réflexe fut d’aller chercher du secours à la ville. Mais il se ravisa aussitôt. Le garde-côte, c’était lui. Cette mission lui incombait, à lui et à personne d’autre. Il était bien capable de se débrouiller tout seul. Et puis, songeait-il, ce serait son heure de gloire. Peut-être, même, en tirerait-on un récit qui serait conté lors des veillées de Realm.

Malgré son âge avancé, Nimegue était resté très vigoureux et volontaire. Il ôta sa tunique et nagea résolument vers le large.

Il avait vu juste. C’était bien un homme. Ou plus précisément un jeune garçon, allongé sur une sorte de frêle radeau juste assez grand pour le supporter. Son bordage était troué comme une écumoire et on se demandait par quel miracle il pouvait encore tenir la mer et, plus encore, supporter quelqu’un.

L’enfant ne bougeait pas. Ses yeux étaient fermés. Nimegue empoigna l’extrémité du radeau et regagna la côte à la nage. Avec mille précautions, il souleva le naufragé et le posa délicatement sur la terre ferme. Il lui tâta le pouls. Il était faible, mais il battait. Le vieil homme poussa un soupir de soulagement :

— Il est vivant. Mais on a intérêt à le soigner vite, parce qu’il n’est pas en bon état. D’où diable peut-il bien venir ?

Un volcan dans l’âme, le garde-côte courut à grandes enjambées jusqu’à Realm, et entra dans la demeure d’Asgarp Anglemore, le jeune bourgmestre. Celui-ci était penché sur un parchemin, occupé à dessiner des plans.

— J’ai inspecté la mer et la partie de côte dont j’ai la charge, jusqu’aux comtés voisins, s’exclama le vieillard, comme à son habitude, mais cette fois-ci avec une pointe d’excitation.

— Et alors, qu’as-tu vu ?

Avec une fierté non dissimulée, Nimegue s’écria :

— J’ai vu un naufragé. Un jeune garçon. Il était sur un radeau qui venait du large.

— Tant pis, ce sera pour demain, marmonna machinalement Asgarp, plongé dans ses pensées.

Puis il releva brusquement la tête, fronça les sourcils et dit :

— Hein, qu’as-tu dit ? Un enfant sur un radeau ?

— Parfaitement, reprit Nimegue, visiblement heureux de son effet. Il dérivait au large et je l’ai ramené sur la plage. L’enfant est dans un piètre état mais il vit.

— Où est-il ?

— Je l’ai laissé sur le rivage.

Asgarp se leva d’un bond, prit Nimegue par le bras et ils sortirent à vive allure :

— Emmène-moi sur place.

En courant, il héla un enfant qui passait par là :

— Appelle le guérisseur et demande-lui de m’attendre chez moi avec son matériel.

Arrivé sur la plage, Asgarp Anglemore découvrit le naufragé. Le garçon, presque un adolescent, était vêtu de piteuses guenilles loqueteuses. Des cheveux blonds en bataille encadraient un visage émacié aux yeux pers. Ses jambes étaient d’une maigreur épouvantable. Dans sa main droite, il serrait un couteau de roche blanche. Une chose intrigua immédiatement le jeune bourgmestre. Solidement attachée à son dos par une vieille corde effilochée, le naufragé portait une sorte de besace en toile de cao qui semblait contenir un objet à la fois dur et lourd.

— Dégageons-le de ce fardeau pour qu’il puisse mieux respirer.

Asgarp sortit un couteau de sa ceinture, trancha la ficelle et souleva le colis.

À cet instant, l’enfant s’anima soudain, se retourna et, les yeux hagards, hurla comme un damné :

— Nooooon ! Ne touchez pas à ça.

Il arracha brutalement le paquet des mains d’Asgarp et le serra fermement contre sa poitrine, comme une mère protégerait son enfant d’un grave danger. Puis il s’évanouit à nouveau.

— Je ne sais pas ce qu’il y a dans ce colis, mais le gamin a l’air de sacrément y tenir, constata Asgarp. En tout cas il est bien accroché à la vie, c’est une chance pour lui. Ça l’a sûrement sauvé parce que, vu l’état de ses vêtements, je pense qu’il est sur ce radeau de fortune depuis un bon bout de temps.

Il le prit dans ses bras et l’emporta inanimé jusqu’à Realm. Le médecin était devant la porte, entouré d’un groupe de badauds. Anglemore se tourna vers le garde-côte :

— Nimegue, s’il te plaît, disperse la foule. Et demande à une femme de prévoir des vêtements pour le gamin.

Le vieillard s’exécuta, heureux de trouver là un excellent prétexte pour raconter son exploit, et l’embellir par la même occasion. Un récit que, par la suite, il conta à maintes et maintes reprises, l’agrémentant à chaque occasion d’une nouvelle prouesse. Ainsi naissent les mythes.

L’enfant fut allongé sur un lit et le bourgmestre expliqua la situation au guérisseur. L’homme de sciences ouvrit une gourde et versa dans la bouche du garçon quelques gouttes d’un liquide jaunâtre. Il sortit de sa trousse une batterie d’aiguilles longues et fines. D’une voix grave, il entama une mélopée, à la fois triste et envoûtante, en balançant la tête d’un côté, puis de l’autre. Avec un doigté extraordinaire, il planta les aiguilles, une à une, à des points précis de l’épiderme de l’enfant endormi, en commençant par la tête et en allant jusqu’aux pieds. Quand il eut achevé sa longue litanie, il retira les aiguilles, cette fois-ci en partant des pieds.

