Corysandre - Hector Malot - E-Book

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Hector Malot

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Beschreibung

Corysandre, écrit par l'auteur français Hector Malot, est une œuvre littéraire saisissante qui met en lumière les thèmes de l'amour, de la famille et de la destinée. Ce roman, écrit avec une plume délicate et évocatrice, transporte le lecteur dans un monde de réflexions sur l'importance des relations humaines et des choix personnels. Malot réussit brillamment à capturer les nuances de chaque personnage et à tisser une histoire complexe et émouvante. Son style d'écriture fluide et captivant est un hommage à la tradition littéraire française du XIXe siècle. Hector Malot, un écrivain renommé de l'époque victorienne, était connu pour son empathie envers les classes sociales les plus défavorisées. Sa propre vie marquée par des épreuves difficiles a sans doute influencé le ton émotionnel et profondément humain de Corysandre. Il maîtrise l'art de raconter des histoires touchantes et intemporelles qui résonnent avec tous les lecteurs. Je recommande vivement Corysandre à tous les amateurs de littérature classique française. Ce roman offre une exploration profonde de l'âme humaine et des intrications familiales, tout en captivant le lecteur avec une intrigue captivante et des personnages inoubliables.

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Hector Malot

Corysandre

 
EAN 8596547450702
DigiCat, 2022 Contact: [email protected]

Table des matières

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
XXV
XXVI
XXVII
XXVIII
XXIX
XXX
XXXI
XXXII
XXXIII
XXXIV
XXXV
XXXVI
XXXVII
XXXVIII
XXXIX
XL
XLI
XLII
XLIII

I

Table des matières

La saison de Bade était dans tout son éclat; et une lutte qui s'était établie entre deux joueurs russes, le prince Savine et le prince Otchakoff, offrait aux curieux et à la chronique les péripéties les plus émouvantes.

C'était pendant l'hiver précédent que le prince Otchakoff avait fait son apparition dans le monde parisien, et en quelques mois, par ses gains ou ses pertes, surtout par le sang-froid imperturbable et le sourire dédaigneux avec lesquels il acceptait une culotte de cinq cent mille francs, il s'était conquis une réputation tapageuse qui avait failli donner la jaunisse au prince Savine, habitué depuis de longues années à se considérer orgueilleusement comme le seul Russe digne d'occuper la badauderie parisienne.

C'était un petit homme chétif et maladif que ce prince Otchakoff et qui, n'ayant pas vingt-cinq ans, paraissait en avoir quarante, bien qu'il fût blond et imberbe. Dans ce Paris où l'on rencontre tant de physionomies ennuyées et vides, on n'avait jamais vu un homme si triste, et rien qu'à le regarder avec ses traits fatigués, ses yeux éteints, son visage jaune et ridé, son attitude morne, on était pris d'une irrésistible envie de bâiller.

Après avoir essayé de tout il avait trouvé qu'il n'y avait que le jeu qui lui donnât des émotions, et il jouait pour se sentir vivre autant que pour faire du bruit en ce monde, ce qui était sa grande, sa seule ambition.

Sa santé étant misérable, sa fortune étant inépuisable, le jeu était le seul excès qu'il pût se permettre, et il jouait comme d'autres s'épuisent, s'indigèrent ou s'enivrent.

Comme tant d'autres, il aurait pu se faire un nom en achetant des collections de tableaux ou de potiches qui l'auraient ennuyé, en prenant une maîtresse en vue qui l'aurait affiché, en montant une écurie de course qui l'aurait dupé; mais en esprit pratique qu'il était, il avait trouvé que le plus simple encore et le moins fatigant, était d'abattre nonchalamment une carte, de pousser une liasse de billets de banque à droite ou à gauche et de dire sans se presser: «Je tiens.»

Et ce calcul s'était trouvé juste. En six mois ce nom d'Otchakoff était devenu célèbre, les journaux l'avaient cité, tambouriné, trompété, et la foule moutonnière l'avait répété. Ce jeune homme, qui n'avait jamais fait autre chose dans la vie que de tourner une carte et de combiner un coup, était devenu un personnage.

Mais une réputation ne surgit pas ainsi sans susciter la jalousie et l'envie: le prince Savine, qui de très bonne foi croyait être le seul digne de représenter avec éclat son pays à Paris, avait été exaspéré par ce bruit. Si encore cet intrus, qui venait prendre une part, et une très grosse part de cette célébrité mondaine qu'il voulait pour lui tout seul avait été Anglais, Turc, Mexicain, il se serait jusqu'à un certain point calmé en le traitant de sauvage; mais un Russe! un Russe qui se montrait plus riche que lui, Savine! un Russe qu'on disait, et cela était vrai, d'une noblesse plus haute et plus ancienne que la sienne à lui Savine! Il fallait que n'importe à quel prix, même au prix de son argent, auquel il tenait tant, il défendit sa position menacée et se maintînt au rang qu'il avait conquis, qu'il occupait sans rivaux depuis plusieurs années et qui le rendait si glorieux.

Alors, lui toujours si rogue et si gonflé, s'était fait l'homme le plus aimable du monde, le plus affable, le plus gracieux avec quelques journalistes qu'il connaissait, et il les avait bombardés d'invitations à déjeuner, ne s'adressant, bien entendu, qu'à ceux qu'il savait assez vaniteux pour être fiers d'une invitation à l'hôtel Savine et en situation de parler de ses déjeuners dans leurs chroniques et aussi de tout ce qu'il voulait qu'on célébrât: son luxe, sa fortune, sa noblesse, son goût, son esprit, son courage, sa force, sa santé, sa beauté.