— Il va dormir pendant un bon bout de temps, diagnostiqua finalement le médecin. Ce serait bien que quelqu’un veille sur lui jusqu’à son réveil.

— Je m’en chargerai.

— Les muscles de ses jambes sont totalement atrophiés. Il ne peut certainement plus tenir debout. Il faudra lui réapprendre à marcher.

Le guérisseur parti, Asgarp s’assit à côté du lit, les yeux fixés sur l’enfant. À présent, il dormait paisiblement. Sa respiration était régulière et les traits de son visage s’étaient détendus. Un visage à la fois doux et énergique.

— Pauvre gamin…

Il veilla longtemps ainsi, aussi immobile qu’une statue. La fatigue finit par le gagner et il s’endormit lui aussi.

Asgarp Anglemore faisait partie de cette catégorie d’hommes qui inspirent confiance dès le premier regard. Son visage carré et ses yeux gris clair lui donnaient un air dur qui contrastait avec son sourire rempli de douceur et ses prunelles perpétuellement rêveuses. Une force tranquille et une sorte d’autorité naturelle émanaient de lui, et on ne pouvait le voir sans éprouver immédiatement de la sympathie. On avait envie de l’aimer et de le suivre.

Il avait été élu bourgmestre bien malgré lui. Il n’était pas candidat, mais presque tous les grands électeurs de Realm avaient spontanément voté pour lui. Ce choix s’imposait à eux comme une évidence. Après avoir longuement hésité, il avait finalement accepté cette charge, heureusement peu contraignante. Elle consistait à arbitrer de menus litiges, à prononcer quelques discours pour les grands événements du comté et, de temps à autre, à assister à des réunions au palais royal d’Angremont. La première décision qu’il prit en tant que bourgmestre fut de choisir une devise pour sa ville. Celle qui fut retenue, sur sa proposition, correspondait pleinement à son idéal de vie : « L’homme le plus heureux du monde est celui qui rend le plus de monde heureux ». Car en dehors de ses obligations d’élu, il consacrait l’essentiel de son temps à imaginer et concevoir toutes sortes d’inventions, pour améliorer la vie sur Chab. C’était là sa véritable passion. Il l’exerçait avec grand talent.

Le roi Chaleb, un jour, avait trouvé une formule qui résumait bien la personnalité d’Asgarp : « Il est constitué d’un alliage rare qui combine la fougue imaginative de la jeunesse et la sagesse réfléchie de l’âge mûr ».

Une voix tira brusquement le bourgmestre de son sommeil : celle du jeune naufragé.

— Où suis-je ?

Il était assis sur le lit, et regardait autour de lui, l’air perdu.

— Ne t’inquiète pas, tu es en sécurité. Le garde-côte a repéré ton radeau à la dérive et nous t’avons recueilli.

— Qui…qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Asgarp. Asgarp Anglemore. Je suis le bourgmestre du comté de Realm, sur la terre de Chab.

— Ah, répondit seulement le garçon.

Puis, d’un seul coup, il tourna la tête dans tous les sens, balayant frénétiquement la pièce du regard :

— Mon paquet ! Où avez-vous mis mon paquet ? cria-t-il, comme pris de panique.

— Du calme, du calme. Rassure-toi, il est là, juste derrière toi. J’ai bien essayé de le prendre quand on t’a récupéré, mais tu t’es débattu comme un beau diable.

D’une voix qui se voulait menaçante, le garçon lança :

— Je vous somme de ne pas y toucher. Jamais, vous m’entendez ? Sinon…

— Sinon ?

— Sinon, euh…gare à vous !

— Ho-ho, se moqua gentiment Asgarp, je me garderai bien d’y toucher. Je ne voudrais pas me battre avec un adversaire aussi résolu que toi.

Le jeune naufragé se calma. Il lut dans les yeux d’Asgarp quelque chose de rassurant et sut d’instinct qu’il pouvait lui faire confiance.

— Mais, dis-moi, c’est à ton tour de te présenter, maintenant. Qui es-tu et d’où viens-tu ?

Le rescapé écarquilla les yeux et resta immobile un long moment avant de répondre, avec un haussement d’épaules désabusé :

— Je…je ne sais pas. Je ne me souviens plus de rien.

Il fit encore un effort, se mordit la lèvre et ajouta, l’air infiniment désespéré :

— Je ne me souviens même plus de mon nom. Je crois que j’ai tout oublié…

Chab

Asgarp n’eut pas à poser beaucoup de questions pour se rendre à l’évidence : le garçon était totalement amnésique.

— J’ai beau chercher, articula l’enfant d’une voix navrée, la seule image que j’ai dans la tête, c’est de l’eau, de l’eau partout autour de moi, sans fin. Rien d’autre.

Il fit une moue avant d’ajouter :

— Vous croyez que ça reviendra ?