Puis, après s'être assuré le concours de cette fanfare, il avait commencé sa manoeuvre.

Trois jours après une perte énorme subie par Otchakoff avec son flegme ordinaire, Raphaëlle, la maîtresse de Savine, avait vu arriver un matin dans la cour de son hôtel deux chevaux russes superbes, deux de ces puissants trotteurs qui battent, en se jouant, les anglais comme les arabes, et Savine n'avait pas tardé à paraître. Comme Raphaëlle menacée d'une angine disait qu'elle était désolée de ne pas pouvoir faire atteler ses chevaux ce jour même et de sortir, il s'était fâché. C'était justement l'ouverture de la réunion de printemps à Longchamp, et il voulait que ses chevaux fussent vus de tout Paris à cette réunion à l'aller et au retour; il ne les avait fait venir de son haras et ne les avait donnés que pour cela. «Si vous ne pouvez pas vous en servir, avait-il dit, je les garde pour moi, je m'en sers aujourd'hui, et, une fois qu'ils seront entrés dans mes écuries, ils n'en sortiront pas. En vous enveloppant bien, vous n'aurez pas trop froid: il ne faut pas s'exagérer son mal ou l'on se priverait de tout.» Au risque d'en mourir, car il soufflait un vent glacial, Raphaëlle avait été aux courses, et à l'aller comme au retour ses trotteurs à la robe grise avaient provoqué l'admiration des hommes et l'envie des femmes.

Il fallait continuer, car, de son côté, Otchakoff continuait de jouer, perdant toutes les nuits ou gagnant des coups de trois ou quatre cent mille francs, tantôt contre celui-ci, tantôt contre celui-là, sans jamais lasser l'admiration de la galerie, qui répétait toujours son même mot: «Cet Otchakoff, quel estomac!» ce à quoi Savine répondait toutes les fois qu'il pouvait répondre, en haussant les épaules et en disant que si Otchakoff, avait de l'estomac devant un tapis vert, il n'en avait pas devant une nappe blanche, le pauvre diable étant incapable de boire seulement les quatre ou cinq bouteilles de champagne qui, chez un vrai Russe, remplace l'acte de naissance ou le passeport pour prouver la nationalité.

Pour continuer la lutte, sinon avec économie, au moins d'une façon qui ne fût pas nuisible à ses intérêts, Savine qui depuis longtemps se contentait des collections qu'il avait recueillies par héritage, s'était mis à acheter des oeuvres d'art de toutes sortes: tableaux, bronzes, livres, curiosités, n'exigeant d'elles que quelques qualités spéciales: d'être authentiques, d'être dans un parfait état de conservation, enfin de coûter très cher, de telle sorte que lorsqu'il voudrait les revendre,—ce qu'il espérait bien faire un jour, tirant ainsi d'elles deux réclames, l'achat et la vente, —il pût le faire avec bénéfice, sans autre perte que celle des intérêts.

Alors, chaque fois qu'il avait fait une acquisition de ce genre, les journaux l'avaient annoncée et célébrée: le prince Savine, quel Mécène! Il est vrai que ce Mécène ne répandait ses bienfaits que sur des artistes morts depuis longtemps: Hobbema, Velasquez, Paul Veronèse et autres qui ne lui savaient aucun gré de ses largesses.

Mais un seul coup de baccara faisait oublier Mécène, et Otchakoff, en une nuit heureuse ou malheureuse, s'imposait à la curiosité publique d'une façon autrement vivante et palpitante en perdant son argent que s'il l'avait dépensé à acheter des Rubens ou des Titien.

Ce fut alors que Savine exaspéré et perdant la tête, se décida à lutter contre son rival en employant les mêmes armes que celui-ci, c'est-à-dire à coups de millions.

Otchakoff, ne trouvant plus à jouer des grosses parties à Paris pendant la saison d'été, était venu à Bade jouer contre la banque, et Savine l'avait suivi, se disant qu'un homme habile et prudent qui joue contre une banque de jeu ne doit perdre que dans une certaine mesure qui peut se calculer mathématiquement, et même qu'il peut gagner.

Le tout était donc d'être cet homme habile et prudent.

Heureusement, les professeurs de systèmes tous plus infaillibles les uns que les autres ne manquent pas pour ceux qui veulent jouer à coup sûr; il y en a à Paris, et à cette époque il y en avait dans toutes les villes d'eaux où l'on jouait: à Bade, à Hombourg, à à Wiesbaden, à Ems, à Spa, où ils tenaient boutiques de renseignements et de leçons.

Dans un de ses séjours à Bade, Savine avait rencontré un de ces professeurs: un vieux gentilhomme français de grand nom et de belle mine qui, après avoir perdu plusieurs fortunes au jeu, offrait aux jeunes gens qui voulaient bien l'écouter «une rectitude de combinaisons inexorables» pour faire sauter la banque; mais alors, ne pensant pas à jouer, il s'en était débarrassé en lui faisant l'aumône de quelques florins que le vieux professeur allait perdre avec une «rectitude inexorable» ou qu'il employait à faire insérer dans les journaux des annonces pour tâcher de trouver des actionnaires qui lui permissent d'essayer en grand son système.