— Bien sûr, rétorqua Asgarp d’une voix rassurante. D’ailleurs tu n’as pas tout oublié puisque tu sais encore parler. Non, c’est sans doute le résultat d’un choc, ou d’une grosse fatigue. D’après l’état de tes habits et du radeau sur lequel on t’a trouvé, tu as dû errer sur les mers pendant un bon bout de temps. Un peu de repos et d’exercice, et tout va très vite se remettre en ordre dans ta petite tête. D’ici-là, tu dois reprendre des forces. Je te prépare une bouillie de cao, et tu verras que ça ira déjà beaucoup mieux.

— Une bouillie de quoi ?

— De cao. De quoi d’autre voudrais-tu qu’une bouillie soit faite ?

— C’est quoi, le cao ?

— Tu veux dire que tu ne sais même plus ce qu’est le cao ?

— Désolé, mais non…

— Par Bascileus, c’est plus grave que je ne le pensais…

Le bourgmestre se gratta la tête, puis ajouta :

— Je crois que tu vas avoir besoin de sacrés cours de rattrapage. Te sens-tu d’attaque ou préfères-tu encore te reposer ?

— Ne perdons pas de temps, allons-y.

— Bien. Première leçon : le cao.

Asgarp s’éloigna à l’autre bout de la pièce, fit quelques préparatifs et revint avec un bol gris qui contenait une mixture noirâtre.

Il montra du doigt la bouillie et dit :

— Ça, c’est du cao. Mange.

Le garçon prit le bol et, en un temps record, avala son contenu.

— Et le bol vide que tu tiens dans la main, reprit ensuite Asgarp, c’est aussi du cao.

— Je peux le manger aussi ?

— Non, tu te casserais les dents : c’est du cao traité. Mais on verra ça plus tard.

— Bien, maître, fit le garçon en esquissant un pâle sourire.

— Appelle-moi Asgarp, ce sera plus simple. Et toi, il faut ou Fiston ? Ou encore qu’on te trouve un nom. Que penses-tu de Gamin Venu-des-eaux ? Ou tout simplement X, en attendant que tu te souviennes de ton prénom ? As-tu une préférence ?

— J’aime bien X.

— Adopté. Alors, X, dis-moi, à ton avis, tu es assis sur quoi ?

— Un lit.

— Certes, mais il est fabriqué en quelle matière ?

— Cao ?

— Bingo.

— Cao traité ou pas traité ? demanda X.

— Cao traité. C’est facile : quand il est traité, le cao devient gris. Tu ne peux donc pas croquer le lit, si c’est ça que tu voulais savoir. Mais j’ai compris le message…

Asgarp reprit le bol, alla le remplir et le tendit à X qui le vida aussi promptement que la première fois.

— Poursuivons… La table ?

— Cao traité.

— Exact. Les meubles ?

— Cao traité.

— Bien. La maison ?

— Cao traité.

— Bravo. Et tes habits ?

— Cao…euh…traité. En fait, ce n’est pas compliqué : tout est cao.

— Non, pas tout. Regarde par terre : le sol n’est pas en cao. Et le couteau, là, c’est de la roche blanche.

— Mais c’est quoi, exactement, le cao ?

— Excellente question. Hélas, elle n’a pas de réponse. La seule chose que je puis te dire, c’est d’où il vient.

— Il vient d’où ?

— Tu te sens capable de marcher ?

— Je ne sais pas. Je vais essayer.

X posa les deux pieds sur le sol. Il tenta de se mettre debout, mais ses jambes effroyablement maigres, molles et engourdies, refusèrent de le porter. Il s’écroula sur les genoux.

Anglemore prit le garçon sous les aisselles, le souleva et passa le bras gauche de l’enfant par-dessus ses larges épaules et ils firent ensemble quelques pas jusqu’à la porte.

— On te fabriquera des béquilles, le temps que tes cuisses se réhabituent à travailler. J’ai l’impression que ça fait un sacré bail qu’elles se reposent, ces flemmardes.

Ils franchirent le seuil de la maison.

— J’ai l’honneur de te présenter le bourg de Realm, déclara Asgarp en accompagnant ses paroles d’un ample geste du bras.

La maison d’Anglemore était nichée au sommet d’un vaste cratère à peu près circulaire. Sur les flancs de cette immense dépression, plusieurs dizaines d’habitations de couleur grise se dressaient. De tailles très variables, la plupart de ces constructions étaient de formes coniques, comme celle d’Asgarp. Certaines avaient une architecture plus originale, tantôt tout en angles, tantôt avec des formes courbes. Mais ce qui attirait immédiatement l’attention, c’était cette colossale tour noire qui naissait au cœur du cratère et s’élevait vers le ciel en formant une courbe à la fois puissante et gracieuse. Elle s’envolait si haut qu’il était impossible d’en voir le sommet.

— Voici la réponse à ta question. Le cao vient de ce pylône géant, là. On appelle ça un caori. C’est grâce aux caoris que l’on peut manger, vivre, s’habiller, s’amuser. C’est notre matière première, l’élément fondamental.

Asgarp jeta un long regard scrutateur sur le garçon, en espérant que cette vision provoquerait chez lui un déclic. Rien de tel. X se contenta de demander :

— Et cette colonne, ce caori, il monte jusqu’où ? Jusqu’au ciel ?

— Non, il a une fin. On l’a mesuré, jadis. Il mesure à peu près 10 000 oms.