Arrivé à Bade il avait cherché son homme aux «combinaisons inexorables», ce qui n'était pas difficile, car on était sûr de le trouver à la Conversation, assis sur une chaise devant la table de trente-et-quarante, suivant le jeu auquel il ne pouvait pas prendre part et notant les coups sur un carton qu'il perçait d'une épingle.

Le marquis de Mantailles était si bien absorbé dans son travail qu'il n'avait pas vu Savine, et qu'il avait fallu que celui-ci lui frappât sur l'épaule pour appeler son attention; mais alors il avait vivement quitté le jeu pour faire ses politesses au prince, qui l'avait emmené dans les jardins, ne voulant pas qu'on le vît en conférence avec le vieux professeur de jeu, ni qu'on surprit un seul mot de leur entretien.

—Six cent mille francs seulement, prince, s'écria-t-il, mettez six cent mille francs seulement à ma disposition, et le monde est à nous.

Mais Savine avait tout de suite éteint ce beau feu il n'apporterait pas ces six cent mille francs, il n'en apporterait pas cinquante mille, pas même dix mille; mais il était disposé, dans un but moral et pour sauver les malheureux qui se ruinaient, à essayer le système des «combinaisons inexorables,» seulement il voulait l'essayer lui-même; bien entendu il le payerait... s'il gagnait.

Le lendemain matin, le marquis de Mantailles s'était présenté à la porte du pavillon que le prince Savine occupait sur le Graben, et tout de suite il avait été introduit; Savine, bien que mal éveillé, avait remarqué qu'il était porteur d'une sorte de petite boîte plate enveloppée dans une serviette de serge grise et d'un petit sac de toile comme ceux dont se servent les joueurs de loto.

—Je ne recevrai personne, dit Savine au domestique qui avait introduit le marquis.

Pendant ce temps, le vieux joueur avait précieusement déposé sa boîte et son sac sur une table; puis, le domestique étant sorti, il s'était approché du lit de Savine: sa physionomie s'était transfigurée; il avait l'air d'un pauvre vieux bonhomme usé, écrasé en entrant, maintenant il s'était relevé, c'était un homme digne et fier, inspiré, sûr de lui.

—Avant tout, je dois vous montrer par l'expérience la rigoureuse exactitude de ce que je viens de vous expliquer, et c'est dans ce but que je me suis muni de différents objets utiles à ma démonstration.

Ces objets utiles à la démonstration des «combinaisons inexorables» étaient une petite roulette, un tapis de drap divisé comme le sont les tables de trente-et-quarante, six jeux de cartes, et enfin, dans le sac en toile, des haricots blancs et rouges.

Aussitôt que le professeur eut étalé son tapis sur une table et disposé en deux masses ses haricots, les rouges pour Savine, les blancs pour lui, la démonstration commença; à onze heures, Savine avait deux cent-quarante haricots gagnés contre la banque, c'est-à-dire deux cent-quarante mille francs.

Le lendemain, la démonstration continua; puis le surlendemain, pendant dix jours, et au bout de ces dix jours Savine avait gagné dix-neuf cent cinquante haricots, c'est-à-dire près de deux millions de francs.

L'expérience était décisive; maintenant c'étaient de vrais billets de banque que Savine pouvait risquer; mais, chose extraordinaire, au lieu de gagner il perdit.

Et cela était d'autant plus exaspérant que, ce jour-là, Otchakoff fit sauter la banque au milieu de l'enthousiasme général.

Le lendemain Savine perdit encore, puis le troisième jour, puis le quatrième.

—Courage, disait le marquis de Mantailles, plus vous perdez, plus vous avez de chance de gagner; l'équilibre ne peut pas ne pas se rétablir.

Cependant il ne se rétablit point; au bout de quinze jours, Savine avait perdu cinq cent mille francs, et ce qui lui était plus sensible encore que cette perte d'argent, il les avait perdus sans que cela fit sensation et tapage.

—Il n'a pas de chance, le prince Savine, disait-on.

—Et pourtant il est prudent.

Prudent et malheureux, c'était trop; quelle honte!

Cependant il n'abandonna pas la lutte; mais, puisque le jeu ne soulevait pas le tapage qu'il avait espéré, il chercha un autre moyen pour forcer l'attention publique à se fixer sur lui, et il crut le trouver en s'attachant très ostensiblement à une jeune fille, mademoiselle Corysandre de Barizel, qui, par sa beauté éblouissante, était la reine de Bade, comme Otchakoff en était le roi par son audace au jeu.

II

Table des matières

C'était aussi l'hiver précédent, presque en même temps qu'Otchakoff, que la belle Corysandre, sous la conduite de sa mère, la comtesse de Barizel, avait fait son apparition à Paris.

Elle venait, disait-on, d'Amérique, de la Louisiane, où son père, le comte de Barizel, qui descendait des premiers colons français établis dans ce pays, avait possédé d'immenses propriétés, aux mains de sa famille depuis près de deux cents ans; le comte avait été tué dans la guerre de Sécession, commandant une brigade de l'armée du Sud, et sa veuve et sa fille avaient quitté l'Amérique pour venir s'établir en France, où elles voulaient vivre désormais.

C'était dans une des deux grandes fêtes que donnait tous les ans le financier Dayelle qu'elles avaient paru pour la première fois.