— C’est quoi, un om ?

— Pardon, je vais trop vite. Tu fais bien de poser des questions. N’hésite pas à me couper s’il y a des choses que tu ne comprends pas. L’om, c’est notre unité de mesure. Un om, c’est tout simplement la taille moyenne d’un homme adulte. En d’autres termes, il faudrait mettre 10 000 Asgarp les uns sur les autres pour arriver au sommet du caori, ou environ 12 000 garçons comme toi. Tu comprends ?

— C’est très clair. Et c’est là que vous trouvez tout votre cao. J’imagine que la tour est faite de cao pur, enfin, je veux dire, pas traité.

— Exactement. Ça se mange. C’est une sorte de garde-manger géant, presque inépuisable. Et c’est aussi grâce à ce caori qu’on peut fabriquer tout ce dont on a besoin pour vivre.

— Et il y en a combien, de caoris ?

— Sur la terre de Chab ?

— Oui.

— Ça, c’est la deuxième leçon. Tu veux une pause ou on attaque tout de suite ?

— On y va, lança sans hésiter le naufragé qui, malgré son grand état d’épuisement, attendait la suite avec impatience.

— Parfait, je continue. Mais assieds-toi. On sera mieux pour parler.

Asgarp aida le garçon à s’asseoir sur le pas de la porte et il poursuivit :

— Deuxième leçon : le pays de Chab. La terre sur laquelle tu as échoué, c’est Chab, une île-continent qui se trouve à l’est du monde.

— À l’est de quel monde ?

— Ça, c’est pour la leçon trois…. Je disais donc que Chab est une île immense, ovale, étirée vers le nord et le sud. Son relief est assez régulier, à peu près de la forme d’une gigantesque colline. Ici, dans le comté de Realm, nous sommes au bord de la mer. Mais plus on va vers l’ouest, plus on monte.

— Chab fait quelle taille ?

— Si tu pars d’ici et que tu traverses l’île jusqu’à la mer intérieure – je te dirai tout à l’heure ce qu’est la mer intérieure –, cela fait un peu moins de 200 kiloms.

— Kilom ?

— Un kilom, c’est 1000 oms.

— Donc les caoris mesurent environ 10 kiloms, c’est ça ?

— Exactement. Enfin, à peu près. Tous les caoris ne font pas exactement la même taille.

— Vous ne m’avez pas dit combien il existe de caoris sur Chab.

— Il y en a exactement 947.

— Tous pareils ?

— À peu près. Mais certains sont plus petits, et ils n’ont pas tous la même forme. D’ailleurs, regarde, on en aperçoit quelques-uns d’ici.

De sa main, il indiqua le nord :

— Celui-ci, un peu en vrille, c’est le caori du comté de Gribal. L’autre là-bas, sur la droite, un peu penché, c’est celui-ci de Baltan.

— Si j’ai bien compris, coupa X, il y a 947 comtés sur Chab. Autant que de caoris.

— Exactement. Et les habitants vivent, comme ici, dans le cratère qui entoure leur caori.

— Tous ?

— À peu près. Certains habitent en dehors du cratère, mais ils sont rares. Nimegue, par exemple, le garde-côte qui t’a sauvé, a un petit baraquement près de la plage.

— Et il y a combien d’habitants à Realm ?

— À peu près 800. Les comtés de Chab comptent chacun entre 500 et 1000 habitants.

Anglemore fit une pause.

X plissait les yeux en contemplant l’horizon. Une ride verticale barrait son front.

— C’est terrible. Tout ça ne me dit absolument rien. Mais peut-être que je viens d’un pays très différent du vôtre…

— Tu sais, quel que soit l’endroit d’où tu viens, il y a forcément des caoris. Il n’y a pas de vie possible sans caori. Et puis d’ailleurs, regarde, les vêtements que tu portes – si on peut encore parler de vêtements – sont en cao. D’ailleurs, à ce propos, sache que j’ai demandé qu’on t’en apporte de nouveaux.

Il posa sa main sur l’épaule du garçon, le regarda dans les yeux et lui dit :

— Tu ne crois pas que si tu ouvrais ton paquet, ça nous aiderait sûrement à savoir d’où tu viens. Peut-être même que ça te permettrait de retrouver la mémoire ?

— Il n’en est pas question ! trancha l’enfant, d’une voix sèche et sans appel.

— Pardonne-moi d’insister, mais sais-tu, au moins, ce qu’il contient ? Je ne te demande pas ça par curiosité. C’est simplement pour t’aider.

— Je ne sais pas ce qu’il contient, mais je sais que je ne dois pas l’ouvrir. Et personne ne doit y toucher.

— Mais comment peux-tu en être si sûr, si tu as tout oublié ?

— Je ne sais pas, c’est comme une voix intérieure qui me le dit. Une sorte de verrou inconscient. Mais je vous supplie de ne pas insister. Promettez-moi de ne plus me poser de question sur ce paquet.

Puis, la voix adoucie, il ajouta :

— Au fait, merci de m’avoir sauvé la vie.

— C’est Nimegue que tu dois remercier. Pour le reste, c’est comme tu veux. Je te promets de ne plus te parler du colis.

Le garçon bâilla à s’en décrocher la mâchoire et demanda :

— D’où est-ce que je viens ?…. Vous avez une idée ?

— Peut-être… répondit Asgarp.

X tourna brusquement la tête :

— Si vous savez quelque chose, dites-le moi. Je vous en supplie.

— Tu sais, ce n’est qu’une simple supposition, mais je te dirai ça quand tu te seras reposé. Promis. Tu es encore très faible et tu meurs de fatigue. En plus, j’ai deux ou trois choses urgentes à faire.

Anglemore se leva pour bien marquer que la discussion était close. Le garçon avait encore un milliard de questions à lui poser. Mais il était accablé de fatigue, au point que ses yeux papillotaient d’épuisement. Il n’insista que mollement et, quand son protecteur l’allongea sur le lit, il s’endormit presque instantanément.

Les trois continents

X marchait sur l’eau. Ses pieds effleuraient la surface de la mer. Il volait. Soudain, il perçut une rumeur. D’abord imperceptible, elle enfla progressivement jusqu’à devenir insupportable : c’étaient des gémissements, des râles et des pleurs. Il se retourna. Une foule innombrable était là, au loin, debout sur les flots, les bras dressés vers lui comme pour l’implorer. Les silhouettes spectrales portaient une longue bure, surmontée d’une capuche qui leur cachait le visage. Alors X aperçut la vague. Un immense rouleau, colossal, qui s’avançait vers cette foule, par derrière. Il était le seul à la voir. X voulut crier pour les avertir. Mais aucun son ne sortit de sa bouche. La vague les balaya. Il ne restait plus qu’une silhouette. Une seule. X s’approcha d’elle. La forme s’avança aussi, planant sur les vagues. Quand ils furent proches, l’ombre retira sa capuche. X vit une tête sans visage, lisse comme un galet. Alors la forme humaine commença à s’enfoncer doucement dans les flots. X courut vers elle. Mais plus il courait, plus la silhouette s’éloignait de lui et disparaissait sous l’eau. Seule la tête émergeait encore.

— Ça va aller… dit une voix.

Une voix douce, rassurante.

La voix d’Asgarp.

X ouvrit les yeux en sursaut. Il était dans son lit, trempé de sueur.

— Ça va aller, reprit le bourgmestre. C’était juste un cauchemar.

— Je préfère ça, soupira X dont le cœur battait la chamade.

Il resta un moment immobile, pour reprendre ses esprits. Puis il s’étira et grogna, comme on fait quand on est réveillé brutalement.

— J’ai fait un rêve atroce…

X raconta en quelques mots son cauchemar. Le bourgmestre simplement : écouta avec attention. À la fin, il demanda

— Comment tu t’appelles ?

— Ben, X…C’est ce qu’on a décidé, non ? bredouilla l’enfant, étonné par la question.

— Toujours amnésique… Par Miraj, ce n’est pas gagné. Mais patience, ça reviendra. Comme disait mon regretté père, la patience est une vertu qui s’acquiert avec de la patience. En attendant, prends ça.

Il lui tendait un verre.

— C’est du nectar.

— On dirait de l’eau, mais c’est jaune et plus épais, analysa le garçon.

— Bois.

L’enfant vida le verre d’une traite, fit claquer sa langue de satisfaction et un sourire béat fendit son visage.

— Hmmm, c’est délicieux… C’est quoi, exactement ? Ce n’est pas du jus de cao : ça n’a pas le même goût.

— Effectivement. Après l’eau et le cao, le nectar est le troisième aliment fondamental.

— Quels sont les autres ?

— Il n’y en a pas d’autre, répondit Anglemore, étonné de la question. Mais ça suffit amplement.

— Et ça vient d’où, le nectar ?

— On le trouve au fond des puits.

— Quels puits ?

— Plus tard… Habille toi d’abord. Je t’ai mis une tunique et un pantalon neufs sur la chaise, parce que tes vieilles frusques sont dans un si mauvais état qu’on n’oserait même pas s’en servir comme paillasson. Ensuite on va faire un peu d’exercice et je répondrai à toutes tes questions. Tu as besoin d’aide ?

— Merci. Je crois que je peux me débrouiller tout seul.

X retira ses vieux habits et enfila en un rien de temps les nouveaux. Ils lui allaient parfaitement. Quand il fut prêt, le bourgmestre lui tendit deux béquilles :

— Tiens, ça t’aidera à marcher. On va faire un tour.

Le garçon plaça les béquilles sous ses aisselles et, avec l’aide d’Asgarp, se leva. Il fit quelques pas dans la pièce, de façon un peu gauche au début, puis rapidement avec plus d’assurance.

— Allons-y, dit-il enfin.

Ils sortirent et rejoignirent un chemin qui semblait faire le tour du cratère, marquant la limite extérieure de la ville. D’où ils étaient, ils pouvaient apercevoir la mer. Le cratère était entouré par une sorte de terre aride, faite d’une succession de plateaux séparés entre eux par des failles plus ou moins larges. Le relief formait des courbes douces qui suffisaient à masquer l’horizon au-dessus duquel, au loin et jusqu’à perte de vue, on pouvait distinguer toute une série de caoris tutoyant le ciel. Certains étaient droits comme d’immenses piquets, d’autres avaient des formes étranges et on pouvait même distinguer un caori qui formait comme une immense arche.