Bien que Dayelle ne fût qu'un homme d'argent, un enrichi, les fêtes qu'il donnait dans son hôtel de la rue de Berry comptaient parmi les plus belles et les mieux réussies de Paris. Quand on avait un grand nom ou quand on occupait une haute situation on se moquait bien quelquefois, il est vrai, de Dayelle en rappelant d'un air dédaigneux qu'il avait commencé la vie par être commis chez un marchand de toile, puis fabricant de toile lui-même, puis filateur de lin, puis banquier, puis l'un des grands faiseurs de son temps; mais on n'en recherchait pas moins les invitations de ce parvenu qui, deux fois par an, pour chacune de ses fêtes, ne dépensait pas moins de cent mille francs en décorations nouvelles, en fleurs, et surtout en artistes qu'on n'entendait que chez lui.

Ce n'était pas seulement les meilleurs artistes que Dayelle tenait à offrir à ses invités, c'était encore tout ce qui, à un titre quelconque: gloire, talent, beauté, fortune, promettait d'arriver bientôt à la célébrité; il ne fallait pas être contesté, mais d'autre part il ne fallait pas non plus être consacré, puisqu'il avait la prétention d'être lui-même le consacrant. Aussi en allant chez lui s'attendait-on toujours à quelque surprise. Quelle serait-elle? On n'en savait rien, car il la cachait avec soin pour que l'effet produit fût plus grand; mais enfin on savait qu'on en aurait une qui, pour ne pas figurer sur le programme, faisait cependant partie obligée de ce programme.

Celle que causa la beauté de Corysandre fut des plus vives et pendant huit jours elle fournit le sujet de toutes les conversations.

—Vous avez vu cette jeune Américaine avec sa mère?

—Parbleu, seulement ce n'est pas une Américaine, c'est une française; elle est d'origine française: il y a encore dans le Poitou des Barizel de très vieille et très bonne noblesse, et c'est d'un membre de cette famille qui, il y a plus de deux cents ans, alla s'établir en Amérique, que descend cette belle jeune fille.

—Riches les Barizel?

—On le dit: cinq ou six cent mille francs de rente; mais je n'en sais rien. Si vous avez des prétentions à la main de cette belle fille, ne tablez donc pas sur ce que je vous dis; ces fortunes d'Amérique ressemblent souvent aux bâtons flottants. La seule chose certaine, c'est que la mère a acheté un terrain dans les Champs-Elysées où elle va, dit-on, faire construire un hôtel.

—Ça c'est quelque chose.

—C'est beaucoup si l'hôtel est construit; mais s'il ne l'est pas, si on en voit jamais que le plan, ce n'est rien. J'ai connu des gens qui, avec un terrain et un plan qu'ils montraient à propos et dont ils parlaient; ont pendant de longues années fait croire à une fortune qui n'existait pas et n'avait jamais existé.

—C'est pour cette fortune que Dayelle l'a invitée à sa fête.

—Il l'aurait bien invitée pour la beauté de la fille, sans doute.

—Je n'ai jamais vu d'aussi beaux cheveux blonds.

—Il n'y a plus de blondes.

—Au moins il n'y en a plus de ce blond; il y a des blondes châtain, des blondes cendré, il n'y a plus de blondes pures, de ce blond de moissons mûries par le soleil; c'est ce qu'on peut appeler la sincérité du blond.

—C'est déjà quelque chose d'avoir de la sincérité dans les cheveux.

—Ce serait peu, mais elle paraît en avoir ailleurs: ainsi dans son front si pur, dans ses yeux naïfs, et son regard limpide, dans sa bouche innocente, dans son attitude modeste. Naïve, douce, modeste et admirablement belle d'une beauté qui s'impose par l'éclat et la majesté, voilà une réunion qui est rare. Maintenant a-t-elle cette sincérité dans le coeur et dans l'esprit? Cela, je l'ignore, elle ne dit rien ou presque rien: et sous ce rapport il est difficile de la juger; je ne parle que de ce j'ai vu, et ce que j'ai vu, ce qui m'a frappé, ce qui m'a ébloui c'est sa beauté, c'est cette chevelure blonde, ces yeux bruns sous un sourcil pâle, ce teint d'une blancheur veloutée, enfin c'est, comme disaient nos pères, ce port de reine bien curieux vraiment, bien extraordinaire chez une jeune fille qui n'a pas dix-huit ans.

—En a-t-elle même dix-sept?

—La mère dit dix-huit.

—On a vu des mères vieillir leurs filles pour s'en débarrasser plus vite.

—La mère est encore fort bien.

—Un peu empâtée.

—Une créole.

—Est-elle créole?

—Elle en a l'air.

—Elle a même l'air plus que créole.

—C'est peut-être une octoroon.

—Qu'est-ce que c'est que ça, une octoroon?

—C'est la descendante d'un blanc et d'une négresse arrivée à la huitième génération; chez elle le sang noir a si bien disparu qu'il n'en reste plus trace, même pour l'oeil exercé d'un créole; ni la paume de sa main, ni ses ongles ne disent plus rien de son origine.

C'était cette belle Corysandre qui, lorsque les salons s'étaient fermés à Paris, était venue avec sa mère passer la saison à Bade.

Et là on avait parlé d'elle comme on en avait parlé à Paris, car s'il est des gens qui passent partout inaperçus, il en est d'autres qui ne peuvent faire un pas sans provoquer le tapage et la curiosité.