Après une longue contemplation, X rompit finalement le silence :

— Avant que je dorme, vous m’avez promis de me dire…

— …d’où je pense que tu viens ? Je sais, je n’ai pas oublié. Mais avant, nous devons terminer notre leçon de géographie. Concernant Chab, ce que je t’ai déjà appris est suffisant pour l’instant.

— Vous ne m’avez pas parlé des puits, là où on trouve le nectar.

— C’est vrai. Pour faire bref, sache qu’il y en a des milliers sur Chab. Ce sont des puits naturels, un peu en forme d’entonnoir. Au fond, on y trouve le nectar. Il est difficile à récolter parce que les puits sont très profonds.

— Comment fait-on ?

— On descend le plus profondément possible et on utilise ensuite un seau et une corde longue de plusieurs centaines d’oms. Pour l’instant, on n’a pas trouvé mieux. Mais je ne désespère pas d’y arriver.

— Ça vaut la peine, parce que c’est vraiment délicieux…

— C’est surtout très utile : c’est avec le nectar qu’on traite le cao. Quand on plonge un bout de cao dans le nectar, il devient dur et change de couleur. Si on le plonge très longtemps, il peut devenir presque aussi solide que de la roche. Et c’est grâce à ça qu’on peut fabriquer nos maisons, nos habits, nos instruments de musique, nos outils, bref, tout. Et le nectar nous permet aussi d’écrire.

Il s’interrompit, avant de reprendre sur un autre ton :

— …Mais nous sommes en train de nous disperser. Reprenons le fil de notre cours de géographie. Le monde, vois-tu, était jusqu’à il y a encore peu de temps – je te dirai tout à l’heure pourquoi je parle à l’imparfait –, constitué de trois continents. Chab, là où nous sommes ; Alqad, à l’ouest ; et Quastremont…

En prononçant ce dernier nom, il guetta la réaction de X. Il lui sembla lire quelque chose d’indéfinissable dans ses yeux, comme une lueur fugitive.

— …Quastremont, au nord d’Alqad. Chab est entourée de quatre mers. La mer de l’est, là où on t’a trouvé. C’est celle qui baigne notre côte. Au sud de Chab, c’est la mer du déluge.

— Pourquoi ce nom ? demanda X.

— À cause d’une très vieille légende qui remonte aux temps anciens. Selon elle, les eaux naissent à l’extrême sud du monde, vivent dans le monde du milieu, là où nous sommes, et meurent à l’extrême nord, au bout de la mer du Néant.

— La mer du Néant ?

— Oui. Néant, parce que, selon d’autres légendes, si on s’aventure trop loin au nord, on arrive au bout du monde, à une sorte de cascade colossale qui se jette dans un vide sans fin.

— Ça doit être formidable à voir…

— Personne n’en est jamais revenu pour nous le dire. D’ailleurs, personne n’a jamais tenté l’aventure.

Asgarp s’interrompit et se mit à tracer consciencieusement un dessin sur le sol.

— Je vais te faire une carte, expliqua-t-il. Ce sera plus facile.

Tandis que le bourgmestre dessinait, X remarqua un homme qui marchait sur le chemin de crête, arborant fièrement une longue barbe qui lui descendait jusqu’aux genoux, striée à intervalles réguliers d’étroites barrettes. Il inclina dignement la tête en passant à leur niveau.

— Salut à toi, Gilandre, lança Anglemore en saluant de la main le vieillard qui s’éloignait d’un pas chaloupé et fier.

Quand le bourgmestre eut achevé son œuvre, il se releva et poursuivit son explication.

— Regarde. Ça, c’est Chab. Voilà la mer de l’est et les deux mers qui terminent le monde, au nord et au sud. À l’est et à l’ouest, ce sont les Falaises Blanches qui bornent le monde. Je t’en reparlerai plus tard. Et là, cette mer qui nous sépare d’Alqad, c’est la mer intérieure. Alqad est un pays qui, par beaucoup d’aspects, ressemble au nôtre. Il est un peu plus vaste que Chab mais, comme tu le vois, il a approximativement la même forme et le même relief. Et voilà Quastremont, beaucoup plus petite, qui était jadis constituée de quatre montagnes alignées, séparées par des grandes vallées.

— Pourquoi dites-vous « jadis » ? Ça a changé ? s’enquit le garçon.

— Eh bien précisément, nous y voilà. C’est un peu difficile à croire, mais Quastremont a cessé d’être. Pour une raison qu’on ignore, l’île toute entière a été submergée par les flots. Ça a commencé un peu avant que je naisse et, d’après les informations que nous avons, elle est à présent complètement engloutie.

— Comment est-ce possible ?

— C’est un mystère. Les uns prétendent qu’elle a…disons…coulé, ce qui laisserait supposer que nos continents flottent en quelque sorte sur les eaux…

— Ça paraît absurde.

— Je suis bien d’accord avec toi, mais l’autre hypothèse l’est tout autant. Si ce n’est pas l’île qui a sombré, cela veut dire que c’est Et soyons logiques : s’il a monté là-bas, il le niveau de la mer qui a monté. aurait dû également monter ici. Or, nous n’avons rien constaté de tel sur Chab. Bref, le mystère est complet. Mais, tu sais, tu apprendras vite que ce monde est plein de mystères. C’est à la fois passionnant et effrayant.

Il se tut longuement, pendant que X fixait d’un air préoccupé la carte dessinée sur le sol.

— Vois-tu, mon garçon, reprit enfin Anglemore d’une voix grave, nous avons tous, ici, de bonnes raisons de penser que tu es un rescapé de Quastremont, l’île engloutie.

X se laissa tomber à terre, en proie à une vive émotion. Il éclata en sanglots et, la voix brisée, gémit :

— C’est terrible, terrible… Je ne me souviens de rien. Pourtant, je sais que vous avez raison. Ça ne parle pas à ma mémoire, mais je le sens au plus profond de moi. En vous écoutant, j’éprouve une douleur épouvantable, comme si mes entrailles se déchiraient. Ce nom, Quastremont, j’ai à la fois l’impression de l’entendre pour la première fois mais c’est comme si, en même temps, je ne connaissais que lui… Et puis, il y a ce cauchemar, avec tous ces gens qui se noyaient…

Il frappa violemment le sol de son poing jusqu’à en avoir mal et cria :

— Satanée amnésie. Je dois me souvenir, vous m’entendez, Asgarp, je le dois !

— Bien sûr, dit simplement son compagnon avec un regard compréhensif.

L’enfant inspira longuement, se calma et essuya ses larmes. Puis, relevant la tête :

— Et les gens de Quastremont, que sont-ils devenus ? dit-il.

Asgarp lui expliqua ce qu’il savait. Assez peu de choses, à vrai dire. Les Montéquastrains – c’est ainsi qu’on les appelait –, avaient commencé à fuir quand il fut acquis que la lente disparition de leur terre était inexorable. La plupart trouvèrent refuge sur Alqad, la terre la plus proche, mais beaucoup se perdirent à jamais dans l’océan.

— Il faut que j’aille sur Alqad retrouver les miens, conclut X. Enfin, ceux qui restent. Vous m’y aiderez ?

— C’est hélas impossible…

— Pourquoi ?

— Nous sommes en guerre. Une guerre qui a commencé il y a bien longtemps. Oh, rassure-toi, il n’y a plus de batailles depuis belle lurette, mais nous n’avons strictement plus aucun commerce ni aucune relation avec les autres îles.

— Et Quastremont est…je veux dire était aussi en guerre ?

— Oui, hélas, l’ensemble du monde est en guerre. Elle a été très meurtrière et très destructrice au début. Ensuite, les choses se sont heureusement calmées et nos pays se contentent maintenant de s’ignorer, au point que je n’ai jamais vu de ma vie un seul Alqadien et que tu es le premier Montéquastrain dont j’ai l’honneur de faire la connaissance.

Voyant que le jeune garçon avait été sérieusement ébranlé par toute cette conversation, Anglemore estima opportun de passer à autre chose. Il se releva, jeta un œil vers le fond du cratère et dit avec un clin d’œil :

— Mais assez parlé de choses graves. On évoquera la guerre des triplés – c’est comme ça qu’on l’a baptisée – une autre fois. Relève-toi, je vais te montrer quelque chose de plus amusant.

Le garçon accepta avec empressement la proposition d’Asgarp. Il avait encore mille questions à poser, mais il était soulagé de changer de sujet.

La force invisible

Ils quittèrent le chemin de crête pour emprunter un grand escalier dont les larges marches étaient creusées dans le sol. Il descendait en pente douce vers le cœur du cratère en dessinant de larges boucles, passant à proximité de plusieurs habitations que X eut tout loisir d’observer de près.

Le garçon se débrouillait de mieux en mieux avec ses béquilles et, de temps en temps, faisait un pas ou deux en s’appuyant sur une jambe, puis l’autre, histoire de retrouver des sensations.

À mi-chemin, ils passèrent devant un groupe de femmes qui discutaient vivement.

— Ça, c’est le gang des pipelettes, souffla Asgarp à l’oreille de X.

Une des femmes lança :

— Tiens, mais c’est notre petit naufragé. On parlait justement de toi. Alors comment ça va, mon garçon ?

— Mieux, je vous remercie, répondit-il poliment.

Une vieille femme toute sèche tournait le dos. Elle faisait mine d’ignorer l’arrivée des nouveaux venus. Elle s’adressa au reste du groupe en parlant suffisamment fort pour que l’enfant puisse entendre :

— Moi, je ne parle pas aux étrangers. Ça porte la poisse. D’ailleurs, si Quastremont a été maudite, il devait bien y avoir une raison.

Anglemore était d’un naturel très calme, et il fallait en faire beaucoup pour le mettre hors de lui. Mais quand cela arrivait, il pouvait se révéler très incisif.

— Assez, vieille bique ! cria-t-il littéralement, faisant sursauter la mégère. Encore une parole comme ça et je vous arrache la langue !

Puis, se calmant aussi vite qu’il s’était emporté, Asgarp ajouta :

— Cet enfant est notre hôte et je vous demande de l’accueillir comme tel.

La mégère, toute tremblante, prit un air contrit et dit d’une voix faussement soumise :

— Comme vous voulez…

Les autres femmes, qui n’avaient pas l’air de beaucoup apprécier leur compagne de commérage, semblaient enchantées de l’incident qui, certainement, ferait le tour de la ville en un temps record.