Cependant, leur installation fort modeste dans un petit chalet des allées de Lichtenthal n'avait rien du faste insolent de quelques étrangers qui semblent n'être venus à Bade que pour y trouver le plaisir de dépenser leur argent avec ostentation: trois domestiques noirs, un homme et deux femmes; une calèche louée au mois; il n'y avait certes pas là de quoi forcer l'attention; avec cela un cercle de relations assez banal, une loge au théâtre, une heure de station à la musique, une promenade rapide dans les salons de la Conversation sans jamais risquer un florin à la table de la roulette, tous les matins la messe à l'église catholique, c'était tout.

Il était impossible de mener une vie plus simple et cependant...

Cependant toutes les fois que madame de Barizel et sa fille se montraient quelque part, il n'y avait plus d'yeux que pour elles ou tout au moins pour Corysandre, et instantanément c'était d'elles qu'on s'occupait.

—Pourquoi parle-t-on tant d'elle, même dans les journaux?

—Notre temps est celui de la réclame; tout finit par se placer avec des annonces bien faites et souvent répétées: la mère s'entoure de journalistes.

S'il n'était pas rigoureusement exact de dire que madame de Barizel recherchait les journalistes, au moins était-ce vrai en partie et particulièrement pour un correspondant de journaux français et américains nommé Leplaquet.

Ancien médecin dans la marine de l'État, ancien directeur d'un journal français à Bâton-Rouge, Leplaquet était bien réellement le commensal de madame de Barizel et en quelque sorte son homme d'affaires, au moins pour certaines affaires. On disait et il le racontait lui-même, qu'il l'avait connue en Amérique, où il avait été son ami et plus encore l'ami de M. de Barizel; à propos de cette liaison ancienne il était même plein d'histoires plus ou moins intéressantes qu'il contait volontiers, même sans qu'on les lui demandât, et dans lesquelles la grosse fortune et la haute situation de son ami le comte de Barizel, un type d'honneur et d'intrépidité, remplissaient toujours une place considérable; en Amérique, où lui Leplaquet, était un personnage, il n'avait connu que des personnages, et parmi les plus élevés, son bon ami Barizel.

Ces histoires, on les écoutait parce qu'elles étaient généralement bien dites et avec une verve méridionale qui s'imposait; mais on les eût peut-être mieux accueillies et avec plus de confiance si le conteur avait été plus sympathique. Malheureusement ce n'était pas le cas de Leplaquet, qui, avec sa face plate, son front bas, ses yeux fuyants, son air sombre, son attitude hésitante, inspirait plutôt la défiance que la sympathie, la répulsion que l'attraction.

D'autre part, le trop d'empressement qu'il mettait à les conter à tout propos et souvent hors de propos leur nuisait aussi: on s'étonnait que cet homme qui, ordinairement, disait du mal de tout le monde, cherchât si obstinément les occasions de dire du bien de la seule madame de Barizel.

De même on cherchait aussi pourquoi il déployait tant de zèle à racoler des convives pour les dîners de madame de Barizel.

Bien entendu, c'était dans son monde qu'il les prenait, ces convives, parmi les artistes, les musiciens, les peintres, les sculpteurs, surtout parmi les journalistes, ses confrères, français ou étrangers; il suffisait, qu'on tînt une plume, quelle qu'elle fût, pour être invité par lui chez madame de Barizel.

Bien que des invitations de ce genre fussent assez fréquentes à Bade, où plus d'une femme en vue employait ses amis à l'enrôlement d'une petite cour composée de gens qui avaient un nom, la persistance et l'activité que Leplaquet apportait à ces enrôlements étaient si grandes qu'elles ne pouvaient pas ne pas provoquer un certain étonnement. C'était à croire qu'il guettait ceux qu'il pouvait inviter, car dès qu'ils arrivaient et à leurs premiers pas dans Bade, il sautait sur eux et les enveloppait.

Le lendemain, l'invité de Leplaquet s'asseyait à la droite de la comtesse de Barizel, qui se montrait une femme supérieure dans l'art de chatouiller la vanité littéraire de son convive, dont la veille elle ne connaissait même pas le nom, lui répétant avec une grâce pleine de charme la leçon qu'elle avait apprise de Leplaquet; et le surlendemain, au sortir du lit, de bonne heure, encore sous l'influence des beaux yeux de Corysandre, les oreilles encore chaudes des compliments de la comtesse, il envoyait à son journal une correspondance consacrée à la gloire des Barizel.

III

Table des matières

Une maison hospitalière: comme l'était celle de madame de Barizel devait s'ouvrir facilement pour le prince Savine.

En relations avec Dayelle depuis longtemps, Savine n'eut qu'à attendre une visite de celui-ci à Bade pour se faire présenter à la comtesse, et bientôt on le vit partout aux côtés de la belle Corysandre.

Ce ne fut qu'un cri:

—Le prince Savine va épouser mademoiselle de Barizel.

C'était ce que Savine voulait. On parlait de lui, on s'occupait de lui, lorsqu'il paraissait quelque part, il avait la satisfaction enivrante pour sa vanité de voir qu'il faisait sensation; il était revenu à ses beaux jours, Otchakoff serait éclipsé.

Pensez-donc, un mariage entre le riche Savine et la belle Corysandre, quel inépuisable sujet de conversation!

Il levait les yeux dans un mouvement d'extase, mais il ne répondait pas.

Cette femme adorable serait-elle la sienne? Serait-il ce mari bienheureux?

Cela ne faisait pas de doute pour aucun de ceux qui avaient assisté à ces explosions d'enthousiasme, et cependant personne ne pouvait dire que Savine s'était nettement et formellement prononcé à ce sujet.