Asgarp et X s’éloignèrent du groupe, mais ils n’eurent pas la mégère persifler à voix basse : beaucoup à tendre l’oreille pour entendre

— En tout cas, s’il nous arrive malheur, on saura d’où ça vient…

Le bourgmestre se retourna d’un bloc, l’air furieux et fit mine de sortir son couteau. La vieille s’en aperçut et, se ratatinant sur elle-même, s’éloigna en trottant à petits pas effrayés, sous les rires des autres femmes.

X se sentait mi-gêné, mi-amusé.

— J’ai l’impression que ma présence ne fait pas plaisir à tout le monde…

— Ne t’en fais pas. On a quelques spécimens comme ça, qui passent leur temps à baver. Une fois c’est sur les enfants-qui-font-trop-de-bruit, une autre sur les gens-des autres-comtés-qui-ne-sont-pas-comme-nous, ou alors sur les étrangers-qui-ont-massacré-nos-ancêtres. Ça ne s’arrête jamais. J’ai réagi un peu violemment, mais c’est volontaire. Je ne voudrais pas que ce type de comportement prenne racine.

Tout en continuant à parler, ils arrivèrent au fond du cratère. X put contempler la masse imposante du caori. À vue d’œil, il estima qu’il faudrait au moins deux cents personnes se tenant la main pour en faire le tour. Le tronc n’était pas aussi lisse qu’il l’avait pensé, vu de loin. Il remarqua aussi un escalier aux marches usées s’enroulant autour du tronc géant jusqu’à des hauteurs vertigineuses. Certainement pour escalader le caori. D’ailleurs, en basculant la tête en arrière, le garçon remarqua plusieurs personnes, dont certaines perchées très haut.

Asgarp lui expliqua que le cao était récolté sur les hauteurs. Car si le caori était de dimension colossale, il n’était pas pour autant inépuisable.

— Tu vois, fit-il remarquer, si on creusait le cao simplement au niveau du sol, on aurait tôt fait d’abattre le caori. J’ai calculé que, au rythme de récolte actuel, cela prendrait environ vingt générations. Nos ancêtres ont heureusement toujours pris la peine de récolter le cao sur toute la hauteur du caori… Nous poursuivons cette tradition, pour que les générations futures ne soient pas dépourvues de ressources. Il ne faut jamais perdre de vue que nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres mais que nous empruntons celle de ceux qui viendront après nous*.

Anglemore ramassa un bout de cao fraîchement coupé qui traînait par terre et conduisit son jeune ami jusqu’à une fontaine.

— Regarde, fit-il.

Il sortit son couteau et le frotta sur le cao, comme on le fait pour aiguiser un outil. Puis il approcha la lame de la fontaine et, à la grande stupéfaction de X, un trou se creusa dans l’eau, comme si le liquide voulait fuir. Asgarp approcha encore la lame, et le trou se fit plus profond et plus large encore, au point qu’on pouvait à présent distinguer le fond de la fontaine. Il attendit sans bouger, et au bout de quelques instants, l’eau commença très progressivement à regagner sa place.

— Maintenant, touche la lame, demanda Asgarp à X, qui semblait médusé.

Le garçon s’exécuta et, aussitôt que son doigt toucha la lame du couteau, l’eau revint soudainement à sa place, comme si rien ne s’était passé.

— Ça, expliqua le bourgmestre, c’est la force invisible. Comme tu le vois, le phénomène ne dure pas très longtemps, et un simple contact extérieur suffit à l’interrompre. Mais si je frotte à nouveau mon couteau, ça recommence.

— C’est marrant, apprécia le garçon.

— Les caoris possèdent en eux cette force extraordinaire que nul n’est encore arrivé à expliquer.

Puis, les yeux brillants, il ajouta :

— Tu imagines…Si on arrivait à dompter cette force invisible, ce serait formidable. Ça changerait la face du monde. Selon la légende, nos ancêtres des temps obscurs savaient la dominer. Certaines légendes prétendent même qu’ils étaient capables de voler sur des machines.

Il se tut longuement, les yeux fixés sur un horizon invisible.

— Mais, bon, conclut-il enfin, il faut reconnaître que, pour l’instant, la seule utilisation qu’on est capable d’en faire est assez limitée. Mais ça devrait quand même te plaire… Je vais te montrer.

Ils contournèrent le caori en passant devant un grand amphithéâtre en plein air, dont les gradins épousaient le bas de la pente du cratère. Asgarp expliqua que les habitants de Realm s’y réunissaient régulièrement pour de grandes veillées-spectacles.

Leurs pas les conduisirent ensuite jusqu’à une vaste zone dégagée, relativement plane quoique nichée sur le flanc sud du cratère. En s’approchant, ils entendirent des cris et des rires. Ils entrèrent dans ce que X identifia tout de suite comme un terrain de jeu, et une myriade d’enfants se précipita vers eux en piaillant. Une petite fille aux grands yeux espiègles couleur noisette interpella le garçon venu d’ailleurs :

— Il paraît que tu viens de Quastremont ? C’est comment ?

— Il ne peut pas savoir, il est amnistique, fit remarquer son voisin.

— C’est amnésique, pas amnistique, gros nigaud ! se moqua un troisième, un peu plus âgé.