Il voulut davantage, mais, sans s'engager, sans qu'un jour madame de Barizel ou même tout simplement le premier venu pussent s'appuyer sur un fait positif et précis pour soutenir qu'il avait voulu être le mari de Corysandre, car il avait une peur effroyable des responsabilités, quelles qu'elles fussent.

Si ordinairement et en tout ce qui ne lui était pas personnel, il n'avait que peu d'imagination, il se montrait au contraire fort ingénieux et très fertile en ressources, en inventions, en combinaisons pour tout ce qui s'appliquait immédiatement à ses intérêts ou devait les servir.

Ce qu'il trouva ce fut une fête de nuit en pleine forêt, avec bal et souper, organisée en l'honneur de Corysandre. En choisissant un endroit pittoresque qui ne fût pas trop éloigné de Bade, de façon qu'on pût y arriver facilement, il était sûr à l'avance de voir ses invitations recherchées avec empressement. Sans doute la dépense qu'entraînerait cette fête serait grosse, et c'était là pour lui une considération à peser; mais, tout compte fait, elle ne lui coûterait pas plus qu'une séance malheureuse, comme celles qu'il avait eues en ces derniers temps à la table de trente-et-quarante, et l'effet produit ne pouvait pas manquer d'être considérable et retentissant. D'ailleurs il n'était pas dans son intention de prodiguer ses invitations: plus elles seraient rares, plus elles seraient précieuses, et les malheureux qu'il ferait parleraient de lui autant que les heureux,—ce qu'il voulait.

Après avoir soigneusement étudié les environs de Bade, l'emplacement qu'il adopta fut un petit plateau boisé situé entre le vieux château et l'entassement de roches sillonnées de crevasses qu'on appelle les Rochers; il y avait là une clairière entourée de superbes sapins au tronc et aux rameaux, recouverts d'une mousse blanche, qui pendait çà et là en longs fils, et dont le sol était à peu près uni, c'est-à-dire tout à fait à souhait pour qu'on y pût danser et pour qu'on y dressât les tentes sous lesquelles on servirait les tables du souper.

En moins de huit jours, tout fut organisé et Savine eut la satisfaction de se voir poursuivi et assiégé de demandes d'invitations.

Quel chagrin, quel désespoir pour lui de refuser; mais le nombre des invités avait été fixé à cent par suite de l'impossibilité de dresser sur ce terrain tourmenté des tentes assez grandes pour recevoir autant de convives qu'il aurait désiré. Ce désespoir avait été tel qu'il s'était décidé à porter le nombre de cent, à cent cinquante; puis, devant les instances dont il avait été accablé, et pour ne peiner personne, de cent cinquante à deux cents.

Mais s'il se donna le plaisir pour lui très doux de refuser de hauts personnages qui ne pouvaient pas le servir, par contre il n'eut garde de ne pas s'assurer la présence des journalistes qui se trouvaient en ce moment à Bade.

En réalité c'était pour eux que la fête était donnée.

Aussi ce fut entre eux et Corysandre que pendant cette fête il se partagea, n'ayant d'attentions et de gracieusetés que pour elle et pour eux; pour tous ses autres invités, affectant une morgue hautaine.

Mais tandis qu'avec Corysandre il affichait l'empressement, l'entourant, l'enveloppant, ne la quittant presque pas, de façon à bien marquer l'admiration et l'enthousiasme qu'elle lui inspirait, avec les journalistes, au contraire, il se tenait sur la réserve et c'était seulement quand il croyait n'être pas vu ou entendu qu'il leur témoignait sa bienveillance, prenant toutes les précautions pour qu'on ne pût pas supposer qu'il était en relations suivies avec ces gens-là.

—Comment trouvez-vous cette petite fête?

—Admirable.

—Vous en direz quelques mots?

—C'est-à-dire que je lui consacrerai mon prochain article tout entier.

—Avec discrétion, n'est-ce pas? C'est un service, que je vous demande; si vous pouvez ne pas parler de moi n'en parlez pas; j'ai l'horreur de tout ce qui ressemble à la réclame.

—Si cela vous contrarie trop, je peux ne rien dire de cette fête.

—Oh! non, je ne veux pas, vous demander ce sacrifice: je comprends qu'un sujet d'article est chose précieuse, et je ne veux pas vous priver de celui-là; seulement je vous prie d'observer une certaine réserve en tout ce qui me touche personnellement, ou mieux, vous voyez que j'agis avec vous en toute franchise, je vous prie si vous n'envoyez pas votre article tout de suite, de me le lire. Voulez-vous?

—Volontiers.

—Comme cela je serai responsable de ce que vous aurez dit et je ne pourrai avoir pour votre obligeance et votre sympathie que des sentiments de reconnaissance. A demain, n'est-ce pas?

Le lendemain, aux heures qu'il avait eu soin d'échelonner pour que ceux qui devaient trompéter son nom ne se trouvassent point nez à nez, il entendit la lecture des différents articles qui allaient chanter sa gloire aux quatre coins du monde; et alors ce furent de sa part des éloges sans fin.

—Charmant, adorable! quel talent; mon Dieu! C'est une perle, cet article, je n'ai jamais rien lu d'aussi joli, et quelle délicatesse de touche, quelle grâce! Je ne risquerai qu'une observation. Vous permettez, n'est-ce pas?

—Comment donc.

—C'est une prière que je veux dire: la réserve que je vous avais demandée, vous ne l'avez peut-être pas observée aussi complète que j'aurais voulu, mais passons; ce que je désire, ce n'est pas une suppression, c'est une addition: je serais bien aise que vous glissiez un mot sur mon titre et sur le rang que j'occupe dans la noblesse russe; il y a tant de princes russes d'une noblesse douteuse,—ce n'est pas positivement pour Otchakoff que je dis cela,—je ne voudrais pas que le public français, mal instruit de ces choses, me confondît avec ces gens-là; voulez-vous?

—Avec plaisir.

—Alors je vais vous donner des renseignements... authentiques.

Avec le second les éloges reprirent:

—Charmant, adorable! quel talent, mon Dieu!

Il ne présenta aussi qu'une observation, «non pour demander une suppression, mais pour indiquer une addition qui lui serait agréable».

—Ce serait de glisser un mot sur ma fortune, il y a tant de fortunes russes peu solides que je ne voudrais pas qu'on confondît la mienne avec celles-là, et qu'on crût que parce que je donne des fêtes je me livre à des prodigalités et à des folies; si vous le désirez je vais vous donner des renseignements... authentiques. Pour ma noblesse, il est inutile d'en rien dire, elle est, grâce à Dieu, bien connue.

Avec le troisième, il commença aussi par des éloges et ce ne fut qu'après avoir épuisé toute sa collection d'adjectifs qu'il demanda une petite addition, non pour parler de sa noblesse ou de sa fortune: elles étaient, grâce à Dieu, bien connues; mais pour qu'on rappelât son duel avec le comte de San-Estevan et pour qu'on glissât un mot discret sur la fermeté et le courage qu'il avait montrés en cette circonstance.

Avec le quatrième, l'addition ne dut porter ni sur la noblesse, ni sur la fortune, ni sur son courage, toutes choses qui, grâce à Dieu, étaient de notoriété publique, mais sur sa générosité; parce qu'il donnait des fêtes qui lui coûtaient fort cher, il ne voulait pas qu'on crût qu'il ne pensait pas aux malheureux.

Otchakoff était battu.

IV

Table des matières

On ne pouvait pas parler ainsi du mariage de Savine avec la belle Corysandre sans que ce bruit arrivât aux oreilles de la personne qui justement avait le plus grand intérêt à l'apprendre: Raphaëlle, la maîtresse du prince, retenue à Paris par le rôle qu'elle jouait dans une pièce en vogue, et aussi parce que son amant n'avait pas voulu l'emmener avec lui.

Mais elle connaissait trop bien son prince pour admettre que ce mariage fût possible: Savine ne se marierait que quand il serait impotent, et ce serait pour avoir une garde-malade sûre, dont il provoquerait la sollicitude, l'intérêt et les soins par toutes sortes de belles promesses, que naturellement il ne tiendrait pas. Quant à penser qu'il était pris par l'amour et la passion, cette idée était pour elle si drôle et si invraisemblable qu'elle ne s'y arrêtait même pas: Savine amoureux, Savine passionné; cela la faisait rire aux éclats.

Ce fut même par un de ces éclats de rire qu'elle accueillit la première fois cette nouvelle, quand une de ses bonnes amies vint la lui annoncer hypocritement avec des larmes dans la voix, mais aussi avec la juste satisfaction dans le coeur qu'éprouve une pauvre femme qui n'a pas eu en ce monde la chance à laquelle elle avait droit, à voir enfin abaissée une de celles qui lui ont volé sa part de bonheur.

Cependant, à la longue et peu à peu, à force d'entendre et de lire le même mot sans cesse répété, «le mariage du prince Savine avec mademoiselle de Barizel», elle finit par s'inquiéter. Un bruit aussi persistant ne pouvait pas se propager ainsi sans reposer sur quelque chose de sérieux.

La prudence exigeait qu'elle vît clair en cette affaire.

Ce n'était point un rôle facile à remplir que celui de maîtresse de Son Excellence le prince Vladimir Savine; elle le savait mieux que personne, et depuis longtemps elle l'eût abandonné sans certains avantages auxquels elle tenait assez fortement pour tout supporter. Et il y avait des femmes qui l'enviaient! Si elles savaient de quel prix, de quels dégoûts, de de quelles fatigues, de quels efforts elle payait son luxe, ses diamants, ses équipages, ses toilettes, son hôtel des Champs-Élysées! Mais on ne voyait que la surface brillante de ce qui s'étalait insolemment en public; elle seule connaissait le fond des choses, le bourbier dans lequel elle se débattait, comme elle seule connaissait la cravache qui plus d'une fois avait bleui sa peau.

Après avoir bien réfléchi à la situation, Raphaëlle trouva que la seule personne qu'elle pouvait charger de cette enquête délicate était son père.

Depuis qu'elle habitait son hôtel des Champs-Elysées, elle avait été obligée de se séparer de sa famille, Savine n'étant pas homme à supporter une communauté que le duc de Naurouse et Poupardin avaient bien voulu tolérer: il ne reconnaissait pas à sa maîtresse le droit d'avoir un père et une mère, pas plus qu'il ne lui reconnaissait celui d'avoir d'autres amants elle devait être à lui, entièrement à sa disposition, sans distraction du matin au soir et du soir au matin; s'il permettait qu'elle restât au théâtre, c'était parce qu'il était flatté dans sa vanité de l'entendre applaudir et de lire son nom en vedette sur les colonnes du boulevard ou dans les réclames des journaux. C'était une grâce qu'il faisait au public comme il lui en avait fait une du même genre en exposant ses trotteurs dans les concours hippiques. Qui aurait osé dire qu'il n'était pas libéral et qu'il n'usait pas noblement de sa fortune!

Ne pouvant pas demeurer avec leur fille, M. et madame Houssu avaient loué un logement dans la rue de l'Arcade, où M. Houssu avait continué son commerce de prêts en y joignant un bureau de «renseignements intimes et de surveillances discrètes.» Une circulaire qu'il avait largement répandue expliquait ce qu'étaient ces renseignements intimes et ces surveillances discrètes, rien autre chose que l'espionnage au profit des jaloux: maris, femmes, maîtresses, qui voulaient savoir s'ils étaient trompés et comme ils l'étaient. Mais cela n'était point dit crûment, car M. Houssu, qui avait des formes et de la tenue, aimait le beau style aussi bien que les belles manières. Peut-être, dans un autre quartier, ce beau style qui mettait toutes choses en termes galants eût-il nui à son industrie; mais sa clientèle se composait, pour la meilleure part, de cuisinières qui fréquentaient le marché de la Madeleine, de femmes de chambre, de quelques cocottes dévorées du besoin d'apprendre ce que faisaient leurs amis aux heures où elles ne pouvaient par les voir, et tout ce monde trouvait les circulaires de M. Houssu aussi claires que bien écrites; c'était encore plus précis que les oracles des tireuses de cartes et des chiromanciens, auxquels ils avaient foi. D'ailleurs, quand on avait été une fois en relations avec M. Houssu, on retournait le voir volontiers: sa rondeur militaire, son apparente bonhomie, la façon dont il jetait sa croix d'honneur au nez de ses clients en avançant l'épaule gauche, qu'il faisait bomber, inspiraient la confiance.

Maintenant que Raphaëlle était séparée de son père et de sa mère, elle ne pouvait plus, comme au temps où elle était la maîtresse du duc de Naurouse, entrer chez eux aussitôt qu'elle avait un instant de liberté et s'installer en caraco au coin du poêle pour voir sauter le foie ou mijoter le marc de café; mais toutes les fois que cela lui était possible elle se sauvait de son hôtel des Champs-Élysées pour accourir déjeuner dans le petit entresol de la rue de l'Arcade; c'était avec joie qu'elle échappait aux valets à la tenue correcte, aux sourires insolents et railleurs, que son amant lui faisait choisir par son intendant, et qu'elle venait tenir elle-même la queue de la poêle où cuisait le déjeuner paternel; c'était là seulement, qu'entre son père et sa mère et quelques amis de ses jours d'enfance, elle redevenait elle-même, reprenant ses habitudes, ses plaisirs, ses gestes, son langage d'autrefois, qui ne ressemblaient en rien, il faut le dire, à ceux de l'hôtel des Champs-Élysées et de sa position présente.

Décidée à charger son père d'une surveillance intime auprès de Savine, elle vint un matin rue de l'Arcade à l'heure du déjeuner, arrivant comme à l'ordinaire les bras pleins et les poches bourrées de provisions de toutes sortes liquides et solides.

Un des grands plaisirs de M. Houssu était, lorsque ses clients lui en laissaient le temps, de faire lui-même sa cuisine, ne trouvant bon que ce qu'il avait préparé de sa main.

Lorsque Raphaëlle entra, il était en manches de chemise, occupé à couper du lard en petits morceaux.

—Tu viens déjeuner avec nous, dit-il gaiement, eh bien, je vais te faire une omelette au lard dont tu me diras des nouvelles; mais qu'est-ce que tu nous apportes de bon?

Abandonnant son lard, il passa l'inspection des provisions que Raphaëlle venait de poser sur sa table.

—Un jambon de Reims, bonne affaire, voilà qui change ma stratégie culinaire, c'est un renfort qui arrive à un général au moment de livrer bataille; je vais mettre quelques tranches de jambon dans l'omelette, tu vas voir ça;—il développa deux bouteilles;—vermouth, vieux rhum, fameuse idée, tu es une bonne fille, tu penses à tes parents, c'est bien, c'est très bien: si nous prenions un vermouth avant déjeuner, ça nous ouvrirait l'appétit.

Sans attendre une réponse, il se mit à déboucher la bouteille de vermouth.

—Non, dit Raphaëlle, j'aime mieux une absinthe.

—Il n'y en a plus; nous avons fini le reste hier.

—Eh bien, on va aller en chercher.

Tirant une pièce d'argent de son porte-monnaie, elle la tendit à sa mère qui essuyait la vaisselle mélancoliquement dans un coin.

Madame Houssu se leva et ayant pris une fiole en verre blanc, elle sortit pendant que Raphaëlle défaisant son chapeau et sa robe—une robe de Worth,—les accrochait à un clou, entre deux casseroles.

—C'est ça, ma fille, mets-toi à ton aise, dit M. Moussu, il fait chaud.

Mais à ce moment madame Houssu rentra sans la fiole.

—Et l'absinthe? demanda Raphaëlle.

—J'ai envoyé la fille de la concierge.

—Quelle bêtise! elle va licher la bouteille, s'écria Raphaëlle.

—Allons, ma fille, dit M. Houssu, ne porte pas des jugements aventureux sur cette enfant, à son âge...

—Avec ça qu'à son âge je n'en faisais pas autant!